XLV

Un bain froid n’était rien pour Rocambole.

Il gagna le quai, se secoua comme un caniche et, tout ruisselant encore, se mit à courir bravement dans la direction du Wapping, ce bienheureux quartier qui est la providence de quiconque a besoin d’aide sans aucune intervention de la police.

Naturellement il s’en alla chez Calcraff, le tavernier du Roi-George.

Calcraff le vit entrer sans étonnement et le conduisit derrière le comptoir, dans une petite chambre où se trouvait une garde-robe assez variée.

Rocambole changea de linge et de vêtements, puis il revint dans la salle commune.

Il y avait peu de monde.

Quelques matelots, quelques Irlandais, deux ou trois femmes en haillons qui buvaient du gin.

À une table, dans un coin, un homme vidait seul et silencieusement une pinte de pale ale.

Rocambole le regarda et tressaillit.

– Où diable ai-je vu cet homme ? se dit-il.

Puis il se fit une lueur dans son esprit :

– Hé ! se dit-il, c’est un ancien compagnon de bagne de Toulon. Comment diable est-il ici ?

Cet homme était vêtu d’une veste bleue, sur les manches de laquelle s’étalaient deux galons de laine mélangés d’argent.

Son chapeau ciré, sa chemise bleue joints à ses insignes, le désignaient suffisamment comme un maître timonier.

Comment le forçat était-il devenu marin, et le marin sous-officier ?

C’était là ce qui intrigua Rocambole au point qu’il tira sa montre pour voir s’il avait le temps de courir cette nouvelle aventure.

Sa montre marquait trois heures du matin.

Or, l’endroit où la colombe de Roumia avait coutume d’apporter les messages de sa maîtresse n’était autre que la fenêtre de la mansarde occupée par l’Irlandaise.

L’Irlandaise demeurait à deux pas de la Taverne du Roi-George, dans cette maison jadis habitée par Gipsy, et sur le toit de laquelle la danseuse passait lestement chaque nuit pour aller voir son cher sir Arthur Newil.

On était en automne, et il n’était jour qu’à cinq heures.

Au jour seulement, Roumia lâchait sa tourterelle, les pigeons ne voyageant pas la nuit.

Rocambole avait donc deux heures devant lui.

Le temps est toujours de l’argent, comme disent les Anglais.

Rocambole savait par expérience que le meilleur des auxiliaires est le hasard, et ce ne fut pas une vaine curiosité qui le fit aller s’asseoir en face du buveur solitaire.

Qui sait s’il n’allait pas tirer grand parti de cette rencontre fortuite ?

– Bonjour, camarade, dit-il.

Le maître timonier fronça légèrement le sourcil, et il crut d’abord avoir affaire à un matelot.

– Tu viens trop tard, camarade, dit-il.

– Pourquoi donc ?

– J’ai tout mon monde.

– Plaît-il ?

– Et l’équipage que John Happer m’a chargé de recruter est au complet.

À ce nom de John Happer, Rocambole eut besoin de tout son sang-froid pour étouffer un cri de surprise.

Il cligna de l’œil, et baissant la vois, il dit au timonier :

– Je te fais mon compliment, tu t’es joliment tiré d’affaire.

– Moi ? dit cet homme en tressaillant.

– Est-ce que tu n’es pas allé là-bas ?

– Où ça ?

Rocambole n’avait pas le temps de faire des phrases : il cessa donc sur-le-champ de parler anglais et dit en français au marin :

– Nous avons mangé des gourganes ensemble à Toulon.

Le marin devint livide.

– Vous vous trompez, balbutia-t-il.

– Tu étais le numéro 41, poursuivit froidement Rocambole.

Ce détail était si précis, que le pauvre diable se prit à trembler.

– Et de ton vrai nom, si j’ai bonne mémoire, tu t’appelles Joseph Couturier ou Roudurier : je ne sais pas au juste, il y a si longtemps !

– Camarade, murmura l’ancien forçat dont les dents s’entrechoquaient de terreur, si tu as du cœur, tu ne me vendras pas. Ce que tu dis est vrai. Je me suis évadé et j’étais bien le numéro 41. Mais personne n’en sait rien en Angleterre, et grâce à ma bonne conduite, je suis devenu ce que tu me vois.

Je n’ai pas beaucoup d’argent, mais ce que j’ai, je le partagerai avec toi.

Il était bouleversé, et parlait d’un ton suppliant.

Rocambole se prit à sourire :

– Tu ne me reconnais pas, toi ? fit-il.

– Non… cependant… il me semble… Ah !… c’est impossible !…

– Tu me reconnais ?

– Le cent dix-sept ! balbutia l’ancien forçat.

– Lui-même, dit Rocambole.

Soudain la physionomie du timonier se rasséréna ; son cœur battit moins vite et l’effroi qui s’était d’abord emparé de lui se calma.

Cent dix-sept, c’est-à-dire Rocambole, était devenu, à la suite de son audacieuse évasion, le héros légendaire du bagne de Toulon.

Il avait arraché un homme à la guillotine, il avait arrêté le couperet dans sa chute.

Un homme comme lui ne pouvait trahir.

– Oh ! dit Joseph Couturier, je n’ai plus peur, ce n’est pas toi qui me vendras.

– Non, si tu m’obéis.

Il se prit à trembler.

– C’est que, dit-il, je suis devenu honnête…

– Moi aussi.

– Et je ne veux plus travailler.

 Moi non plus.

– Alors, dit l’ancien forçat avec soumission, que voulez-vous faire de moi ?

– Je veux te donner le moyen de racheter ton passé.

– Vrai ?

– Cent dix-sept n’a jamais menti.

– C’est vrai. Du moins on le disait au bagne de Toulon.

– Et on avait raison de le dire.

Puis Rocambole demanda une pinte d’ale, et comme Calcraff l’apportait lui-même, il lui dit :

– Ce garçon-là peut-il avoir confiance en moi ?

– Comme en moi-même, répondit simplement Calcraff.

Or Calcraff n’avait jamais trompé personne, et cette réponse seule eût suffi pour rassurer le timonier, si le nom de Cent dix-sept ne l’eût déjà fait.

– Veux-tu m’obéir ? répéta Rocambole.

– Oui.

– Aveuglément ?

– Oui.

– Alors, écoute.

* *

*

Que se passa-t-il entre Rocambole et l’ancien forçat ?

Calcraff lui-même ne le sut point.

Mais un peu avant le jour, Rocambole s’en alla en murmurant :

– Je crois bien maintenant que je tiens Tippo-Runo.

Il s’en alla droit au logis de l’Irlandaise.

Celle-ci dormait.

Rocambole l’éveilla en frappant à la porte.

– Qui est là ? dit-elle d’une voix enrouée par le gin.

– Moi, le maître ; ouvre.

Rocambole entra et ouvrit la fenêtre.

L’aube naissait et les étoiles disparaissaient sous le ciel gris cendré.

Tout à coup un battement d’ailes se fit entendre et la tourterelle de Roumia vint s’abattre sur l’entablement de la croisée.

Rocambole s’empara du message et le lut.

– C’est parfait, dit-il.

Et il écrivit cette réponse :

« Tout est prêt. »

Puis tandis que la colombe s’envolait :

– Si Nadir était ici, murmura-t-il, il verrait que tout finit par arriver. Nous avions rêvé six mois trop tôt la conquête du West-India. Mais à présent, je crois bien que le West-India est à nous.

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