Peut-être s’étonnera-t-on, à première vue, qu’un bandit de la trempe de Rocambole, qui assassinait un homme comme on boit un verre de kirsch, fût le moins du monde intéressé par des cris de détresse et ne poursuivît pas fort tranquillement son chemin.
Cependant, en réfléchissant à l’existence aventureuse des hommes comme lui, on comprendra que tous ceux qui vivent en rébellion perpétuelle avec la société ont éternellement l’œil et l’oreille au guet, et que chaque événement qui paraît mettre en jeu une existence quelconque, fût-ce celle d’un inconnu, attire sur-le-champ leur attention.
Ces cris « Au secours ! » qu’il venait d’entendre éveillaient en Rocambole plusieurs souvenirs de sa propre vie, à commencer par la mort de Guignon, à Bougival, et à finir par son aventure à lui, Rocambole, des flots de la Marne dans lesquels on l’avait jeté du haut d’une fenêtre, enfermé dans un sac.
– Au secours ! criait une voix affaiblie. Au secours !
Cette voix était celle d’une femme.
Soudain Rocambole songea à maman Fipart, dont le cadavre, il le croyait fermement, se trouvait en ce moment arrêté aux filets de Saint-Cloud. En même temps, il entendit le bruit de plusieurs avirons battant le flot bourbeux et d’autres voix qui criaient :
– Allons ! la petite dame, courage ! Attendez… on y va.
Le faux marquis sauta hors de sa voiture, courut au parapet du quai, et se pencha dessus pour essayer de voir.
La nuit, nous l’avons dit, était assez sombre ; mais cette circonstance n’empêcha pas Rocambole de distinguer un point noir qui se débattait à la surface de la rivière ; puis, à quelque distance en aval, une masse beaucoup plus volumineuse qui remontait péniblement le courant.
Le point noir était celui ou celle qui se noyait. La masse volumineuse, un bachot qui arrivait à son aide.
– Ma parole d’honneur ! murmura le faux marquis, il me manque une médaille de sauvetage, et comme nous sommes dans une saison où un bain froid n’a pas d’inconvénients, je vais m’offrir cette petite distinction honorifique.
Cela dit, Rocambole, qui se trouvait précisément sur la première marche d’un des petits escaliers qui conduisent au chemin de halage, le descendit rapidement, arriva au bord de l’eau, se dépouilla lestement de ses habits et se jeta à la nage, faisant cette autre réflexion :
– Il faut toujours se garder quelques poires pour la soif. Une bonne action par-ci, par-là pour attendrir les curieux (juges) ; si jamais je suis démarquisé et envoyé en cour d’assises, M. l’avocat général me tiendra compte de ma médaille…
Rocambole était excellent nageur, il l’avait prouvé maintes fois. De plus, il avait, en ce moment, un avantage très grand sur le bachot qui, comme lui, accourait à force d’avirons pour sauver l’infortunée.
Rocambole s’était jeté à la nage au-dessus du noyé, ce qui faisait que pour arriver jusqu’à lui il n’avait qu’à se laisser aller à l’impulsion du courant ; tandis que le bachot était obligé de remonter, et on sait qu’en cet endroit la Seine est très rapide. Or, en nageant vigoureusement, Rocambole couronna ses réflexions préliminaires par cette conclusion agréable :
– Je suis persuadé que mon futur beau-père, M. le duc de Sallandrera, sera charmé en lisant aux faits divers des grands journaux un petit article ainsi rédigé :
« La nuit dernière, entre deux et trois heures du matin, M. le marquis de Chamery, rentrant chez lui, passait sur le quai Voltaire, lorsque son attention fut éveillée par des cris de détresse partis du milieu de l’eau.
« Sortir de sa voiture, se déshabiller, se jeter ensuite à la nage et sauver, au péril de sa vie, un infortuné qui se noyait, était pour le digne gentilhomme l’affaire de quelques minutes. M. le marquis de Chamery est, on s’en souvient, ce jeune officier de marine qui, après avoir servi d’une façon brillante dans la marine anglo-indienne, revenait l’année dernière en France à bord du brick la Mouette, qui fit naufrage à quelques lieues du Havre. Le marquis seul échappa au désastre. »
Comme il achevait de rédiger mentalement son petit article, le faux marquis atteignit le noyé, ou plutôt la noyée, car c’était une femme qui s’était jetée du haut du pont Royal, et que ses jupons avaient soutenue à fleur d’eau jusque-là.
Il évita d’abord son étreinte, la poussa rudement, puis, la saisissant par la taille de façon qu’elle ne pût gêner ses mouvements, il continua à nager et l’entraîna avec lui à la rencontre du bachot.
Quelques minutes après, M. le marquis Albert-Honoré-Frédéric de Chamery se trouvait, avec la femme qu’il venait d’arracher à la mort, sur la barque, au milieu de quatre de ces mariniers que l’argot parisien a surnommés ravageurs, et qui font métier de butiner les épaves qu’emporte le fleuve nuit et jour.
Les ravageurs avaient allumé une lanterne. À sa clarté ils purent examiner tour à tour la femme et son sauveur.
La femme était jeune, jolie, et la robe de soie qu’elle portait disait assez qu’un désespoir d’amour et non la misère l’avait poussée à se donner la mort. Il était arrivé pour elle ce qui advient à beaucoup de ceux qui cherchent un refuge dans la mort : le froid de l’eau l’avait saisie, et elle s’était reprise avec ardeur et désespoir à cette vie qui lui était à charge une minute auparavant.
Le marquis avait conservé son pantalon et sa chemise. Un pantalon de casimir noir, une chemise de batiste d’Écosse fermée aux poignets et au cou par de gros diamants. C’en était assez pour que, en dehors de la blancheur de ses mains, les mariniers reconnussent en lui un bourgeois.
– C’est égal, s’écria l’un d’eux en lui secouant rudement la main, tandis que ses compagnons prodiguaient leurs soins à la jeune femme, vous êtes un crâne patron, et il n’y a pas beaucoup de bourgeois qui auraient pris un bain comme vous.
– Je n’ai fait que mon devoir, répondit modestement Rocambole.
– Eh bien ! dit le marinier, si vous appelez ça votre devoir, c’est que vous êtes un brave homme tout de même.
Rocambole se prit à sourire.
– Et probablement que vous n’en faites pas votre état, de sauver les gens qui se noient ?
– Pas tout à fait.
– C’est pas comme nous. Voici une semaine que nous repêchons des noyés toutes les nuits.
Rocambole tressaillit.
– Samedi dernier, continua le ravageur, en aval du pont de Passy…
Rocambole eut un frisson.
– Nous avons amarré une vieille femme…
– Morte ?
– Oh ! mais non, dit le marinier. Il paraît qu’elle avait voulu se périr ; mais une fois dans l’eau elle a réfléchi.
– Et c’était en aval du pont de Passy ?
– À trois cents mètres, peut-être.
– Samedi ?
– Dans la nuit de samedi à dimanche, dit le marinier qui ne s’aperçut pas que Rocambole avait plusieurs fois changé de couleur pendant ce récit.
– Diable ! pensait le faux marquis, est-ce que j’aurais mal étranglé maman Fipart ?… Une vieille femme, en aval du pont de Passy, samedi dernier, entre deux et trois heures du matin… mais c’est bien cela. Tonnerre et sang !…
Et il prit un air indifférent et dit tout haut :
– C’est peut-être la misère…
– Elle nous a bâti une histoire dont je ne me souviens plus, répondit le marinier. Seulement nous avons fait une collecte entre nous, et nous lui avons donné quelques sous pour qu’elle pût prendre une voiture et retourner chez elle…
– Ah ! dit Rocambole, qui n’avait plus une goutte de sang dans les veines, elle demeurait loin, sans doute.
– À Clignancourt, qu’elle nous a dit.
Rocambole devint livide. Mais la lanterne du bachot jetait une lueur trop insuffisante pour qu’on pût s’en apercevoir.
– Mes amis, dit le faux marquis après un silence, abordez, je vous prie. Nous allons faire transporter cette jeune femme chez elle, et j’irai retrouver mes habits.
Les mariniers abordèrent.
Le faux marquis mit deux louis dans la main de l’un d’eux et lui dit :
– Aidez-moi à transporter cette dame.
En même temps il sautait à terre, allait reprendre ses habits, les endossait rapidement et revenait ensuite pour se charger de la jeune femme, qui se trouvait dans un état de faiblesse extrême.
– Où demeurez-vous, madame ? lui demanda-t-il.
– Rue de Provence, monsieur, répondit-elle d’une voix faible.
– Mon cocher va vous reconduire, dit le faux marquis.
Et il la fit monter dans sa voiture, ajoutant :
– Si vous avez besoin de moi, madame, n’hésitez pas à me le faire savoir ; je suis le marquis de Chamery, et j’habite rue de Verneuil.
– Ah ! diantre ! murmurèrent les ravageurs, pour un marquis, il n’est pas fier, le bourgeois, et ça vous quitte sa voiture pour tomber à l’eau comme un matelot fini.
Rocambole dit à son cocher :
– Je rentrerai à pied, reconduisez madame.
La jeune femme se confondit en remerciements exprimés bien plus par le regard que par la voix. Le coupé partit, les ravageurs redescendirent sur la berge et regagnèrent leur bachot, et Rocambole demeura seul sur le quai plongé en une profonde rêverie.
– J’ai mal étranglé maman Fipart, pensait-il, je suis un niais…
Et il rentra rue de Verneuil.
À l’exception du suisse et du valet de chambre du marquis, tout dormait dans l’hôtel. Le marquis gagna sa chambre à coucher et se fit déshabiller au plus vite. Il était glacé.
Mais au lieu de se mettre ensuite au lit, il passa une robe de chambre et monta chez sir Williams, qui dormait profondément.
Mais Rocambole ne respecta point ce sommeil. Il alluma le flambeau qui se trouvait sur la table de nuit et secoua ensuite rudement sir Williams, qui fit un soubresaut sur son lit, roula ses yeux éteints avec une sorte d’étonnement et laissa jaillir de sa gorge des sons caverneux et inintelligibles.
– Allons, mon oncle, dit Rocambole avec vivacité, éveille-toi, mon bonhomme, car ça presse, et j’ai un fier besoin de ta sorbonne.
Ces paroles achevèrent d’arracher sir Williams à ses rêves et le ramenèrent au sentiment de la réalité.
Il eut bientôt retrouvé son sang-froid lumineux et sa présence d’esprit ordinaire. Et il fit un geste qui signifiait :
– Voyons ! de quoi s’agit-il ?
– Maman Fipart n’est pas morte, dit brutalement Rocambole.
Ces mots firent bondir sir Williams.
– Or, continua Rocambole, comprends-tu ? elle me reconnaît, elle ; j’ai beau changer de peau, je suis toujours son petit Rocambole.
– Oui, fit sir Williams d’un signe de tête.
Et il étendit la main, et sa pantomime signifia qu’il désirait son ardoise.
Rocambole la lui donna ; puis il lui raconta dans tous ses détails sa récente aventure des bords de la Seine et ce qu’il avait appris par les ravageurs.
– Or, dit-il, en terminant, nous n’avons toujours pas de nouvelles de Venture.
L’aveugle fronça le sourcil.
– Si Venture et maman Fipart se revoient, je pourrais bien être un homme perdu.
Ce sentiment du danger qui dominait en ce moment Rocambole gagna sir Williams lui-même ; mais l’aveugle ne perdit point la tête et il écrivit :
– Oui, mais ce n’est pas d’elle qu’il s’agit. As-tu été à Montfaucon ?
– Oui.
– Bien, fit sir Williams d’un signe de tête.
– Je te trouve superbe, murmura Rocambole ; tu ne t’émeus pas davantage ?
– Non, répondit la tête de sir Williams.
– Mais puisque maman Fipart est encore de ce monde…
L’aveugle écrivit : – Clignancourt n’est pas très grand, tu trouveras la mère Fipart quand tu voudras.
– La trouver ?
– Et, continua la terrible ardoise, puisque tu l’as mal étranglée une première fois, tu tâcheras d’être moins maladroit, tu l’étrangleras mieux.
– Tiens, dit Rocambole, le conseil est bon, et je vais le suivre ; je vais à Clignancourt à l’instant même.
– Non, pas maintenant.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il vaut mieux remettre cette promenade à la nuit prochaine.
– Ah ! tu crois ?
– Aujourd’hui, nous avons mieux à faire.
– C’est juste.
– Tu as l’épingle ?
– Je te l’ai dit.
– Tu l’as bien enfoncée dans un cheval mort du charbon ?
– Ah ! j’en suis sûr.
– Eh bien ! tu peux aller dormir quelques heures, et tu te présenteras ensuite chez M. de Château-Mailly comme palefrenier.
– Mais maman…
Sir Williams haussa les épaules et ne daigna point répondre.
– Il a son idée, pensa Rocambole, qui n’insista pas.
On sait maintenant ce qui était arrivé.
Quelques heures plus tard, John, le palefrenier, présenté par le palefrenier renvoyé à M. de Château-Mailly, était retenu par ce dernier et entrait en fonctions au moment où Venture passait l’inspection des écuries, affublé de sa magnifique perruque de cocher anglais.
Rocambole ne reconnut point Venture dans le cocher. Venture ne reconnut point Rocambole dans John le palefrenier. Mais tandis que celui-ci pansait son cheval, il avait vu le cocher s’éloigner et avait, on s’en souvient encore, remarqué que ce dernier tirait la jambe comme un forçat libéré.
– Il faudra que j’éclaircisse cela, dit-il.
Et comme le cocher continuait à s’éloigner et qu’il n’y avait plus que lui dans l’écurie, il ramena le cheval qu’il pansait dans la stalle.
Puis, il s’approcha du cheval arabe que le duc affectionnait :
– C’est réellement dommage, pensa-t-il, de tuer une bête pareille. Le marquis de Chamery en donnerait bien deux mille écus.
Et Rocambole prit la queue du cheval de façon à l’empêcher de ruer ; puis il le piqua sous le ventre avec l’épingle empoisonnée, ainsi que l’avait ordonné sir Williams.