XXXV

Le château du Haut-Pas était situé au fond d’une gorge du Jura.

Le voyageur qui s’y rendait, parvenu au sommet d’une montagne jusqu’au point culminant de laquelle le vallon et le manoir demeuraient invisibles, apercevait tout à coup un paysage saisissant et pittoresque. Il avait sous les pieds une vallée environnée de collines et au centre de laquelle se trouvait un village éparpillé sur les deux bords d’un torrent. Les collines étaient boisées de sapins au feuillage sombre.

Au-dessus du village, et comme suspendu au flanc de l’une des collines, se dressait le château du Haut-Pas. C’était un vieil édifice commencé au temps des dernières croisades, continué sous les premiers Valois, terminé sous François Ier et enfin restauré vers le milieu du règne de Louis XIV. On n’y avait plus touché, extérieurement du moins, depuis cette époque ; aussi les murs étaient grisâtres, et le lichen s’était établi au flanc des vieilles tours, dont la flèche ardoisée imprimait au manoir un aspect des plus chevaleresques. La façade sud donnait sur des jardins en amphithéâtre qui descendaient par gradins jusqu’au bord de la petite rivière. Du côté du nord, au contraire, le rocher qui formait sa première assise était à pic, et, des croisées ogivales, le regard plongeait sur un ravin profond, aride, d’aspect désolé et complètement dépourvu de végétation.

Ce ravin avait un nom bizarre ; on le nommait le Ravin des Morts. Ce nom prenait sa source dans une légende nébuleuse. Au Moyen Âge, le château avait soutenu un siège contre les Suisses, sous le commandement d’un baron d’Asmolles. La garnison, prise par la famine, avait préféré la mort à une reddition honteuse, et les deux cents hommes qui la composaient s’étaient précipités du haut des tours et de la plate-forme dans le ravin.

La route qui, de Lons-le-Saunier, la ville la plus proche, conduisait au manoir, traversait le village après avoir serpenté en rampes brusques au flanc de la colline qui formait l’horizon vers le sud, passait le torrent sur un pont, tournait sur la gauche des jardins et s’élevait en zigzag vers l’ancien pont-levis jeté sur des fossés sans eau.

On pénétrait dans le manoir, au-delà du pont-levis, par une vaste cour d’honneur aux quatre angles de laquelle se trouvaient quatre statues équestres en pierre. C’étaient les quatre premiers barons du nom d’Asmolles.

À l’intérieur, le château était confortablement meublé et décoré. Le père de Fabien l’avait habité durant la période tout entière de l’Empire, et si un pénible souvenir ne s’y fût rattaché pour lui, bien certainement le vicomte n’eût point songé à vendre cette propriété de famille. Mais sa mère y était morte folle, et depuis cette époque Fabien avait pris en haine le Haut-Pas.

Il y venait pour la première fois depuis dix ans, lorsqu’il y arriva avec sa jeune femme, le duc, la duchesse de Sallandrera et Conception ; et, au moment où nous les retrouvons, ces personnages étaient installés au manoir depuis six ou huit jours environ.

Pendant cette courte période, la vie qu’on avait menée au château avait été assez agitée.

Chaque jour le duc de Sallandrera, tantôt conduit par un domestique, tantôt accompagné par Fabien lui-même, s’était rendu aux usines de Saint-P…, qu’il avait définitivement acquises, et qui se trouvaient de l’autre côté de la montagne.

La jeune vicomtesse d’Asmolles et ses deux hôtesses faisaient de longues promenades à pied ou en voiture dans les environs. Blanche et Conception s’étaient bien vite liées, on le devine. Blanche était, ou du moins croyait être, la sœur de cet imposteur qui se faisait appeler le marquis de Chamery, et cet imposteur, Conception l’aimait… C’en était assez pour que la jeune fille et la jeune femme fussent tout aussitôt liées.

Or, un soir, vers quatre ou cinq heures, quatre jours après celui où Conception avait clandestinement écrit à Rocambole, cette dernière et Blanche de Chamery, se tenant par le bras, descendaient un joli sentier en pente qui s’en allait, en déroulant ses contours, jusqu’à la petite rivière ombragée de saules.

– Ma chère vicomtesse, disait Conception, vous êtes bien mystérieuse avec moi.

– Bah ! fit Blanche en riant.

– Vous me dites depuis quatre jours, en appuyant un doigt sur vos lèvres : « Chut ! qui sait ? espérez toujours… »

– Et je le répète, dit Mme d’Asmolles.

– Mais vous ne me dites pas sur quoi vous fondez cette espérance.

Blanche se prit à sourire.

– Mon père, poursuivit Conception, ne me dit absolument rien, lui, et je lui trouve un air tout à fait mystérieux.

– Comme à moi ?

– Comme à vous.

– Écoutez, ma chère Conception, reprit la vicomtesse, je ne veux pas garder le silence avec vous plus longtemps, et je vais vous dire pourquoi je vous engage à espérer. Le duc, votre père, est bon, il vous aime jusqu’à l’idolâtrie, et depuis qu’il a vu se briser et s’évanouir ses plus chères espérances, il a pris, m’a-t-il dit, la résolution de vous laisser entièrement maîtresse du choix d’un époux.

– Vrai ? vous le croyez ?

– Je le crois.

– Mais enfin, que vous a dit mon père ?

– Ah ! dit la vicomtesse, puisque vous voulez absolument le savoir, je vais prendre les choses d’un peu haut.

– Soit.

– Vous vous souvenez du jour où vous êtes sortie en voiture avec Fabien et madame votre mère ?…

– Vous laissant seule avec mon père ?…

– Précisément.

– Mon Dieu ! lui avez-vous donc tout dit ?

– À peu près.

– Mais… comment ?

– Oh ! de la façon la plus naturelle, poursuivit la vicomtesse. Le duc s’étonnait que le marquis, mon frère, après avoir entamé la négociation relative à la vente du Haut-Pas, n’eût point été du voyage. Je n’ai pu m’empêcher de rougir un peu à cette question. Mon trouble a étonné votre père. Il m’en a demandé la cause. Alors je lui ai avoué que notre cher Albert avait au cœur un amour non moins grand que désespéré, et que cet amour lui défendait de venir ici.

« – Comment !… m’a-t-il dit, se méprenant d’abord, la femme qu’il aime et dont, dites-vous, il est à jamais séparé, habite les environs ?

« – Non, ai-je répondu bravement, mais elle y est depuis trois jours.

« Ma chère Conception, ajouta la vicomtesse, je puis vous l’avouer maintenant, lorsque j’eus fait cet énorme aveu, la peur me prit, et, pendant la seconde qui précéda la réponse de votre père, seconde qui dura un siècle pour moi, je me sentis un horrible battement de cœur. Il me sembla que votre père allait s’indigner et me dire fort nettement qu’il trouvait le marquis de Chamery bien audacieux d’avoir osé lever les yeux sur une Sallandrera.

– Eh bien ? fit Conception avec anxiété.

– Eh bien ! le duc ne put retenir une exclamation de surprise, mais elle fut dépourvue de toute irritation.

« – Comment ! dit-il ; êtes-vous bien sûre de cela, vicomtesse ?

« – Hélas ! monsieur le duc, je suis sa sœur, et le rôle de sœur est celui d’une confidente.

« – C’est juste.

« – Et c’est parce que je sais tout ce que mon pauvre frère aurait souffert ici…

« – Souffert ! pourquoi ?

« – Monsieur le duc, repris-je, mon frère a vécu toute sa jeunesse sous les tropiques ; il a dû à l’influence d’un soleil brûlant le développement, un peu excessif peut-être, d’une imagination ardente déjà. Depuis le jour où, pour la première fois, il a vu votre fille…

« – Il lui a sauvé la vie, ce jour-là, me répondit le duc.

« – Depuis ce jour, continuai-je, il s’est pris à l’aimer si passionnément, que cet amour, je le crains, hélas ! empoisonnera toute sa vie. Car, me hâtai-je d’ajouter, mon frère ne s’est jamais fait d’illusions ; il sait que les Sallandrera sont de noblesse plus ancienne et plus illustre.

« – Plus illustre, peut-être, me dit votre père, mais plus ancienne, je ne sais, à en croire votre mari, vicomtesse.

« – Ensuite, poursuivis-je, mon frère a une fortune modeste, et la dot de mademoiselle de Sallandrera est une dot tout à fait princière.

« – Croyez bien, chère vicomtesse, reprit poliment votre père, que ma fille n’est aussi riche que pour avoir le droit de choisir un époux qui le soit moins.

« Et comme je paraissais étonnée :

« – Madame, continua le duc avec tristesse, j’ai songé trois fois à marier ma fille, à lui donner un époux de mon choix ; trois fois la Providence est venue se jeter au travers de mes projets et anéantir mes plus chères espérances… J’ai pris il y a quelques jours une résolution sérieuse, inébranlable.

« – Et, dis-je, cette résolution… ?

« – C’est de laisser Conception entièrement maîtresse de sa main.

« – Ainsi, murmurai-je toute tremblante, si mademoiselle de Sallandrera aimait mon frère…

« – Elle serait marquise de Chamery dans un mois, avant même.

« Je ne pus retenir un cri de joie.

« – Mais, ma chère vicomtesse, me dit-il, Conception est triste, soucieuse depuis longtemps, et je crains bien que ce ne soit pas votre frère qui…

« – Monsieur le duc, dis-je alors avec une certaine vivacité, si je vous affirmais le contraire ?

« – Comment ? que dites-vous ?

« – Eh ! mon Dieu ! les femmes sont clairvoyantes, monsieur le duc, et si peu souvent que mademoiselle de Sallandrera et mon frère se soient rencontrés, elle a lu dans ses yeux qu’elle était aimée.

« – Mais, cependant…

« – Tenez, monsieur le duc, ajoutai-je, voulez-vous tenter une expérience ?

« – Laquelle ?

« – Ce soir, à dîner, mettez la conversation sur le compte de mon frère, prononcez son nom le premier, et regardez votre fille.

« – Soit, me dit-il.

« Et puis, comme s’il eût craint de s’être trop avancé, il détourna brusquement la conversation et me parla d’autre chose.

« Le soir, en effet, votre père parla tout à coup du marquis, et mes yeux, comme les siens, se tournèrent vers vous à la dérobée. Vous étiez devenue toute rouge d’abord ; puis, à mesure que Fabien, à qui j’avais eu le temps de dire quelques mots, établissait notre généalogie et citait les hauts faits de quelques-uns de nos aïeux, et tandis que le duc paraissait écouter avec attention et complaisance, votre regard brillait de joie.

– C’est vrai, murmura Conception, rougissant de nouveau.

La comtesse reprit :

– Après le dîner, votre père m’offrit le bras pour aller au salon, et il me dit tout bas :

« – Je crois, madame, que vous aviez raison…

« – Ah !

« – Et que vous pourriez bien consoler un peu le marquis et lui écrire qu’il a tort de s’interdire l’entrée de la Franche-Comté.

– Et, interrompit Conception, vous avez écrit ?…

Mme d’Asmolles laissa glisser sur ses lèvres un sourire charmant et plein d’une moquerie ingénue :

– À quoi bon, lui dit-elle, puisque vous m’aviez devancée ?…

Conception se jeta dans les bras de Mme d’Asmolles, et les deux jeunes femmes murmurèrent tout bas le mot de sœur.

Or, ce jour-là, le vicomte d’Asmolles et le duc de Sallandrera – on touchait alors aux premiers jours de l’automne – avaient quitté le château de bonne heure pour une partie de chasse. Les bois qui environnaient le Haut-Pas étaient fort giboyeux. Le retentissement lointain d’une fanfare sonnée à pleins poumons vint interrompre la causerie de la vicomtesse et de Conception.

– Voici votre père et Fabien qui reviennent, dit Blanche de Chamery à la jeune Espagnole.

En effet, le regard des deux femmes, s’étant levé vers l’horizon du nord, fut bientôt fixé par un groupe de chiens conduits en laisse et accompagnés par deux cavaliers. Chevaux et chiens descendaient de la montagne par un joli sentier en zigzag qui se déroulait et s’allongeait sous les sapins.

La vicomtesse et Conception franchirent la clôture du parc par une brèche pratiquée dans la haie, prirent le chemin qui longeait la rivière, traversèrent le petit cours d’eau sur un pont en bois, et allèrent à la rencontre des chasseurs.

Quelques minutes après, ils s’abordèrent.

M. le duc de Sallandrera, qui avait une fort belle mine à cheval, paraissait ravi.

– Mesdames, dit le vicomte en mettant pied à terre et indiquant du doigt un chevreuil attaché à l’arçon de la selle du duc, vous pouvez offrir vos félicitations à M. de Sallandrera, il a été le héros de la journée.

– Et, dit joyeusement le duc, j’espère bien être encore le héros de demain.

– Demain ? fit Conception, qui alla présenter son front au vieillard, vous chasserez encore demain ?

– Je l’espère bien, répondit le duc, qui embrassa la jeune fille et baisa la main de la vicomtesse.

– Mais, dit Fabien, notre chasse de demain ne ressemblera nullement à celle-ci.

– Comment cela ?

– Aujourd’hui nous avons couru un chevreuil.

– Et demain ?

– Demain, nous attaquons un ours.

– Un ours ! s’écrièrent les deux femmes un peu effrayées.

– Oui, continua le duc avec un enthousiasme tout méridional, un ours, mesdames. Un braconnier que nous avons rencontré a connaissance de ce roi des forêts alpestres, et il nous conduira, dès le point du jour, à l’endroit où il s’est réfugié.

– Mais, observa Blanche de Chamery d’une voix tremblante, c’est une chasse fort dangereuse.

– Oui et non, répliqua le vicomte en souriant. Il passa le bras de sa femme sous le sien et lui murmura à l’oreille :

– Est-ce qu’il y a le moindre danger possible pour celui qui vous aime, chère Blanche ?

Tous quatre reprenaient le chemin du château quand un bruit de grelots et de claquements de fouet se fit entendre et éveilla leur attention. Une chaise de poste descendait au grand trot de ses trois chevaux la pente rapide de la route qui vient de Lons-le-Saunier.

– Ah ! dit Blanche de Chamery, si c’était mon frère !

– Qui serait-ce autre que lui ? répondit Fabien. Nous n’attendons personne, il me semble.

– C’est vrai.

Le duc de Sallandrera avait regardé Conception du coin de l’œil. La jeune fille était pâle et paraissait en proie à une vive émotion.

– Ô mon cher petit frère ! dit la vicomtesse avec une joie d’enfant.

Et les hôtes du Haut-Pas rebroussèrent chemin et allèrent à la rencontre de la chaise de poste, qui les atteignit au bout de quelques minutes.

Rocambole, plus marquis de Chamery que jamais, enveloppé d’une pelisse de voyage, coiffé d’une casquette ronde, mais très élégant en dépit de ce négligé, s’élança hors de la berline et sauta au cou du vicomte et ensuite de sa sœur, avec autant d’élan et d’affection qu’aurait pu en manifester le vrai marquis de Chamery. Puis il salua le duc, regarda Conception, et sut pâlir comme elle. Enfin, il montra sir Williams impassible et muet au fond de la berline, et dit à M. d’Asmolles :

– J’ai amené mon pauvre vieux matelot ; je n’ai pas eu le courage de le laisser tout seul dans notre vieil hôtel.

– Tu as fort bien fait, dit Fabien.

– Marquis, dit alors le duc de Sallandrera, vous êtes des nôtres demain ?

– Sans doute, monsieur le duc. Que fait-on demain ?

– On chasse l’ours.

– Bravo ! s’écria gaiement Rocambole.

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