LVII

Le lendemain matin, M. Roland de Clayet se leva d’assez bonne heure, le sourire aux lèvres et tout guilleret. Il trouva M. Octave assis à son chevet, dégustant un puros et lisant les journaux.

– Hé ! hé !… lui dit le bambin, tu me fais l’effet de François Ier dormant sur l’affût d’un canon, la veille de la bataille de Marignan.

– Tu trouves, mon cher ?

– Parbleu !… tu es au moins chevalier, si tu n’es pas roi, et jamais si grand calme ne régna dans l’âme d’un preux à la veille d’un combat.

– Ah çà, mon cher, dit Roland, de quel combat parles-tu donc ?

– Comment ! tu n’as pas peur ?

– Peur de quoi ?

– Mais… du comte Artoff.

Roland haussa dédaigneusement les épaules.

– D’abord, mon cher, dit-il, je ne vois pas comment le comte peut m’effrayer.

– Mais… tôt ou tard… il saura tout.

– C’est possible, cela…

– Et vous vous battrez.

– Eh bien ! nous nous battrons.

– On le dit terrible…

– Un homme en vaut un autre.

– Il a souvent tué son adversaire…

– Et moi je le tuerai, dit héroïquement Roland. Ce sera plus original et cela rompra la monotonie de la situation.

– Tu es superbe !… murmura le jeune M. Octave.

– Ah ! mon cher, murmura Roland avec enthousiasme, quelle femme ! quel ange ! elle n’avait hier soir que quelques minutes, elle était allée chez sa sœur, elle avait peur que son mari ne rentrât ; et cependant elle est venue…

Un coup de sonnette interrompit Roland au milieu du récit de son bonheur.

– Ce serait curieux, pensa M. Octave, que ce fût le comte Artoff en personne.

Mais M. Octave se trompait.

Le nouveau valet de chambre de Roland, celui que lui avait donné M. de Chamery, entra portant une lettre sur un plateau.

– C’est d’elle, fit-il à mi-voix.

Roland s’empara de la lettre, en brisa précipitamment le cachet et lut :

« Mon cher Roland,

« C’est à trois heures du matin, pendant que mon tyran sommeille et que tout dort autour de moi, que je dicte pour vous les lignes suivantes :

« Ah ! cher ami du ciel, l’orage gronde sur nos têtes, et la fatalité est jalouse de notre bonheur… »

– Oh ! oh ! pensa Roland, est-ce qu’il y aurait du nouveau ?…

« J’ai commis hier, continua-t-il à lire, une bien grande imprudence. Je vous ai écrit de ma main, n’osant emprunter celle de ma femme de chambre, j’ai eu tort, mille fois tort… Vous avez brûlé ma lettre, m’avez-vous dit, mais vous avez négligé de faire subir le même sort à l’enveloppe.

« Cette enveloppe est tombée entre les mains du comte.

« Il a reconnu mon écriture. Il est arrivé ici bouleversé, furieux, hors de lui. Je venais de vous quitter… Oh ! j’ai cru qu’il allait me tuer.

« Cependant j’ai eu le courage de mentir, de nier, d’invoquer le hasard qui a permis que deux écritures de femmes se ressemblassent…

« Enfin il m’a cru. Mais un reste de défiance est dans son esprit. Il a exigé que je vous écrivisse pour vous inviter à venir prendre le thé chez moi, demain soir dimanche… Il se réserve de nous épier, de nous suivre du regard…

« Roland, mon ami, il faut que vous soyez fort, muet, impassible, comme si vous ne m’aviez jamais vue. Moi, de mon côté, je vous jure que je serai superbe de naïveté, de sécurité, de froideur. Si vous êtes aussi fort que moi… oh ! nous sommes sauvés…

« Adieu, à demain, ou plutôt non, car demain je serai pour vous une étrangère, rien qu’une étrangère, mais à la première heure que le hasard me donnera pour vous seul…

« Adieu, je vous aime… »

La lettre n’avait pas besoin de signature, et elle n’était pas signée, comme on le pense bien.

Roland, fidèle à son rôle de fat odieux, passa l’épître au jeune M. Octave.

– Ma parole d’honneur ! dit celui-ci, je donnerais volontiers miss Ellen, ma jument irlandaise bai-brun, pour être invité ce soir chez le comte Artoff. Je suis curieux de savoir comment tu t’y conduiras.

Un nouveau coup de sonnette se fit entendre, et le valet arriva avec une deuxième lettre.

Celle-là était scellée aux armes du comte Artoff, écrite de la main de Baccarat et signée tout au long.

– Il est réellement fâcheux, murmura pour la seconde fois le jeune M. Octave, que je ne connaisse pas le comte. J’aurais voulu voir…

Le soir, vers neuf heures, M. le vicomte d’Asmolles et son beau-frère, le marquis de Chamery, quittèrent l’hôtel de la rue de Verneuil en voiture, et donnèrent au valet de pied qui referma respectueusement la portière, le nom de l’hôtel Artoff.

– Mon cher ami, dit Fabien pendant le trajet, je t’avoue que si je n’eusse craint d’éveiller les soupçons de ce pauvre comte, je ne me fusse point rendu à son invitation. J’aurais prétexté une indisposition personnelle ou une migraine de notre chère Blanche…

– Pourquoi ? demanda naïvement Rocambole.

– Ah ! c’est que, dit Fabien, aller chez le comte, à présent, est pour moi un supplice ; baiser la main de sa femme, une hypocrisie honteuse à mes yeux.

– Mais, à ce compte, mon cher, il ne faudrait plus voir personne.

– Ah !… murmura Fabien, c’est que tu ne sais pas quelle foi profonde j’avais dans le repentir de cette femme, comme je croyais en elle, comme je respectais cette grande vertu, qui s’était dégagée un jour de la boue comme le diamant se dégage de l’obscur et vil carbone. Eh bien ! dans dix minutes, je vais me trouver face à face avec elle, la saluer, contempler ce visage que Dieu semblait avoir illuminé de l’auréole du repentir, et je serai forcé de me dire : Cette femme est un mensonge vivant !

– Il est certain, murmura Rocambole, que le comte Artoff est un homme accompli de tous points, et il faut qu’une femme ait perdu la tête pour ne le point adorer à genoux.

– Et lui préférer un niais comme Roland, fit le comte avec amertume.

La voiture s’arrêta. Ils étaient dans la cour de l’hôtel Artoff, et un laquais à la livrée du comte vint ouvrir la portière.

Les deux jeunes gens gravirent le perron, le grand escalier, et furent introduits dans le salon du premier étage.

– C’était une vaste pièce à tentures sombres, ornée de quelques tableaux des écoles flamande et espagnole, tableaux sombres comme les tentures et peu faits pour refléter la lumière de deux grandes lampes de bronze à globe dépoli placées sur la cheminée. Ces deux lampes et les bougies du piano se cotisaient pour répandre un demi-jour assez mystérieux dans cette grande salle. Soit effet du hasard, soit que l’influence occulte de Zampa eût présidé à cet éclairage, ce peu de lumière ne devait pas permettre à Fabien, non plus qu’à Roland, de constater les imperceptibles différences qui devaient exister entre la fausse et la véritable comtesse Artoff.

Lorsque le vicomte et Rocambole entrèrent, sept ou huit personnes, tout au plus, entouraient la table à ouvrage de la comtesse.

Baccarat avait laissé sa broderie, et racontait au jeune duc de Château-Mailly quelques particularités de l’existence russe aux environs d’Odessa.

Le comte, assis sur un canapé, causait à mi-voix avec un de ses hôtes. Il se leva vivement en entendant prononcer sur le seuil du salon les noms du vicomte d’Asmolles et du marquis de Chamery, et il courut à leur rencontre.

– Ah ! mon cher Fabien, dit-il au vicomte, venez vite. La comtesse s’est écriée déjà par deux fois que vous ne viendriez pas… tant elle se meurt d’envie de vous voir.

– La comtesse est mille fois trop bonne, dit Fabien, qui alla baiser la main de Baccarat.

– Mon cher vicomte, lui dit celle-ci, il paraît que vous avez fait bien des choses depuis l’été dernier.

– Je me suis marié, dit Fabien, et vous me permettrez de vous présenter mon beau-frère, M. le marquis de Chamery.

Malgré son aplomb ordinaire, Rocambole éprouva un léger frisson ; il eut peur de rencontrer le regard de Baccarat. Mais heureusement son visage se trouvait dans une pénombre, et puis il avait rendu méconnaissable en lui jusqu’au son de sa voix.

Baccarat le regarda avec indifférence, le salua et tourna la tête vers la porte, au seuil de laquelle un nouveau personnage venait d’apparaître.

À sa vue, à son nom jeté à haute voix par le laquais, Fabien tressaillit des pieds à la tête. Le personnage qui se présentait n’était autre que M. Roland de Clayet.

Roland entra d’un pas leste et dégagé et vint saluer la comtesse. Mais, en route, il rencontra le comte Artoff, qui lui tendit la main et lui dit :

– Bonjour, mon adversaire à la bouillotte ; vous êtes charmant d’être venu.

Roland leva les yeux sur le comte, et il lui sembla que le regard du Russe était froid comme une lame d’épée. Cependant, Roland était brave – mais quel est l’homme, si brave qu’il soit, qui n’ait peur au moins une fois en sa vie ? Roland eut peur, et sa terreur secrète corrobora fortement en lui la résolution qu’il avait prise de se conformer aux instructions mystérieuses de la lettre reçue le matin. Il salua donc la comtesse, lui tourna un compliment assez embarrassé et se tint modestement à distance.

– Cette femme, pensa Fabien, est d’une rare et impudente hardiesse.

– Je tremble, lui souffla Rocambole à l’oreille, que Roland ne commette quelque terrible naïveté.

On servit le thé vers dix heures, et la conversation devint générale.

Roland regardait la comtesse à la dérobée et se disait :

– C’est inouï ! je ne l’ai jamais vue si belle. Elle est plus belle, plus jeune, plus élégante de tournure qu’hier. Et dire que tous ces frais-là sont faits pour moi !

On causa voyages.

La comtesse était fort gaie : elle raconta son séjour à Heidelberg, sa mésaventure dans les flots du Neckar et l’héroïsme de Roland, se jetant à l’eau pour la sauver.

Pendant ce récit, Roland rougit un peu, se troubla même sous le regard du comte, ce regard froid dont il avait eu peur. Mais le comte savait que Roland avait osé écrire à la comtesse et lui parler de son amour. Il pouvait donc attribuer son embarras à cette cause.

Roland fut, du reste, parfait de convenances et de réserve ; il ne s’approcha pas trop de la comtesse ; il ne chercha point à s’asseoir auprès d’elle ; il se laissa même installer à une table de whist et y demeura patiemment deux heures.

À minuit, Fabien, qui n’avait cessé d’être sur les épines, donna le signal de la retraite. Il prit Roland par le bras.

– Allons-nous en ! lui dit-il tout bas. Je te le demande au nom de notre amitié.

Roland ne fit aucune objection. Il se leva et chercha son chapeau.

Déjà, à l’exception de deux officiers anglais, tout le monde était parti. Il ne restait que Rocambole, Roland et Fabien.

Tandis que le comte serrait la main de ce dernier et prenait un flambeau pour éclairer ses hôtes, Roland baisa la main gantée de la comtesse :

– Vous le voyez, madame, lui dit-il tout bas, j’ai fidèlement obéi.

Et il salua et se retira, laissant Baccarat stupéfaite. En effet, pour elle ? Que voulait-il dire ? Quels ordres avait-elle pu lui donner ?

Elle cherchait une explication à ces paroles et n’en trouvait pas, lorsqu’elle eut la pensée que Roland, ne renonçant point à son rôle de soupirant, avait voulu lui faire comprendre, sans doute, qu’il avait deviné pour quels motifs elle n’avait point voulu le recevoir à Heidelberg, et se faire, ainsi, un mérite chevaleresque de sa réserve.

– Eh bien ! dit-elle au comte, quand ils se trouvèrent seuls, quelle est votre impression, mon ami ?

– Mon impression est que nous avons calomnié Roland hier ; que le pauvre garçon, s’il est amoureux de vous, ne me paraît pas très hardi, et que, la tête montée par cette similitude d’écriture, j’ai été fou et parfaitement ridicule.

– Ainsi, tu n’es plus jaloux ? dit la comtesse en riant.

– Oh ! certes non, répondit-il, et vous êtes la meilleure des femmes de me pardonner ainsi.

Et le comte baisa respectueusement la main de Baccarat, prit un bougeoir et se retira.

Le lendemain, le comte Artoff sortit vers midi, à cheval, et se dirigea vers le Bois, accompagné d’un laquais également monté sur un vigoureux demi-sang.

Après avoir fait le tour du lac et longé le Pré-Catelan, le jeune Russe s’aperçut qu’il avait soif. La chaleur était assez forte ; il prit l’avenue qui mène à la porte Maillot, piqua son cheval et s’arrêta au pavillon d’Armenonville. Ce restaurant, on le sait, est entouré d’un jardin microscopique, découpé en petites tonnelles de verdure, dont la charmille est assez épaisse, à la fin de mai, pour ne point permettre de voir au travers.

Le comte mit pied à terre, laissa son cheval aux mains du valet et se fit servir une glace sous l’une des tonnelles.

Deux jeunes gens, dont les chevaux piaffaient à l’entrée du jardin, tenus en main par un groom de trois pieds de haut, imitaient le comte dans une tonnelle voisine et causaient. Bien certainement, le comte Artoff n’eût pas même prêté l’oreille à leur conversation, s’il n’eût cru reconnaître la voix de l’un d’eux, car il ne pouvait voir. Cette voix était celle du jeune M. Octave, que le comte avait entendue au club de M. de Château-Mailly, l’avant-veille.

Malgré lui, le comte écouta.

– Ma parole d’honneur ! disait Octave, j’aurais voulu assister hier à la soirée du comte Artoff.

– Il est certain, répondit son interlocuteur, dont la voix était inconnue au comte, que Roland a dû être magnifique.

Le comte tressaillit. Pourquoi parlait-on de Roland et de lui ?

– Mais, poursuivit M. Octave, je l’ai vu ce matin, et il paraît que tout a été pour le mieux.

– Quoi, tout ?

– Roland a été digne, modeste, réservé.

– C’était son rôle.

– La comtesse est demeurée impassible. Elle n’a pas sourcillé.

À ces derniers mots, le comte eut froid au cœur et sa main faillit briser le verre qu’elle tenait. Cependant, il se maîtrisa, et, dominé par une curiosité ardente, il retint son haleine et écouta.

– Ma parole d’honneur ! poursuivit le jeune M. Octave, il n’y a que les femmes pour avoir :

Le front qui ne rougit jamais

dont parle ce bon M. Jean Racine.

– Il est certain qu’elles ont de l’aplomb.

– Celle-là, d’après Roland, a été merveilleuse d’esprit de grâce, d’insouciance. Elle a eu l’air de le voir pour la première fois ; elle lui a à peine adressé la parole.

– Ah çà ! mon cher, interrompit l’interlocuteur du jeune M. Octave, es-tu bien certain que Roland ne soit pas un fat ?

– Mais non…

– Qu’il soit réellement aimé ?

– Parbleu !

– As-tu vu la comtesse chez lui ?

– Non ; mais je l’ai vue à l’Opéra.

– Avec lui ?

– Avec lui.

– Et… elle était sans voile ?

– Non ; mais elle a relevé ce voile au restaurant.

Le comte, à ces derniers mots, sentit une sueur glacée inonder ses tempes.

M. Octave continua :

– D’ailleurs, je suis le confident de Roland. Il me montre toutes ses lettres. J’ai su deux heures après, et le premier de tous, que la comtesse l’avait reçu à Passy. Enfin, mon cher, acheva le jeune M. Octave, j’étais chez Roland hier matin, il s’éveillait. On lui apporte une lettre…

– De la comtesse ?

– Naturellement. Dans cette lettre, la comtesse le prévenait qu’il en recevrait une seconde, laquelle serait une invitation.

Le comte, en entendant ces derniers mots, se sentit défaillir.

M. Octave continua :

– Seulement, tu le penses bien, la seconde lettre, qui est arrivée un moment après, était seule de l’écriture de la comtesse.

– Et la première ?

– La première est, comme toutes les autres, tracée de la main d’une femme de chambre. Une femme comme Baccarat a de la prudence.

– Mais, dit l’interlocuteur, Roland se fera tuer.

– C’est ce que je lui ai dit.

– Je n’ai jamais vu le comte Artoff, mais je sais pertinemment que c’est un homme terrible, implacable, d’une merveilleuse adresse sur les armes, et qui, à quarante pas, coupe une balle en deux sur une lame d’épée.

– Ma foi ! ricana M. Octave, quand on a eu le courage d’épouser la Baccarat, il faut bien avoir de ces talents-là, car…

M. Octave n’acheva pas.

Il entendit derrière lui un cri rauque, sauvage, une exclamation qui rappelait le hurrah des Cosaques, et comme il se levait, interdit, le comte se montra sur le seuil de la tonnelle.

Le comte Artoff était plus pâle qu’un cadavre, ses lèvres avaient blanchi et ses yeux lançaient des éclairs. Il fit un pas vers le jeune homme, que la terreur gagnait, lui appuya ses deux mains sur l’épaule, et le jeta rudement à genoux :

– Monsieur, lui dit-il d’une voix étranglée, vous devez me reconnaître, je suis le comte Artoff, cet homme dont vous bafouez l’honneur depuis une heure. Je pourrais vous tuer sur-le-champ, sans armes, à l’aide de ma seule vigueur musculaire. Si je vous traînais sur le terrain, je vous y laisserais mortellement frappé ; mais vous êtes un enfant qui, peut-être, a une mère qui l’aime, et je veux vous laisser de longs jours à vivre… je vous pardonne, mais à une condition.

Le comte était si terrible et si majestueux en ce moment, que les deux jeunes gens furent saisis de terreur, et que le fanfaron se prit à trembler comme une feuille d’automne et balbutia quelques mots d’excuse.

Le comte le releva.

– Monsieur, lui dit-il, vous allez me faire un serment, c’est de rentrer chez vous, d’y rester vingt-quatre heures, et de ne pas voir M. Roland de Clayet.

– Je vous le jure… balbutia M. Octave.

– Si vous y manquiez, ajouta le comte Artoff, je serais forcé de vous tuer… et ce n’est pas votre vie que je veux, cependant, c’est lasienne…

Et le comte sortit impétueux et terrible comme un ouragan.

– Roland est un homme mort ! balbutia l’ami de M. Octave.

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