VII

Roland de Clayet rentra chez lui en proie à une surexcitation nerveuse qui avait deux causes différentes : d’abord l’amour que lui inspirait la prétendue mademoiselle de Chamery ; ensuite l’irritation que provoquait en lui la conduite du vicomte Fabien d’Asmolles.

Or, aux yeux de Roland, le vicomte n’était rien moins, après ce que venait de lui dire mademoiselle Andrée de Chamery, qu’un homme déloyal et haineux qui se vengeait par de basses calomnies des dédains mérités d’une femme. Et comme Roland croyait en elle, il rentra chez lui en se jurant de tuer le calomniateur de l’ange qu’il aimait. La femme qu’on aime est toujours un ange.

Quand on a vingt-trois ans et un duel pour le lendemain, on se croit obligé de dormir. Roland était brave. Il se mit au lit, s’endormit et ne s’éveilla qu’à cinq heures, lorsque son groom entra dans sa chambre.

Une heure après les témoins arrivèrent.

Les deux petits jeunes gens, tout fiers d’être comptés pour quelque chose, avaient fait une toilette de circonstance que leur eût enviée un prévôt d’armes. Pantalon collant gris de fer, redingote bleue, militairement boutonnée jusqu’au menton, chapeau crânement posé, mine grave et froide. Jamais jeune premier de théâtre, jouant un rôle de témoin dans une comédie de M. Scribe, n’avait pris plus au sérieux son costume et sa tenue.

Roland les attendait assis sur un divan. Comme il avait trois ans de plus, il était un peu moins ridicule, et sa mise était par conséquent moins prétentieuse.

– Mon cher ami, dit Octave en entrant, il me semble que nous sommes exacts comme des pendules…

– Comme des pendules qui vont bien, répondit Roland en souriant.

– Nous avons même vingt minutes devant nous, ajouta le second petit jeune homme.

– Mais il faut toujours arriver les premiers sur le terrain.

– Soit, partons.

Roland avait fait atteler un joli dog-cart à quatre roues et à trois places sur le devant.

Les épées avaient été placées dans le coffre à chiens, sous le siège du groom.

Ces messieurs montèrent en voiture.

– Mon cher, dit Octave en prenant les rênes aux mains de Roland, quand on va se battre à l’épée, il faut avoir les nerfs en repos, et ne se point fatiguer l’avant-bras. Laisse-moi conduire.

– Comme tu voudras, répondit Roland.

Et l’on partit.

Le rendez-vous, on s’en souvient, était au bois, derrière le pavillon d’Armenonville. Le dog-cart franchit la porte Maillot à sept heures moins un quart, et Roland de Clayet se trouva le premier au rendez-vous.

Les trois jeunes gens, en hommes bien appris, et qui n’accordent à chaque chose que son importance réelle, s’assirent fort tranquillement sur l’herbe et attendirent, en causant de la pluie et du beau temps, de l’Opéra et des dernières courses, l’arrivée du vicomte Fabien d’Asmolles. Cependant, comme sept heures sonnaient, et que l’avenue de la porte Maillot continuait à se montrer déserte, Roland fronça le sourcil.

En même temps, le jeune Octave s’écria d’un ton superbe : – Le vicomte me semble léger et nous prend sans doute pour des danseuses.

– Il nous fait poser, ajouta le jeune Edmond, complétant la pensée de son cotémoin.

– Nos montres avancent, sans doute, murmura Roland.

Et on attendit près de vingt minutes.

Heureusement – car déjà ces trois messieurs faisaient de singulières remarques sur le courage de M. Fabien d’Asmolles, qui cependant possédait une réputation de bravoure incontestable –, heureusement une voiture fermée, un modeste fiacre, se montra enfin dans l’avenue, et Roland de Clayet en vit descendre le vicomte Fabien et deux officiers de hussards en petite tenue.

– Hum ! murmura avec humeur le petit M. Octave, est-ce que le vicomte se moque de nous ?

– Hein ? fit Roland.

– D’abord, il se fait attendre vingt minutes, observa M. Edmond.

– Ensuite il nous amène des officiers, ce qui semble nous dire qu’il a craint qu’on ne voulût arranger l’affaire.

– Certes ! fit le petit M. Edmond avec colère, avec nous les duels sont tout aussi sérieux qu’avec des officiers.

Le vicomte Fabien s’approcha des trois jeunes gens et les salua.

– Permettez-moi, messieurs, dit-il, de vous présenter mes deux témoins, le comte et le vicomte d’Oisy.

Les lieutenants saluèrent les témoins de Roland et Fabien se retira. Puis l’un d’eux s’approcha de Roland et lui dit :

– Bien que ceci soit en dehors de tous les usages, il paraît, monsieur, que des circonstances impérieuses font un devoir à M. Fabien d’Asmolles de vous demander, avant la rencontre, une minute d’entretien.

Un sourire hautain glissa sur les lèvres de Roland.

L’officier comprit ce sourire.

– Oh ! rassurez-vous, monsieur, dit-il. Fabien se bat toujours quand il est insulté ; mais il est question de votre oncle, paraît-il.

– Soit, dit Roland.

L’officier fit un signe au vicomte.

Celui-ci, qui causait avec les petits jeunes gens, s’approcha de Roland et le prit à l’écart, au grand étonnement du jeune M. Octave, qui dit avec humeur à l’autre officier :

– Ah çà, monsieur, je commence à trouver tout ceci au moins singulier, et notre rôle, à mon ami et à moi, devient assez ridicule. Est-ce que ces messieurs vont s’embrasser à présent ?

– Monsieur, répliqua l’officier avec une courtoisie parfaite, soyez patient et calme, on se battra. Du reste, avant de monter sur vos grands chevaux, veuillez songer que vous êtes simplement témoins, et que si la vie du jeune homme que vous assistez vous est à charge, les convenances vous obligent à le dissimuler.

Et l’officier tourna le dos au bonhomme.

Or, voici quel était l’entretien du vicomte Fabien d’Asmolles et de son ancien ami Roland de Clayet :

– Monsieur, lui dit le vicomte en prenant son adversaire par le bras, ce qui scandalisa au dernier degré le jeune M. Octave, je n’ai pas l’habitude d’être en retard, et j’arrive même assez souvent le premier. Mais si je vous ai fait attendre aujourd’hui, ne vous en prenez qu’à vous-même.

– À moi ?

– À vous.

– Par exemple !…

– Écoutez donc, fit Fabien avec hauteur. Vous avez un oncle, le chevalier de Clayet. Votre oncle est l’ami de mon père. Vous êtes même venu à Paris, il y a cinq ans, porteur d’une lettre de lui pour moi.

– Oh ! assez, monsieur, murmura Roland avec humeur.

– Pardon, dit Fabien, vous m’écouterez jusqu’au bout. Ce matin, comme j’allais sortir, on m’a remis une lettre de votre oncle.

Roland fit un geste d’étonnement.

– Cette lettre, poursuivit Fabien, arrivée hier, avait été placée par mon valet de chambre sur la cheminée du salon. Je suis rentré fort tard et me suis couché sans demander s’il y avait des lettres.

– Monsieur, interrompit Roland d’un air impertinent, mon oncle vous a donc écrit un volume, que vous avez perdu vingt minutes à lire sa lettre ?

– Non, monsieur ; mais j’ai répondu…

– À mon oncle ?

– Oui, monsieur. Il se peut que vous veniez à me tuer.

– Je l’espère…

– Telle n’est point mon opinion, répliqua le vicomte d’un ton dédaigneux ; mais enfin, il faut tout prévoir.

– Soit. Eh bien ?

– Eh bien ! comme votre oncle m’avait fait l’honneur de m’écrire à propos de vous…

– De moi ?

– Oui. Voici sa lettre.

Fabien tendit à Roland une lettre que lut celui-ci :

« Mon cher Fabien [disait le chevalier], comme je vous ai un peu confié mon étourdi de neveu, je prends le parti de vous écrire confidentiellement pour vous consulter.

« Roland me parle d’un mariage. Il aime, dit-il, et veut épouser une demoiselle de Chamery. Les Chamery sont de bonne maison. La demoiselle a, dit Roland, vingt mille livres de rente. Mais Roland est bien jeune, facile à s’enthousiasmer, et tout en lui donnant mon consentement, consentement dont il se passerait fort bien à la rigueur, je vous écris pour vous prier de me rassurer en me répondant quelques lignes.

« Je vous serre la main.

« Chevalier DE CLAYET. »

– Monsieur le vicomte d’Asmolles, dit Roland de Clayet après avoir lu cette lettre, je trouve mon oncle au moins singulier de supposer que nous ne pouvons faire nos affaires sans votre avis.

– Peut-être avez-vous raison, monsieur, répliqua Fabien ; mais enfin, du moment où votre oncle le chevalier a cru devoir me consulter, j’ai cru, moi, devoir lui répondre.

– Ah !

– Et voici la copie de ma lettre.

Fabien tendit un second papier à Roland, qui lut :

« Monsieur et ami,

« Je n’ai que quelques minutes et suis forcé d’être bref.

« La demoiselle de Chamery que veut épouser M. Roland de Clayet se nomme de son vrai nom mademoiselle Andrée Brunot. C’est une femme qu’on n’épouse pas. Je souligne le mot.

« J’ai essayé de le prouver hier à Roland. Roland m’a cherché querelle, m’a insulté, et je pars pour le Bois où nous allons reprendre, les armes à la main, notre conversation d’hier. Au point où en est le cœur du pauvre garçon, toute morale est inutile, et je vais lui rendre un vrai service en lui administrant un coup d’épée qui le mettra au lit pour six semaines. Ce temps suffira, je l’espère, pour le ramener à de plus saines idées sur le mariage et les aventurières qui prennent des noms pompeux.

« S’il en était malheureusement autrement, mon cher chevalier, ni vous ni moi n’empêcherions notre pauvre Roland d’épouser la demoiselle Brunot.

« Je vous serre respectueusement la main.

« Vicomte FABIEN D’ASMOLLES. »

Roland de Clayet était devenu pâle de colère en lisant cette lettre. Il la rendit enfin à Fabien :

– Monsieur, lui dit-il, ce que vous avez écrit là va vous coûter la vie.

– Peuh ! fit tranquillement Fabien.

– Vous allez mourir, acheva Roland ivre de rage, comme meurent les calomniateurs. Si la noble femme que vous insultez avait cédé à vos instances, avait écouté… votre amour…

– Bon ! murmura Fabien en tournant le dos à Roland, il paraît que mademoiselle Brunot a prévu le coup.

Et il s’approcha des témoins de Roland :

– Mille pardons, messieurs, leur dit-il, M. de Clayet et moi sommes à vos ordres.

– Ah ! fit M. Octave, qui décidément tenait à être impertinent, ce n’est réellement pas trop tôt… j’ai cru que nous n’en finirions pas.

– Monsieur, dit Fabien qui haussa imperceptiblement les épaules, quel âge avez-vous ?

– Vingt ans, monsieur.

– Vous êtes bien jeune et votre précepteur aurait dû vous accompagner. À votre âge, on ne sort pas tout seul dans Paris.

Et Fabien tourna pareillement le dos au petit jeune homme, mit habit bas et prit son épée des mains de l’un de ses témoins.

Roland, ivre de fureur, en avait fait autant.

– Allez, messieurs ! dit un des officiers.

Les deux adversaires engagèrent le fer.

Roland, dominé par son irritation, se précipita impétueusement sur le vicomte et l’attaqua avec une vigueur sans égale. Mais Fabien était calme, froid, maître de lui ; un sourire dédaigneux n’avait point abandonné ses lèvres.

Partout, l’épée de Roland rencontra l’épée du vicomte.

– Mon cher, lui dit celui-ci, vous vous pressez beaucoup trop… la colère vous aveugle… vous tirez mal… plus mal que d’habitude… Si cela continue, vous allez vous faire tuer… et telle n’est pas mon intention cependant.

Roland répondit par un cri de rage.

– Là, poursuivit Fabien, qui paraît avec une adresse merveilleuse, si ce n’était ce diable de mariage, je me contenterais de vous faire une jolie piqûre au bras, une égratignure qui ne demanderait pas même le secours d’un foulard en écharpe… mais ce mariage… Ah ! il faut procéder plus sérieusement.

Et comme au moment où il prononçait ces mots, Roland s’était découvert, Fabien étendit le bras. Touché à l’épaule, Roland jeta un cri, lâcha son épée et tomba.

– Ce coup-là, dit froidement Fabien d’Asmolles en piquant son arme en terre et se penchant sur son adversaire pour le relever, m’a été enseigné par un maître d’armes italien. C’est un fort beau coup. On n’en meurt jamais ; au bout de deux mois on est sur pieds.

Les témoins s’étaient, comme Fabien, empressés auprès de Roland.

Le blessé s’était évanoui. Il fut transporté dans la voiture amenée par le vicomte, tandis que l’un des témoins courait aux Ternes, avec le dog-cart, chercher un chirurgien.

Celui-ci consulta la blessure et répondit de la vie de Roland.

– Il en a pour deux mois, dit-il.

– Mon jeune ami, dit alors Fabien, en saluant celui des témoins de Roland qui s’était montré impertinent avec lui, vous voyez que pour vous avoir fait attendre, vous n’avez rien perdu cependant. Avouez que la patience est une vertu.

Et il s’éloigna, laissant le bambin un peu étourdi de cette raillerie à bout portant.

Huit heures après, Roland de Clayet se trouvant dans son lit avec un peu de fièvre, mais avec toute sa présence d’esprit, reçut un billet ambré et parfumé.

L’écriture allongée et fine, le cachet armorié, l’enveloppe lilas, le firent tressaillir de joie et il oublia presque la douleur assez aiguë que lui occasionnait sa blessure. Elle lui écrivait !

Qui sait ? elle avait appris sans doute qu’il s’était battu pour elle.

Tout frémissant d’émotion, il rompit le cachet, et lut :

« Monsieur,

« J’apprends que vous vous êtes battu ce matin avec M. Fabien d’Asmolles. Le souvenir de notre conversation d’hier ne me laisse aucun doute sur les motifs de cette triste rencontre.

« Vous comprendrez, monsieur, quand vous serez moins jeune, que le plus sûr moyen de compromettre une femme, c’est de se faire son champion, et comme je me trouve déjà beaucoup trop compromise par toutes vos folies, vous me permettrez, en vous envoyant mes compliments de condoléance, de vous apprendre que je quitte Paris aujourd’hui même.

« Votre servante,

« ANDRÉE DE CHAMERY. »

Pour avoir l’explication de cette lettre, qui faillit tuer l’amoureux Roland de Clayet, il est nécessaire de pénétrer plus avant dans la vie intime de cette femme qui se faisait impudemment nommer mademoiselle de Chamery.

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