Il tombait une pluie fine et serrée, aucune voiture ne passait dans la rue, aucune clarté ne brillait aux croisées des rares maisons espacées entre des jardins qui forment cette longue rue qui traverse Passy du sud-est au nord-ouest.
– Diable ! pensa Roland, Fabien aurait-il dit vrai ! serais-je mystifié ?
Il attendit dix minutes, puis un quart d’heure. La pluie lui fouettait le visage.
Le silence d’une ville de province régnait autour de lui.
Cependant, comme il commençait à perdre patience, une lueur se fit dans le lointain, du côté du Bois. Roland reconnut ces lanternes à la clarté blanche et décuplée par une optique des voitures de maître.
Son cœur se prit à battre et il poussa son cheval à la rencontre de la voiture.
C’était un coupé bas qui s’arrêta à dix pas du cavalier.
Le cavalier poussa son cheval. Alors un valet de pied sauta du haut du siège.
– Monsieur de Clayet ? dit-il d’un ton interrogatif.
– C’est moi, dit Roland.
Le valet salua profondément.
– Si monsieur veut mettre pied à terre…
Roland descendit de cheval.
Alors le valet reprit :
– Monsieur va monter dans le coupé qui le conduira à destination et le ramènera ensuite ici.
– Ah ! ici ? dit Roland.
– Monsieur m’y retrouvera tenant son cheval en main.
Et le valet ouvrit la portière du coupé.
Le coupé était vide.
– Allons, pensa Roland, dont la nature fanfaronne avait repris le dessus et qui ne supposait déjà plus qu’il pût être mystifié, la comtesse fait bien les choses, elle veut bien me recevoir chez elle.
Il monta, le valet referma la portière, et le coupé partit au grand trot de ses carrossiers.
– Où me mène-t-on ? se demanda alors Roland.
Il regarda, mais ce fut avec une sorte de stupeur qu’il reconnut que les glaces du coupé étaient dépolies et ne laissaient passer qu’un jour blanc et mat, qui ne permettait pas de rien distinguer au dehors.
Il voulut les baisser… les glaces étaient disposées de façon à ne pouvoir ni se lever, ni se baisser sans l’aide de quelque mystérieux ressort que la main du jeune homme ne parvint point à rencontrer.
Alors il songea à ouvrir toutes les portières… Toutes deux étaient fermées comme avec un verrou extérieur et il n’existait en dedans aucun levier d’ivoire.
Roland était prisonnier dans une voiture.
– Oh ! oh ! se dit-il, se souvenant de nouveau des paroles de Fabien.
Et, un moment encore, il crut à une mystification. Il frappa aux glaces des portières, à celles du devant, il cria, appela…
La voiture continua à rouler.
Dans un premier mouvement de colère, Roland songea à briser l’une des glaces d’un coup de poing.
Fort heureusement, une sage réflexion l’arrêta net.
Roland avait lu beaucoup de romans, et dans ces romans il se souvenait avoir vu que les femmes d’un certain monde aiment à s’entourer de toutes sortes de mystères.
– La comtesse est prudente, pensa-t-il, elle ne veut pas que je sache en quel lieu elle me reçoit.
Et il se résigna à demeurer dans sa prison roulante.
La voiture courut environ dix minutes, tourna (Roland le sentit) et parut changer de direction.
Au bout de dix minutes, elle s’arrêta, et notre héros entendit le bruit d’une porte à deux battants qui s’ouvrait devant elle.
La voiture s’avança pendant quelques instants encore puis la porte se referma. En même temps, on ouvrit la portière, et une bouffée d’air froid et humide vint frapper Roland au visage.
– Descendez, lui dit-on en allemand.
Le jeune homme sortit du coupé, et, d’un regard rapide, inventoria les objets qui l’environnaient et le lieu où on l’avait conduit.
La nuit était obscure, il pleuvait toujours.
Roland reconnut qu’il se trouvait dans une cour entourée de grands murs, qu’il avait en face de lui un joli pavillon à deux étages, aux fenêtres desquels brillait une clarté discrète et pleine de mystérieuses promesses.
Mais il fut loin de se douter qu’on l’avait amené dans cette même rue de la Pompe où il attendait une demi-heure auparavant.
La voiture avait longé la rue, était descendue jusqu’au quai, puis, tournant sur elle-même, elle était revenue sur ses pas.
L’homme qui avait ouvert la portière, disant à Roland « Descendez, » en langue allemande, lui prit la main et ajouta : – Suivez-moi.
Roland monta, sur les pas de son guide, les marches du perron et pénétra dans un petit vestibule, puis il gravit l’escalier en coquille, arriva au premier étage, traversa le salon, et s’arrêta ébloui et le cœur palpitant sur le seuil de cette jolie chambre à coucher fond bleu qui avait huit jours auparavant, fait l’admiration de Rebecca, cette sœur naturelle de la comtesse Artoff.
La pièce était peu éclairée. Une lampe discrètement couverte d’un abat-jour était placée dans un coin, sur un petit guéridon de laque.
Seulement – et c’était la cause de l’éblouissement de Roland –, si faible que fût cette clarté, elle avait permis au jeune homme d’apercevoir une femme. Cette femme était assise près du foyer, dans un grand fauteuil. Elle avait le sourire un peu triste, le regard profond, la luxuriante chevelure dorée de Baccarat, et la ressemblance était si frappante, que l’amoureux jeune homme courut à elle, tomba à genoux, appuya ses lèvres sur la main blanche et fine qu’elle lui tendait et murmura :
– Ah ! vous êtes noble et bonne, madame la comtesse.
Elle lui pressa la main silencieusement, comme si elle eût été dominée par une vive émotion ; puis elle le releva, et lui dit d’une voix tremblante :
– Asseyez-vous là… près de moi…
Roland était fat, indiscret, vantard, mais il était de bonne foi dans ses illusions, et il était tellement persuadé qu’il aimait la comtesse à en mourir, que tout son sang afflua à son cœur, et que plusieurs minutes s’écoulèrent sans que ni lui, ni celle qu’il prenait pour Baccarat, puissent échanger un mot.
La fausse comtesse Artoff avait-elle merveilleusement étudié et retenu, grâce aux patientes leçons de Rocambole son rôle de grande dame, ou bien cette aisance de manières, cette vivacité d’esprit, cette retenue habilement calculée qui semblent innées chez quelques femmes du monde galant sorties de la boue, et que le hasard élève au niveau du vrai monde, s’étaient-elles révélées en elle du jour où une opulence relative était venue remplacer sa misère, et changer ses haillons en robes de soie ?
C’est là une question difficile à résoudre. Toujours est-il qu’à partir du moment où le marquis de Chamery lui avait dit : « Tu te nommes la comtesse Artoff, » Rebecca s’était si bien identifiée à son nouveau rôle, qu’un homme moins étourdi, plus expérimenté que Roland, s’y fût lui-même laissé prendre.
Lorsqu’elle eut donné le temps convenable de se dissiper à cette émotion habilement jouée, la fausse Baccarat que, pour la clarté de notre récit, nous appellerons provisoirement la comtesse, attacha un regard humide de reconnaissance et d’amour sur Roland, qui tremblait comme un écolier à son premier rendez-vous.
– Ainsi donc, lui dit-elle, je vous dois la vie, monsieur ?…
– Ah ! madame, répondit le jeune homme avec enthousiasme, que ne puis-je exposer la mienne chaque jour pour l’amour de vous !
Elle eut un sourire charmant.
– Vous êtes un jeune fou, dit-elle.
– Fou ! parce que je vous aime…
– Hélas ! soupira-t-elle, je devrais dire que nous sommes fous tous deux, car, moi aussi, je vous aime…
Elle cacha sa tête dans ses mains, et l’amoureux Roland crut voir une larme jaillir au travers de ses doigts. Mais bientôt elle parut revenir au sentiment du devoir que lui imposaient et son nom et son rang, et se remettant de son trouble, souriant d’un air moqueur, se montrant telle enfin qu’avait dû être souvent la comtesse Artoff lorsqu’elle se nommait Baccarat, elle lui indiqua le fauteuil où il était assis tout à l’heure.
– Asseyez-vous donc, lui dit-elle, et soyez raisonnable, ou bien…
Et le menaça du doigt.
– Ou bien je vous renvoie à l’instant.
Et Roland, un peu calmé par ce ton railleur, obéit et s’assit.
– Maintenant, dit-elle, reprenant la place qu’elle occupait lorsqu’il était entré, et lui abandonnant de nouveau sa main, causons.
– Oh ! je vous aime, et depuis quinze jours…
– Bon ! je sais ce que vous allez me dire. Depuis quinze jours que vous avez espéré, désespéré, souffert le martyre…
– Oh ! oui, fit-il, mettant la main sur son cœur, avec un geste tragique.
– Puis, continua-t-elle, souriant toujours, vous avez reçu mon billet, vous l’avez lu, relu.
– Depuis ce matin…
– Très bien. Vous êtes venu ici le cœur palpitant, ivre d’espoir… que sais-je ? Vous voyez bien, mon pauvre enfant, acheva-t-elle en redevenant sérieuse, que je suis une vieille femme et que je sais par cœur toutes les phrases, tous les chapitres de la passion.
– Vous êtes belle… et je vous aime… murmura Roland avec enthousiasme.
Elle eut un de ces sourires que la Baccarat des anciens jours lui eût enviés.
– S’il en était autrement, lui dit-elle, seriez-vous donc ici ?
Puis elle continua gravement :
– Écoutez, lui dit-elle, puisque, vous le voyez, je sais si bien ce que vous avez pu espérer et souffrir, écoutez maintenant ma petite histoire à moi.
– Parlez, madame, parlez, dit Roland.
– Mon enfant, poursuivit-elle, prenant un ton paternel, je n’ai pas toujours été la comtesse Artoff… je n’ai pas toujours été du monde… On m’a nommée Baccarat.
– Ah ! qu’importe ! fit Roland.
– Écoutez-moi donc. Baccarat n’avait jamais aimé ; un jour elle fut touchée par l’amour, et elle devint la comtesse Artoff. Ce jour-là, mon enfant, la courtisane se repentit et devint femme honnête, elle se jura de respecter le nom qu’un homme de cœur lui donnait pour la purifier du passé. Pendant quatre années, elle a aimé, adoré son mari.
Ici la prétendue comtesse Artoff cacha sa tête dans ses mains, et crut devoir se montrer très émue.
Ensuite elle reprit :
– Ah ! pourquoi êtes-vous venu vous placer sur mon chemin ? pourquoi vous ai-je rencontré ? Le jour où je vous ai vu, mon cœur s’est pris à battre, ma raison s’est égarée… Je suis redevenue Baccarat. Et cet homme si noble et si bon, qui avait tendu la main à la femme tombée, cet homme, hier encore adoré, m’est devenu odieux.
Des larmes étaient de rigueur après un pareil aveu que la passion venait d’arracher à la fausse Baccarat. Aussi éclata-t-elle en sanglots, en murmurant cette phrase à effet :
– Mon Dieu ! mon Dieu ! comme je l’aime !
À cette exclamation, que semblait arracher à Rebecca la violence de sa passion pour Roland de Clayet, celui-ci crut devoir répondre par cette autre exclamation non moins mélodramatique :
– Je crois que je vais mourir !
Mais la fausse comtesse, pensant probablement qu’il ne fallait pas prolonger davantage la situation, se redressa calme et forte, prit la main de Roland et lui dit : – Mon mari arrive dans trois jours.
– Oh ! s’écria Roland, déjà !
– Hélas !
– Ah ! je le hais, cet homme…
– Soyez généreux, plaignez-le, plaignez-moi, car mon bonheur de quatre années va devenir une torture de tous les instants.
– Voulez-vous fuir avec moi ? proposa le jeune homme.
– Non, car nous irions au bout du monde qu’il nous y rejoindrait.
– Vous le craignez donc ?
– Il me tuerait.
– Quand je suis là ? fit Roland, qui se posa le poing sur la hanche et parodia Ruy Blas.
– Et il vous tuerait, ajouta-t-elle ; et je ne veux pas mourir ; et je ne veux pas que vous mouriez… il faut que vous m’aimiez, dit-elle d’une voix calme… Seulement, vous serez discret, n’est-ce-pas ? vis-à-vis de la terre entière ?…
– Oh ! certes, dit Roland, qui avait oublié déjà qu’il avait depuis le matin une vingtaine de confidents.
– Mais, peut-être, hélas !… quand il sera ici, reprit la fausse comtesse, ne pourrai-je vous voir tous les jours… Serez-vous patient ?… Vous direz-vous que celle qui vous aime souffre plus que vous ?
– J’attendrai et je souffrirai en silence.
Roland prononça ces mots d’un air fatal et résigné qui est bien fait au théâtre.
Et ces petites conditions posées, les deux amants songèrent enfin à prendre congé l’un de l’autre.
– Partez ; à ce soir, dit Rebecca.
– Où ?
– Ici.
– Comment viendrai-je ?
– Vous trouverez la voiture dans la rue où vous avez laissé votre cheval, répondit la sœur de Baccarat.
Puis elle reconduisit Roland jusqu’à la porte du salon et le poussa doucement dans l’escalier.
– J’ai le paradis dans le cœur !… murmura le jeune homme à bonnes fortunes, en mettant le pied dans la cour.
Roland de Clayet affectionnait les métaphores au suprême degré.
Le coupé, le même cocher, les mêmes chevaux attendaient. Le laquais allemand ouvrit la portière et la referma sur Roland, qui se trouva de nouveau prisonnier et dans l’impossibilité de voir au dehors.
La voiture partit et exécuta la même manœuvre, c’est-à-dire qu’elle descendit et remonta la rue pour s’arrêter à l’endroit où quelques heures plus tôt Roland l’avait rencontrée. Là, le valet qui avait gardé le cheval ouvrit la portière, et Roland descendit.
Le jeune homme lui mit un louis dans la main, sauta en selle, et partit au galop.
Pendant le premier quart d’heure de sa course, Roland eut les idées un peu confuses ; il ne se rendit pas un compte exact de ce qui venait de lui arriver. Mais, peu à peu, il parvint à classer ses souvenirs, à analyser ses sensations et, au moment où il traversait le rond-point des Champs-Élysées, cet homme, chez lui la vanité tenait un à un tous les sentiments, cessa d’être amoureux pour être fat.
– C’est égal, se dit-il, outre que j’aime la comtesse, il faut avouer que j’ai une assez jolie chance : la comtesse est une femme très à la mode, et je vais être discret de façon à ce que l’on sache un peu par-ci par-là qu’elle a daigné jeter sur moi un regard favorable.
En passant sous les fenêtres de son cercle, il leva la tête.
– Qui sait ? se dit-il, Octave a peut-être passé la nuit à jouer et se trouve-t-il encore là-haut ? Je ne serais pas fâché de lui conter tout cela et d’avoir son avis…
Un commissionnaire fumait philosophiquement à l’angle de la rue ; Roland l’appela, et, lui confiant à tenir son cheval au bord du trottoir, il monta.
Les salons du cercle étaient à peu près déserts. Cependant, au fond du fumoir, quelques petits messieurs à lorgnon achevaient un mistigris.
Mais le jeune M. Octave n’y était pas.
Roland redescendit tout désappointé et rentra chez lui de fort mauvaise humeur, malgré son bonheur insigne. Il se mit au lit en formant le souhait que le jeune M. Octave vint le réveiller vers midi, et malgré l’ardent amour que lui inspirait la comtesse, il ne tarda point à s’endormir.
À midi, un coup de sonnette l’éveilla en sursaut. Mais ce n’était pas le jeune Octave, ce confident attendu avec tant d’impatience. C’était le marquis de Chamery.
Rocambole entra souriant et lui tendit la main.
– Savez-vous, lui dit-il, pourquoi je viens vous voir ?
– Non, dit Roland.
– Je viens vous demander, ajouta railleusement l’élève de sir Williams, si vous n’auriez pas besoin d’un confident, et, dans ce cas, vous offrir mes humbles services.
Et Rocambole s’assit au chevet de M. de Clayet, ravi d’avoir enfin quelqu’un à qui il pût confier le secret qui l’étouffait.