À deux jours de là, Banco dit à don José, qui, pour la dixième fois environ, était introduit les yeux bandés dans la petite maison d’Asnières :
– Mon ami, j’aurai peut-être un de ces jours une bonne nouvelle à vous donner.
– Ah ! fit don José, qui la regarda avec des yeux brillants de joie et d’amour.
– Qui sait ?
Elle lui jeta un de ces coups d’œil que les femmes nomment une amorce.
– Au fait, dit-elle, je me trompe peut-être…
– Vous vous trompez ?… que voulez-vous dire ?… pourquoi ? fit don José, qui ne comprenait rien à ces paroles ambiguës.
– Sans doute. J’ai peut-être de la fatuité…
– Vous ?
– Qui me dit que vous considéreriez comme une bonne nouvelle, la possibilité de passer toute une longue journée avec moi ?…
– Oh ! fit don José ravi.
– Au grand air… à la lumière… loin de cette prison.
Et elle montrait du doigt le joli boudoir.
– Cette prison, acheva-t-elle avec un sourire savamment exhalé, où nous enferme le terrible mystère qui nous enveloppe…
– Mais, s’écria l’Espagnol enthousiasmé, ce serait une journée de paradis…
Elle posa un doigt sur ses lèvres.
– Chut ! dit-elle, ce n’est point encore bien certain. J’espère être libre… mais je n’en ai pas la certitude…
– Mais enfin… quand… pourriez-vous ?…
– Écoutez, dit-elle. Avez-vous un domestique en qui vous ayez pleine confiance ?
– Oui.
– Un homme dévoué ?
– Je le crois. Cet homme, du reste, dépend de moi. Sa vie est entre mes mains.
– Ah ! dit Banco naïvement, ceci est assez original, et il n’y a qu’un Espagnol capable d’avoir de ces idées-là… Vous allez me dire son histoire, n’est-ce pas ?
– Oui… mais… d’abord…
– Je comprends. Vous voulez savoir… Eh bien, envoyez cet homme chaque jour, vers trois heures, se promener aux Tuileries avec votre livrée et une cocarde bleue…
– Et… demanda don José.
– C’est tout. On vous dira le reste plus tard.
– Vous êtes une énigme…
– Vivante, n’est-ce pas ?
– Et délicieuse, ajouta-t-il en portant la petite main de Banco à ses lèvres.
Don José raconta à la jeune femme comment l’assassin Zampa était entré à son service ; puis, l’heure de la séparation étant venue, il s’en alla plus épris que jamais et tout à fait las de ses mystérieuses amours de la rue du Rocher.
Or, le lendemain, à trois heures, don José envoya Zampa se promener aux Tuileries, tandis qu’il allait lui-même rue de Babylone faire sa cour officielle à mademoiselle Conception de Sallandrera.
Zampa, qui possédait tous les secrets de son maître et savait que, chaque soir, don José était enlevé, Zampa n’était point fâché de savoir, non seulement tout ce que savait son maître, mais encore ce qu’il ne savait pas, c’est-à-dire le nom et la situation sociale de l’inconnue. Il alla donc aux Tuileries avec tout l’empressement d’un homme qui va à un rendez-vous pour son propre compte et non pour celui d’un autre. Puis, arrivé dans le jardin, il se promena de long en large, les mains derrière le dos, en valet de bonne maison qui sent et apprécie toute son importance. Deux ou trois minutes après, il vit venir à lui un assez bizarre personnage, le même qui, un peu plus tard, devait apparaître à la gitana Fatima comme un être surnaturel. La polonaise à brandebourgs, la coiffure fourrée, le pantalon collant gris et les bottes à revers, tout, jusqu’à ce visage morne encadré par des cheveux d’albinos, étonnèrent beaucoup le Portugais. L’inconnu s’arrêta devant lui et lui dit, en l’enveloppant de son regard terne :
– Vous vous nommez Zampa ?
– Oui, dit le Portugais.
– Vous êtes au service de don José ?
– Oui.
– Et vous lui êtes dévoué ?
– Sans doute.
– Venez vous asseoir là-bas, au pied de la statue de Spartacus.
– Pourquoi ?
– Nous pourrons causer… cet endroit du jardin est désert.
– Soit, dit Zampa. Et il suivit l’inconnu.
Celui-ci alla se placer sur un banc, à deux pas du chef-d’œuvre du sculpteur Foyatier, et regarda de nouveau Zampa, qui se tint debout devant lui. Il sembla que le laquais subissait déjà un impérieux ascendant de la part de ce bizarre personnage. L’inconnu reprit :
– Vous vous nommez Zampa. Don José vous a pris à son service pour vous sauver de l’échafaud.
Zampa tressaillit et devint tout à coup aussi blanc que la statue de l’esclave romain. Jamais, il le croyait, du moins, don José n’avait livré le secret de leur mystérieuse association. L’inconnu poursuivit avec calme :
– Il y a de cela environ six ans. Vous êtes donc encore en dehors de la prescription. Il suffirait d’un mot adressé au parquet du procureur impérial français pour vous faire arrêter et vous remettre aux mains de la justice espagnole. Quel que soit son crédit, don José ne pourrait vous sauver.
– Que voulez-vous donc de moi ? balbutia le Portugais, qui comprit que l’homme assis devant lui voulait lui vendre, chèrement peut-être, la sécurité dont il jouissait depuis six années, et qui pouvait être troublée par un mot.
– Il y a deux hommes, continua l’inconnu, qui ont sur vous droit de vie et de mort. Le premier est don José…
– Et le second ?
– C’est moi.
Zampa baissa la tête.
– Or, poursuivit son interlocuteur, don José vous a mal gardé le secret, puisque ce secret je le possède, moi.
Le Portugais serra les poings.
– Oh ! je me vengerai, dit-il.
– Donc, le dévouement que vous avez pour lui ne peut exister plus longtemps…
– Non, certes !…
– Et si vous le servez fidèlement, la crainte seule sera votre mobile.
– C’est vrai.
– Mais si je veux que vous le trahissiez…
– Vous ? dit Zampa avec terreur.
Un sourire problématique éclaira l’étrange visage de l’inconnu.
– Je suis plus fort que don José, dit-il, et je veux le briser !
Un éclair de haine passa dans les yeux du Portugais Zampa. Peut-être cet homme pardonnait-il moins encore à don José l’état de vasselage et de domesticité où il l’avait tenu durant six années, que cette indiscrétion qui le plaçait maintenant à la merci d’un inconnu.
Ce dernier reprit :
– Pour atteindre le but que je me suis donné, j’ai besoin de toi. Mais sois tranquille, je suis généreux et je te paierai largement.
Ces derniers mots éveillèrent la cupidité de l’ancien bandit, qui passa soudain de la terreur à la cauteleuse prudence d’un homme qui veut vendre cher ses services…
– Faisons nos conditions, dit son interlocuteur : que gagnes-tu ?
– Don José me donne mille écus.
– Que voles-tu ?
– Dix mille francs.
– Qu’espères-tu ?
– Quand don José aura épousé mademoiselle Conception de Sallandrera, je deviendrai son intendant, et alors je jouirai d’une modeste aisance.
– Tes espérances sont folles.
– Pourquoi ?
– Parce que don José n’épousera jamais mademoiselle de Sallandrera.
– Ah bah ! dit Zampa ébahi.
– S’il l’épouse, ajouta froidement l’homme aux cheveux jaunes, il sera assassiné le lendemain de son mariage.
Un feu subit, un éclat inaccoutumé brillèrent tout à coup dans le regard morne de l’inconnu, et Zampa, en criminel intelligent, comprit qu’il avait affaire à plus fort que lui. Seulement, il n’eut pas un seul instant la pensée que le poignard qui menaçait don José fût dans la main d’un rival qui voulait, lui-même, épouser Conception. Bien au contraire, il demeura convaincu qu’il avait devant lui un homme entièrement dévoué et qui n’était que l’instrument de cette maîtresse mystérieuse qu’avait don José, laquelle obéissait sans doute à un sentiment de jalousie.
– Ah ! diable ! dit alors Zampa, ceci devient grave, il me semble.
– Si don José vit, il ne saura rien de la trahison.
– Et… s’il meurt ?
– Tu seras largement payé.
Zampa tenait à établir des chiffres.
– Le jour où je saurai ce que don José va faire chaque soir rue du Rocher, tu toucheras dix mille francs.
– Bon ! après ?
– Et cent mille, le jour où le mariage de don José avec mademoiselle de Sallandrera sera devenu impossible.
– Ah ! fit Zampa, vous m’en direz tant…
– Dans l’intervalle, acheva l’inconnu, tes appointements seront de deux mille francs par mois.
L’homme à la polonaise tira un portefeuille, prit un billet de mille francs, le tendit à Zampa et lui dit :
– Voici pour la première quinzaine.
Alors Zampa s’assit sans façon à côté de celui qui l’achetait aussi cher.
– Don José se rend chaque soir rue du Rocher, dit-il, pour y voir sa maîtresse la gitana Fatima.
Et il raconta dans ses plus minutieux détails l’histoire de la bohémienne et de don José, la jalousie de cette femme, son amour ardent, son caractère fougueux et sauvage, tout hormis ce qu’il ne savait pas, c’est-à-dire le secret de leur crime commun, de ce crime abominable dont l’infortuné don Pedro avait été victime. L’homme à la polonaise l’écouta avec une grande attention.
– À quelle heure, demanda-t-il, don José se rend-il chez la bohémienne ?
– À dix heures.
– Tous les soirs ?
– Sans y manquer.
– Est-il le seul homme qui pénètre chez elle ?
– Avec moi, oui.
– Ah ! tu y vas…
– Dans la journée, à deux heures.
– Tous les jours ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– J’y vais avec un habit et une cravate blanche. Je passe pour un médecin. Il faut bien que cette femme, que personne n’a vu, et que tout le monde croit malade, ait un médecin.
– C’est juste. Ainsi tu entres par la place Laborde ?
– Oui, et don José par la rue du Rocher. Le concierge de la maison n’a jamais vu don José. Il ne connaît que moi.
– L’appartement n’a-t-il que ces deux issues ?
– Il en a une troisième…
– Ah !
– Mais celle-là, la gitana ni ses gens ne la connaissent.
– Quelle est sa destination ?
– Lorsque Fatima vint à Paris, don José était horriblement jaloux. Ce n’était point assez de deux espions qui veillaient sur la gitana, il fallait encore que don José pût savoir ce qu’elle disait, et, pour ainsi dire, ce qu’elle pensait. Il avait donc, avant son arrivée, fait pratiquer une sorte de cachette dans l’épaisseur du mur du boudoir. On y descendait par une trappe pratiquée à l’étage supérieur de la maison de la rue du Rocher, dans une mansarde louée à don José, qui s’était donné pour un ouvrier forgeron en voitures. Or, il advenait quelquefois que, dans la journée, don José allait se blottir dans cette cachette pour écouter les conversations de la bohémienne avec sa vieille nourrice.
– Mais, interrompit l’homme à la polonaise, de cette cachette peut-on voir dans le boudoir ce qui s’y passe ?
– Oui, par un trou imperceptible ménagé au-dessus d’un tableau de Zurbaran, placé entre la cheminée et la croisée.
– Et peut-on entrer dans le boudoir ?
– En pressant un ressort, le tableau qui masque une porte tourne sur lui-même.
– Très bien. C’est dans cette cachette que je veux que tu m’introduises.
– Quand ?
– Demain.
– À quelle heure ?
– À l’heure où don José doit venir.
– Vous serez obéi. Où vous reverrai-je ?
– Ici, demain soir, à neuf heures.
– C’est bien ; j’y serai.
Zampa salua l’homme à la polonaise jusqu’à terre et s’en alla. Celui-ci demeura quelque temps encore à se promener dans le jardin, comme s’il eût voulu se bien assurer que le Portugais était parti, puis il gagna la porte qui fait face au bord de l’eau et disparut.
On devine maintenant quel était ce bizarre personnage que la gitana vit, le lendemain, surgir dans son boudoir ; au moment où elle y rentrait après avoir reconduit don José jusqu’à la porte intérieure de son appartement, et comment il y était entré. On se souvient de son premier entretien avec la gitana, de ses conseils et du billet qui lui enjoignait impérativement de prendre cette poudre blanche déposée avec la missive sous la potiche de Chine. On sait ce qui advint.
Fatima mit dans un verre d’eau la poudre mystérieuse, but ensuite avec don José un verre de marasquin, reconduisit celui-ci, et trouva de nouveau l’homme à la polonaise dans le boudoir. Puis elle lui vit donner à son perroquet un morceau de sucre imbibé dans la liqueur apportée par don José, l’animal se débattre un moment, agiter ses ailes, et tomber enfin foudroyé. Enfin elle entendit cet homme, qu’elle prenait pour le diable, lui dire froidement, en lui montrant tour à tour l’oiseau mort et le verre vide :
– Il faut, avec quelques gouttes de cette liqueur, deux minutes pour tuer un perroquet, une heure pour tuer un chien et vingt-quatre heures pour faire un cadavre d’une belle fille comme toi…
En prononçant ces derniers mots, l’inconnu s’était assis, souriant :
– Ainsi, disait-il, tu as bu du marasquin que te versait don José ?
– Oui, murmura la bohémienne dont les dents claquaient d’épouvante.
– Eh bien ! don José que tu aimes et que tu as menacé de mort t’a prévenue, ma fille…
– Ah ! fit-elle d’une voix sourde.
– Il t’a empoisonnée, afin de pouvoir aimer librement ta rivale.
Ces assurances rendirent la vie et son énergie sauvage à cette femme qui croyait déjà lutter contre les tortures de la mort. Elle se redressa superbe de courroux, de haine et d’emportement :
– Oh ! dit-elle, puisque j’ai encore vingt-quatre heures à vivre, je le tuerai.
Elle prit son poignard et le brandit. Mais l’homme à la polonaise le lui ôta des mains.
– Tu te trompes, fit-il. Puisque don José a bu du marasquin avec toi, il n’a pas besoin de ton poignard pour mourir…
– Oh ! c’est vrai… dit-elle, mais alors… pourquoi, puisqu’il a voulu mourir… ah ! ma tête se perd au milieu de tous ces mystères…
L’inconnu se prit à rire :
– Le mystère est facile à expliquer. Don José avait pris du contre-poison.
– Ah ! s’écria-t-elle, je comprends.
– Il a donc bu sans crainte.
– Mais il ne comptait pas sur mon poignard. Et puisque je dois mourir…
L’homme à la polonaise haussa les épaules.
– Tu ne mourras point, dit-il.
Elle jeta un cri de joie et d’angoisse.
– Toi aussi, acheva-t-il, tu as pris, grâce à moi, et sans t’en douter, du contre-poison.
– Moi ?
– Oui… cette poudre blanche…
– Ah ! murmura la superstitieuse fille au comble de la joie et se mettant à genoux, j’avais bien deviné que vous étiez mon père.
– Hein ?
– Oui, n’êtes-vous point le diable ?
– Peut-être.
– Eh bien ! ma mère…
– C’est possible, dit brusquement l’inconnu, qui comprit tout le parti qu’on pouvait tirer des étranges croyances de la bohémienne. Dans tous les cas, c’est à moi que tu dois ton salut…
– Oh ! vous êtes mon père…
– À moi que tu devras ta vengeance.
Ce mot fit passer la gitana de son accès de reconnaissance à un accès de fureur jalouse :
– Ah ! dit-elle, maintenant, j’ai bien eu la preuve que don José voulait ma mort : donnez-moi celle de sa trahison et… vous verrez si je tiens mes serments.
– Cette preuve, dit l’inconnu, tu l’auras bientôt.
– Mais quand ?
– Patience ! l’heure approche.
Fatima serra convulsivement le manche de son poignard.
– Écoute-moi bien, reprit l’inconnu.
– Je vous écoute… mais parlez vite.
– Don José, tu le vois, a voulu t’empoisonner.
– Oh ! le lâche !
– Il t’a quittée le sourire aux lèvres, te pressant les mains, te regardant avec amour et te disant « à demain ».
– Le traître !
– Mais il espère bien, en revenant demain ici, ne trouver qu’un cadavre.
– Eh bien ?
– Demain, il apprendra que tu es pleine de vie, poursuivit l’inconnu. Alors il sera pris d’une rage folle, et, comme il a juré ta mort, il s’y prendra d’une autre façon.
– L’infâme !
– Puisque le poison a été impuissant, il songera au poignard ; mais ne crains rien, je veille sur toi. Seulement, il faut que tu continues à jouer ton rôle.
– Comment ?
– Que tu sois tendre, affectueuse comme par le passé.
– Mais il saura bien que j’ai pris du contre-poison ?…
– Sans doute, et il accusera d’abord son valet de l’avoir trahi, car il ne sait pas ce que je puis, moi.
– Eh bien ?
– Mais tu détourneras ses soupçons et lui donneras, à ton insu en apparence, l’explication de l’impuissance du poison. Tu vas feindre de dormir demain jusqu’à trois ou quatre heures. Tu ne sonneras pas ta nourrice avant ce moment. Quand don José viendra, tu te plaindras d’avoir eu la tête lourde et un sommeil prolongé, et tu l’attribueras à un abus d’opium que tu as fait. L’opium est un contre-poison quelquefois… Maintenant bonsoir… à demain…
Fatima se laissa de nouveau bander les yeux. Puis son mystérieux compagnon disparut, non sans lui avoir dit à l’oreille :
– Méfie-toi du nègre et de ta nourrice.