XXXV

Rocambole prit l’attitude d’un narrateur et regarda Banco.

L’élève de sir Williams n’était pas homme à livrer ses secrets à qui que ce fût au monde, et à la folle créature moins encore qu’à personne. Mais, après l’avoir contrainte par la force et la terreur à le mettre de moitié dans le jeu hardi qu’elle tenait contre don José, il avait, comme on va le voir, arrangé pour elle une fable assez ingénieuse dont elle devait être dupe.

– Ma petite, lui dit-il, au point où nous en sommes, nous ne devons plus avoir de secrets l’un pour l’autre.

– C’est bien heureux, dit Banco.

– Et si tu le veux, nous allons récapituler sur-le-champ nos faits et gestes, depuis huit jours que nous sommes ligués.

– Soit, récapitulons.

– Quand je me suis mis de ta partie en te laissant entrevoir que je pouvais te faire perdre à la fois ton prince russe, l’homme sérieux…

– Oh ! très sérieux, interrompit Banco ; il a plus de villages que je n’ai de cheveux.

– Et du même coup, don José, l’homme… d’agrément, tu étais parvenue à persuader celui-ci que tu étais une vraie princesse, fille et femme de vrais princes.

– Ma foi ! dit Banco, mon père disait souvent que j’étais un morceau de roi.

– C’est mon avis, et je suis persuadé que tu as été changée en nourrice.

– Après ? fit Banco, sensible à ce compliment délicat.

– Or, que voulais-tu de don José ? Bien peu de chose en apparence, beaucoup en réalité ; tu voulais l’amener à t’introduire comme une femme de qualité chez le général C…, à la seule fin d’humilier tes parents qui ont refusé tes bienfaits et tirent modestement le cordon chez le général.

– C’est vrai, dit Banco.

– Pour cela, tu avais assez bien disposé tes batteries et tu jetais l’argent par les fenêtres.

– Oh ! fit la jeune femme, quand il le faut, je ne regarde pas à la dépense.

– Bon !… les choses en étaient donc là quand je suis arrivé.

– Oui.

– Tu n’aimais pas don José ?

– Fi !… dit Banco indignée. Dans le monde de la galanterie, une femme qui aime est aux trois quarts déshonorée.

– Donc, tu ne voulais faire de lui qu’un instrument de ta petite vengeance ?

– Absolument.

– C’est alors que je suis entré dans ton jeu.

– Est-ce que votre père serait portier quelque part ? demanda la folle créature d’un ton moqueur.

– La question est impertinente, mais elle est spirituelle, et je te la pardonne. Non, tu voulais te venger de ta famille ; moi, me venger de don José et gagner un pari.

– Bah ! ça m’intrigue…

– Tu vas voir, je t’ai promis que tu saurais tout absolument.

– Quelle chance ! je commençais à perdre un peu la tête, parole d’honneur !

– Don José, poursuivit Rocambole, est capable de tout, même d’un crime, comme tu as pu le voir. Or, don José m’a pris jadis, avec quelques poignées d’or, une femme que j’aimais.

– Ah ! je commence à comprendre.

– Pas du tout. Je me suis juré de me venger d’abord : ensuite, comme il doit épouser sa cousine, j’ai parié cent mille francs avec un jeune lord assez excentrique et fort riche, que je ferais manquer ce mariage.

– Pas bête, cela, dit Banco.

– Je t’ai donc aidée de mes lumières, et, grâce à mes conseils, tu as assez bien joué cette scène de jalousie dans laquelle tu lui as demandé la vie de sa maîtresse, la bohémienne.

– Pardon, interrompit Banco, est-ce que ce serait la femme en question ?

– Peut-être…

– Après ?

– Le valet de don José, les domestiques de la bohémienne, tout cela m’est vendu.

– Payez-vous cher ?

– Assez. Le valet a persuadé à son maître que le seul moyen d’éviter la jalousie féroce et les coups de poignard de la gitana était de l’empoisonner. L’idée a plu à don José, et son valet lui a donné pour un poison subtil une pauvre petite poudre inoffensive. Tu sais ce qui est arrivé. La gitana se portait à merveille, hier matin, et don José a été banni de ta présence. Ton billet et le mouchoir que je t’ai forcée de lui envoyer ont produit leur effet. Don José, n’ayant pu empoisonner la gitana, a voulu la faire poignarder. Le nègre s’est chargé de la besogne moyennant dix mille francs qui sont rentrés dans mon escarcelle.

– Allons donc !

– Il faut bien me couvrir de mes frais, dit Rocambole en riant.

– Et qu’a fait le nègre ?

– Il m’a aidé à enlever la gitana.

– Où l’avez-vous conduite ?

– En lieu de sûreté. Elle va attendre mes ordres sous les verrous.

– Et après ?

– Après, le nègre a tué l’épagneul de Fatima, et il a taché de son sang le mouchoir que don José, plein d’enthousiasme, porta à sa féroce Polonaise.

Banco laissa échapper un éclat de rire d’un timbre charmant et moqueur.

– Tout cela est fort bien, dit-elle ; mais à quoi bon cette lettre que j’ai écrite ?

– Ma chère, dit Rocambole, cette lettre n’a d’autre but que d’irriter un peu plus la passion volcanique de don José…

– Tiens ! j’ai lu dans un roman que l’amour s’accroissait des difficultés.

– C’est très vrai, observa Rocambole du ton de M. Prudhomme affirmant une vérité renouvelée des Grecs.

– Et puis ?

– Et de forcer don José à demeurer chez lui toute la journée sans nouvelle aucune de ce qui se sera passé demain matin rue du Rocher.

– Mais il finira bien toujours par apprendre le décès de l’épagneul ? fit Banco d’un ton piteusement comique.

– Il l’apprendra. Seulement tu auras soin de l’ignorer, toi, et tu croiras à la mort de Fatima.

– Irai-je donc le voir demain ?

– Oui, demain soir.

– Que lui dirai-je ?

– Oh ! demain, je te ferai ta leçon.

– Encore une question.

– Fais.

– Je ne vois pas encore où est votre vengeance et comment vous ferez manquer le mariage de don José ?

– Tu vas voir. Je tiens la gitana sous clef ; mais je lui ai promis de lui montrer don José te donnant le bras.

– Ah ! diable !…

– Ce sera au bal masqué du général, mercredi prochain.

– Vous me promettez bien que j’irai ?

– Parole d’honneur ! Or, tandis que don José te donnera le bras, la gitana se jettera probablement sur lui un pistolet à la main…

Banco frissonna.

– Merci ! dit-elle, le jeu ne me plaît pas, je quitte la partie.

– Ma petite, fit tranquillement Morton Tynner, tu dis une bêtise.

– Une bêtise !…

– Sans doute ; parce que, avec moi, on ne refuse jamais, d’abord…

Il attacha sur elle un regard froid qui la fit tressaillir.

– Et que, ensuite, poursuivit-il, tu dois bien penser que c’est moi qui aurai chargé le pistolet et que je me serai bien gardé d’y couler une balle.

– Oh ! alors, dit Banco, du moment où il n’y a pas de danger…

– Aucun.

– Tiens ! mais ce sera un joli scandale.

– Dame !… on arrêtera la gitana, on démasquera don José, mademoiselle Conception arrivera et le trouvera placé entre une maîtresse heureuse et une maîtresse abandonnée.

– Et mon masque tombera ?

– Parbleu !

– Tiens ! mais c’est original, tout cela… c’est une pièce des Folies-Dramatiques.

– Maintenant, as-tu tout compris ?

– Tout.

– Eh bien ! bonsoir, dit Rocambole en se levant, à demain. Demain, je te continuerai ta leçon.

Et Morton-Tynner rentra rue de Surène, où il redevint le marquis de Chamery.

La gitana s’était endormie. Elle n’entendit point Rocambole sortir.

Le lendemain, M. le marquis de Chamery se leva vers dix heures et monta chez sir Williams.

Depuis deux jours, l’aveugle n’avait point entendu parler de son élève.

– Mon oncle, lui dit Rocambole, je te demande bien pardon de te négliger ainsi ; mais j’ai fidèlement rempli toutes les instructions, et je viens te narrer mon iliade.

L’aveugle fit un geste d’approbation.

Rocambole s’assit au chevet de son lit et lui raconta succinctement, mais dans tous leurs détails, les événements que nous venons de rapporter.

Sir Williams écouta ravi.

– Tu le vois, dit Rocambole en terminant, tout va comme sur des roulettes.

– Oui, fit l’aveugle d’un signe.

– Ce que c’est que d’avoir de la chance !… toi, mon pauvre vieux, si tu étais à ma place, tu aurais déjà été roulé, et pourtant tu es la pensée qui ordonne, moi le bras qui exécute. Seulement, j’ai de la chance et tu n’en as pas. On te coupe la langue et on te tatoue ; moi, je deviens marquis et j’ai des chevaux anglais.

Et après cette raillerie cruelle, qui fit blêmir de rage le mutilé, Rocambole ajouta :

– Mais va, console-toi, on tâchera de t’être agréable un peu plus tard : on te servira la petite amie Baccarat avec une sauce distinguée. Ce sera un morceau de roi !

Cette promesse fit oublier à sir Williams sa colère subite ; un hideux sourire revint à ses lèvres.

Et Rocambole le quitta en lui serrant affectueusement la main.

– Aujourd’hui, se dit le faux marquis, je n’ai pas grand-chose à faire, ma journée m’appartient, et je vais me donner du bon temps. D’abord, je demanderai à déjeuner à ma sœur. J’aime la vie de famille, moi… Ensuite j’irai faire un tour rue de Surène, et voir comment ma prisonnière a passé la nuit. Puis Morton-Tynner passera rue de Castiglione faire sa leçon à Banco. Puis, encore, j’irai faire une apparition à mon club, et y perdre quelques louis. Il y a trois grands jours qu’on ne m’y a vu, et il ne faut pas négliger ses relations. Enfin, à cinq heures, je m’habillerai pour aller dîner chez mon beau-père futur.

Rocambole remplit fidèlement ce petit programme, et à cinq heures et demie précises son coupé bas à deux chevaux entra dans la cour de l’hôtel Sallandrera.

L’homme aux déguisements si divers était redevenu le marquis de Chamery, gentilhomme accompli de tous points.

Ce fut avec une certaine satisfaction qu’il n’aperçut point, parmi les équipages déjà arrivés, le phaéton de don José.

– Il attend toujours la princesse, pensa-t-il.

Et il monta, en homme déjà habitué à la maison, au deuxième étage de l’hôtel, après avoir demandé si mademoiselle Conception était encore à son atelier.

La manière de vivre tout à fait anglaise de la jeune fille excusait pleinement cette démarche.

Le marquis se présenta à l’atelier, dans l’espoir de trouver Conception seule. Mais son attente fut trompée. Autour du chevalet de la jeune fille se pressaient déjà quelques-unes de ces nullités élégantes, de ces comparses du monde qui semblent avoir reçu du hasard la mission désagréable de troubler les tête-à-tête, de faire manquer les rendez-vous et de placer innocemment leur sottise partout où elle peut être gênante.

Mademoiselle de Sallandrera, assise dans une bergère, recevait, avec un sourire mélancolique, des compliments d’une banalité maladroite sur son tableau, et supportait la conversation d’une vieille dame de lettres et de cinq ou six petits vicomtes qui jouaient à la Bourse dans la journée, au baccara le soir et tutoyaient leurs jockeys à l’écurie.

Rocambole salua tout ce monde avec un mélange de courtoisie et d’impertinence, puis il s’approcha de Conception.

La jeune fille était pâle et il ne fallait rien moins que la suffisante sottise de sa petite cour pour ne point apercevoir qu’elle était sérieusement souffrante. Elle jeta un regard au marquis de Chamery qui signifiait : – Mon Dieu ! vous venez trop tard… et pourtant j’ai tant besoin de vous parler et d’avoir foi en vous…

Rocambole sut imprimer à sa physionomie un cachet de contrariété et de dépit qui fut du meilleur effet aux yeux de Conception.

La conversation, après avoir touché à tout sans un très grand luxe d’esprit, malgré la présence de la dame auteur, en était arrivée à rouler sur le désespoir. Comment ces petits bonshommes, qui n’avaient jamais eu de plus sérieux chagrins que celui de couronner un cheval, de perdre au jeu ou de voir mourir leur tailleur, avaient-ils pu effleurer cette corde vibrante de la désespérée et parler, comme un aveugle parlerait des couleurs, des douleurs infinies de certaines âmes d’élite ? Nous ne saurions le dire.

Mais au moment où Rocambole s’assit, un vicomte qui voulait bien, à ses heures de loisir, raconter la philosophie des autres, débita ce paradoxe qu’il avait lu, la veille, dans un petit journal : « Le désespoir est tout simplement le rêve d’orgueil d’un esprit malade. » Et il ajouta de son cru :

– Je vous le demande, en vérité, mademoiselle et messieurs, un homme sain de corps et d’esprit peut-il jamais être malheureux ?

– Monsieur, répondit Conception avec une tristesse poignante, vous oubliez les douleurs qui naissent de la tombe.

– Bah ! on se console.

– Et, acheva la jeune fille d’une voix émue, celles qui font désirer la mort.

Personne ne comprit, pas même la femme de lettres. Mais Rocambole, qui pénétra la pensée intime et les angoisses de la pauvre jeune fille, ajouta :

– Heureusement, mademoiselle, la mort a de suprêmes consolations, et elle fauche souvent tout près de ceux qui aspirent à la tombe, afin de leur permettre de vivre.

Cette phrase nébuleuse arracha à un autre vicomte cette réflexion murmurée à voix basse : Dieu ! que le marquis est bête !

Mais Conception avait tressailli.

Pour elle, le pathos apparent de Rocambole semblait signifier : Espérez… le monstre à qui vous vous croyez déjà sacrifiée touche peut-être à sa dernière heure.

Don José entra.

L’hidalgo était sombre et soucieux. Sans doute la Polonaise n’était point venue encore.

– Par la sambleu ! dit un troisième vicomte, vous avez la mine d’un conspirateur, señor !

– Moi ? fit don José en tressaillant.

– Vous-même.

– Seriez-vous l’auteur du drame de la rue du Rocher ? demanda la dame de lettres, qui ne rêvait que combinaisons dramatiques.

Ces mots firent faire un soubresaut à don José, et il devint livide. Mais l’atelier était plongé dans une demi-obscurité, les jeunes gens n’étaient pas doués de l’esprit d’observation, la femme de lettres portait des lunettes bleues sur un nez pointu, et Rocambole seul vit tressaillir don José.

– De quel drame parlez-vous ? demanda-t-on.

– Eh ! mon Dieu ! répondit la femme auteur, de l’assassinat de la nuit dernière.

– Madame… balbutia don José d’une voix plus émue qu’irritée.

– Oh ! mille pardons, señor, dit le bas-bleu ; j’ai voulu plaisanter, comme bien vous le pensez ; mais l’assassinat a eu lieu.

– Quel assassinat ?

Rocambole s’était glissé jusque auprès de Conception.

– Écoutez, lui dit-il tout bas, et regardez bien don José.

– Mais de quel assassinat parlez-vous ? demandèrent les vicomtes.

– Ah ! reprit le romancier femelle, c’est un drame horrible ; mais les détails me manquent.

– Mais enfin ?…

– Une femme a été assassinée la nuit dernière, dans la rue du Rocher… que j’habite.

– Je crois, murmura don José, qui, par un prodigieux effort parvint à sourire, je crois, madame, que vous allez nous conter un de ces jolis feuilletons un peu noirs que vous écrivez si bien.

– Monsieur !… répondit le bas-bleu, piqué au vif, les faits que j’avance sont exacts.

– Voyons les faits ? dit négligemment Rocambole.

– Le fait réel, celui qui a attroupé ce matin tout le quartier, aux alentours de la place Laborde, c’est l’assassinat d’une femme.

– Mais… quelle femme ?

– Je ne sais encore… les rumeurs les plus diverses et les plus étranges ont circulé… une histoire d’amour…

– Bon ! ricana don José les dents serrées, voici le roman annoncé.

– Mais, poursuivit le bas-bleu avec animation, la lumière a déjà dû se faire sur ce lugubre événement, et les journaux du soir donnent sans doute de nombreux détails.

– Tiens, dit le marquis de Chamery, madame a peut-être raison… Précisément, mon valet de chambre m’a remis, au moment où je sortais, le journal auquel je suis abonné… je l’ai dans ma poche…

Et Rocambole tira le journal, le déplia, puis, nonchalamment, avec une indifférence parfaite, il prit une lampe et la posa sur la table, sur laquelle don José, vivement ému, s’appuyait. La lueur de la lampe éclaira alors son visage.

M. de Chamery parcourut le journal des yeux, tandis que l’Espagnol souffrait mille morts, tant il craignait de se trahir.

– Ah ! voici, dit enfin Rocambole. Ce doit être cela…

À moitié cachée derrière son chevalet, Conception attachait un regard ardent sur don José, dont le visage était d’une pâleur livide et qui frissonnait de tous ses membres. Mais tous les yeux s’étaient levés sur le lecteur, et nul, si ce n’est elle, ne songeait à don José.

Rocambole lut ce titre alléchant :

Mystérieux assassinat, rue du Rocher.

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