LI

Avant d’aller plus loin, retournons à l’hôtel Van-Hop.

Nous avons laissé le marquis sortant de chez sa cousine l’Indienne Daï-Natha, après la foudroyante révélation qu’elle venait de lui faire.

M. Van-Hop était hors de lui, et, pendant une heure, il erra dans les Champs-Élysées, semblable à un homme frappé de folie.

Il était nuit, l’air était froid ; il tombait une pluie fine, menue, qui se dégageait du brouillard et pénétrait jusqu’à la moelle des os. Les Champs-Élysées étaient déserts.

Le marquis se laissa tomber sur un banc, au pied d’un arbre, cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes. Il pleura comme une femme, comme un enfant privé de sa mère et abandonné sur la voie publique. Cet homme riche à millions, heureux naguère et dont la colossale stature semblait résumer le type de la force, s’était senti tout à coup le plus infortuné et le plus délaissé des hommes. Un seul amour avait rempli sa vie… avec cet amour tout croulait autour de lui…

Plusieurs heures s’écoulèrent.

Le marquis ne tint compte ni du temps qui passait, ni de la nuit humide et sombre, ni de la pluie glacée qui fouettait son visage baigné de larmes. La nuit tout entière se fût écoulée peut-être sans qu’il y prît garde, ni une clarté, brillant tout à coup à travers les arbres, et des pas résonnant à une faible distance, ne l’eussent enfin arraché à sa torpeur morale. Cette clarté, dont le rayonnement lointain vint frapper son visage, provenait de la lanterne d’un chiffonnier qui accomplissait sa nocturne besogne en fredonnant un refrain de barrière.

La voix du moderne philosophe était joyeuse, un peu avinée, et fit tressaillir l’infortuné marquis Van-Hop.

– Il est heureux, ce mendiant, pensa-t-il.

Le chiffonnier, guidé par le hasard, se dirigeait sur lui.

– Tiens, dit-il en apercevant enfin le marquis, voilà un bourgeois qui est comme moi, il n’a pas peur de la pluie…

Le marquis examina le chiffonnier. C’était un homme de trente-huit à quarante ans, gros et gras, et dont la physionomie ouverte et souriante décelait une insouciance parfaite. Par une de ces bizarreries inexplicables du hasard, cet homme, vêtu de haillons et exerçant son humble métier, avait une ressemblance avec ce grand seigneur millionnaire, et ce dernier en fut frappé à ce point que, au lieu de se lever et de s’éloigner brusquement, comme il en avait l’intention d’abord, il resta sur son banc.

– Mon bourgeois, dit le chiffonnier en s’approchant, pardon, excusez de l’indiscrétion, mais seriez-vous indisposé, que vous gobez ainsi la pluie ? Dans ce cas, je vous offrirais mes services, soit pour vous reconduire chez vous, soit pour aller vous chercher une voiture.

– Merci, dit le marquis, je ne suis pas indisposé, je prends l’air.

– Hum ! murmura le chiffonnier, foi de Pierre Marin, natif du Petit-Montrouge, vous êtes tout chaviré, mon bourgeois, ni plus ni moins que si vous aviez des peines de cœur.

À ces mots, le marquis tressaillit profondément.

– C’est que je connais ça, moi, poursuivit le chiffonnier, j’en ai eu pas plus tard qu’il y a huit jours.

– Ah ! dit le marquis, regardant attentivement cet homme…

– Oui, continua-t-il, on m’avait dit des bêtises touchant ma femme…

M. Van-Hop sauta sur son banc et sentit un frisson parcourir son corps des pieds à la tête…

Entendait-il réellement une voix humaine ? Un homme s’était-il trouvé dans une situation semblable à la sienne et lui racontait-il son aventure, ou bien était-il le jouet d’une hallucination ?

Mais le chiffonnier continua :

– Oui, mon bourgeois, on m’avait conté des gausses touchant ma femme, et moi qui suis bête, je les avais crues…

Le marquis s’était pris à écouter avec avidité.

– Faut vous dire, poursuivit le Diogène en s’asseyant auprès du marquis avec la familiarité des industriels de son espèce, faut vous dire, mon bourgeois, que j’ai un amour de petite femme depuis douze ans passés, jolie et sage, une perle, quoi ! Je vous demande un peu comme c’est raisonnable d’aller penser qu’au bout de douze ans, une femme cesse de vous aimer et vous fait des traits… Faut être bête, quoi !

Le marquis tressaillit de nouveau. Il lui semblait que cet homme lui racontait sa propre histoire.

– J’ai été bête, moi, poursuivit le complaisant narrateur ; à preuve que j’ai cru la grande Pauline.

– Qu’est-ce que la grande Pauline ? demanda le marquis.

M. Van-Hop était dans un tel état de prostration morale, qu’il avait fini par oublier quelle distance le séparait de son humble interlocuteur.

– La grande Pauline, répondit le chiffonnier, était une femme de rien du tout, qui demeure rue Coquenard, et à qui, paraît-il, j’avais donné dans l’œil, vu que je passe souvent par là.

– Eh bien ?

– V’là que la grande Pauline prétendit, un beau jour, que ma femme avait des intrigues, et elle me conta si bien la chose que je la crus.

– Et… ce n’était pas vrai ? interrompit le marquis, dont la voix tremblait d’émotion.

– Des inventions de pure jalousie, quoi ! répliqua le chiffonnier.

Ces paroles produisirent un singulier bien-être sur M. Van-Hop. Il se prit à respirer.

– Tout ça, observa le chiffonnier, c’étaient des blagues. Mais je n’en ai pas moins pleuré. Oh ! mais pleuré comme un vrai conscrit… J’étais chaviré comme vous, mon bourgeois, et ma pauvre petite femme, voyez-vous, c’était l’innocence même !

– Vous en avez eu la preuve ?

– Pardienne !

Le marquis ne voulut point en entendre davantage. Il se leva, jeta sa bourse au chiffonnier stupéfait et s’en alla précipitamment.

Cet homme venait d’allumer une étincelle d’espérance dans l’horrible nuit de son cœur.

Le marquis rentra chez lui à pied, tête nue. Il portait son chapeau à la main et exposait son front brûlant aux vapeurs humides du brouillard. Combien d’heures avait-il passées sur ce banc, au milieu des Champs-Élysées déserts, sous cet arbre dépouillé par les bises de décembre ? Il ne le sut qu’en franchissant la grille de son hôtel.

– Quelle heure est-il ? demanda-t-il au suisse.

– Minuit, répondit ce dernier.

Le marquis était sorti de chez lui à cinq heures, en compagnie de Rocambole. Il avait passé une heure chez Daï-Natha ; il en était donc resté cinq ou six dans les Champs-Élysées, abîmé dans sa douleur.

Dans le monde où vivait le marquis, les époux jouissent vis-à-vis l’un de l’autre d’une grande indépendance. Si monsieur n’est point rentré à l’heure du dîner, c’est que probablement il dîne à son club ; et madame se met à table. Cette inexactitude était même assez fréquente chez M. Van-Hop. La marquise s’était donc mise à table à six heures et demie, avait dîné seule, passé deux heures au coin de son feu, et, persuadée que son mari était engagé dans quelque importante partie d’échecs, elle s’était retirée chez elle vers dix heures.

Le marquis rentra chez lui comme un homme qui ne sait encore à quel parti s’arrêter. Il s’enferma dans son cabinet, et là, la tête dans ses mains, il médita longtemps.

Les révélations mystérieuses de Daï-Natha le tuaient, et lorsqu’il se souvenait des paroles accusatrices de l’Indienne, il sentait rugir au-dedans de lui-même cette fureur concentrée qui éclate d’autant plus terrible qu’elle a été couvée plus longtemps. Il était pris alors de la tentation d’entrer dans la chambre de sa femme et de la poignarder pendant son sommeil.

Mais alors aussi une voix semblait bruire à son oreille… Cette voix, c’était celle du pauvre chiffonnier, qui avait été jaloux à sa manière, et avait fini par reconnaître qu’on avait calomnié sa femme. Et le marquis s’avouait que Daï-Natha l’aimait, comme on aime sous les tropiques. Et il se disait : Elle a menti !

Mais Daï-Natha avait parlé avec conviction. Elle avait juré de fournir des preuves ; elle avait engagé au marquis le plus précieux des otages, sa propre vie, puisque le marquis seul pouvait la lui conserver.

En présence de telles assertions, le doute était-il permis ?

Mais le marquis se souvint également du serment qu’il avait fait à l’Indienne. Il lui avait juré d’attendre l’heure solennelle et de garder un visage impassible.

Au bout d’une heure d’une lutte acharnée avec lui-même, le marquis demeura victorieux. Le calme reparut sur son visage, son œil en courroux éteignit ses flammes, sa bouche crispée retrouva son sourire :

– J’attendrai, se dit-il. Si Pepa est coupable, je la tuerai. Si Daï-Natha a menti, elle mourra !

Pendant ce temps la marquise dormait. Il y avait huit jours que Chérubin s’était battu avec M. de Cambolh, et, pour faire l’histoire de ces huit jours, il nous faut revenir à ce moment dramatique et solennel où, chez madame Malassis, la marquise, revenant de son évanouissement, s’aperçut que le secret de son cœur lui était échappé, et se prit à fondre en larmes.

– Voulez-vous que je sois votre sœur ? lui avait dit madame Malassis.

Il est une touchante croyance parmi les peuples du Nord. Cette croyance, la voici :

« Chaque âme de femme a une âme, sa sœur jumelle, qui demeure au ciel lorsque celle-ci descend sur la terre et y prend un corps humain. L’âme demeurée au ciel devient un ange et prie Dieu pour sa sœur terrestre.

« Mais le jour où cette dernière prend un époux, l’âme qui restait au ciel descend à son tour sur la terre, et devient l’ange gardien de la pauvre femme qui marchera désormais sur une route semée d’obstacles, de périls et de précipices.

« Invisible, elle ne cessera de guider ses pas chancelants ; sa main puissante empêchera l’épouse de chanceler au bord du gouffre.

« À l’heure où, la tête perdue, la pauvre âme sera sur le point de succomber, l’âme sa sœur lui murmurera à l’oreille un mot de courage et d’espoir. »

Cette poétique fiction sembla prendre une apparence de réalité avec madame Van-Hop, en ce moment suprême.

Sans doute que l’âme sœur de son âme, qui veillait sur elle depuis le jour de son hymen, redoubla de courage et de vigilance à cette heure, car, si troublée, si bouleversée qu’elle fût, madame Van-Hop eut cependant la conscience exacte de sa situation.

Elle devina que si son cœur avait été faible, sa raison devait être forte, et cette énergie morale qui vient au secours des femmes dans les phases difficiles ne lui fit point défaut. Elle comprit qu’un aveu la perdrait ; elle se résolut à ne rien avouer.

Et certes, chez cette femme, qui aimait malgré elle et à laquelle on venait apprendre que l’homme vers qui son cœur se sentait entraîné était blessé, mourant, peut-être mort, le mensonge devenait sublime.

Madame Van-Hop eut le courage de mentir, de se contraindre, de donner à sa physionomie encore épouvantée une expression d’étonnement qui surprit fort madame Malassis.

– Pourquoi seriez-vous ma sœur ? lui demanda-t-elle avec un accent si merveilleux que la veuve en tressaillit.

– Mais, balbutia madame Malassis, votre trouble, votre émotion, votre évanouissement en apprenant que ce pauvre jeune homme… Il était à votre bal, vous le connaissez… J’ai cru que vous auriez foi en mon amitié. Mon Dieu ! nous avons un cœur, nous autres femmes, et il ne dépend pas toujours de nous…

La marquise arrêta madame Malassis d’un geste.

– Ma chère amie, lui dit-elle, veuillez me permettre quelques mots d’explication ; car vous vous méprenez, j’imagine.

Elle dit cela avec un calme sublime, presque avec indifférence, tant chez elle la voix du devoir parlait impérieusement.

La veuve étonnée la regarda.

– Quand vous saurez, dit la marquise, ce qui m’est arrivé hier, vous comprendrez pourquoi je me suis évanouie. C’est horrible !

Et la marquise continua :

– J’étais hier à l’Opéra. Deux jeunes gens étaient dans une loge voisine de la mienne. L’un de ces jeunes gens était M. Oscar de Verny, que le major Carden m’a présenté à mon dernier bal. L’autre m’était inconnu. Un troisième jeune homme, qui m’a également été présenté et qu’on nomme le vicomte de Cambolh a profité d’un entracte pour entrer dans la loge de M. de Verny et le provoquer. J’ai entendu la querelle, la provocation, et M. de Verny dire : « Je demeure rue de la Pépinière, 40. » Le major Carden, qui se trouvait dans ma loge, a reçu un petit billet de M. de Verny qui le priait d’être son témoin. Je suis rentrée chez moi bouleversée de toute cette scène ; j’ai eu mon sommeil plein de coups d’épée, de cris d’agonie ; j’arrive ici, et vous m’apprenez que le duel a eu lieu, que l’un des locataires de cette maison a été gravement blessé. Voyons, ma chère amie, dit la marquise d’un ton presque léger, mettez-vous à ma place… vous eussiez été bouleversée comme moi, comme moi vous n’eussiez pas dormi, comme moi encore vous vous fussiez évanouie…

Elle eut le stoïque courage de sourire.

– Et comme moi, acheva-t-elle, vous n’en eussiez pas conclu que votre cœur, votre repos, votre tranquillité, eussent été atteints dans la personne de ce jeune homme, que j’ai à peine vu, après tout, et qu’on m’a présenté un soir où j’avais cinq cents personnes…

Madame Malassis se mordit les lèvres. Le calme subit de la marquise déroutait tous ses calculs.

Madame Van-Hop se leva à ces mots, son malaise était dissipé ; elle témoigna le désir de prendre l’air et elle laissa madame Malassis assez désappointée. Mais elle revint le lendemain, puis les jours suivants, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre.

Chaque fois que la pauvre femme entrait dans la rue de la Pépinière, elle se prenait à trembler. Elle s’imaginait qu’elle allait voir une porte tendue de noir. Chaque fois aussi, madame Malassis avait soin de lui donner indirectement des nouvelles de Chérubin. Alors la marquise baissait les yeux, se taisait, essayait de prendre un air indifférent et de dissimuler son trouble.

Mais un soir, vers quatre ou cinq heures, une déception terrible attendait la marquise. Elle était à peine assise auprès de la veuve, dans le salon de cette dernière, que la femme de chambre entra.

– Madame, dit-elle à madame Malassis en lui présentant une carte, on m’a remis cela pour vous.

– Ah ! fit madame Malassis, c’est la carte de ce pauvre blessé.

La marquise sentit battre son cœur.

– Comment va-t-il ? demanda la veuve.

– Oh ! madame, il va très bien…

– Comment, très bien ! Tu l’as vu ?

– Oui, madame.

– Quand ?

– Tout à l’heure.

– Où ?

– Mais, dit naïvement la femme de chambre, je viens de le rencontrer à la porte. Il sortait en fumant son cigare, et il donnait le bras à un jeune homme ; le concierge m’a dit que ce jeune homme était celui avec lequel il s’était battu. Il m’a remis sa carte, acheva la soubrette, en me priant de remercier madame de la bonté qu’elle a eue de faire prendre de ses nouvelles.

Madame Malassis se mordit les lèvres.

Quant à la marquise, elle avait senti quelque chose se briser au fond de son cœur… Évidemment Chérubin avait joué un rôle et visé à se rendre intéressant. Un homme dont un coup d’épée met sérieusement les jours en danger ne sort pas gaiement au bout de huit jours.

Peu d’heures après, madame Van-Hop rentrait chez elle, fort désillusionnée sur M. de Verny.

Le lendemain, madame Malassis l’attendit vainement. Elle ne vint pas davantage le jour suivant.

Ces deux jours, pendant lesquels la marquise n’entendit point prononcer le nom de Chérubin, lui donnèrent de la force et lui firent faire un pas vers sa guérison morale. Elle se crut sauvée. Mais elle avait compté sans l’infernal génie de sir Williams. Sir Williams ne lâchait point ainsi sa proie.

Le troisième jour, c’est-à-dire le lendemain de celui où nous avons vu le marquis Van-Hop rentrer chez lui un peu réconforté par les paroles du chiffonnier, après avoir passé avec son mari plusieurs heures en tête à tête pendant lesquelles le marquis s’était persuadé qu’il avait été, la veille, le jouet d’un horrible cauchemar, tant il trouvait sa femme affectueuse ; vers quatre ou cinq heures, la marquise reçut un billet signé Venture et ainsi conçu :

« Madame la marquise,

« Pardonnez-nous d’oser vous écrire ; mais nous ne savons que devenir, Fanny et moi. Notre chère maîtresse madame Malassis est en danger de mort depuis une heure, et elle prononce à chaque instant votre nom.

« J’ai l’honneur d’être, madame la marquise,

« Votre très humble et très obéissant

« Venture,

« Intendant de madame Malassis. »

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