CIV

Alors Rocambole regarda froidement son interlocuteur et parut attendre que celui-ci formulât le chiffre de ses prétentions.

– Les temps sont durs, murmura maître Venture ; jamais le préfet de police ne fut mieux servi et mieux renseigné.

– Très bien, dit Rocambole, je connais cette ficelle-là ; passons à une autre.

– Aujourd’hui, poursuivit Venture, pour un oui, pour un non, on vous flanque en prison et on vous envoie au pré pour le restant de vos jours. Décidément, on ne peut pas tenter un coup de ce genre pour moins de mille écus.

– C’est ce que je comptais t’offrir.

Rocambole se mordit aussitôt les lèvres.

– J’ai parlé trop vite ! pensa-t-il.

– Mais, se hâta d’ajouter maître Venture, il est bien entendu que ce ne peut être qu’un homme sans situation sociale, un pauvre diable, qu’on se charge de faire disparaître pour ce prix-là.

– Eh bien, mettons mille francs de plus pour celui dont on parle.

– Comment le nomme-t-on ?

– Le comte Artoff.

– Ah ! non, par exemple ! s’écria Venture ; je ne gâterai pas ainsi le métier, moi !… Le comte Artoff vaut dix mille francs comme un sou.

– Soit, dit Rocambole, on te donnera dix mille francs, cinq mille avant, cinq mille après.

Venture tendit la main.

– Donnez, dit-il, on fera le coup quand vous voudrez…

– Un instant, observa Rocambole, tu as du temps devant toi pour cela. Il faut aller au plus pressé. Enlevons la petite et procédons par ordre.

– Tenez, reprit Venture, je connais un peu les habitudes du comte Artoff : il rentre ordinairement vers minuit, et fume deux ou trois cigares dans son jardin. Je fais mon affaire d’y pénétrer ce soir même, si vous voulez… Donnez les cinq mille francs…

– Parbleu ! murmura Rocambole, s’il en est ainsi, je vais te donner tes cinq mille francs.

– Je connais le cocher du comte, poursuivit Venture. Je me suis lié avec lui quand j’étais au service de madame Malassis. J’irai me décrasser de ce noir de fumée qui me couvre, et j’entrerai chez le comte comme chez moi.

Rocambole ouvrit son secrétaire, en retira cinq billets de mille francs et les tendit à son complice.

Celui-ci les prit, les mit dans sa poche et soupira :

– Ce pauvre comte !… mourir si jeune !

Deux heures sonnaient à la pendule du fumoir.

– En attendant, dit Venture, qui tressaillit, allons voir où en est madame Fipart.

Et il partit.

Rocambole attendit patiemment le retour du faux nègre.

Une heure après son départ, Venture reparut.

– Tout est prêt, dit-il.

– Comment ! tout est prêt ?

– Madame Charmet vient de sortir de chez elle, laissant la petite juive, et annonçant qu’elle ne rentrerait pas ce soir…

– À merveille !

– J’ai les deux clefs. La rue de Buci est déserte vers dix heures du soir. Nous pouvons agir en toute sûreté.

– Tiens, pensa Rocambole, voilà une heure qui me va, dix heures, j’ai rendez-vous à onze.

– Un rendez-vous d’amour, sans doute ? ricana familièrement Venture.

– Eh ! eh ! fit Rocambole d’un air fat, il faut bien occuper ses loisirs.

– Ce soir, je causerai avec le comte, dit froidement Venture.

* *

*

Vers neuf heures, un calme profond régnait dans l’austère maison de madame Charmet, rue de Buci.

Baccarat, on le sait, était allée chez le comte, annonçant qu’elle ne rentrerait pas, et recommandant à ses vieux serviteurs de veiller sur la petite juive.

Sarah, qui commençait à s’instruire dans les principes de la religion catholique, et qui devait être prochainement baptisée, avait fait ses prières et s’était couchée vers huit heures, dans ce petit lit à rideaux de mousseline blanche que Baccarat avait fait placer auprès du sien. L’enfant n’avait pas tardé à s’endormir, et avec elle s’étaient éteints ce bruit charmant, cette vie, ce mouvement que la jeunesse semble répandre autour d’elle dans une maison. Les deux vieux serviteurs n’avaient point tardé à imiter Sarah. Le domestique mâle était monté dans la chambre qu’il occupait en haut de la maison, au second étage, et dont l’unique croisée donnait sur une cour intérieure, et non sur celle qui n’était séparée de la rue que par la porte cochère. Enfin, Marguerite, qui couchait dans une pièce attenante à celle de sa maîtresse, avait imité son vieux compagnon, non sans s’être assurée par elle-même que les deux portes, celle de la rue et celle de la cour, étaient fermées à deux tours.

Lorsque Baccarat rentrait avant le coucher de ses domestiques, ceux-ci ne se contentaient point de fermer à clef la porte cochère, ils poussaient encore deux gros verrous fixés à ses extrémités. Mais, Baccarat absente, comme elle avait une double clef et qu’elle rentrait souvent au milieu de la nuit, les verrous n’étaient jamais tirés. D’ailleurs, la rue de Buci était une rue fort tranquille, où de mémoire d’habitant on n’avait commis ni meurtre ni vol. Ensuite, madame Charmet avait rarement des valeurs chez elle, et l’apparence modeste de sa maison était comme une sauvegarde contre les malfaiteurs.

Cependant, cette nuit-là, vers dix heures, trois personnes, trois ombres silencieuses et qui semblaient vouloir étouffer jusqu’au bruit de leurs pas, se glissèrent le long du trottoir, à l’angle de la rue de Seine. Ces trois ombres, marchant lentement et avec précaution, s’arrêtèrent à quelques pas de la maison, semblèrent en explorer rapidement la façade pour s’assurer qu’aucune clarté n’y brillait autour d’elles. Comme la veille, le temps était sombre ; il tombait une pluie fine et serrée, et la rue était déserte. Alors les trois ombres marchèrent jusqu’à la porte cochère.

– Le serrurier m’a affirmé, dit l’une d’elles, que la clef entrerait comme chez moi.

– Voyons s’il a dit vrai, dit la seconde.

Et la clef entra effectivement, tourna dans la serrure, et la porte, cédant à une pression légère, s’ouvrit et tourna sans bruit sur ses gonds.

Les trois ombres entrèrent dans la cour et refermèrent la porte sur elles.

– Tire les verrous, dit la première, qui n’était autre que M. le marquis don Inigo de los Montes.

– Tu as raison, mon enfant, murmura en sourdine la voix cassée de la mère Fipart.

– Voilà ! ajouta Venture.

Et il poussa les deux verrous avec autant de précaution qu’il en avait mis à ouvrir la porte.

Les trois personnages hésitèrent un moment dans la cour, avant de se diriger vers la maison.

– Maman, dit le faux marquis, s’adressant à la vieille, es-tu bien sûre de tes renseignements ?

– Très sûre, mon fils.

– Ainsi, elle est sortie ?

– Oui, elle ne rentrera pas.

– Et tu irais, les yeux fermés, dans la chambre de la petite ?

– Les yeux fermés est bien le mot.

– En route, alors !

Et Rocambole, qui était armé de la seconde clef, se dirigea le premier vers la maison.

Le serrurier avait décidément accompli sa besogne en conscience : la seconde clef ne grinça pas plus que la première dans la serrure.

– C’est charmant, murmura Rocambole, on entre ici comme chez soi.

– Et cette dame, ajouta maman Fipart, faisant allusion à Baccarat, est bien bonne et bien gentille de n’avoir pas le moindre chien de garde. J’ai horreur des roquets…

Et elle eut le geste pittoresque de quelqu’un qui aurait été mordu au mollet.

Les ravisseurs refermèrent sur eux la porte d’entrée, et se trouvèrent dans l’obscurité la plus complète.

– Maman, dit alors Rocambole, puisque tu connais si bien les êtres, je crois qu’il est inutile d’allumer le rat de cave que tu as apporté.

– À présent, oui ; mais quand nous serons dans la chambre de la petite… elle doit être couchée… il faudra l’habiller…

– C’est juste. Cependant, je serais assez d’avis de tordre d’abord le cou au vieux bonhomme, murmura Venture.

– Un meurtre inutile, fi ! répondit M. le marquis don Inigo. Jusqu’à présent il n’a pas bougé, et il y a gros à parier que, si nous ne faisons pas de bruit, il ne s’éveillera pas…

– Sa chambre est tout en haut, murmura la vieille, il n’entendra rien…

– Mais, la servante ?

– Oh ! celle-là, il faut commencer par elle. Venez, je vais vous conduire.

Maman Fipart prit Rocambole par la main, et, tout en marchant sur la pointe du pied, elle l’entraîna d’un pas sûr vers cette extrémité du vestibule où commençait le couloir qui conduisait à la chambre de Marguerite d’abord, et à celle de Baccarat ensuite.

Marguerite, comme tous les vieillards, avait le sommeil fort dur. Elle dormait depuis une heure et n’entendit point ouvrir sa porte, sur laquelle elle laissait toujours la clef.

La veuve Fipart se dirigeait au milieu des ténèbres avec une merveilleuse adresse, et elle touchait déjà le lit de la servante, lorsque le pied de Rocambole heurta une chaise.

Ce bruit éveilla Marguerite en sursaut.

– Qui est là ? demanda-t-elle, se dressant sur son séant. Est-ce vous, Sarah ?

Et Marguerite, en effet, crut que la jeune fille avait besoin de quelque chose et venait la trouver.

Soudain les mains nerveuses et sèches de la veuve Fipart s’arrondirent autour du cou de la pauvre femme et l’étreignirent si fortement, qu’il lui fut impossible de jeter un cri. En même temps une voix lui disait à l’oreille :

– Silence ! ou tu es morte…

Mais la fidèle servante essaya de se débattre et de pousser des gémissements, dans l’espoir qu’elle serait entendue… Heureusement la veuve Fipart avait tout prévu. Elle serra plus fort encore, et Rocambole qui tenait un mouchoir tout prêt, se hâta de bâillonner Marguerite ; tout cela fut l’affaire d’un moment, et dura quelques secondes à peine. En même temps, maître Venture, qui était entré derrière eux, alluma le rat de cave que lui passait la veuve Fipart ; et Marguerite, bâillonnée et maintenue immobile sous le genou de Rocambole, put voir avec effroi le nègre, la vieille et cet homme qui cachait son visage dans les plis d’un vaste manteau.

– Ma bonne amie, ricana alors la veuve Fipart d’un ton doucereux, me reconnaissez-vous ?

Marguerite la regarda d’un air égaré, et reconnut en effet cette mendiante à qui, deux jours de suite, elle avait donné des secours.

– Nous ne sommes pas précisément des voleurs, reprit la veuve Fipart ; du moins, aujourd’hui, nous n’avons pas le temps… Seulement, nous vous engageons à vous tenir tranquille. Il pourrait, si vous aviez mauvaise tête, vous arriver malheur.

Et elle prit un des draps du lit, le roula comme une corde, et s’en servit pour garrotter la pauvre vieille femme qui opposait en vain une résistance désespérée. Marguerite bâillonnée et garrottée, les trois quarts de la besogne étaient faits.

La veuve Fipart poussa la porte qui mettait en communication la chambre de la servante et celle de la maîtresse, et, armée du rat de cave, elle y pénétra seule.

La lumière suffit à réveiller la petite juive. L’enfant ouvrit les yeux, jeta un regard étonné autour d’elle, et ne distingua pas tout d’abord les traits hideux de la veuve Fipart ; accoutumée, du reste, à voir Baccarat entrer souvent chez elle pendant la nuit, elle crut que c’était elle.

– Est-ce vous, madame ? demanda-t-elle de sa voix claire et perlée.

– Je viens de la part de madame… Chut ! ne faites pas de bruit… répondit la vieille en adoucissant sa voix.

Mais, à peine l’enfant eut-elle envisagé l’horrible créature, qu’elle se recula vivement jusque dans la ruelle de son lit, comme si elle eût vu surgir la tête de Méduse.

En même temps le faux nègre montrait sa face noire sur le seuil, et cette seconde apparition, plus sinistre encore, acheva de glacer d’effroi la jeune fille ; elle voulut crier ; et sa gorge crispée se refusa à laisser passer aucun son ; elle voulut fuir… et la terreur la cloua immobile dans son lit.

– Maman, dit Rocambole, donne-moi ta chandelle et dépêche-toi.

Et la veuve du saltimbanque Nicolo profita de ce premier moment de stupeur qui s’était emparé de la jeune fille pour lui faire subir le sort de Marguerite. En deux tours de main, avant qu’elle pût jeter un cri et essayer de se débattre, la frêle créature fut garrottée, bâillonnée, et tout entière à la merci de ses ravisseurs.

– Maintenant, murmura Rocambole, la difficulté est d’emmener l’enfant… La mettre en voiture n’est pas commode, un cocher peut nous trahir ; l’emporter, c’est se faire arrêter au bout de dix pas.

Mais tous ces obstacles n’arrêtaient point la veuve Fipart ; elle tira un couteau de dessous ses vêtements, en mit la pointe sur la poitrine nue de l’enfant, et lui dit brutalement :

– Si tu ne fais pas tout ce que je veux, je vais te tuer.

L’œil hagard et suppliant de la pauvre petite sembla demander grâce.

Alors, sans lui ôter son bâillon, la veuve la débarrassa de ses liens et ajouta :

– Tu vas t’habiller lestement et nous suivre… Si tu fais un pas pour nous échapper, ce monsieur tout noir qui est là te tuera.

La veuve, en disant ces mots, passa le couteau à Venture.

Les dents de la jeune fille claquaient de terreur, et son œil effaré considérait ce couteau, dont le nègre faisait briller la lame à la lueur de son rat de cave. Elle fit tout ce qu’on voulut ; elle se laissa habiller des pieds à la tête et couvrir d’un châle ; puis la mère Fipart lui prit le bras et le passa sous le sien.

– Viens, lui dit-elle en lui ôtant son bâillon, qu’on aurait pu remarquer dans la rue.

Et l’enfant, dominée par la terreur, ne jeta pas un cri et suivit sans résistance.

Marguerite, cependant, se consumait, sur son lit, en inutiles efforts pour se débarrasser de ses liens et couper son bâillon. Quant au vieux serviteur, il n’avait rien entendu… il n’entendit rien.

Les ravisseurs quittèrent la maison avec leur proie, sans faire plus de bruit qu’ils n’en avaient fait pour y pénétrer.

Et l’enfant qui entendait marcher derrière elle le terrible nègre, armé de son couteau, se montra docile et ne songea point une minute à appeler au secours.

Le groupe marcha ainsi jusqu’au quai.

Là, Rocambole s’en sépara, et dit tout bas au prétendu nègre :

– Accompagne l’enfant jusqu’à la Villette, et puis…

– Oh ! je sais, dit Venture, rue de la Pépinière, l’affaire des dix mille francs…

– Tout juste.

– Prépare-moi l’argent… tout sera fini demain…

– Demain, je pars pour la Bretagne, répondit Rocambole. À huit heures du matin, je serai en route, et j’aime autant quitter Paris promptement. J’ai enlevé la petite pour faire plaisir au chef… mais voici qu’il me vient un pressentiment bizarre.

– Bah ! fit Venture.

– Je crains que cela ne nous porte malheur… Les affaires de femmes gâtent toujours les affaires sérieuses…

Et Rocambole quitta Venture pour se rendre au rendez-vous qu’il avait donné à l’ancien pickpocket John Bird.

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