Tandis que Rocambole et M. de Kergaz mettaient l’épée à la main, M. le vicomte Andréa s’en allait tranquillement à l’amble de son double poney breton par le sentier de la falaise, jusqu’à Saint-Malo, d’où il était revenu le matin. En tournant la tête il pouvait voir successivement, ou plutôt deviner, à travers les ténèbres naissantes, le vieux donjon des Kergaz, où, à cette heure, le dernier de cette race allait tomber sous les coups d’un spadassin, et la rade, où déjà sans doute était mouillé le navire qui portait sa terrible ennemie réduite à l’impuissance.
Un fier sourire, le sourire de l’ange déchu triomphant, vint alors aux lèvres de sir Williams.
– Ô ma vengeance ! murmura-t-il, je crois que je te tiens enfin !…
En mer, au loin, à une lieue du port, l’œil perçant de sir Williams aperçut tout à coup une flamme qui semblait sortir des vagues et se promener à leur surface ; et, à la vue de cette flamme, il tressaillit de joie.
– C’est le signal convenu avec John Bird, pensa-t-il, c’est le Fowler qui mouille là-bas… À nous deux donc, Baccarat ! Ni toi, ni Armand ne m’échapperez cette fois !
Ce fut vers le port qu’il se dirigea tout d’abord. Il avait l’intention de se jeter dans le premier canot qu’il trouverait, et de se faire conduire à bord du Fowler ; mais pendant qu’il cherchait ce canot, un homme l’accosta et lui fit pousser un cri de surprise.
C’était John Bird. Le capitaine anglais, enveloppé dans son caban, paraissait guetter l’arrivée de sir Williams.
– Je vous attendais, capitaine, lui dit-il en abordant et en lui frappant sur l’épaule.
– Ah ! c’est toi… fit sir Williams.
– Je viens vous chercher.
– Ah !
– On vous attend à mon bord.
Sir Williams frissonnait de joie.
– Elle est bien jolie, la petite dame, continua John Bird.
– Tu trouves ?
– Les sauvages en feront leur reine.
– Je préfère qu’ils la mangent rôtie, répondit le cynique Andréa.
– Ne venez-vous pas lui dire adieu ?
– Oh ! certes… As-tu ton canot là ?
– Oui, dit John Bird.
Et l’Anglais prit familièrement par le bras son ancien capitaine et le conduisit à son canot, dans lequel il le fit entrer. Quatre matelots étaient courbés sur les avirons et n’attendaient qu’un signal.
– Nagez ! commanda John Bird, aussitôt que sir Williams fut assis à l’arrière.
Le canot glissa comme un alcyon sur la crête des vagues et se dirigea vers la haute mer, où resplendissait toujours la flamme allumée à bord du Fowler ; la mer était calme et le canot accosta le Fowler par tribord en moins de vingt minutes. Pendant le trajet, sir Williams et John Bird étaient demeurés silencieux et comme absorbés en eux-mêmes. Le premier songeait sans doute qu’à cette heure Armand était couché sanglant sur le sol, au milieu de ses serviteurs consternés et de sa femme folle de douleur. Il songeait aussi que, dans quelques heures, le Fowler lèverait l’ancre et emmènerait pour toujours loin de l’Europe, pour la jeter au milieu des hordes sauvages, des cannibales de l’Océanie, cette femme qui avait osé se mesurer avec lui et lui tenir tête si longtemps. Et cet homme qui ne vivait plus que pour la vengeance, à cette heure où son œuvre paraissait couronnée par le succès ; cet homme, si fort durant l’adversité, que jamais une défaite n’avait pu terrasser ; cet homme perdait son sang-froid, son énergie, et se sentait en proie à une mystérieuse faiblesse. Il était brisé par l’ivresse du triomphe.
– Venez, mon capitaine, lui dit John Bird en lui frappant de nouveau sur l’épaule au moment où le canot toucha l’échelle de tribord du navire, venez voir madame Baccarat…
Ce nom arracha sir Williams à sa rêverie. Il suivit John Bird et monta sur le pont.
Le pont du navire était désert. À peine voyait-on çà et là, silencieux à leur poste comme des fantômes, les hommes du quart de nuit. Aucun ne salua John Bird, et ne parut faire attention à lui ni à son compagnon.
– Notre belle prisonnière est dans la cabine du capitaine, dit John Bird, se tournant vers sir Williams, qui le suivait.
– Allons ! dit celui-ci, je veux la voir.
John Bird conduisit sir Williams à l’arrière et l’introduisit dans la cabine du capitaine.
Ivre de joie, sir Williams s’arrêta sur le seuil et aperçut Baccarat, à demi couchée sur un petit sofa et paraissant dormir.
– C’est une femme énergique, pensa sir Williams, elle dort comme dans son lit, et ne rêve certes pas d’anthropophages.
Mais, en ce moment, et comme si elle eût voulu lui donner un démenti formel, Baccarat ouvrit les yeux, se souleva à demi, laissa glisser un sourire sur ses lèvres et regarda sir Williams.
– Ah ! dit-elle, c’est vous, monsieur le vicomte ?
– Je ne suis plus M. le vicomte, ma chère amie, répondit-il avec son éclat de rire sardonique des anciens jours, vous vous trompez, je suis sir Williams.
– Je le sais, dit froidement Baccarat. Et, le regardant à son tour avec dédain :
– Oh ! je sais, continua-t-elle, que le vicomte Andréa le repenti n’existait pas ; que, sous le masque d’hypocrisie qu’il s’était fait, l’implacable sir Williams suivait pas à pas sa vengeance.
– Vous parlez d’or, chère amie, ricana sir Williams.
– Je sais, poursuivit Baccarat toujours calme, que ce monstre, ivre de fureur d’avoir échoué grâce à moi dans toutes ses entreprises, m’a juré une haine mortelle…
– Eh ! eh ! ma fille, tu ne te trompes pas…
Et il lui lança un regard de reptile.
– Je sais enfin qu’il m’a fait enlever l’enfant que j’avais pris sous ma protection, et pour laquelle il ressent une odieuse passion.
– Elle est jolie, la petite… fit sir Williams qui ne prit plus la peine de dissimuler, et la veuve Fipart est chargée de son éducation.
– Vous vous trompez, mon capitaine, dit John Bird, la juive n’est plus à Paris.
– Et où est-elle ?
– Ici, à bord.
Baccarat, dont le regard était fixé sur sir Williams, le vit pâlir d’émotion.
– Ah ! lui dit-elle d’un ton moqueur, on a bien raison de dire que chaque cuirasse a son défaut. Vous étiez un homme pour qui les lois et les plus saintes choses n’étaient que préjugés, vous méprisez la famille, vous blasphémiez Dieu, la vie humaine n’avait pour vous aucun prix, et vous marchiez droit au but sans vous préoccuper des obstacles, sans rencontrer jamais une pierre d’achoppement ; mais cette pierre s’est trouvée un jour sur votre route sous la forme de cette enfant, à la vue de laquelle votre cœur de bronze s’est ému…
– Ah çà ! s’écria sir Williams avec un éclat de rire, puisque la petite est ici, au lieu d’écouter la morale de madame Baccarat, pourquoi ne vas-tu point me la chercher, John Bird ?
– J’y vais, répondit le capitaine.
Et il laissa sir Williams seul en face de Baccarat, toujours impassible.
– Ma petite, dit le monstre, qui jetait enfin le masque, tu as bien été habile dans l’affaire de Fernand et celle de la marquise. Tu m’as coûté cinq millions.
Baccarat sourit.
– Et il s’en est fallu de peu que tu ne me brûles la cervelle.
– J’aurais dû le faire.
– Il est certain, reprit sir Williams d’un ton moqueur, que tu l’eusses fait si tu avais pu deviner le sort que je te réservais.
– Et quel est ce sort ?
– Comment ! tu ne t’en doutes pas ?…
– Vaguement, du moins…
Et Baccarat ne perdit rien de sa tranquillité de visage et de ton.
– Eh bien, je vais te le dire, alors. Tu es à bord d’un navire qu’on nomme le Fowler, dont le capitaine est mon âme damnée. Ce navire va en Océanie, et il a pour mission de te déposer dans quelque île de sauvages où tes belles épaules pourront figurer avantageusement sur la table d’un monarque anthropophage.
Et sir Williams se prit à rire. Il s’attendait à voir Baccarat jeter un cri d’effroi, se prendre à trembler, tomber à genoux et demander grâce, mais Baccarat se contenta de sourire.
– Vous vous trompez étrangement, dit-elle ; ce n’est pas moi qu’on emmènera en Océanie, c’est vous.
Et comme elle prononçait ces mots, la porte de la cabine se rouvrit, et un homme entra, dont la vue fit pâlir sir Williams et le fit reculer d’un pas, et cet homme lui dit :
– Je parie, cher baronet, que vous m’avez cru mort… assassiné par un prétendu nègre du nom de Venture ?
L’homme qui venait d’apparaître à sir Williams terrifié était le comte Artoff.