Revenons à Baccarat.
Quand M. de Kergaz et le marquis Van-Hop furent partis, la pauvre femme se sentit atterrée et comme anéantie. Pour la première fois, peut-être, elle commençait à lire distinctement au fond de son cœur, et c’était avec une sorte d’épouvante qu’elle s’apercevait que ce long amour dont elle avait environné Fernand Rocher, amour qui avait été la cause première de son repentir, s’était calmé insensiblement, à mesure que son dévouement grandissait ; il avait fini par s’éteindre le jour où elle l’arracha au dernier péril dont le menaçait sir Williams.
Or, cet amour était à peine éteint qu’un autre était né. Ainsi l’on voit un rejeton vivace croître à la place de l’arbre déraciné.
Un jour le comte Artoff était rentré chez elle avec l’audace charmante de sa jeunesse, et il en était sorti respectueux, dévoué, docile aux conditions que lui avait imposées cette femme qui croyait son cœur mort à l’amour. Pendant six mois, Baccarat avait cru qu’elle aimait le jeune Russe comme un frère plus jeune, et, insensiblement, ce premier sentiment s’était modifié… Elle s’était avoué, la veille, qu’elle commençait à l’aimer d’amour…
Depuis dix minutes, elle frissonnait en s’apercevant qu’elle était bien toujours la pauvre Madeleine dont le cœur ne peut rester vide… Et comme elle avait jadis, éprouvé d’horribles angoisses, lorsqu’elle apprit que Fernand épousait mademoiselle de Beaupréau, elle se sentit mourir en songeant au prochain mariage du comte Artoff. Et pourtant Baccarat maintenant, était chrétienne, elle avait appris à s’effacer toujours. Elle était abîmée dans ses réflexions lorsque le pas du comte retentit dans la pièce voisine. Ce pas, Baccarat le reconnut aux pulsations précipitées qui agitèrent soudain son pauvre cœur. Elle devint pâle comme la mort et, quand la porte s’ouvrit, elle ne put se lever du siège où elle était assise, et sentit que ses jambes refusaient de la porter.
Le comte était seul. Il vint à Baccarat avec empressement, lui baisa la main et demeura debout devant elle, au lieu de s’asseoir, comme il avait coutume de le faire…
Baccarat avait déjà, en femme énergique et forte qu’elle était, dominé son émotion, et elle était redevenue calme. Elle eut même le courage de regarder le comte avec son beau sourire un peu triste, de le menacer du doigt d’un air mutin, et de lui dire :
– Ah ! vous venez de faire votre cour à la marquise de Van-Hop…
– Madame, répondit le comte, je suis allé consulter la marquise sur l’acte le plus important de ma vie.
Le sourire disparut des lèvres de Baccarat, et son pauvre cœur se reprit à battre.
– Madame, poursuivit le comte, j’étais venu en France, il y a un an, avec le pressentiment que j’y rencontrerais une femme noble et bonne, intelligente et forte, à qui je donnerais mon nom… Ce pressentiment était fondé.
– Monsieur le comte, répondit Baccarat émue, la femme que vous aurez devra être heureuse et fière entre toutes, car vous êtes un noble cœur.
– Croyez-vous ? fit-il, croyez-vous qu’elle sera heureuse ?
– Oh ! certes…
Et Baccarat prononça ce mot, qui lui brisait l’âme, avec un courage héroïque.
– Croyez-vous, poursuivit le jeune Russe, que la femme aux genoux de laquelle je passerai ma vie, que j’emmènerai dans mes vastes domaines pour en faire la reine, pour courber tous les fronts devant elle, croyez-vous que cette femme finira par m’aimer ?
Baccarat ne comprenait point encore.
– Oh ! j’en réponds, dit-elle.
– Mais si elle avait un autre amour au cœur.
Baccarat tressaillit.
– Elle ne vous épouserait pas, dit-elle.
Elle vit pâlir le comte, qui reprit :
– Hélas ! madame, la femme que j’aime, la femme que je vénère comme une sainte, la femme que je serais si fier d’appeler la comtesse Artoff, a déjà subi les rudes épreuves de la vie, elle a aimé, elle a souffert.
Ces mots furent pour Baccarat comme la fauve lueur d’un éclair traversant tout à coup une nuit orageuse et sombre.
– Elle a aimé, dites-vous ?
– Oui, madame.
– Elle a souffert ?
– Oh ! comme une martyre.
– Mais a-t-elle donc tant aimé, tant souffert, que son cœur soit fermé à un nouvel amour ?
– Hélas ! je le crains… Et pourtant…
Il hésita, et Baccarat se prit à trembler.
– Tenez, madame, continua-t-il, je vais m’agenouiller devant elle, je vais porter ses mains à mes lèvres, je vais lui dire que chaque heure et chaque minute de ma vie lui seront consacrées… je vais…
Et le comte, en effet, s’agenouilla devant Baccarat, et il lui prit les mains.
Cette fois, elle comprit, elle devina tout, et elle jeta un cri.
Ce cri, c’était en même temps de la joie et du désespoir, du bonheur et du remords. C’était tout, pour l’âme de la pauvre femme éprouvée et devant qui surgit tout à coup le souvenir implacable du passé. C’était aussi l’enivrement naïf et subit de celle qui aime, ne se croit point aimée, s’est déjà résignée à voir passer devant elle une rivale heureuse et triomphante, et apprend tout à coup que cette rivale n’existe pas.
– Oui, madame, murmura le comte, oui, mon amie, c’est vous que je n’ai cessé d’aimer une minute depuis le soir où, pour la première fois, je franchis la grille de votre petit hôtel de la rue de Moncey ; c’est vous que je serais si fier d’appeler ma femme, vous que je voudrais présenter comme une reine à mon peuple de paysans et de serviteurs…
– Moi ! moi ! exclamait Baccarat à demi folle.
– Oh ! je sais bien, continua-t-il avec tristesse, je sais bien que vous l’aimez toujours… que cet amour a rempli votre vie et fermé votre cœur… Mais je serai votre ami, n’est-ce pas ?… Et puis, qui sait ? Dieu est bon, et il verra que je vous aime tant…
Baccarat ne put se maîtriser plus longtemps. Elle jeta ses bras autour du cou du jeune homme, attira à elle cette belle tête qui résumait si bien le type des races du Nord, et s’écria :
– Enfant ! mais vous êtes donc aveugle, que vous n’avez point vu que, depuis bientôt trois mois, cet amour dont vous parlez s’est éteint, qu’un autre a pris sa place ?
À son tour, le comte jeta un cri et se sentit frissonner de joie et d’orgueil.
– Mais tu n’as donc pas vu que je t’aime, et depuis longtemps ?… acheva-t-elle.
Mais soudain un éclair de frayeur succéda à cet entraînement de la passion !
– Oh ! malheureuse ! murmura-t-elle, qu’ai-je dit ?
Elle se leva vivement, repoussa le comte interdit, et le regarda.
– Pardonnez-moi, mon ami, dit-elle, je suis folle… pardonnez-vous aussi de m’avoir aimée à ce point que vous avez pu songer un moment à donner votre nom à la pauvre pécheresse qui s’est appelée la Baccarat !… Moi, la comtesse Artoff ! Oh ! mais c’est du vertige, du délire, mon ami ; c’est insensé !
Et comme il se taisait un moment, stupéfait de cette brusque réaction, elle ajouta :
– Tenez, cher enfant, regardez-moi bien, regardez-moi… je suis une femme usée et flétrie, une âme brisée à qui Dieu a accordé le repentir comme grâce suprême, et qui vous suivra comme une amie, comme une sœur ; qui demeurera près de vous jusqu’à l’heure où vous aurez trouvé une femme digne de vous… Mais devenir cette femme elle-même, moi, la Baccarat ? jamais !
Au moment où elle prononçait ce refus formel, avant que le jeune Russe eût eu le temps de répondre, une porte s’ouvrit dans le fond du salon, et Baccarat éperdue vit apparaître quatre personnes qui s’avancèrent lentement vers elle…
C’était Armand, donnant la main à la marquise Van-Hop et le marquis, conduisant à son tour la comtesse Jeanne de Kergaz.
– Madame, dit Armand en s’arrêtant devant Baccarat et la saluant avec respect, vous nous avez juré tout à l’heure, à M. le marquis et à moi, de n’apporter aucune entrave au mariage du comte. Nous venons réclamer l’exécution de votre promesse.
– Mais, monsieur, s’écria la pauvre femme brisée d’émotion, vous ne m’avez pas dit qu’il était question de moi. Vous oubliez donc tout ce que j’ai été ? Mais on m’appelait la Baccarat ! mais j’ai été une Madeleine ! et vous voulez que je devienne la comtesse Artoff ?
Armand ne répondit point.
Mais les deux femmes qui venaient d’entrer, la marquise et Jeanne, ces deux nobles créatures qui personnifiaient si bien la vertu, s’approchèrent alors de cette femme courbée sous les poignants souvenirs de son passé ; elles lui prirent la main toutes deux, comme si elles eussent voulu lui faire comprendre que le repentir venait de faire d’elle leur égale ; et Jeanne lui dit :
– Il est dans le ciel, madame, une pécheresse dont la parole du Christ a fait une grande sainte, c’est Madeleine. Vous êtes pardonnée, madame, vous êtes lavée, purifiée du passé, et nous venons vous dire que nous vous croyons digne de porter le nom qui vous est offert.
Baccarat poussa un cri étouffé, et se laissa tomber défaillante dans les bras du comte Artoff.
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À huit jours de là, un matin, une chaise de poste, attelée de quatre vigoureux trotteurs irlandais, sortit rapide comme l’éclair de l’hôtel de la rue de la Pépinière. Cette chaise de poste, conduite à la Daumont, sur le siège extérieur de laquelle se tenaient deux laquais couverts de fourrures, renfermait à l’intérieur un jeune homme et une jeune femme, assis l’un près de l’autre et les mains entrelacées… C’étaient le comte et la comtesse Artoff.
Presque à la même heure, un autre jeune homme quittait Paris par une autre route, celle d’Angleterre.
C’était Rocambole.
Il allait à Londres, emportant ses deux cent mille francs et les notes de sir Williams, précieux héritage que nous verrons quelque jour fructifier dans ses mains.
FIN