Léon ne savait plus trop ce qu’il faisait. Tout ce qui venait de se passer était pour lui à l’état de rêve confus.
Était-il déjà trépassé ? S’était-il réellement noyé et se trouvait-il déjà dans l’autre monde ? Ou bien vivait-il encore et échappait-il à la mort par un concours de circonstances miraculeuses ?
Il eut besoin de faire cinquante pas dans la rue, au bras du laquais, pour résoudre clairement la question.
Le valet continuait à l’entraîner, et lui avait fait prendre ces rues tortueuses qui avoisinent la place Royale.
Léon marchait silencieusement ; mais son cœur tressaillait dans sa poitrine, une sueur ardente inondait ses tempes. Il ne songeait déjà plus à sa femme, il avait oublié son enfant… Dans la nuit de son cœur et de son esprit, un point lumineux brillait seul dans le lointain : Turquoise !
Toujours conduit par son guide, qui répétait à chaque minute le nom de sa maîtresse, comme s’il eût voulu ainsi réveiller son énergie et lui donner la force de marcher et le courage de vivre, ils traversèrent la place Royale et prirent la rue Saint-Louis-au-Marais.
Un fiacre attardé roulait dans l’éloignement.
– Ohé ! le sapin, cria le valet.
Le cocher, qui marchait à vide et gagnait le boulevard, entendit cet appel, tourna la bride et revint sur ses pas. Le laquais de Turquoise ouvrit la portière, fit monter Léon Rolland dans le fiacre et s’écria :
– Rue de la Ville-l’Évêque et cent sous de pourboire !
Le cocher fit des merveilles pour mériter cette aubaine, et, en moins d’une demi-heure, il déposait Léon Rolland et son guide à la porte de l’hôtel occupé par madame Jenny Delacour.
La porte cochère était ouverte à deux battants.
En sortant du fiacre, Léon, qui était encore tout étourdi, put voir dans l’ombre une chaise de poste attelée de quatre chevaux, et conduite par deux postillons. L’un d’eux portait une grande perruque blonde, et certes si Léon Rolland eût été en état de remarquer quelque chose, il aurait été frappé par le visage rougeâtre de cet homme, dans lequel il était impossible de reconnaître le brillant vicomte de Cambolh.
Au bruit qu’avait fait le fiacre en entrant dans la cour, quelques lumières s’étaient agitées derrière les fenêtres de l’hôtel.
– Madame est prête ! dit le valet, qui s’élança vers le perron et rencontra Turquoise dans le vestibule.
Léon, chancelant et le cœur oppressé comme s’il eût marché à la mort, suivait à quelques pas.
Turquoise, enveloppée dans une grande pelisse en fourrure, s’était empressée de descendre en entendant rouler le fiacre, car il était convenu entre elle et son agent que celui-ci prendrait une voiture de place s’il ramenait Léon.
Le laquais courut à elle et lui dit rapidement :
– Le voilà.
– Seul ?
– Oui.
– Et l’enfant ?
– Il ne l’a point avec lui. Il a voulu se noyer. Je l’ai arrêté à temps… il était désespéré.
– Bien, dit Turquoise.
Et courant vers Léon :
– Enfin ! dit-elle.
Puis, avec son regard enchanteur, elle ajouta :
– Viens… partons… partons !…
Et elle le poussa vers le marchepied, qui était baissé.
Mais en ce moment une ombre sembla se dresser devant le malheureux : celle de Cerise, qui tenait son enfant dans ses bras et lui criait :
– Malheureux ! oses-tu bien abandonner ta femme et ton fils ?
Et, au lieu de monter, il demeura immobile, frissonnant, les cheveux hérissés.
– Mon enfant ! murmura-t-il.
Turquoise comprit que tout était perdu si elle ne brusquait la situation.
– Adieu donc, dit-elle, adieu… pour toujours !
Et elle se précipita dans la chaise en criant :
– Fouettez !
Ces mots achevèrent de rendre fou le pauvre ouvrier.
L’ombre de Cerise s’effaça ; il ne vit plus que la rayonnante beauté de Turquoise, qui partait en lui disant un éternel adieu.
Et, jetant un cri, il s’élança auprès d’elle, disant :
– Emmenez-moi… emmenez-moi bien vite… car je suis le plus lâche des hommes !
Et la chaise s’ébranla et sortit au grand trot de la cour, emportant ce père coupable, qui sacrifiait son enfant à son funeste amour.
* *
*
La voiture gagna le faubourg Saint-Honoré, qu’elle monta rapidement, sortit de Paris, et roula pendant plus d’une heure sur la route de Normandie avant qu’un seul mot eût pu se faire jour à travers la gorge crispée de Léon Rolland.
Turquoise tenait ses deux mains dans les siennes, les pressait affectueusement, et lui murmurait à l’oreille les noms les plus doux.
– Ami, murmurait-elle, quelle vie de bonheur tu vas me faire ! Quel paradis en ce monde que vivre près de toi et ne jamais plus te quitter ! Ah ! Léon ! Léon, âme de ma vie, mon seul, mon unique amour !
Et elle pressait ses mains, et sa voix était enivrante, enchanteresse, comme une mélodie du ciel ; et la chaise courait toujours, et roulait maintenant sur une route détrempée par les pluies d’hiver, au milieu d’une campagne déserte et silencieuse.
Cependant, l’air frais de la nuit commençant peu à peu à dégriser Léon, ses souvenirs revenaient plus cuisants, plus amers, et le remords éleva de nouveau sa grande voix dans son cœur.
– Non ! non ! s’écria-t-il tout à coup, s’arrachant à l’étreinte de celle qu’il aimait, non, je suis un infâme ! Arrêtez, je ne veux pas abandonner ma femme et mon enfant.
Turquoise avait prévu cette réaction.
– Soit, dit-elle ; vous voulez retourner à Paris ?
– Oui.
– Alors nous nous dirons un éternel adieu ?
Léon tressaillit, frissonna ; cette longue lutte qui, depuis quelques heures, s’était plusieurs fois élevée en lui, puis éteinte, entre la raison, le devoir et l’amour, se ralluma plus ardente que jamais, et, cette fois, l’amour sembla vaincu.
– Je ne veux pas laisser mon fils ! Arrêtez… cria-t-il.
La jeune femme ouvrit la portière.
– Arrêtez, postillon, dit-elle avec calme.
La chaise s’arrêta.
– Mais, dit Turquoise, je ne puis vous laisser, mon bien-aimé, au milieu de cette campagne déserte. Nous sommes à cinq lieues de Paris.
– Je retournerai à pied, dit Léon avec fermeté.
– Non, je vais vous reconduire. Et elle cria : – Postillon, tournez bride !
– Madame, répondit le postillon à perruque blonde en se tournant à demi sur sa selle, nous avons fait quatre lieues trois quarts, et nous touchons au relais ; mes chevaux n’en peuvent plus.
– Eh bien, dit Turquoise, allons au relais. Nous y trouverons des chevaux frais.
Léon courba le front en signe d’assentiment. Et puis, pouvait-il refuser à la femme qu’il aimait de passer encore une heure avec elle ? La voiture repartit. Elle roula un quart d’heure encore, puis elle s’arrêta devant une maison isolée sur la gauche de la route, une véritable auberge de province, de celles qui ne vivent que des relais de poste et sur la porte desquelles pend une mélancolique branche de houx.
– Ohé ! les chevaux ! cria le postillon à perruque blonde.
À ce cri, la porte s’ouvrit, et un homme qu’on aurait pu reconnaître pour maître Venture, le majordome de madame Malassis, déguisé en hôtelier, se montra sur le seuil, une lanterne à la main.
– Des chevaux, mon petit ? répondit-il ; je n’en aurai que dans deux heures. Toute l’écurie est dehors. Un Anglais vient de passer qui a payé double, et… tu comprends ?
– Fatalité ! murmura Léon.
– Deux heures ! s’écria Turquoise avec joie, jetant de nouveau son bras autour du cou de Léon Rolland, j’ai donc deux heures à passer avec toi, mon bien-aimé ?
Léon frissonna… la voix de l’amour s’éveillait de nouveau au fond de son cœur.