LXIX

Non, le châtiment n’avait point encore atteint le grand coupable, et il semblait que la Providence voulût attendre qu’il eût mis le comble à ses forfaits pour le frapper de son fouet inexorable.

Voici ce qui était arrivé. Ni sir Williams, ni le comte Artoff n’avaient perdu un mot, un bruit de la scène dramatique et terrible qui venait d’avoir lieu dans la pièce voisine.

Sir Williams regardait alternativement la porte du salon défendue par le comte Artoff, et celle du boudoir qui pouvait s’ouvrir d’un moment à l’autre pour livrer passage à Baccarat, suivie de Léon et de Fernand, auxquels elle le montrerait du doigt, lui le vicomte Andréa, comme le machinateur infernal de tant de trahisons et d’infamies.

Un moment il eut peur, cet homme qui ne tremblait jamais, et il comprit que sa situation était désespérée, que ses deux victimes le tueraient impitoyablement s’ils se trouvaient vis-à-vis de lui.

Que faire ?

Le jeune Russe gardait, le pistolet au poing, la seule issue qui lui fût ouverte. Entre deux périls, la mort éventuelle venant d’une balle, – car le comte pouvait le manquer, – et la mort imminente, certaine, sous le couteau que Rocambole avait mis dans les mains de Léon Rolland, – sir Williams n’hésita pas.

Le comte était placé devant la porte. Son adversaire, au contraire, se trouvait dans l’embrasure de l’une des croisées.

Par hasard les rideaux étaient écartés, et les persiennes n’avaient point été fermées. Il n’y avait donc que l’espagnolette à ouvrir pour qu’il fût possible de se pencher au-dehors.

Andréa eut une inspiration. Il connaissait parfaitement les dispositions intérieures et extérieures de l’hôtel, savait que le salon donnait sur le jardin, que le premier étage n’était pas très élevé au-dessus du sol, et il avait remarqué dans la journée une plate-bande fraîchement remuée, qu’il supposa être placée verticalement au-dessous des croisées.

Au moment où la porte du boudoir s’ouvrait, livrant passage à Baccarat, le jeune comte, ébloui par la lumière, quitta des yeux une minute l’homme qu’il tenait en joue. Pendant ce court intervalle, prompt comme l’éclair, sir Williams ouvrit brusquement la fenêtre et sauta à califourchon sur l’entablement.

Au bruit, le comte tourna la tête, jeta un cri, l’ajusta et fit feu ; mais déjà le misérable disparaissait, sans que Baccarat eût eu le temps de le voir.

Avait-il été frappé par la balle ? Le jeune Russe l’espéra un moment, en entendant la chute d’un corps dans le jardin ; mais son espoir ne tarda point à s’évanouir, lorsque à ce bruit succéda celui d’une course précipitée… Le coupable n’avait point été atteint, et il s’éloignait.

Une seconde après, la porte du boudoir s’ouvrit. Baccarat se montra sur le seuil, pâle, le regard enflammé. Derrière elle, le comte aperçut les visages bouleversés et inconnus pour lui de Fernand Rocher et de Léon Rolland.

– Où est-il ? Est-il mort ? demanda Baccarat avec une vivacité pleine d’angoisse.

Le comte, stupéfait encore de l’audacieuse évasion de sir Williams, lui montra du doigt la croisée ouverte.

– Ah ! s’écria la courageuse femme, cet homme est un démon.

Et elle demeura comme foudroyée par ce dénouement imprévu, en se demandant si elle ne luttait point avec l’enfer en personne, car Satan seul était capable de lui échapper ainsi.

Pendant quelques minutes, abîmée en un muet désespoir, l’œil rivé au parquet, les bras pendants, dans l’attitude d’un condamné à mort, Baccarat parut avoir oublié la terre entière.

Et ces trois hommes, muets aussi, la regardèrent avec un douloureux étonnement, et n’osèrent lui adresser la parole.

Mais tout à coup Baccarat releva la tête ; son œil retrouva son éclair ; son visage, son calme habituel ; elle poussa à peine un soupir et murmura :

– Allons, ce n’est que partie remise. Le misérable ne m’échappera pas toujours.

Et elle se tourna vers Fernand, tira de son sein une lettre et la lui tendit.

– Connaissez-vous cette écriture ? dit-elle.

Fernand y jeta les yeux, et sa pâleur, si grande déjà, acquit des teintes livides. La lettre qui lui était tendue était celle que, la veille, Turquoise avait écrite à Léon Rolland, en l’accablant de ses protestations d’amour et le suppliant de la suivre et d’emmener son enfant avec lui.

– Ainsi donc, murmura-t-il avec rage, j’étais joué ?

– Ah ! dit Baccarat avec un sourire qui lui pénétra au fond du cœur comme la lame d’un couteau, vous n’êtes pas le seul !

Et se tournant vers Léon Rolland :

– Mon pauvre ami, dit-elle, il y a longtemps que je travaillais dans l’ombre à vous arracher tous deux des griffes de cette créature, car je savais quel double rôle elle jouait avec vous et Fernand, et que je cherchais à vous dessiller les yeux à tous deux ; aujourd’hui, j’ai passé trois heures cachée dans cette maison par une femme de chambre gagnée à prix d’or ; j’ai pu surprendre les secrets de la Turquoise, le dernier mot de cette énigme que je ne pouvais déchiffrer, et j’ai su que, la nuit dernière, vous avez été emmené en chaise de poste jusque dans une auberge où vous avez pris un breuvage mystérieux qui plonge en une léthargie profonde.

– Ah ! s’écria Léon qui se frappa soudain le front, je comprends tout maintenant ; mais… cet homme…

– Lequel ?

– Celui qui venait réclamer Turquoise comme lui appartenant, répondit-il avec animation ; celui qui m’a mis un pistolet sur le front et a voulu me tuer, était-ce donc…

Et il regarda Fernand stupéfait.

– Non, non, ce n’est pas, ce ne peut être vous ; vous m’eussiez reconnu.

– C’était un troisième acteur, répondit Baccarat. Vous voyez bien que vous étiez dupes tous deux, et que tout cela était une comédie dont le dénouement, sans moi, eût été sanglant.

Ils frissonnèrent tous deux.

– Vous, poursuivit Baccarat, s’adressant à Léon Rolland, il n’a fallu rien moins que mon apparition subite et la vue de l’homme qui a été votre ami, pour dissiper les fumées de cette ivresse sanguinaire allumée dans vos veines.

– Oh ! murmura l’ouvrier en baissant la tête, je croyais être un honnête homme, pourtant ! Que m’a donc fait boire ce postillon, que j’aie pu songer une minute, une seule, à devenir un meurtrier ?

– Je ne sais pas, répondit Baccarat : mais si je n’étais point intervenue à temps, Fernand était mort.

Ce dernier sentait sa raison chancelante s’en aller tout à fait.

– Mon Dieu ! dit-il, qu’avais-je donc fait à cette abominable femme pour qu’elle ait pu souhaiter ma mort ?

– Je vais vous le dire.

Et Baccarat étendit la main vers le foyer où l’on voyait encore quelques fragments de papier aux trois quarts consumés.

– Ce que vous avez fait, dit-elle, vous avez signé pour deux millions de lettres de change, croyant en accepter pour cinquante mille francs. Je vous expliquerai comment tout à l’heure. Or, vous vivant, on n’eût osé vous les représenter ; mais mort, on les aurait portées à votre noble et sainte femme, qui les eût payées par respect pour votre mémoire. Comprenez-vous maintenant ?

– Ah ! murmura le pauvre homme, cette créature est donc un monstre vomi par l’enfer ?

– Non, mais conseillée par Satan lui-même. Tenez, voyez-vous cette croisée ouverte ? Eh bien, un homme qui vous hait tous deux, un homme qui a juré votre perte et que j’étais parvenue à terrasser, dont je croyais tenir la vie, vient de nous échapper, et Turquoise n’était que son instrument passif. C’est lui qui a tout fait, tout conduit.

– Mais quel est-il ? s’écria Léon.

– Ah ! répondit Baccarat avec un amer sourire, si je vous le disais, vous ne le croiriez pas. Plus tard ! plus tard !

L’intelligente femme avait compris que nommer sir Williams devenait inutile, sinon dangereux. Elle sentait bien qu’il ne lui serait possible de démasquer ce monstre que si elle ne livrait son secret à personne.

Et elle leur dit à tous deux :

– Vous êtes époux, vous êtes pères, pauvres fous que vous êtes ! À cette heure où le voile qui couvrait vos yeux se déchire, il y a sous le toit de chacun de vous une femme qui vous aime, une femme qui pleure et vous tendra les bras avec un sourire de pardon. Il y a un enfant qui bégaye votre nom et tend vers vous ses petites mains. Allez donc, pauvres fous, allez donc retrouver le vrai bonheur… Et, acheva-t-elle avec émotion, laissez à ceux qui n’ont ni enfant, ni amour en ce monde, le soin de veiller sur vous et de vous défendre.

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