LXV

Cet homme, c’était M. le vicomte de Cambolh lui-même.

L’ex-fils adoptif de la mère Fipart, métamorphosé en lion, avait appris de son illustre maître, sir Williams, l’art de changer de figure et de langage comme par enchantement.

Nous l’avons vu la veille au matin, en lion du boulevard, arrêter son coupé bas à la porte de Léon Rolland et l’emmener chez lui. Puis nous l’avons retrouvé, le soir, en costume de postillon, la face couleur de brique, le chef affublé d’une immense perruque blonde.

C’était ainsi qu’il était entré dans la prétendue auberge où la chaise de poste s’était arrêtée.

Lorsqu’il fit irruption dans la chambre où Turquoise feignait de dormir au coin du feu, tandis que Léon était immobile et paralysé sur son lit, le nouveau Protée avait passé une longue redingote dite à la propriétaire sur sa veste de postillon et ôté sa vaste perruque.

Sous ce troisième déguisement, inutile d’ailleurs, car la victime ne pouvait ouvrir les yeux, Rocambole n’avait plus aucun rapport ni avec M. de Cambolh, gentilhomme suédois, ni avec le postillon. Sa voix elle-même était devenue méconnaissable, et Léon Rolland crut l’entendre pour la première fois.

La scène qui venait d’avoir lieu était donc une comédie due au génie de sir Williams et dont nous connaîtrons bientôt le but.

Lorsque Turquoise et Rocambole, après être sortis de la chambre dont ils fermèrent la porte derrière eux, eurent descendu la dernière marche de l’escalier et se furent retrouvés dans la salle d’auberge, en face de maître Venture, ces trois personnages se regardèrent et se prirent à rire.

– Pauvre petit ! murmura Turquoise.

– Ma chère, dit le vicomte, tu seras bonne comédienne, tu sais pleurer et crier ; tu ferais une actrice de mélodrame assez remarquable.

– N’est-ce pas ? fit la jeune femme avec orgueil.

– Et Léon doit être persuadé que tu te sacrifies à ton tyran par amour pour lui.

– Très bien ! dit Turquoise. Mais, à présent, j’imagine que vous allez me donner des détails ?

– Sur quoi ?

– Mais sur ce que nous venons de faire, car je n’y comprends absolument rien.

– Ni moi non plus.

– Bah !

– Tu sauras tout cela à Paris.

– Comment ! je retourne à Paris ?

– Sur-le-champ.

– M’accompagnez-vous ?

– C’est inutile.

Et M. de Cambolh offrit son bras à la jeune femme, la fit sortir de l’auberge et la conduisit sous le hangar, où la chaise de poste attendait tout attelée, après avoir fait mine d’arriver un quart d’heure auparavant.

Turquoise y monta.

Un seul postillon conduisait à grandes guides.

Alors M. de Cambolh, espérant être entendu de Léon Rolland, reprit la voix qu’il avait un instant avant, et cria : – Holà ! postillon, à fond de train jusqu’à Paris, et ventre à terre ! deux louis de pourboire ! Et il ajouta : – Rue de la Ville-l’Évêque.

La chaise s’ébranla, le fouet claqua, les grelots retentirent, et Turquoise reprit au grand trot la route de Paris.

Quant à maître Venture et à M. de Cambolh, ils rentrèrent fort tranquillement dans l’auberge, où ils avaient d’autres ordres encore à exécuter.

Au moment où la jeune femme repartait, le jour commençait à naître. Elle arriva à Paris vers neuf heures du matin, et en entrant dans la cour de son hôtel elle apprit, par ce valet de chambre qui possédait toute la confiance de sir Williams, que Monsieur – ainsi désignait-elle Fernand Rocher – sortait à l’instant de chez elle.

Fernand, qui avait déjà pris l’habitude de venir voir sa chère Jenny de grand matin, lorsqu’il sortait à cheval, était venu ce jour-là comme à l’ordinaire ; et sans soupçonner le départ de Turquoise, sans questionner personne, il s’était dirigé aussitôt, jetant sa bride à un valet, jusqu’à son appartement. Mais là, il n’avait trouvé que la femme de chambre, qui lui avait remis le billet dicté la veille au soir par sir Williams.

Ce billet avait produit sur Fernand à peu près le même effet qu’une détonation d’arme à feu à l’oreille d’un cheval poltron. On pourrait dire qu’il s’était cabré.

Cependant, en relisant attentivement cette lettre dans laquelle la fugitive semblait laisser poindre une immense affection, il s’était calmé peu à peu et avait eu même le bon goût de ne point questionner la camériste sur les conditions ni l’heure du départ de sa maîtresse. Puis il s’en était allé, en annonçant qu’il reviendrait dans la soirée savoir si madame était de retour.

Il y avait dix minutes qu’il était parti lorsque la voyageuse arriva.

Le valet de confiance de sir Williams lui remit un pli cacheté.

Turquoise en brisant l’enveloppe reconnut l’écriture.

– C’est de mon maître, pensa-t-elle.

Mon maître était le nom qu’elle donnait à sir Williams.

« Ma chère belle, écrivait-il, vous arriverez probablement vers huit ou neuf heures, si mon ami le vicomte de Cambolh exécute et comprend bien mes volontés. Couchez-vous, défendez impitoyablement votre porte, surtout à Fernand, qui doit vous éveiller vers les quatre ou cinq heures. »

– Tout cela est un fameux imbroglio, murmura Turquoise, et que la dame de pique me porte malheur ou que je rencontre un homme à mauvais œil, si je sais quel rôle je joue entre ces deux amoureux et pourquoi je le joue…

Et cette boutade épanchée in petto, la coquette, qui n’oubliait jamais que l’arme sérieuse et presque unique de la femme est sa beauté, et que cette arme demande à être soigneusement entretenue, demanda un bain de lait, prit au sortir un potage moins aveugle que celui de maître Venture, fit tirer soigneusement les rideaux des croisées et de l’alcôve, se mit au lit dans une complète obscurité et s’endormit de ce sommeil calme et paisible des gens qui n’ont pas ou n’ont plus de remords. Peut-être même eût-elle un peu abusé de la permission de sommeil que lui avait accordé sir Williams, si ce dernier n’était venu l’éveiller.

En effet, brusquement appelée par son nom, six ou sept heures après s’être endormie, Turquoise, éveillée en sursaut et ouvrant aussitôt les yeux, aperçut son mystérieux protecteur.

Sir Arthur Collins avait ouvert les rideaux du lit et des croisées, à travers lesquels glissait un dernier rayon de jour.

La belle dormeuse le vit assis sur le pied de son lit, la regardant avec un flegme tout britannique.

– Allons, ma petite, éveillons-nous, et levons-nous.

– Ah ! dit-elle se frottant les yeux, je dormais si bien !

– Nous avons une grave affaire à traiter.

– Traitons, dit Turquoise.

– Cet hôtel te plaît-il ?

– Bah ! la belle question !

– Et trois cent mille francs avec feraient-ils ton affaire ?

Turquoise allongea dédaigneusement les lèvres.

– C’est peu, dit-elle. Fernand fera pour moi mieux que cela.

– Tu te trompes…

– Hein ? dit-elle en se redressant avec une souplesse de couleuvre.

Mais sir Arthur ne sourcilla point.

– Ma fille, dit-il avec calme, tu n’as pas de mémoire, et tu oublies toujours que, sans moi, Fernand ne saurait pas que tu existes.

– C’est vrai, mais… après ?

– Cela veut dire que Fernand ne fera pour toi que ce que je voudrai.

– Comment ! dit Turquoise, je n’ai donc pas le droit de faire ce que je veux ?

– Non.

Ce non était accentué si nettement, que Turquoise comprit qu’il lui faudrait compter avec son adversaire.

– Mais enfin, dit-elle, vous n’êtes pas son tuteur, après tout, et s’il lui plaît de se ruiner pour moi…

Sir Arthur haussa les épaules.

– Ah çà ! ma toute belle, répliqua-t-il d’une voix câline, vous n’êtes donc pas une femme d’esprit, comme je le croyais, que vous vous imaginiez que je fais simplement vos affaires et non les miennes.

– C’est juste, murmura-t-elle en se mordant les lèvres, vous voulez une commission.

– Oui, une commission de deux millions.

Turquoise fit un soubresaut.

– Vous êtes fou ! dit-elle.

– Mais non, reprit sir Arthur. Je fais des affaires, voilà tout.

La jeune femme se leva, passa une robe de chambre, et alla s’asseoir dans un fauteuil, aussi calme, aussi flegmatique que l’était son interlocuteur lui-même.

– Quand on veut trop avoir, on n’a rien, dit-elle. Fernand m’aime, il fera ce que je voudrai.

Mais sir Arthur n’avait rien perdu de son sang-froid.

– Tu te trompes, dit-il, car je n’ai qu’un mot à dire pour que Fernand ne te revoie jamais. J’ai dans les mains l’une de tes lettres à Léon Rolland.

Elle pâlit et frappa du pied avec colère.

– Eh bien ! je lui dirai tout… et il me pardonnera.

Sir Arthur tira un petit poignard de sa poche et le dégaina fort tranquillement.

– Voilà, dit-il, qui vaut mieux encore qu’une lettre.

Turquoise tressaillit et étendit la main vers un cordon de sonnette.

Le baronet se prit à rire.

– Vous savez bien, chère belle, que tous vos gens m’appartiennent, et que, si je vous tuais, ils m’aideraient à faire disparaître les traces de mon crime.

La main de Turquoise lâcha le cordon de la sonnette, et la jeune femme poussa un soupir.

Elle était pieds et poings liés dans les griffes de son terrible protecteur.

– Voyons, reprit celui-ci, vous n’êtes pas dans votre bon sens, mon cher ange, et vous ne vous souvenez déjà plus que, il y a un mois, vous grelottiez devant trois bûches de bois vert, à un cinquième étage de la cité des Martyrs. On vous donne un hôtel de cinq cent mille francs, un mobilier de cent mille écus, un titre de quinze mille livres de rente, et vous vous plaignez !

– C’est juste, murmura la courtisane.

– Avec un hôtel comme celui-ci, poursuivit l’Anglais, il ne tiendra qu’à vous de vous faire épouser par un nabab.

– Allez, dit Turquoise, faites vos conditions, je les accepterai.

– Très bien, vous devenez raisonnable.

Et sir Arthur vint s’asseoir auprès d’elle.

– Nous disons donc, fit-il, que vous acceptez ?

– Oui ; mais je ne vois point venir les deux millions si vite : il faut du temps…

– C’est une erreur, nous les aurons demain si vous êtes adroite.

– Demain ! Quelle folie !

– Je parle sérieusement. D’ailleurs, acheva sir Arthur, nous sommes pressés.

– C’est un tort. Fernand est plus riche qu’un roi de l’Inde. Avec de la patience on aurait mieux que cela.

– Autre erreur ! Quand M. Fernand Rocher a épousé mademoiselle Hermine de Beaupréau, il n’avait pas le sou. Mademoiselle Hermine venait d’être mise en possession de douze millions ; or, par contrat de mariage, car ils sont unis sous le régime dotal, la femme a reconnu à son mari un apport de trois millions : c’est donc là l’unique somme dont il puisse légalement disposer.

– Ah ! fit Turquoise désappointée.

– Or, poursuivit sir Arthur, il a déjà entamé le premier million par l’achat de l’hôtel ; quand j’aurai pris les deux autres pour moi, et vous, vos trois cent mille francs, il restera peu de chose. Le reste est à son fils et nul n’y peut toucher.

– Fort bien, mais la difficulté est de prendre ces deux millions trois cent mille francs.

– Rien n’est plus facile.

– Comment !

– Ma chère, un homme qui donne un hôtel ne se refuse jamais à assurer l’avenir d’une femme qu’il aime, et il souscrit sans sourciller un contrat de cent mille écus de rente.

– Mais, mon cher, cent mille écus ne sont pas soixante mille livres de rente.

– J’ai trouvé le moyen de remédier à cette différence de chiffre.

– Ah ! par exemple, je serais curieuse de connaître le moyen.

– Alors, écoutez. Quand un homme est gris d’une certaine façon, c’est-à-dire avec de certains vins, il y voit mal.

Sir Arthur tira de sa poche un portefeuille duquel il sortit cinq feuilles de papier timbré qu’on appelle papier de commerce et qui sert à faire des billets. Puis il en mit une sous les yeux de la jeune femme.

– Regarde bien, dit-il.

– Ma foi, répondit-elle, je vois des lettres de change de dix mille francs.

– Si tu savais la chimie, la fille, tu devinerais…

– Quoi ?

– Qu’il est de certaines encres qui sont susceptibles de ce qu’on nomme lavages. Celles dans la composition desquelles on n’emploie pas la noix de galle, par exemple, sont de ce nombre.

– Et celle avec laquelle…

– J’ai écrit ces cinq lettres en est dépourvue complètement.

– Je devine.

– Ah ! enfin.

– C’est-à-dire que lorsque Fernand aura signé ces cinq lettres avec de la belle et bonne encre prise dans mon écritoire, on lavera les lettres moins la signature, et on les remplira comme on voudra.

– Vous êtes d’une intelligence remarquable, dit sir Williams en souriant, et vous comprenez à demi-mot. Ainsi, voilà qui est convenu, vous allez, ma chère amie, prendre vos dispositions pour que ce bélître de Fernand signe ces cinq lettres, puis qu’il écrive au bas le mot sacramentel accepté, et qu’il signe en dessous.

– Ma foi ! murmura Turquoise émerveillée, ceci est superbe, mais impraticable.

– Pourquoi ?

– Mais parce que les lettres arrivées à échéance, il reconnaîtra qu’il a été dupe d’une escroquerie si on lui réclame cinq cent mille francs au lieu de cinquante mille ; il refusera de payer, déposera une plainte au parquet et nous enverra vous et moi en cour d’assises.

– Tout ce que tu dis là est fort juste ; mais ce n’est point à Fernand que les lettres seront présentées.

– À qui donc ?

– À sa femme.

– Pourquoi pas à lui ?

– Tu le sauras tout à l’heure. Donc les lettres seront présentées à sa femme, qui payera pour que la mémoire de son mari ne soit pas ternie.

– Comment ! sa mémoire ?

– Oui, sa mémoire…

– Il mourra donc ?

– J’en ai peur…

Cette fois Turquoise regarda sir Arthur et recula frissonnante.

– Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle.

– Mon Dieu ! dit le baronet avec son calme habituel, la première lettre de change ne doit échoir que dans trois mois. Qui sait ? en trois mois, on voit tant de choses.

La jeune femme était pâle, ses dents claquaient de terreur, l’atroce sang-froid de l’infâme Andréa la révoltait.

– Non, non, dit-elle, je ne serai jamais complice d’un pareil crime. Je suis, c’est vrai, une femme sans cœur et sans pudeur, mais je ne veux pas assassiner…

Sir Arthur reprit fort tranquillement son poignard qu’il avait placé sur la cheminée.

– Vous êtes une sotte, dit-il, et vous marchandez la vie des autres au lieu de songer que la vôtre m’appartient.

Et il fit étinceler la lame de son stylet à la lueur d’une bougie qui brûlait sur la cheminée, et comme Turquoise courbait le front et demandait grâce par son attitude suppliante, il se pencha sur elle et lui dit : – Écoute…

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