LXXVII

Une heure avant celle où Chérubin entrait dans le petit hôtel de la rue Moncey, l’élégant vicomte de Cambolh arrêtait son dog-cart avenue de Lord-Byron, à la porte de Daï-Natha Van-Hop.

En hiver et à pareille heure, l’aristocratique quartier des Champs-Élysées est désert, et le lion avait à peine rencontré quelques voitures de place roulant isolées, çà et là, dans la grande avenue. La rue où miss Van-Hop demeurait n’était pas moins solitaire, et quand il s’arrêta à la grille de l’hôtel, il aurait pu croire qu’il était inhabité, car aucune lumière n’en éclairait la façade.

Le domestique, assis dos à dos avec le vicomte, sauta en bas de son siège et sonna, en dépit de ces indices de solitude.

Presque aussitôt une porte s’ouvrit, un domestique se montra et vint ouvrir la grille.

Rocambole demanda alors en anglais :

– Votre maîtresse y est-elle ?

Le valet répondit par un signe de tête, ouvrit les deux battants de la grille, et Rocambole, tournant avec habileté, entra dans la cour. Aussitôt il jeta les guides à son domestique et suivit le valet de Daï-Natha. Celui-ci le conduisit, par ce mystérieux et mythologique escalier que nous connaissons, jusqu’à cette salle en forme de pagode où nous l’avons déjà vu pénétrer.

Comme à leur première entrevue, Daï-Natha était couchée sur des coussins, ses bras et ses jambes nus ornés de bracelets, ses cheveux mélangés de branches de corail, son cou garni d’amulettes et le corps drapé dans une robe d’un rouge éclatant, toute bordée de paillettes.

Miss Daï-Natha Van-Hop était toujours la petite-fille des vieux nababs. Elle ne se résignait aux vêtements européens qu’à la dernière extrémité.

Rocambole remarqua qu’elle était pâle et languissante.

Son œil seul brillait d’un éclat extraordinaire, presque fiévreux. Elle se souleva à demi, renvoya d’un signe le valet qui venait d’introduire le visiteur, et tendit la main à celui-ci.

– Ah ! my dear, lui dit-elle en anglais, j’ai cru que vous alliez me laisser mourir.

Un sourire vint aux lèvres du jeune homme.

– Quelle folie ! dit-il.

– Ah ! c’est que, reprit-elle, voici le cinquième jour ; encore quarante heures, et je serai morte si je ne bois pas l’eau de la pierre bleue.

– Vous la boirez, miss.

– Quand ? dit-elle avec anxiété.

– Demain.

– C’est donc pour demain ?

– Oui, fit le nouveau venu d’un signe affirmatif.

– Mon Dieu ! que j’ai eu peur ! reprit Daï-Natha ; j’ai cru que vous aviez trop présumé de la puissance de votre ami.

Daï-Natha, par ce mot, désignait sir Williams.

Rocambole la regarda et s’aperçut qu’elle était non seulement fort pâle, mais qu’il y avait dans tous ses mouvements une langueur, une lassitude qui semblaient trahir les premiers symptômes de l’empoisonnement.

– Hum ! pensa-t-il, si nous tardions de quelques heures, nous pourrions bien, en vérité, perdre à la fois cette perle de l’Inde et nos cinq millions. Puis il reprit tout haut avec un sourire :

– Ne craignez rien, tout est prêt, et la marquise est perdue.

La jalousie alluma un éclair dans l’œil de Daï-Natha :

– Oh ! dit-elle, je veux savoir comment cela aura lieu.

– Mais, répliqua Rocambole, vous le saurez, d’autant plus que nous avons besoin de vous.

– Dites, alors.

– D’abord, continua le vicomte, vous allez écrire sous ma dictée au marquis Van-Hop.

Daï-Natha se leva avec une sorte d’empressement et tira violemment le gland de la sonnette.

Un esclave parut ; elle donna un ordre, et l’Indien s’en alla et revint deux minutes après poser un petit pupitre tout ouvert auprès de sa maîtresse, qui s’était recouchée sur ses coussins.

– Je vous attends, dit-elle en prenant la plume. Dois-je écrire en anglais ?

– Oui.

Et Rocambole dicta :

« Mon ami, venez ce soir à sept heures chez moi. Vous verrez, hélas ! que je tiens ce que j’ai promis. »

– Est-ce tout ? demanda-t-elle.

– Oui, dit Rocambole. Signez.

Daï-Natha signa.

Rocambole prit le billet.

– Le marquis aura cela pour son réveil demain, dit-il en le glissant dans son portefeuille. Maintenant, madame, demain, à six heures et demie, je serai ici avec l’homme qui doit jouer le principal rôle dans cette affaire.

– Et vous ne me dites rien aujourd’hui ?

– Rien.

Rocambole prononça ce mot sèchement, baisa la main de l’Indienne et prit congé.

– Adieu, lui dit-elle, et souvenez-vous que ma vie est dans vos mains.

– Chère enfant, pensa le faux Suédois, s’il n’y avait en jeu que ta vie, cela me serait assez indifférent, mais tes cinq millions valent la peine qu’on te sauve.

Et il s’en alla. Le vicomte remonta dans son dog-cart et prit le chemin de la rue de la Pépinière. Il allait chez madame Malassis.

Dans la journée, maître Venture avait prévenu la veuve qu’une visite lui viendrait dans la soirée ; et madame Malassis, qui se sentait appartenir pieds et poings liés à son intendant, était docilement demeurée au coin de son feu.

– Voici, dit maître Venture en introduisant Rocambole, la personne que madame attend.

La veuve se souleva à demi de son fauteuil, et reconnut le vicomte pour l’avoir vu chez la marquise.

Rocambole salua avec aisance, et d’un geste congédia Venture. Ce geste était si impérieux, il laissait si bien deviner de l’un à l’autre une supériorité directe, que madame Malassis comprit sur-le-champ que le premier était le chef, l’homme qui n’avait qu’à parler pour être obéi.

Venture parti, Rocambole prit le fauteuil que la veuve lui indiquait du doigt.

– Madame, lui dit-il, deux mots légitimeront ma visite à cette heure avancée de la soirée. Je suis l’homme dont votre intendant est l’esclave.

La veuve s’inclina…

– Je l’avais deviné, dit-elle.

– Ceci posé, continua Rocambole, je viens réclamer de vous un service dont le prix, croyez-le bien, sera votre mariage avec le duc de Château-Mailly.

Madame Malassis frissonna, en pensant que sans doute on allait, pour un si grand prix, exiger quelque chose d’inouï.

– Je vous écoute, monsieur, fit-elle avec soumission.

– Vous seriez bien aimable, alors, de prendre une plume et décrire à la marquise Van-Hop une lettre que je vais vous dicter.

La veuve se leva, s’approcha d’une table et prit une plume :

« Chère belle, dicta Rocambole, Chérubin veut absolument vous voir ce soir. Venez donc à huit heures chez moi consoler ce vilain jaloux qui ne parle que d’épées et de pistolets, et veut toujours tuer votre pauvre mari. »

Madame Malassis releva vivement la tête :

– Mais, dit-elle stupéfaite, que me faites-vous donc écrire là ? C’est absurde !

– Écrivez toujours, répliqua Rocambole. Vous comprendrez après, madame.

Et il continua à dicter :

« Dès sept heures j’aurai quitté la maison et je renverrai Venture. Venez à huit, voilez-vous bien, comme à l’ordinaire. Fanny vous recevra et ira prévenir votre bel Américain… Faut-il donc que je vous aime ! »

Madame Malassis écrivit docilement.

– À présent, dit le vicomte, signez.

Elle signa.

Rocambole prit le billet et le mit dans son portefeuille.

– Madame, dit-il alors froidement, vous aviez le droit, il y a quelques jours encore, de repousser les offres de service de votre intendant. Il vous en eût coûté la rupture de votre mariage avec le duc, et tout eût été dit ; mais aujourd’hui il n’est plus temps, il faut nous obéir, et jusqu’au bout. Il n’y va plus seulement de votre mariage, votre vie est en jeu.

– Ma vie ! fit-elle avec effroi.

– Mon Dieu ! dit le vicomte, sait-on jamais, en ce monde, qui vit ou qui meurt ? Vous sortez en voiture, un essieu se casse et une roue vous passe sur le corps ; vous êtes à pied, un cavalier inhabile, montant un cheval fougueux, vous renverse, ou bien votre cuisinière se trompe, et croyant user de farine dans la confection d’un ragoût y verse un paquet d’arsenic destiné à détruire les rats du grenier.

Une sueur glacée commençait à perler au front de madame Malassis.

– Donc, reprit Rocambole, tous comptes faits, je crois que vous aurez raison de nous servir.

– J’obéirai, fit-elle avec soumission.

– Très bien, vous êtes charmante.

Et Rocambole se mit à l’aise dans son fauteuil.

– Maintenant, dit-il, nous allons causer un peu longuement de la marquise. Mais, à propos, s’interrompit-il, l’aimez-vous beaucoup ?

– J’étais son amie… jadis.

– Tant pis !

– Pourquoi ? fit-elle en tremblant.

– Parce que vous aurez sans doute beaucoup de chagrin de la perdre.

– La perdre !

– Hélas !

– Elle part donc ?

– Non, elle est en train de mourir.

– C’est impossible ! s’écria la veuve qui ne comprenait pas. Je l’ai vue hier, elle se porte à ravir.

– Sans doute, mais, que voulez-vous ! il est de fatales destinées… La marquise est née sous une mauvaise étoile.

Et comme elle frissonnait jusqu’à la moelle des os, Rocambole ajouta :

– Causons ! je suis un peu pressé…

* *

*

De quelle nature fut l’entretien qui eut lieu alors entre madame Malassis et son visiteur ? Sans doute il fut de la dernière gravité ; car, bien qu’il fût alors près de neuf heures, la veuve n’hésita point à envoyer chercher une voiture de place lorsque Rocambole fut parti, après avoir dit à Venture :

– À demain, six heures précises, avenue Lord-Byron.

La veuve sonna Fanny, se fit habiller, sortit de chez elle, monta dans la voiture de place et dit au cocher :

– Allée des Veuves, à l’hôtel Van-Hop.

C’était un jeudi.

Madame Malassis savait que la marquise ne sortait jamais ce jour-là après son dîner. Elle savait aussi que le marquis, au contraire, profitant des loisirs que lui faisait sa femme, se hâtait de courir à son club pour y faire une partie d’échecs, elle était donc certaine de ne pas trouver le marquis et de rencontrer madame Van-Hop.

La marquise était seule lorsque madame Malassis arriva, seule dans son boudoir, occupée à un ouvrage de tapisserie.

Dans toute autre circonstance, une visite de madame Malassis à neuf heures du soir n’eût point surpris madame Van-Hop. Les deux femmes étaient fort liées, et leur intimité autorisait ces visites d’arrière-soirée… Mais, ce jour-là, madame Van-Hop éprouva une indéfinissable émotion en entendant annoncer son amie. Pourquoi ?

Il lui fut impossible de le deviner.

– Bonjour, chère marquise, dit madame Malassis en entrant et pressant la main que lui tendait la jeune femme ; pardonnez-moi de venir vous voir si tard.

La marquise lui avança un siège et dit :

– Mais il n’est que neuf heures.

– Au fait, continua la visiteuse, qui se prit à jouer l’étonnement, je suis si émue depuis quelques instants que j’ai cru qu’il était minuit.

– Vous êtes… émue ?…

– Oui, très émue.

– Que vous arrive-t-il ?

– Je viens de voir pleurer un homme comme un enfant.

La marquise tressaillit.

– Ce pauvre duc, sans doute ? dit-elle.

– Non, ma chère ; le duc est amoureux, mais il ne pleure pas. Les vieillards n’ont pas de larmes ; il n’y a que les jeunes gens qui pleurent.

– Et quel est ce jeune homme ? demanda madame Van-Hop, dont une légère pâleur trahit l’anxiété.

– Tenez, dit la veuve, je viens vous supplier de faire une bonne action.

– Moi ?

Madame Malassis fit un signe de tête.

– De quoi s’agit-il ? demanda la marquise.

– Il s’agit d’un homme qui part demain soir, et quitte la France pour toujours ; d’un homme qui va chercher la mort ou l’oubli au-delà des mers, et qui est venu, tout à l’heure, se jeter à mes genoux.

Madame Malassis parlait avec émotion et véhémence.

La marquise se sentait défaillir, car elle comprenait qu’il s’agissait de Chérubin. Pourtant elle se tut.

– Cet homme, poursuivit madame Malassis, vous le devinez, c’est ce jeune fou, audacieux et timide à la fois, qui vous aimait depuis si longtemps dans le silence, et qui, l’autre jour, venant chez moi à l’heure où vous vous y trouviez à deux pas de mon lit, sur lequel j’étais étendue sans connaissance, a eu l’audace de tomber à vos genoux.

La marquise fit un geste d’étonnement, presque d’effroi :

– Vous savez cela ? dit-elle.

– Oui… il m’a tout avoué.

Madame Van-Hop baissa la tête.

– Eh bien, reprit la veuve, cet homme malheureux, ce fou qui s’exile, m’envoie vers vous…

Madame Malassis s’arrêta et parut hésiter.

Mais la marquise, à son tour, la regarda avec une noble assurance.

– Ma chère amie, lui dit-elle, il faut qu’en effet les larmes de M. de Verny vous aient bien émue pour que vous fassiez une semblable démarche près de moi… Vous oubliez que j’ai un mari, et que les regards ou les pensées d’un autre homme que lui sont un outrage pour moi.

– Ah ! pardonnez-moi, murmura madame Malassis, mais c’est qu’il s’agit de sa mère.

– Sa mère ! exclama la marquise étonnée.

– Oui, tenez…

Et la veuve tendit à la marquise la lettre que Rocambole avait dictée à Chérubin.

Madame Van-Hop la lut en tremblant de tous ses membres et dominée par une indicible émotion.

Chérubin parlait d’un être qui lui était cher, et madame Malassis avouait que c’était sa mère.

Le noble cœur de la marquise fut touché.

– J’irai… murmura-t-elle.

– Ah ! vous êtes un ange ! s’écria la veuve, cédant à un accès de fausse sensibilité et se jetant dans les bras de la marquise.

* *

*

Dix minutes après, madame Malassis rejoignait M. le vicomte de Cambolh et lui disait :

– Elle viendra…

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