Daï-Natha avait vu une seule et unique fois en sa vie la marquise Van-Hop. À son arrivée à Paris, poussée par une sorte de fiévreuse curiosité, elle avait voulu contempler celle qui était sa rivale heureuse, celle qui possédait l’amour du seul homme qu’elle eût aimé comme on sait aimer sous les tropiques. Elle était allée s’installer à l’Opéra, dans une baignoire grillée, un jour de première représentation, et elle avait pu voir la marquise entrer dans sa loge avec son mari.
À partir de ce moment, les traits de madame Van-Hop étaient demeurés profondément gravés dans la mémoire de Daï-Natha.
Qu’on juge donc de sa stupéfaction, de son effroi, de sa fureur même, à la vue de cette femme !
La révolution qui s’opéra en elle fut si violente, qu’elle eut le pouvoir de suspendre les horribles douleurs de l’empoisonnement, et de faire affluer au cœur et au cerveau toute sa vie, toute sa sensibilité. Elle ne songea plus à elle-même, elle oublia la mort qui approchait rapidement, elle prêta à peine attention à la terrible révélation du comte, qui venait lui dire que la pierre bleue avait été remplacée par une turquoise, et qu’ainsi la mort devenait pour elle inévitable.
Non, Daï-Natha ne vit, ne comprit plus qu’une chose : la marquise était vivante ! Elle était là, devant elle, calme et triste, et elle venait, sans doute, assister à son agonie. Ainsi tout était manqué, fini… Ainsi ce plan habilement conçu, cette abominable machination conduite avec une féroce adresse, ce piège dans lequel la marquise aurait dû trouver la mort, tout échouait. Elle était là…
Le regard injecté de sang et de fiel que lança Daï-Natha à la marquise était vraiment intraduisible :
– Ah ! ah !… rugit-elle, tu n’es donc pas morte ?
– Dieu m’a sauvée, répondit doucement la marquise, et je viens vous pardonner, madame, le mal que vous avez voulu me faire.
– Pardonner ! Tu veux me pardonner ? Ah ! la mort plutôt, la mort mille fois ! s’écria Daï-Natha, qui retrouva un reste de force, se redressa et voulut se précipiter vers la marquise. – Ah ! continua-t-elle, il t’a pardonné, lui ; sans doute il a eu peur… le lâche ! Mais je ne te pardonnerai pas, moi !…
Et Daï-Natha, rugissante comme les tigresses des solitudes de son pays, essaya de se traîner jusqu’à la marquise ; mais ses forces la trahirent. Au moment où le comte Artoff allait la saisir par le bras et l’arrêter, elle se laissa choir sur le parquet.
– Oh ! la mort, la mort ! vociféra-t-elle écumante, la mort viendra avant que je me sois vengée !
Ses douleurs l’avaient reprise, plus intenses, plus aiguës que jamais.
– Madame, murmura la marquise, toujours calme et d’un ton plein d’une mansuétude infinie, voulez-vous donc mourir ainsi, et ne croyez-vous donc à rien ?
– Si, blasphéma Daï-Natha, je crois à Sivah, le dieu du mal, le dieu des taugs étrangleurs, mes pères, et j’adjure Sivah de te foudroyer !…
L’élégante femme avait disparu pour faire place à une créature sauvage, à une bête fauve qui, ne possédant plus d’autre arme offensive que son regard empoisonné, essayait d’en percer son ennemie.
– Oh ! madame, continua la marquise, dites un mot, un seul, dites que vous avez cessé de me haïr, et vous ne mourrez pas…
Daï-Natha répondit par un blasphème.
– Tenez, continua la marquise en tirant la véritable pierre bleue de son sein, tenez… je viens vous sauver…
À ces mots, Daï-Natha fit un effort et se redressa à demi. Puis elle regarda la marquise d’un œil fixe, atone, hébété. Elle sembla lutter entre le désir de vivre et sa haine, et les angoisses qui se peignaient sur son visage trahirent les horreurs de cette lutte. Tout à coup, elle poussa un féroce éclat de rire.
– Ah ! dit-elle, la pierre est en ton pouvoir ?… C’est toi qui peux me sauver ?…
– Oui, répondit la marquise, je suis venue pour cela.
– Eh bien, ricana Daï-Natha, tu es venue inutilement… Je préfère mourir que de te devoir la vie… Je te hais comme les ténèbres haïssent la lumière du soleil… je te hais, je t’exècre !
Comme elle achevait d’une voix sourde, stridente et qui ressemblait bien plus aux rugissements de l’hyène d’Afrique qu’à une intonation humaine, deux nouveaux personnages se montrèrent sur le seuil du boudoir.
Le premier était le marquis Van-Hop ; l’autre était Baccarat.
Le marquis regarda tour à tour sa femme immobile, muette, mais dont le calme visage disait éloquemment la pureté et l’innocence ; puis Daï-Natha, qui se tordait dans les convulsions de l’agonie et blasphémait :
– Ah ! ah ! vociféra-t-elle en l’apercevant, te voilà, Hercule… te voilà, mon bien-aimé ; tu as eu peur, n’est-ce pas ? La main t’a tremblé, le cœur t’a faibli ?… Tu l’aimes tant, cette femme coupable !
– Tais-toi, infâme ! s’écria le marquis. Tais-toi, Satan !
Et il fit un pas vers la marquise, fléchit un genou devant elle et lui dit : – Madame, cette atroce créature vous a calomniée : elle va mourir… Pardonnez-lui… pardonnez-moi…
La marquise poussa un cri, jeta ses bras au cou de son mari, et murmura en éclatant en sanglots : – Oh ! tu es noble et bon, mon Hercule adoré, et puisque tu sais bien que ta femme est toujours digne de porter ton nom, tu ne voudrais pas qu’elle ait à se reprocher la mort d’une personne, n’est-ce pas ? Tu la sauveras.
Et la marquise alla à Daï-Natha, dont toute la fureur, toute la haine étaient passées dans le regard, et elle lui dit en joignant les mains : – Ne mourez pas, madame, ne mourez pas… Tenez, voici la pierre bleue… la véritable… et puisque vous ne voulez pas me devoir la vie, eh bien, je la rends à mon mari. C’est lui qui vous sauvera.
Le marquis prit la pierre bleue des mains de la marquise, la jeta dans le verre.
– Daï-Natha, dit-il lentement, il en est temps encore ; veux-tu vivre ? Si tu le veux, demande pardon à la noble créature qui vient d’implorer ta grâce.
– Jamais ! jamais !
Et Daï-Natha continua à se rouler sur le parquet et à pousser des rugissements de douleur.
Cependant, au dernier moment, comme déjà ses yeux se voilaient et devenaient vitreux, comme le froid la prenait aux extrémités de ses membres, elle eut comme un éblouissement en entrevoyant ce verre sur lequel elle avait attaché si longtemps un regard désespéré, qui maintenant était empli d’une belle liqueur indigo ; et l’amour de la vie triomphant de la haine, elle s’écria :
– À boire ! donnez-moi à boire. Je veux vivre !
– Demande pardon, dit le marquis.
– Pardon !… murmura Daï-Natha vaincue.
Le marquis prit le verre, et il allait l’approcher des lèvres de l’agonisante, lorsque Baccarat, jusque-là témoin immobile et silencieux de cette scène, arrêta son bras.
– Non, dit-elle, si cette femme veut vivre, il faut qu’elle nomme ses complices, il faut qu’elle désigne ces hommes à qui elle avait promis cinq millions.
– Il y en a deux… balbutia Daï-Natha d’une voix éteinte.
– Leur nom ? insista Baccarat.
– L’un se nomme Cambolh.
– Oh ! celui-là, dit le marquis, je le tuerai…
– L’autre… l’autre ?… demanda Baccarat, qui espérait entendre enfin le nom de sir Williams le maudit ; l’autre, le chef ?
– Celui de New York ?…
– Oui… Son nom… son nom ?
Daï-Natha ouvrit la bouche, et sans doute qu’elle allait prononcer le nom de ce démon insaisissable, de ce Protée aux mille formes, qui toujours échappait à toutes les poursuites. Mais la voix expira dans sa gorge, et elle tendit une main convulsive vers le liquide dont s’était emparée Baccarat.
– Son nom… son nom ? demanda encore celle-ci.
Daï-Natha fit un dernier effort pour atteindre le verre, jeta un grand cri et retomba morte… Baccarat avait trop attendu, le poison avait été plus prompt qu’elle, et Daï-Natha emportait dans la tombe le dernier mot de cette épouvantable énigme, le nom de cet homme, qu’une sorte de génie infernal, de divinité du mal semblait protéger sans cesse.