LXXXVIII

Il est un double reproche qu’on pourrait faire à l’historien de ce drame : on pourrait s’étonner d’abord que M. de Kergaz, le personnage en relief, le héros de la première partie de ce livre, se fût trouvé si longtemps effacé dans la seconde. On pourrait trouver extraordinaire ensuite cette confiance sans bornes qu’il avait fini par accorder au repentant Andréa, son frère.

Deux mots suffiront pour nous justifier.

D’abord les événements multipliés que nous venons de raconter s’étaient succédés avec une rapidité telle, que M. de Kergaz en avait été à peine instruit. Tout entier à son honneur domestique, considérant désormais son frère comme son bras droit, il se reposait volontiers sur lui pour ce qu’il nommait ses devoirs, c’est-à-dire l’œuvre de philanthropie qu’il s’était imposée.

Maintenant, si on trouve par trop crédule cet homme intelligent, honnête, énergique ; cet homme qui avait terrassé sir Williams et avait pu le démasquer une seconde fois, qu’on se souvienne avec quelle patience, quelle habileté inouïe ce monstre avait posé un à un les jalons lointains de sa vengeance ; qu’on songe à ce repentir sublime si merveilleusement joué, à ce journal écrit jour par jour dans le silence et l’isolement, et dont chaque page semblait trahir le remords d’une âme bouleversée, qui avait horreur de ses crimes… Il fallait être aussi pervers que sir Williams lui-même, ou être doué de cette pénétration qui tient du miracle, et que Baccarat n’avait pu trouver que dans l’amour secret qu’elle portait à Fernand, pour soupçonner une minute ce grand coupable d’un faux repentir.

Sir Williams habitait un taudis en plein hiver ; sir Williams priait et pleurait sur son passé odieux ; sir Williams avait écrit pour lui seul un journal qui était un monument de repentir et d’expiation. La noble et loyale nature du comte, conseillée encore par cette voix secrète du sang dont l’autorité est incontestable, pouvait-elle demeurer éternellement en défiance ? Non.

Et puis Armand était heureux. Un des traits caractéristiques du bonheur est de prêter à toute chose une couleur que nous appellerions volontiers sentimentale. L’homme éprouvé par l’adversité sera toujours plus clairvoyant que celui dont la vie est calme et le chemin débarrassé de tous les obstacles.

Mais revenons aux événements.

Le jour où M. le marquis don Inigo de los Montes descendait à l’hôtel Meurice, presque à la même heure où il écrivait au comte de Kergaz et lui envoyait la lettre de recommandation de M. Urbain Mortonnet du Havre, Armand était seul avec sa femme et son fils. Les deux époux se trouvaient dans ce vaste jardin aux arbres touffus, qui s’étendait sur les derrières de l’hôtel de la rue Culture. C’était une belle matinée pleine de soleil, de brises printanières, une de ces matinées qui font aimer la vie. L’enfant jouait sur l’herbe naissante des pelouses. Le père et la mère se promenaient au bras l’un de l’autre et causaient.

– Mon amie, disait le comte, ne trouvez-vous pas qu’Andréa est un peu moins triste et moins accablé depuis quelques jours ?

– En apparence du moins, répondit Jeanne.

– Pauvre frère !

– Oh ! fit la jeune femme avec émotion, depuis que j’ai découvert ce fatal secret, je ne vis plus, je ne dors plus, je suis torturée, mon ami.

Armand soupira.

– N’est-ce pas la main de Dieu ? murmura-t-il.

– Soit, dit-elle ; mais n’a-t-il pas assez souffert déjà ?

Le comte ne répondit pas.

– Tenez, poursuivit madame de Kergaz, je crois que si nous pouvions l’éloigner un peu de nous… de moi, du moins, ajouta-t-elle en soupirant, le temps, l’isolement…

– Il ne veut pas nous quitter. Vous ne connaissez pas Andréa, Jeanne, ma bien-aimée. C’est une nature sauvage, énergique et passionnée, qui apporte dans le repentir la fougue et la ténacité qu’il déployait jadis dans le crime. Il se serait persuadé que le doigt de Dieu est marqué au fond de cet amour coupable qu’il ressent pour vous malgré lui, et que les tortures qui en résultent sont une expiation à laquelle il n’a pas le droit de se soustraire.

– Armand, dit Jeanne tout à coup et comme obéissant à une soudaine inspiration, si nous allions à la campagne ? Voici le mois de mai, il fait beau ; notre petit Armand a besoin du grand air.

– C’est-à-dire, répondit le comte en souriant, que si nous allions habiter cette petite villa que nous avons au bord de la Seine, à Chatou, peut-être Andréa ne nous suivrait pas ?…

– Oui… c’est cela… Vous lui confierez diverses missions à remplir…

– Et croyez-vous que, éloigné de vous, il soit moins malheureux ?

– Je le crois… du moins je l’espère…

– Eh bien, soit, dit le comte, qui, regardant attentivement sa femme, fut frappé de sa pâleur et de sa physionomie abattue et souffrante.

En effet, depuis que madame de Kergaz avait trouvé et dévoré le journal manuscrit du vicomte Andréa, persuadée que ce misérable l’aimait, elle était tourmentée de cette pensée et en éprouvait de pénibles émotions. Chaque fois que ce prétendu repenti la regardait ou lui adressait la parole, à table, au salon, partout où ils se rencontraient, la pauvre jeune femme, convaincue que le malheureux endurait d’atroces souffrances, se sentait défaillir elle-même. En vain l’amour de son mari, les caresses de son enfant, toutes ces nobles joies du foyer domestique semblaient-elles se réunir pour rendre Jeanne la plus heureuse des femmes… La découverte du fatal secret avait à jamais empoisonné sa vie…

– Où voulez-vous aller ? demanda M. de Kergaz.

– Ah ! dit-elle en souriant, je me suis prise d’amour pour la villa de Chatou.

– Je le veux bien.

– Quand partirons-nous ? demanda-t-elle avec une joie d’enfant.

– Quand vous voudrez…

– Eh bien, demain matin.

– Soit !

– Je vais faire nos malles, nos paquets ; nous emmènerons simplement ma femme de chambre et un valet de pied. Ah ! dit Jeanne qui retrouva sur ses lèvres un calme et beau sourire, je me fais une fête par avance, mon cher Armand, de nos longues promenades au bord de l’eau dans les vallons boisés, dans ce joli pays si loin et si près de Paris en même temps.

Le comte et la comtesse furent interrompus par un bruit de pas, criant sur le sable des allées.

Ils se retournèrent et virent venir à eux Andréa. Le saint homme marchait les yeux baissés comme de coutume. À la vue de Jeanne, il parut réprimer un tressaillement nerveux. Ce tressaillement n’échappa point à madame de Kergaz, et la joie enfantine qu’elle avait un moment éprouvée disparut en présence de cette morne douleur dont elle s’accusait d’être la cause innocente.

– Bonjour, frère, lui dit le comte en lui tendant la main, comment vas-tu ?

– Très bien, répondit Andréa, s’efforçant de sourire et saluant la comtesse avec respect.

– Donne-nous donc un conseil, Andréa.

Andréa regarda le comte d’un air interrogateur.

– De quoi s’agit-il ?

– Je trouve Jeanne un peu souffrante, et je voudrais l’emmener à la campagne.

– Ah ! fit Andréa qui sut pâlir à propos et continua à tenir les yeux baissés.

– Voici le mois de mai, le printemps, les brises, nous voulons partir demain.

– Eh bien, dit le vicomte, emmenez-moi.

Le comte fronça le sourcil.

– J’aurais pourtant besoin de te laisser à Paris.

– Je resterai, mon frère.

– Après cela, dit le comte d’un ton léger, si tu t’ennuies par trop tu viendras nous rejoindre quelquefois. Nous n’allons pas très loin, à Chatou.

Ces dispositions, prises sans l’avis de M. le vicomte Andréa, dérangeaient sans doute un peu ses plans, car il demeura tout pensif.

Jeanne jeta à la dérobée un éloquent regard à son mari. Ce regard signifiait :

– Il veut nous suivre… Que faire ?

Sans doute, le comte allait-il trancher la question d’une façon quelconque, lorsque l’arrivée d’un domestique, portant des lettres sur un plateau, l’interrompit.

C’étaient la lettre du jeune marquis don Inigo de los Montes et celle de M. Urbain Mortonnet, que venait d’apporter un domestique de l’hôtel Meurice.

Armand lut la première avec un certain étonnement ; puis, à la lecture de la seconde, il éprouva sur-le-champ une sorte de bienveillance instinctive pour cet étranger qui le considérait déjà, avec cette confiance charmante de la jeunesse, comme son étoile polaire sur l’océan parisien.

Et il tendit les deux lettres à sa femme d’abord, puis à son frère.

– Mais, dit Jeanne, voici, il me semble, qui dérange un peu nos projets de départ.

– En quoi ?

– Vous ne pouvez, mon ami, refuser à M. Mortonnet de servir de guide à ce jeune homme.

Le comte se prit à sourire.

– Folle ! dit-il, est-ce donc quitter Paris qu’aller à Chatou ? Le marquis don Inigo viendra nous y voir quelquefois. Et puis, ne viendrai-je point ici presque chaque jour ?

– Vous avez raison, dit la comtesse.

– Donc, mon ami, reprit Armand s’adressant à son frère, prenez ma voiture, allez à l’hôtel Meurice et priez le marquis don Inigo de nous faire l’honneur d’accepter notre dîner.

– J’y vais sur-le-champ, répondit Andréa, qui s’apercevait que ses plans étaient moins dérangés qu’il ne l’avait pensé d’abord.

Et il laissa Jeanne et Armand, qui venaient de prendre leur enfant par la main et écoutaient, en souriant, son adorable babil.

Quelques instants après, on le sait, M. le vicomte Andréa se présentait à l’hôtel Meurice, faisait sonner bien haut le nom du comte de Kergaz, traitait avec les plus grands égards M. le marquis don Inigo de los Montes, et lui disait à l’oreille, en lui faisant prendre place auprès de lui dans le coupé du comte Armand :

– Viens, mon louveteau, je vais t’introduire dans la bergerie.

Le coupé partit au grand trot.

Alors, M. le marquis don Inigo de los Montes et M. le vicomte Andréa se regardèrent.

– Parole d’honneur ! mon fils, dit ce dernier en souriant, tu étais né pour être un gentilhomme. Marquis ou vicomte, Suédois ou Brésilien, tu as de grands airs…

– Je sors de votre école, mon oncle, répondit avec une déférence à demi railleuse le prétendu marquis.

– Ce pauvre Armand, pensa sir Williams, il va s’y laisser prendre comme un véritable niais…

Et sir Williams regarda très attentivement son élève.

– Tu ne ressembles pas plus à présent, dit-il, à M. le vicomte de Cambolh, que je ne ressemble à moi-même sous la pelure de sir Arthur Collins.

– Qui sait, dit Rocambole, car c’était bien lui, si Baccarat ne me reconnaîtrait pas, elle ?

– Jamais. D’ailleurs, je la crains peu, maintenant.

– Oh !

– Oh ! je suis redevenu pour elle un saint homme…

– En êtes-vous bien sûr ?

– Parbleu !

– Et… lui avez-vous… pardonné ?

Sir Williams laissa glisser son mauvais et diabolique sourire sur ses lèvres minces.

– Est-ce que le marquis don Inigo, demanda-t-il, serait plus bête que le vicomte de Cambolh, par hasard ?

– Mais… non.

– Alors, comment veux-tu que je pardonne à une femme qui nous coûte sept millions d’une part, et douze d’une autre ?

– C’est juste. Mais que lui réservez-vous ?

– Oh ! dit sir Williams avec calme, je ne sais pas très bien encore, mais ce sera convenable, je t’en réponds.

Et il eut un rire à glacer d’effroi.

– Seulement, continua-t-il, ce n’est point l’heure encore… Je ne songe qu’à Armand.

– Ah ! dit Rocambole, je possède merveilleusement le coup des mille francs.

– Vrai ?

– Et je n’achèterais pas la peau du comte un petit écu. Mais, interrompit Rocambole, permettez-moi de vous dire, mon oncle, que vous avez une façon originale de faire tuer les gens.

– Tu trouves ?

– Vous leur présentez d’abord leur adversaire futur comme un ami.

– Ah ! c’est que, dit sir Williams, j’ai des projets compliqués.

– Peut-on les connaître ?

– À moitié.

Et sir Williams toisa son acolyte comme un maquignon regarde un cheval et cherche à l’évaluer.

– Marquis, dit-il, tu es assez beau garçon, tu as du sang espagnol dans les veines, tu es né sous les latitudes tropicales, et tu dois avoir le cœur bouillant et susceptible de grandes passions.

– Voilà une phrase de l’Ambigu-Comique, murmura Rocambole, chez qui renaissait le gamin de Paris.

Sir Williams continua : – La comtesse de Kergaz est blonde comme un épi, blanche comme un lis, belle comme une madone de Raphaël ; le marquis don Inigo de los Montes doit l’aimer à première vue.

– Hein ? fit Rocambole stupéfait.

– Ce marquis Inigo, poursuivit sir Williams avec flegme, est un vaurien, un sacripant qui se moque de la vertu des femmes, de l’honneur des maris, et est capable de tout. Il fera effrontément la cour à madame de Kergaz.

– Mais, mon oncle, s’écria Rocambole, vous avez la berlue !

– Nullement.

– Vous êtes toqué !

– En quoi ?

– En ce que c’est vous qui aimez la comtesse Jeanne.

– Eh bien ?

– Vous voulez donc que je vous coupe l’herbe sous le pied ?

– Niais, toujours niais ! soupira le pieux Andréa.

– Mais enfin…

– Comment, butor ? exclama le baronet, tu ne comprends donc pas que lorsque tu auras fait la cour à la comtesse, j’interviendrai, que je te chercherai querelle ?

– Plaît-il ?

– Que tu te battras avec moi.

– Mais, mon oncle…

– Et que, aux yeux de Jeanne, j’aurai été son sauveur, l’homme qui veillait sur son repos, le frère dévoué qui a sauvé son frère ?

– Mais… lui…

– Qui, lui ?

– Armand…

– Eh bien ! il ne saura que tu t’es battu avec moi à cause de Jeanne que plus tard… quand il se trouvera en face de toi, l’épée à la main… Comprends-tu, maintenant ?

– Ma foi ! mon oncle, murmura le prétendu marquis don Inigo, je conviens que je n’y voyais pas si loin… Décidément vous êtes, en combinaisons, de la force du pâtissier, et je m’incline devant votre supériorité.

– Tais-toi, dit sir Williams, et prends un maintien décent, drôle, nous entrons à l’hôtel de Kergaz.

– C’est bon ! je redeviens marquis. N’ayez pas peur, mon oncle.

Et les deux bandits retrouvèrent l’air grave et un peu compassé de gens qui ne se connaissaient point une heure auparavant.

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