XC

Entre ces deux personnages, si forts, si patients, si audacieusement intelligents et qui venaient de se mesurer avec l’arme terrible de la dissimulation, il existait pourtant une dupe.

Dans cet héroïque combat de finesse et de ruse, il y avait un vainqueur et un vaincu. Était-ce sir Williams ? Était-ce Baccarat ?

Sir Williams avait-il réellement persuadé son ennemie à l’endroit de son repentir ? Baccarat était-elle parvenue à le convaincre qu’elle y croyait ? Avait-elle joué au naturel une scène de haute comédie ?

Le comte Artoff, au fond de sa cachette, se posa la question et ne put la résoudre. Immobile, retenant sa respiration, n’osant faire le moindre mouvement qui trahît sa présence, le jeune Russe avait frissonné au moment où il avait vu Baccarat tendre son revolver à sir Williams, et il avait élevé le canon de l’un de ses pistolets à la hauteur du front de ce dernier, l’ajustant par cette ouverture ménagée entre les deux tomes de Corneille. Si en ce moment un geste, un mouvement équivoque fût échappé à sir Williams, le baronet était mort.

Eh bien, celui qui avait été vaincu, la victime, la dupe de ce duel de diplomatie, ce fut sir Williams.

– Maintenant, pensa-t-il, Baccarat ne me gênera plus. Elle me confierait sa part de paradis, persuadée que je n’y toucherais pas…

Il eut un moment la pensée d’user de la permission qu’elle semblait lui donner, et de l’étendre raide morte d’un coup de ce poignard qu’il portait toujours sur lui. Mais cette tentation fut repoussée aussitôt. Sir Williams rêvait une vengeance plus splendide qu’une mort subite.

Il releva donc Baccarat, lui pressa les mains avec effusion, la fit asseoir sur le canapé et s’assit auprès d’elle.

– À présent, dit-il, nous pouvons causer de choses plus sérieuses que ma conversion.

– Je vous écoute, mon ami.

Baccarat prononça ce dernier mot sans hésitation ; et si le baronet eût éprouvé encore l’ombre d’un doute, il se fût évanoui sur-le-champ. Mais, désormais, la conviction de sir Williams était enracinée. Baccarat ne pouvait plus se défier de lui.

– Ma chère enfant, dit-il, je veux vous parler des événements d’il y a trois jours. Nous avons quitté l’hôtel de miss Van-Hop tous les cinq, au milieu de la nuit, nous arrêtant à ce prudent parti qu’il valait mieux attendre que la justice humaine nous demandât des comptes qu’aller lui en rendre prématurément. J’ai tué un misérable, mais enfin le commissaire de police peut trouver cela mauvais, et nous avons sagement agi en nous retirant. Or, voici ce qui est advenu : on a trouvé le lendemain Daï-Natha morte, auprès d’elle M. de Cambolh respirant encore, et ce dernier a été transporté à l’hospice Beaujon.

– Je le sais, dit Baccarat.

– Ah çà ! fit sir Williams émerveillé et souriant, vous avez donc une police ?

– Sans doute.

Et Baccarat se prit à sourire à son tour.

– Dois-je poursuivre ? demanda sir Williams.

– Certainement, car je ne sais peut-être pas tout.

– Son état a paru d’abord désespéré, continua sir Williams, mais les médecins croient cependant pouvoir le sauver.

– Ah ! fit Baccarat avec joie, tant mieux, en ce cas.

– Pourquoi, tant mieux ?

– Mais, parce que, s’il vit, nous aurons par lui les plus précieux renseignements.

Sir Williams s’inclina.

– Vous avez raison, dit-il, je n’avais point songé à cela.

– Eh bien, reprit Baccarat souriant toujours, puisque vous reconnaissez ma supériorité, je vais vous investir d’une mission de confiance.

– Parlez…

– Ce Cambolh doit être un aventurier, continua-t-elle, un homme affublé d’un nom d’emprunt, étalant une aisance douteuse ou mal acquise, un misérable qui doit tenir par de mystérieuses ramifications à tout ce qu’il y a de vil, d’abject et de criminel dans les bas-fonds de la société parisienne.

– Je le crois, dit sir Williams avec calme.

– Cet homme n’a point nommé ses complices, il faut qu’il les dénonce ; il n’a point livré ce secret, et ce secret nous devons l’avoir…

– Nous l’aurons.

– Je le place donc sous votre surveillance et vous m’en répondez.

– Soyez tranquille, madame.

– À partir d’aujourd’hui, vous le ferez épier ; vous ferez suivre les phases de sa convalescence, recueillir chacun de ses aveux.

– Mes espions prendront note des moindres mots qu’il pourra prononcer.

– C’est bien cela. Vous m’avez comprise.

– Chaque jour, reprit sir Williams, chaque fois du moins que j’aurai recueilli un renseignement nouveau sur ce misérable, je viendrai moi-même vous en faire mon rapport.

– C’est cela même. Autant que possible, mon ami, il ne faut entre nous ni lettres ni intermédiaires.

– Il y a mieux, poursuivit sir Williams, j’aimerais assez un autre lieu que celui-ci pour nos entrevues.

Baccarat se prit à sourire.

– Vous êtes fou, dit-elle. Comment avez-vous pu songer que je conserverais un jour de plus cet hôtel ? Baccarat redevient madame Charmet, et la courtisane, ressuscitée un moment pour les besoins de cette cause que nous servirons chacun de notre côté, rentre désormais dans l’ombre.

– Vous retournerez donc, rue de Buci, dans cette froide et sombre maison qui ressemble à un couvent ?

– Ô saint homme ! dit-elle, avec une respectueuse admiration, vous oubliez votre mansarde sous les combles de l’hôtel de Kergaz… Me croyez-vous donc moins repentante que vous ?

– Non, dit sir Williams.

– Alors, ne vous exagérez plus la tristesse et la morne solitude de ma froide maison, et revenez me voir rue de Buci.

Sir Williams se leva et pressa de nouveau affectueusement la main de la jeune femme.

– Ah ! dit-il, je vais m’en aller d’ici le cœur soulagé d’un grand poids.

– Et moi, dit Baccarat, je vais avoir un remords au cœur, mon ami.

– N’en ayez aucun, murmura-t-il, mes crimes passés m’ont mérité l’incrédulité qui me poursuit. Adieu, au revoir ! plutôt. J’aurai l’œil ouvert sur ce misérable, et il ne nous échappera pas.

Il se retira.

Baccarat attendit que le bruit de ses pas se fût éteint sur le sable des allées, que la grille, se refermant sur lui, l’eût bien convaincue de son départ. Alors elle délivra le comte, prisonnier au fond de sa cachette.

– Mon Dieu ! dit le jeune Russe en se montrant, mon Dieu ! comme vous m’avez épouvanté !…

– Moi ?

– Ah ! lorsque vous lui avez remis votre revolver, j’ai cru qu’il allait vous tuer…

Elle eut un de ces beaux et calmes sourires qui révèlent la femme jeune, forte, croyant à la fois en son étoile et en l’amour qui veille sur elle.

– Enfant ! dit-elle.

– Mais enfin, murmura le comte, cet homme pouvait avoir un poignard et se jeter sur vous, il pouvait s’emparer du revolver et le diriger sur votre poitrine ?

– N’étiez-vous pas là ? dit-elle simplement.

– Oh ! certes… je le tenais en joue…

– Eh bien, fit-elle souriant toujours, qu’avais-je à craindre, en ce cas ?

– Mon Dieu ! nos deux balles pouvaient se croiser, et la sienne vous atteindre tandis que la mienne aurait été lui briser la tête.

Baccarat étendit sa belle main et la plaça sur la poitrine du jeune comte :

– Tenez, dit-elle, je sens à votre cœur que votre balle eût devancé la sienne.

Cette réponse était triomphante, et le comte Artoff frissonna d’émotion.

– Vous avez raison, murmura-t-il, mon regard ne l’a point quitté : s’il eût fait un geste équivoque, il était mort.

– Eh bien, demanda Baccarat, que pensez-vous de sa conversion ?

– Je ne sais…

– Le croyez-vous repenti ?

– Et vous ? demanda le comte. Quant à moi, j’avoue ma naïveté, ma jeunesse, mon inexpérience des hommes, et je me sens impuissant à pénétrer de semblables mystères.

– M’en croyez-vous capable, moi ?

– Oui, dit le comte avec conviction.

– Eh bien, retenez ceci : sir Williams, le comte Andréa, de quelque nom que vous le nommiez, est un misérable ! Il s’en va persuadé qu’il n’a plus rien à craindre de moi, il me laisse convaincue qu’il a été ma dupe enfin, et que l’heure n’est pas éloignée peut-être où nous le tiendrons pieds et poings liés et le forcerons à confesser son infamie.

– Vous êtes une femme de génie, dit le jeune homme avec admiration : mais permettez-moi une question ?

– Faites…

– Puisque vous avez la conviction que cet homme est le complice, le chef même de celui qu’il a frappé hier d’un coup de poignard, comment lui en confiez-vous la surveillance ?

– D’abord pour m’assurer à toujours sa confiance.

– Et ensuite ?

– Parce que j’ai la certitude que son complice seul pourra le démasquer en temps et lieu, et qu’il faut que ces deux hommes se revoient, qu’ils se réconcilient, qu’ils rêvent et combinent de nouveaux crimes, pour que l’un finisse par trahir l’autre.

– Ainsi, dans le cas où ce vicomte de Cambolh viendrait à guérir de sa blessure, nous le laisserions quitter l’hospice Beaujon ?

– Sans doute.

– Et recommencer ses exploits ?

– Écoutez, mon ami, dit Baccarat, cet homme seul connaît sir Williams ; seul, il peut lui arracher son masque d’hypocrisie ; lui mort, notre cause est désespérée. Prions Dieu qu’il le sauve… dût-il mettre encore un nouveau crime à exécution…

– Peut-être avez-vous raison, murmura le comte Artoff, habitué depuis longtemps à se fier aveuglément à Baccarat.

* *

*

Après les deux scènes que nous venons d’esquisser, nous sommes contraint d’analyser les événements de trois mois en quelques pages.

Trois jours après l’entrevue de Baccarat et du vicomte Andréa, Baccarat, réinstallée dans la maison de la rue de Buci, reçut la visite de M. le vicomte Andréa, qui vint lui faire verbalement le rapport suivant sur le prétendu vicomte de Cambolh :

« Le blessé est hors de danger, bien qu’il ait toujours le délire. Les médecins répondent de sa vie.

« Une version curieuse et romanesque, à cent lieues de la vérité, court sur l’événement de l’avenue Lord-Byron. »

Et sir Williams raconta ce que nous savons déjà des bruits qui couraient sur le meurtre de l’amant prétendu de l’Indienne Daï-Natha.

Baccarat parut ajouter foi à tout et congédia son associé en le laissant convaincu qu’elle s’en rapportait entièrement à lui.

Huit jours plus tard, il revint. Cette fois, le vicomte Andréa annonçait que le blessé entrait décidément en convalescence, mais qu’on craignait qu’il ne demeurât frappé d’idiotisme.

Baccarat se montra très affligée de cette nouvelle.

Trois semaines s’écoulèrent. Pendant ces trois semaines, sir Williams tint Baccarat au courant de toutes les paroles incohérentes du blessé, les commentant à sa manière ; puis il vint lui apprendre qu’il avait été réclamé par sa mère, et lui rapporta la scène qui avait eu lieu à l’hospice et chez le juge d’instruction. Baccarat, qui tenait décidément à passer pour la dupe de sir Williams, lui enjoignit d’exercer sur le faux gentilhomme la même surveillance que par le passé, et de le suivre jour par jour, dans la mansarde de sa mère comme il avait fait à l’hospice.

Sir Williams continua à lui apporter des bulletins de santé d’une merveilleuse exactitude.

Enfin, un jour, précisément le lendemain de celui où Rocambole avait furtivement quitté la Villette pour se rendre au Havre, sous les vêtements d’un ouvrier et par un convoi omnibus, sir Williams se représenta rue de Buci. Il venait annoncer à Baccarat que Rocambole, décidément idiot pour le reste de ses jours, était allé en province chez un frère de sa mère, cultivateur aisé qui s’était offert à le prendre à sa charge.

– Très bien, dit Baccarat ; que faut-il faire selon vous ?

– Dame ! répondit Williams, je ne sais trop…

– Je serais assez d’avis de ne le point perdre de vue.

– Soit. Je le ferai suivre en province.

– Où est-il ?

– Il va dans l’Anjou.

– Dans quel village ?

– J’en aurai le nom ce soir.

– Très bien, nous aviserons.

Sir Williams, de plus en plus persuadé que Baccarat avait en lui une confiance sans bornes et ne cesserait de s’en rapporter à lui : sir Williams, disons-nous, allait se retirer, lorsque la porte du cabinet de travail de madame Charmet, qui, on s’en souvient, donnait dans ce grand et triste salon à boiseries de chêne noirci, s’ouvrit et livra passage à la petite juive.

Il y avait longtemps que Baccarat méditait ce coup de théâtre.

Depuis trois mois, chaque fois que sir Williams entrait chez elle, il paraissait chercher quelqu’un ou quelque chose. Malgré lui, son regard errait ça et là et semblait demander le mot d’une énigme qu’il ne parvenait pas à déchiffrer. Cette énigme, c’était l’absence de la petite juive.

Jamais Baccarat ne lui en parlait, jamais elle ne prononçait le nom de l’enfant, jamais sir Williams ne l’avait rencontrée.

Au moment où la porte du cabinet de travail s’ouvrit, sir Williams était tourné vers elle.

La petite juive entra souriante et courut à Baccarat.

Celle-ci vit alors tressaillir, pâlir tour à tour, puis s’empourprer rapidement le visage de sir Williams… Et elle feignit d’embrasser l’enfant, pour lui donner le temps de se remettre du trouble que cette apparition subite, inattendue, avait fait naître en lui.

Deux minutes après, sir Williams était redevenu impassible et aussi calme qu’il l’était avant l’arrivée de Sarah. Il causa un quart d’heure encore, sans paraître prendre garde à l’enfant ; puis il se retira. Mais à peine était-il parti, que Baccarat renvoya la jeune fille et passa dans son cabinet de travail, où le comte Artoff l’attendait.

– Eh bien ? demanda-t-il, la regardant avec curiosité.

– Mon ami, dit-elle, en ce monde, rien de complet. Cet homme si patient, si merveilleux d’astuce, cet homme qu’une femme seule pouvait deviner, possède un défaut au milieu de son impénétrable cuirasse. Il aime Sarah… et c’est par là que je le frapperai !

– Mais, dit le comte qui avait tout entendu, si son complice nous échappe ?

– Ne craignez rien, nous allons le retrouver au premier jour. Et comme si elle eût obéi à quelque mystérieuse révélation de l’avenir, Baccarat ajouta : – Il s’est reposé pendant trois mois. Sans doute, il les a employés à combiner, à mûrir quelque nouvelle et abominable machination ; mais voici l’heure de l’exécution qui vient de sonner ; car son complice, je le sais, moi, n’est plus idiot, et bientôt, je l’espère, nous verrons l’heure de l’expiation… À la veille du triomphe, la bête fauve tombera dans le piège que je creuse sous ses pas depuis trois mois, et l’appât que je placerai au fond de ce piège sera cette fille sur laquelle il a osé lever un regard criminel…

Le jeune Russe frissonna, car il vit luire dans l’œil de Baccarat un de ces éclairs qui précèdent la tempête, et qui semblaient lui prédire le prochain châtiment de l’infâme Andréa.

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