LII

Après avoir eu si peur, Chapparot était devenu tout à fait brave. Il entrait même dans un accès de crânerie.

Il traversa l’esplanade.

– Je veux voir s’il y a du sang, se disait-il.

Mais la terre, détrempée par le brouillard de la nuit, ne portait aucune trace de sang, et le corps de Polyte, – car Chapparot croyait bien l’avoir tué, – avait disparu.

Le charbonnier se dirigea en droite ligne vers le passage.

Il y avait un marchand de vin à l’entrée, à gauche.

Chapparot passa devant, puis revint sur ses pas, puis passa devant une fois encore.

À la fin, le marchand de vin lui cria :

– Hé ! Chapparot ?

Le charbonnier s’arrêta.

– Apportez-moi donc un sac de charbon ! lui dit le marchand de vin.

Alors Chapparot s’approcha.

– Vous avez donc fait la noce hier soir ? demanda le mannezingue.

– Pourquoi ça ? fit Chapparot.

Et il regardait son interlocuteur avec inquiétude.

– J’ai frappé à votre porte ce matin, reprit le débitant.

– Ah !

– Et vous n’avez pas répondu…

– C’est vrai, dit Chapparot, j’ai trouvé des pays hier soir, nous avons bu un coup ensemble et j’étais un peu chaviré en rentrant.

– Ça arrive aux plus malins, dit le marchand de vin avec indifférence.

Chapparot lui dit :

– Je vais vous chercher votre charbon.

Et il se dirigea vers sa boutique.

En passant, il jeta un coup d’œil dans celle des blanchisseuses.

La petite Pauline était à son ouvrage, comme d’ordinaire.

Chapparot eut un battement de cœur, puis il se retourna brusquement et regarda sa propre boutique.

La porte en était fermée.

Cela lui donna du courage.

Il se glissa dans l’allée, mit la main sous la planche et y trouva la clef.

Quelques femmes, quelques enfants, qui se trouvaient au seuil des maisons, l’avaient regardé comme les autres jours, avec la même indifférence.

Chapparot était, du reste, coutumier du fait.

Il se grisait souvent depuis la mort de sa femme, et, dans ce cas-là, sa boutique était fermée bien après le lever du soleil.

Il trouva donc la clef, ouvrit la porte qui mettait en communication sa boutique avec l’allée et entra.

La boutique ne portait les traces d’aucun désordre. On n’avait rien pris, rien dérangé.

– Mais ce n’est donc pas la justice qui est venue chez moi cette nuit ! pensa Chapparot.

Et il se prit à songer.

Chapparot avait rarement de l’argent chez lui. Quand il avait amassé quelques sous, il les portait à la Caisse d’épargne et ne gardait pas plus d’une centaine de francs.

Le charbonnier se souvint qu’il avait laissé une somme à peu près pareille et en toutes sortes de monnaies dans un tiroir qui fermait à clef.

Il visita le tiroir extérieurement et constata qu’il n’avait pas été forcé.

Il l’ouvrit ensuite et retrouva son argent.

Qui donc s’était introduit chez lui, si ce n’était la justice ou bien des voleurs ?

Alors Chapparot songea à l’enfant qu’il avait enfermé dans un caveau.

L’enfant était-il parvenu à se délivrer ? C’était peu probable, car il était solidement attaché, et, d’ailleurs, la serrure était bonne.

Mais, en même temps, il songea à sir James.

Le détective lui avait confié Ralph pour vingt-quatre heures, mais il pouvait se faire qu’il eût changé d’avis et que, ayant besoin de l’enfant et ne trouvant pas le charbonnier, il eût cherché et trouvé les moyens de pénétrer dans la boutique.

Pour s’en assurer, Chapparot prit sa chandelle et se dirigea vers la petite cour qui conduisait à la cave de la citerne et ensuite à la cave souterraine.

Dans cette première, rien n’était dérangé.

Seulement, ayant passé la main sur la poutre pour y chercher la clef du caveau, Chapparot ne la trouva pas.

Alors il descendit précipitamment dans le couloir souterrain et s’arrêta ensuite stupéfait.

La porte du caveau était grande ouverte, le caveau était vide et l’enfant avait disparu.

Chapparot jeta un cri de rage.

Pour lui, la chose était maintenant évidente, c’était sir James qui était venu chercher l’enfant.

Seulement, pour les coquins, tout homme est encore plus coquin qu’eux.

– Ah ! le brigand ! murmura Chapparot ; c’est pourtant pour ne pas me donner les autres mille francs qu’il m’a fait ce tour-là !

Il n’eut pas un seul instant la pensée qu’une autre personne que l’Anglais fût venue délivrer le fils de l’Irlandaise. Mais, outre la perte probable de son second billet de mille francs, une chose l’inquiétait de plus en plus :

Qu’était devenu Polyte ?

Était-il mort ou vivant ?

S’il était mort, d’où venait que personne ne s’en était ému ?

Et si, ce que Chapparot commençait à admettre, le jeune homme, simplement blessé, était revenu à lui et s’était traîné quelque part, comment se faisait-il qu’il n’avait pas porté plainte au commissaire et que lui, Chapparot, n’était nullement surveillé ?

Car, enfin, Chapparot n’avait point perdu la mémoire.

Il se souvenait parfaitement qu’au moment où il avait pris Polyte à la gorge, celui-ci l’avait non seulement accusé d’avoir assassiné sa femme, mais encore d’avoir jeté l’Anglaise dans la citerne.

Comment ce jeune homme savait-il cela ?

Chapparot se posa toutes ces questions sans pouvoir en résoudre aucune.

Sans cesse partagé entre la peur d’être arrêté et le désir de rester tranquillement chez lui, en proie, par conséquent, à une hésitation perpétuelle, le charbonnier finit par demeurer toute la journée à sa boutique.

Nul ne s’occupa de lui dans le passage.

Comme à l’ordinaire, il alla chez les pratiques, portant du charbon aux unes, de l’eau aux autres.

Comme à l’ordinaire aussi, il jeta de tendres regards du côté de la Boutique des blanchisseuses, et mam’zelle Pauline ne fit aucune attention à lui et ne quitta pas son ouvrage des yeux.

La journée s’écoula.

Chapparot s’en retourna prendre son repas du soir chez le marchand de vin, où il fut accueilli comme de coutume.

Alors il s’en revint au logis et se mit au lit, murmurant :

– Le plus clair de tout cela, c’est que je suis floué de mille francs.

À trois heures du matin, Chapparot dormait profondément lorsqu’il fut éveillé en sursaut.

On frappait rudement à la porte.

– Ah ! cette fois, murmura-t-il, je suis pincé ! J’aurais dû m’en méfier.

Cependant il se leva, et, d’une voix étranglée, il demanda qui frappait.

– Moi, répondit une voix.

– Qui, toi ?

– Jean, le boucher de Passy.

Chapparot respira. Il connaissait le boucher de Passy pour l’avoir rencontré souvent autrefois au cabaret, s’être lié avec lui, et avoir fini par lui emprunter une somme de 800 francs, dont il lui servait l’intérêt.

Chapparot ouvrit.

Alors Jean le Boucher, – Jean le Bourreau, comme on l’appelait jadis au bagne, – entra dans la boutique, et lui dit :

– Je viens chercher l’enfant et sa mère.

– Hein ? dit Chapparot.

– L’enfant irlandais et la femme irlandaise qu’on t’a confiés, acheva Jean avec le calme et l’assurance d’un homme qui sait parfaitement ce qu’il demande.

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