LIV

Chapparot était une de ces natures aux appétits féroces, à l’instinct bestial, qui semblent avoir été créées pour le mal.

Il aimait l’argent ; il avait des passions brutales que rien n’arrêtait, pas même la peur de l’échafaud.

Mais, par cela même, il avait une certaine dose d’intelligence ou plutôt de sagacité qui n’excluait pas l’esprit d’analyse.

L’échelle pêchée dans la citerne et qui portait le chiffre du charron était pour lui toute une révélation.

Marmouset et Jean le Boucher, le voyant pensif, attendirent patiemment le fruit de ses réflexions.

– Écoutez-moi bien, dit enfin Chapparot.

Et il regarda ces deux hommes, non plus comme des ennemis au pouvoir absolu desquels il était tombé, mais comme des associés qui allaient lui payer son dividende social en beaux deniers comptant.

– Parle, dit Marmouset.

– Quand nous sommes venus ici, dit Chapparot, l’Anglais, la femme et son fils, l’Anglais qui avait visité la cave auparavant, marchait le premier, donnant la main au petit et il a eu bien soin de ne pas mettre le pied sur la planche.

Moi, j’étais derrière, et la femme marchait après lui.

Je l’ai un peu poussée, elle a mis le pied sur la planche et elle est tombée en jetant un grand cri.

– Et puis ? demanda Marmouset.

– Et puis nous avons entendu un clapotement sous nos pieds.

– Et plus rien ?

– Plus rien, à telle enseigne que nous avons pensé qu’elle s’était noyée tout de suite.

– Mais, reprit Chapparot, c’était le petit qui criait, et nous l’avons emporté.

– Sans vous assurer que la mère était morte ?

– Ma foi, oui ! dit Chapparot tranquillement.

– Après ?

– Après, dame ! je suis revenu… et je me suis mis à chercher une chandelle que je mettais ordinairement dans ce trou.

Et Chapparot montra le trou pratiqué dans le mur.

– Ah ! fit Marmouset, et alors ?…

– Alors je n’ai plus trouvé la chandelle. J’ai pensé que, dans la bagarre, j’avais un peu perdu la tête, et je m’en suis retourné à la boutique.

– Et la chandelle n’y était pas ?

– Non. J’ai pris mes allumettes, je suis revenu… et j’ai trouvé ma chandelle dans le trou.

Alors je suis descendu porter à manger au petit que j’avais enfermé en bas, dans un caveau. Puis, je suis remonté et j’ai voulu regarder dans la citerne, mais le cœur m’a manqué.

– Eh bien ! dit Marmouset, qu’est-ce que ça prouve ?

– Attendez donc ! je puis bien ne vous rien cacher, puisque vous casquez de l’argent. Faut donc vous dire que j’ai un coup de soleil pour une petite qui est blanchisseuse dans le passage.

Ça n’est pas défendu, n’est-ce pas ?

– Non, dit Marmouset.

– J’avais déjà vu plusieurs fois un grand flandrin qui lui faisait de l’œil et lui parlait. Ça m’a monté la tête. Quand il est sorti du passage, je l’ai suivi.

– Ah ! ah !

– Et je lui ai tombé dessus à coups de poing, à coups de pied, je crois même que je lui ai donné un coup de couteau.

– Mais, fit Jean le Boucher, tout cela ne nous dit pas…

Chapparot continua :

– Comme je sautais dessus, il m’a appelé assassin. J’ai cru qu’il parlait de ma femme, qu’on dit que j’ai escoffiée. Mais non, c’était de l’Anglaise, à preuve qu’il m’a dit que je l’avais jetée dans la citerne.

– Ah ! il a dit cela !

– Alors j’ai tout à fait perdu la tête, je lui ai planté mon couteau dans le ventre et je me suis sauvé.

– Et qu’avez-vous fait ensuite ?

– Ce qu’on fait toujours après un mauvais coup : j’ai mangé, j’ai bu et je me suis promené ; et puis, je suis revenu et j’ai vu de la lumière dans ma boutique. Je me suis imaginé que la police était chez moi et je me suis sauvé de nouveau.

– Et alors ?

– Alors j’ai fait ce qu’on fait encore et toujours dans ces moments-là : je suis allé de mannezingue en mannezingue jusqu’à minuit, buvant ici de l’absinthe, là de l’eau-de-vie, et quand les mannezingues ont été fermés, je suis allé voir les dames. Bast ! j’avais de l’argent. Le matin, j’ai voulu filer, mais j’ai eu l’idée qu’on ne me cherchait peut-être pas, et je suis revenu, et personne ne m’a rien dit.

Quand j’ai vu ça, je me suis souvenu de la lumière et j’ai imaginé que c’était l’Anglais qui était revenu et avait emmené le petit, en me flouant de mes mille francs. Les Anglais, tous canailles ! Ils vous font voir le tour en un rien de temps.

Pendant ce long récit, Jean le Boucher, impatient, avait voulu parler plusieurs fois, mais Marmouset lui avait fermé la bouche.

Chapparot reprit :

– Faut croire, maintenant, que je m’étais trompé, et je vais vous dire mon idée.

– Voyons ?

– La citerne est commune entre les deux maisons, celle où nous sommes et une autre qui est dans la rue des Amandiers.

– Ah ! fit Marmouset.

– Chacune a son puisard. Vous connaissez celle-ci ; il y en a une autre dans la boutique du charron.

Le charron a donné congé et la boutique est à louer.

– Fort bien. Et puis ?

– Je me figure donc que la femme, en tombant à l’eau, a perdu connaissance.

– C’est possible.

– Puis, quand elle est revenue à elle, l’Anglais et moi nous étions partis. Alors, elle se sera mise à crier, et on l’aura entendue de la boutique du charron.

– Mais puisque la boutique est à louer ?

– Ça ne fait rien. Il y avait peut-être quelqu’un dedans à ce moment-là.

– Eh bien ?

– On aura repêché l’Anglaise au moyen de cette échelle.

– C’est probable, fit Marmouset ; mais l’enfant ?

– Je vous ai dit que ma chandelle avait disparu un moment, et puis que je l’avais retrouvée.

– Oui.

– Je suppose que c’est le grand flandrin qui a repêché l’Anglaise.

– Bon !

– Et puis qu’il sera venu dans la cave ici, en traversant la citerne à la nage et en se servant de l’échelle pour monter.

– Fort bien, et puis ?

– Quand je suis venu, il se sera caché et aura éteint précipitamment la chandelle ; puis il se sera dissimulé derrière un tas de bois.

On le voit, Chapparot reconstruisait assez bien la vérité.

– Continuez, dit Marmouset.

– C’est alors que je me suis en allé chercher des allumettes, dit Chapparot.

– Et pendant ce temps il aura replacé la chandelle.

– Oui, et il se sera caché encore une fois. Seulement, comme je suis descendu porter à manger à l’enfant, il aura vu où je mettais la clef du caveau.

– Je commence à comprendre, dit Marmouset.

– Et puis il se sera en allé par où il était venu ; mais c’est lui qui, quelques heures plus tard, sera revenu chercher l’enfant.

– Mais puisque vous dites l’avoir tué ?

– Je l’ai cru ; mais si je l’avais tué, on l’aurait trouvé, et ça aurait amené du grabuge. Mon couteau aura glissé entre deux côtes.

– Ah !

Comme Chapparot terminait ce récit, on entendit un grand bruit au delà de la cour.

On frappait à la porte de sa boutique et une voix disait :

– Au nom de la loi, ouvrez !

Et Chapparot jeta un cri, et sentit ses cheveux se hérisser.

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