Revenons maintenant à un personnage de notre histoire que nous avons depuis longtemps perdu de vue.
Nous voulons parler de miss Ellen.
Miss Ellen était à Saint-Lazare.
Comment la fille d’un lord d’Angleterre était-elle confondue avec des filles perdues et des voleuses ?
C’est ce que nous allons expliquer.
Miss Ellen avait été conduite d’abord dans une maison de fous, aux environs de Boulogne, on s’en souvient.
Cette maison n’était pas une maison municipale et elle était dirigée par un médecin indépendant de l’administration.
Cet homme avait consenti, moyennant une somme d’argent relativement considérable, à garder miss Ellen pendant huit jours.
Ce laps de temps paraissait plus que suffisant à sir James Wood, qui attendait l’arrivée de lord Palmure d’un jour à l’autre.
Mais lord Palmure n’arrivait pas et les huit jours s’étaient écoulés.
Le médecin aurait bien gardé miss Ellen huit jours de plus, mais un événement indépendant de sa volonté était venu s’y opposer.
Un jeune docteur attaché à son établissement avait plusieurs fois visité la pauvre fille, causé avec elle et acquis la certitude qu’elle jouissait de la plénitude de sa raison.
Alors il était allé trouver le directeur et lui avait tenu ce langage :
– Vous retenez chez vous une Anglaise qui n’est pas folle ; si d’ici demain vous ne lui avez pas rendu la liberté, ce n’est pas à la police que je m’adresserai, mais aux journaux, et par suite, à l’opinion publique.
Le médecin aliéniste n’était pas très scrupuleux, mais il avait peur du scandale.
Il avait donc écrit en toute hâte à sir James Wood. Celui-ci, fort embarrassé, s’était adressé de nouveau à l’ambassade, et l’ambassade avait insisté auprès de la préfecture de police pour qu’elle donnât à la jeune fille mineure et en puissance paternelle un asile provisoire.
La préfecture n’avait à offrir à sir James Wood d’autre asile que Saint-Lazare.
Par exemple, on avait eu des égards pour miss Ellen.
On l’avait conduite le soir, en voiture fermée, et personne ne l’avait vue entrer.
Puis on lui avait donné une chambre pour elle seule, dans le corridor des sœurs, et attaché à sa personne deux condamnées qui la servaient.
Enfin, on avait évité qu’elle eût le moindre contact avec les femmes de mauvaise vie et les voleuses.
Mais elle était prisonnière et si bien gardée que, dès le premier jour, elle avait renoncé à l’espoir d’une évasion.
Alors une profonde tristesse, un désespoir muet s’étaient emparés d’elle.
Elle songeait à l’homme gris, qui était aux mains de ses juges et à qui l’Angleterre ne pardonnerait pas.
Elle était sans nouvelles du Limousin, le seul homme qui eût un moment ranimé son espérance.
Le pauvre garçon était-il venu la chercher, comme c’était convenu la veille de son enlèvement ?
Avait-il parlé à Milon l’entrepreneur, et ce Milon était-il bien celui qui devait venir à son aide et que l’homme gris attendait à Londres ?
Miss Ellen se posait ces questions nuit et jour dans sa prison, et ne pouvait les résoudre.
Elle ne voyait personne que les deux condamnées qui la servaient et elle n’osait leur faire la moindre question.
Un soir, cependant, comme on lui apportait son repas, une de ces femmes lui dit :
– Vous aurez une visite aujourd’hui, mademoiselle.
– Une visite ? fit miss Ellen.
– Oui, la visite de sœur Ursule.
– Qu’est-ce que sœur Ursule ?
– C’est un ange de bonté et de charité, répondit la condamnée. Ah ! si j’étais assez heureuse pour être au nombre de celles qu’elle emmènera !…
Et la condamnée raconta à miss Ellen cette touchante histoire que Vanda avait dite à Marmouset, et lui parla longuement de cette maison de refuge établie par la jeune religieuse aux environs de Lyon.
– Et sœur Ursule viendra me voir ? demanda miss Ellen.
– Oui ; elle en a obtenu la permission de la supérieure.
Miss Ellen senti un vague espoir naître dans son âme ; non l’espoir de la liberté, mais l’espoir que sœur Ursule se chargerait peut-être de retrouver Milon et de lui faire savoir que l’homme gris était en péril.
Une heure après, en effet, la porte de sa cellule s’ouvrit et deux femmes, au lieu d’une, entrèrent.
Ces deux femmes portaient la robe noire et grise des sœurs des prisons.
L’une, la plus jeune, avait la beauté angélique et le doux sourire des femmes qui ont voué leur vie à la charité.
L’autre qui avait un peu plus de trente ans, était une beauté mâle, hardie, et avait de grands yeux noirs qui contrastaient étrangement avec ses cheveux blonds.
La sœur qui veillait dans le corridor referma la triple serrure de la porte, et les deux femmes restèrent seules avec miss Ellen, qui, étonnée et tremblante, n’avait pas dit encore un mot.
Alors la femme blonde aux yeux noirs adressa la parole à miss Ellen en anglais.
La pauvre fille tressaillit et sentit une larme rouler dans ses yeux.
Il est si doux pour ceux qui sont loin de leur patrie d’entendre le langage maternel !
– Miss Ellen, dit cette femme, la religieuse qui m’accompagne ne sait pas l’anglais. Si je vous parle dans cette langue, c’est qu’elle ne doit point savoir ce que je vais vous dire. Ne trahissez pas votre émotion, demeurez calme, si vous le pouvez, et écoutez-moi… Je viens vous sauver… Je viens de la part de l’homme gris…
Miss Ellen fut héroïque, son cœur n’éclata point ; aucun cri ne jaillit sur ses lèvres.
Elle répondit :
– Alors, madame, si vous venez de sa part, vous devez savoir qu’il a connu, qu’il court peut-être encore un grand danger ?
– Un danger de mort, dit la femme blonde.
Une pâleur mortelle se répandit sur le visage de miss Ellen.
La femme blonde ne s’y trompa pas :
– Elle l’aime ! pensa-t-elle.
Puis tout haut :
– Mais vous êtes l’ennemie mortelle de l’homme gris ! dit-elle.
– Je l’étais, madame.
– Et… vous ne l’êtes plus ?
Elle baissa la tête.
– Je l’aime ! dit-elle, je l’aime depuis le moment suprême où je l’ai trahi, livré à ses bourreaux…
Et miss Ellen raconta en peu de mots, mais avec un accent dont la sincérité ne pouvait être mise en doute, le piège qu’elle avait tendu à cet homme qu’elle croyait haïr, et le revirement inattendu qui s’était opéré dans son âme bouleversée quand elle l’avait vu aux mains des policemen.
La femme blonde l’écoutait.
Quand elle eut fini, elle lui dit :
– C’est bien, je vous crois. Nous sauverons l’homme gris. Demain soir, Milon, d’autres amis, vous et moi, nous partons pour Londres.
– Mais… madame, dit miss Ellen, qui êtes-vous ?
– Je me nomme Vanda… et, avant vous, j’aimais… l’homme gris, répondit la femme blonde, qui baissa la tête à son tour.
– Ah ! dit miss Ellen qui eut un éclair de jalousie dans le regard.
Mais un sourire glissa sur les lèvres de Vanda.
– Ne soyez pas jalouse, dit-elle. C’est vous qu’il doit aimer…
– Mais, madame, dit encore miss Ellen, comment voulez-vous que je parte ? Je suis prisonnière !
– Je vous apporte la délivrance, répondit Vanda.