XXXII

Le coup du portefeuille a été inventé, non par les voleurs, mais par les chanteurs.

Inutile de dire que nous ne voulons parler ni des artistes lyriques, ni de ceux qui disent agréablement la chansonnette, ni même des pauvres diables qui chantent dans les rues pour quelques sous.

Le chanteur devrait plutôt et plus logiquement s’appeler l’homme qui fait chanter.

Qu’est-ce que faire chanter ?

Une chose bien simple, en vérité, – s’emparer du secret d’autrui, et rançonner autrui ensuite.

De même qu’il y a des bandes de voleurs, il y a des associations de chanteurs.

Elles ont leurs chefs, leurs soldats, leurs dignitaires et leurs simples associés. Elles obéissent à des ordres secrets, à des mots de passe mystérieux.

La grosse affaire du chanteur, son commerce le plus considérable est, évidemment, la spéculation sur les intrigues amoureuses.

Il y a un chanteur, souvent plusieurs, dans chaque quartier, quelquefois dans chaque rue un peu aristocratique.

Rue Trois-Étoiles, au numéro 7, et au premier étage, M. Six-Étoiles habite un somptueux appartement.

Il est riche, il est vieux, il est laid.

En revanche, il a une femme jeune et jolie.

Un chanteur qui demeure dans l’hôtel garni d’en face a souvent vu à la fenêtre le couple disparate.

– Voilà qui n’est pas raisonnable, se dit-il. Il y a quelque chose là-dessous.

Le chanteur a flairé une affaire.

Dès lors il épie.

Mme Six-Étoiles se lève de bonne heure, elle est pieuse, elle va à la messe tous les matins.

Le chanteur la suit.

Saint-Vincent-de-Paul est la paroisse de madame.

À huit heures, madame entre par la grande porte, son livre de messe à la main.

Peu après, le chanteur entre à son tour dans l’église.

Ô surprise !

L’église est presque déserte. Une trentaine de personnes tout au plus écoutent dans une chapelle latérale une messe basse.

Mais Mme Six-Étoiles a disparu.

Où est-elle ?

Le chanteur sort, non pas désappointé, mais ravi.

Le lendemain, à la même heure, il est à Saint-Vincent-de-Paul, non devant la grande porte, mais au bout de l’église, près de celle qui donne sur la rue Fénelon.

Mme Six-Étoiles sort furtivement de l’église.

Où va-t-elle ?

Le chanteur le saura.

Il y a une station de voitures non loin de là.

Mme Six-Étoiles monte dans un fiacre ; elle dit au cocher, à mi-voix et baissant son voile, le nom d’une rue.

Le fiacre part.

Le chanteur ne court pas après, mais il a entendu le nom de la rue et le numéro indiqué.

Le lendemain il est dans cette rue, en flâneur, en Parisien qui baye aux corneilles.

À huit heures trois quarts, un fiacre s’arrête à la porte, une femme en descend. C’est elle.

Elle entre furtivement dans la maison, passe devant le concierge sans demander, et monte l’escalier d’un pas leste.

Le chanteur est fixé.

Madame a un amant.

Un autre chanteur se charge de savoir quel est l’amant ? Une fois qu’il a son nom, les deux associés s’entendent.

Un matin, l’amant reçoit une lettre dans laquelle on le menace de tout dire au mari.

Le soir, la femme reçoit une lettre semblablement. Elle perd la tête. On lui demande six mille francs pour garder le silence.

Elle ne les a pas.

Si l’amant est riche, il paye. S’il ne peut se procurer la somme demandée, madame met en gages ses diamants au mont-de-piété.

Et tous deux se croient sauvés.

Six mois après, on leur redemande de l’argent et puis de l’argent encore, et cela durera jusqu’à ce que le mari meure, ou bien que la femme se décide à aller faire sa confession à la préfecture de police, où son secret sera gardé, car la police de Paris est la plus discrète du monde.

Il arrive aussi qu’un chanteur qui se promène aux Champs-Élysées, au Bois, dans un quartier désert, le matin ou le soir, voit un monsieur qui descend d’une voiture et s’en va à pied.

La voiture contient une femme.

Le chanteur est fixé : c’était un rendez-vous d’amour.

Il laisse le monsieur s’en aller, mais il suit la voiture.

Elle quitte les Champs-Élysées, entre dans le faubourg Saint-Honoré, traverse la place Beauvau, prend la rue Cambacérès et s’arrête devant une maison de belle apparence.

La femme descend, paye la voiture et rentre chez elle avec tranquillité.

Quelle est-elle ? comment savoir son nom ? à quel étage habite-t-elle ?

Le chanteur ne le sait pas ; mais, grâce au coup du portefeuille, il va le savoir.

Il a un joli carnet en cuir de Russie dans sa poche, il le trempe dans le ruisseau de façon qu’il soit un peu maculé ; puis le tenant à la main, il entre dans la maison et va droit à la loge du concierge.

– Excusez-moi, dit-il, une dame est entrée ici, il y a une minute.

– Oui, dit le concierge.

– Tandis qu’elle payait la voiture, elle a laissé tomber ceci.

– C’est la baronne de X…, au premier, dit le concierge.

– Je vais lui restituer son bien, dit le chanteur.

Et il monte, ne s’arrête pas au premier, enfile l’escalier jusqu’au dernier étage, remet le carnet dans sa poche et redescend tranquillement.

À partir de ce moment, Mme la baronne de X… est chantée.

Dans huit jours, on saura le nom et l’adresse du monsieur qui redescend à pied les Champs-Élysées ; huit jours plus tard, on saura si le baron de X… est jaloux.

Or, Marmouset, pour en revenir à notre récit, eut recours au coup de portefeuille.

Pourquoi ?

D’abord il voulait savoir le nom que le détective portait à l’hôtel.

Ensuite, il n’était pas fâché de jeter un coup d’œil sur le logis de sir James.

L’hôtel du Louvre, chacun sait cela, est deux fois grand comme un ministère.

Mais il y a un chasseur à la porte, qui dévisage les gens qui entrent et qui sortent.

Marmouset s’adressa à lui.

Il lui montra le portefeuille et lui dépeignit le gentleman.

– C’est un Anglais, sir James Wood, au premier, escalier L…, chambre 18, répondit le chasseur.

Marmouset n’était point vêtu en gentleman ; il avait même endossé un vieux paletot et coiffé un chapeau tout bosselé qui lui donnaient l’air d’un pauvre diable.

Le chasseur le laissa monter en se disant :

– Il aura une bonne pièce. Tant mieux pour lui !

Et Marmouset se trouva ainsi dans l’hôtel du Louvre, grâce au coup du portefeuille.

Share on Twitter Share on Facebook