Quel avait été le résultat du conciliabule de Marmouset, Milon et Vanda ?
C’est ce que nous verrons en suivant désormais sir James Wood.
Le détective croyait avoir de bonnes raisons pour soupçonner que le voleur des cent mille francs était le même homme qu’il avait employé quelques semaines auparavant à voler les papiers de Shoking.
Les gens de police et les voleurs de Londres se connaissent presque tous.
Un homme de l’importance de sir James connaissait non seulement les différents pickpockets qui, las des brouillards, passaient le détroit pour s’en aller opérer sur le continent, mais il savait encore quelle était leur spécialité.
Celui-ci dévalisait le comptoir d’un magasin de dentelles ; cet autre ne volait que dans les omnibus ; tel autre fréquentait les églises ; un quatrième travaillait au spectacle.
Il s’en était suivi pour sir James une petite nomenclature, très exacte, dans laquelle chaque voleur était désigné par sa profession.
Il connaissait à Paris le dentellier, le voyageur, le dévot et le dilettante.
Il y avait encore le serrurier.
Le serrurier, qui de son vrai nom se nommait Smith, avait été employé à Londres dans une fabrique de coffre-forts, et c’était en exerçant cet honnête métier qu’il avait appris sa coupable profession.
Et le serrurier était précisément l’homme qu’avait employé sir James Wood.
Cet homme avait dit qu’il repartait ; mais sir James l’avait aperçu la veille même du vol, rôdant aux environs du Grand-Hôtel.
Donc, pour sir James, un seul homme avait pu ouvrir sans effraction la caisse de l’entrepreneur Milon, et cet homme, c’était le serrurier.
Sir James était un détective habile, cela est incontestable, mais il n’était pas sorcier. Or, un sorcier seul aurait pu deviner que Milon s’était volé lui-même ou à peu près, et que ce vol qu’on lui signalait, à lui sir James, cachait un piège habilement tendu.
Lorsque sir James était arrivé à Paris et qu’il s’était mis en rapport avec le serrurier, il lui avait dit :
– Je ne suis pas au service de la police française, tu n’as par conséquent rien à craindre de moi. Tout au contraire, je vais t’employer et je te payerai bien.
Entre le voleur anglais et l’agent de police de Londres il n’y a aucune animosité.
Sans cesse en lutte, ils rivalisent d’adresse, de ruse, d’habileté, et le vaincu pardonne à son vainqueur aisément.
Tout autre que sir James se fût donné la peine de courir à la Préfecture et de faire rechercher Smith, dit le Serrurier.
Le procédé, si simple en apparence, eût fait perdre trop de temps ; et sir James s’attendait à recevoir, d’un moment à l’autre, l’ordre de retourner à Londres.
Or, il y a à Paris un journal appelé la Gazette des Étrangers, qui se distribue dans les hôtels et que les étrangers lisent régulièrement tous les jours.
Sir James prit une voiture, courut au bureau du journal, et paya cent sous la ligne l’annonce que voici :
« Le célèbre serrurier anglais S…, de passage à Paris en ce moment, est prié de se présenter à l’hôtel du Louvre, chambre 18, chez J. W., esq. »
On allait mettre sous presse.
Une heure après le journal avait paru.
Deux heures plus tard, Smith, dit le Serrurier, arrivait.
Sir James le reçut avec un sourire.
– Je craignais que tu ne fusses parti, dit-il.
– Oh ! non, dit Smith en riant, les affaires sont meilleures à Paris qu’à Londres.
– Vraiment ? et qu’as-tu fait ?
– Je me suis associé avec deux camarades.
– Bon !
– Et nous avons déjà un joli petit magot.
– Y compris les cent mille francs que tu as volés à l’entrepreneur Milon.
À ces paroles, Smith ouvrit des grands yeux, il eût même un air si étonné que sir James ne put s’y tromper.
Ce n’était pas lui qui avait commis le vol.
Cependant le détective lui fit mille questions, le tourna et le retourna et ne put obtenir de lui autre chose que d’énergiques dénégations.
Alors sir James lui raconta dans tous ses détails l’histoire du vol, telle qu’il la tenait du chef de la Sûreté et de Milon lui-même.
– Patron, dit alors Smith, je ne puis rien vous dire tant que je n’ai pas vu la serrure.
– Ah !
– Mais je parierais qu’on se moque de vous.
– Qui donc ?
– Je ne sais pas. Mais si la caisse a été trouvée ouverte comme vous me le dites, il n’y a que deux hommes qui eussent été capables de faire le coup.
– Qui donc ?
– Moi d’abord, et je vous répète que ce n’est pas moi.
– Et puis ?
– Et un autre Anglais qu’on appelle John et qui n’est pas à Paris, j’en suis sûr.
– Cependant la caisse a été ouverte.
– Je ne dis pas non… Mais pas comme vous le dites. Si je la voyais ?
– Rien n’est plus facile, dit sir James.
Il prit une plume et écrivit à Milon les lignes suivantes :
« Monsieur,
« Je suis sur les traces de votre voleur. Mais j’ai besoin de voir votre caisse. Ce soir, à onze heures, je serai chez vous avec un de mes collègues. Il est indispensable pour des motifs que je vous expliquerai de vive voix, que vous soyez seul et que personne de votre entourage ne nous voie ni entrer ni sortir. »
La lettre écrite, sir James la fit porter par un commissionnaire de l’hôtel, puis il dit à Smith :
– Trouve-toi ce soir aux Champs-Élysées, au coin de la rue Marignan, vers six heures et demie, et attends-moi.
– J’y serai, répondit Smith.
Et il s’en alla.
Pourtant quand le serrurier fut parti, ses paroles revinrent en mémoire à sir James : « On se moque de vous ! »
Qui donc pourrait se moquer de lui ?
Était-ce Milon ? était-ce cet imbécile de Shoking ?
C’était invraisemblable, d’autant plus que le vol avait été commis à l’heure même où lui, sir James, enlevait l’Irlandaise et son fils.
Le détective eut peur un moment, cependant.
Pendant quelques minutes, il délibéra si, au lieu de s’occuper de cette affaire, il ne partirait pas le soir même pour Londres, emmenant Ralph et miss Ellen.
Il était même décidé à prendre ce dernier parti, lorsque une dépêche lui arriva.
Elle venait de Londres :
« Restez huit jours encore. On instruit procès homme gris. Condamnation certaine, lettre demain.
« PATTERSON. »
Cette dépêche fit réfléchir sir James.
– Après tout, dit-il, je ne puis pas rester ici à ne rien faire. Si on n’avait pas volé Milon, il ne serait pas allé à la Préfecture ; Smith se trompe donc, le voleur dont il parle doit être à Paris.
Et il mit la dépêche dans sa poche et sortit tranquillement pour tuer le temps jusqu’au soir.
Il revint dîner à l’hôtel du Louvre.
Le commissionnaire avait rapporté la réponse de Milon, conçue en trois mots :
« Je vous attendrai ! »
Et sir James demeura résolu à conduire Smith chez Milon.