XLII

Il était dix heures du soir quand la table de thé réunit le gouverneur de Newgate, sa famille et ses hôtes.

Sir Robert avait été de fort bonne humeur durant toute la journée.

Mais, vers le soir, son front s’était assombri.

La cause de cette tristesse subite, c’était l’homme gris.

Car enfin, il allait falloir s’exécuter, c’est-à-dire faire venir le dangereux prisonnier chez lui, le mettre en contact avec sa femme et ses filles.

Après le dîner, sir Robert s’était esquivé un moment sous le prétexte de faire une ronde à l’intérieur de la prison.

Et il s’était fait ouvrir la cellule du prisonnier.

Rocambole, toujours calme, l’avait salué avec son aménité ordinaire.

– Vous paraissez souffrant, milord ? lui avait-il dit.

– Non, mais inquiet, gentleman.

– Et pourquoi cela, milord ?

– Je me défie de vous.

– Par exemple !

– Si vous alliez, ce soir, manquer de convenance chez moi !

– Ah ! milord, votre supposition est injurieuse.

– Non que vous soyez un homme parfaitement bien élevé, je le reconnais, mais pour me jouer quelque vilain tour.

– Ah ! milord !

– Vous me jurez que vous serez raisonnable ?

– Je vous le jure.

Et sir Robert s’en était allé un peu soulagé ; mais son anxiété l’avait repris bientôt. Et, une fois encore, la pensée d’une complicité mystérieuse entre l’homme gris et son hôte lui était revenue.

Donc à dix heures, on prenait le thé chez le gouverneur, lorsque Marmouset dit à sir Robert :

– Et le prisonnier ?

– On va l’amener, répondit sir Robert avec un soupir. J’ai voulu seulement attendre que les gardiens eussent fini leur service.

– Vous avez bien fait, dit Marmouset.

Sir Robert sonna.

– Dites au gardien chef Wilson, dit-il, qu’il peut exécuter les ordres que je lui ai donnés.

Le domestique sortit.

Il s’écoula environ dix minutes, puis la porte du parloir s’ouvrit.

Marmouset regardait Vanda.

Vanda fut sublime de calme et d’impassibilité ; elle regarda l’homme qui entrait avec une parfaite indifférence, mélangée cependant d’une certaine émotion.

Et l’homme qui entrait, pourtant, c’était Rocambole.

Le gardien qui l’avait amené était resté dans l’autre chambre.

L’homme gris salua avec une aisance parfaite.

En dépit du costume de toile grise des prisonniers, il apparut aux dames comme un gentleman accompli.

– Madame, dit Marmouset à Vanda, voilà ce pauvre Français qui m’a servi de compagnon de captivité.

Sir Robert était fort ému.

– Mon ami, reprit Marmouset, je vous ai fait venir à la seule fin de jouer avec vous cette fameuse partie d’échecs dont vous m’avez parlé.

– Je le sais, dit Rocambole.

– Ah !

– Son Honneur m’en a prévenu ce matin. Et Rocambole salua sir Robert.

L’émotion de celui-ci était si grande que pour la dissimuler il alla chercher lui-même le jeu et disposa l’échiquier.

Marmouset lui dit en riant :

– Je suis un peu vindicatif, sir Robert.

– Oh ! fit le gouverneur, qui essaya de rire et qui ne put y parvenir.

– Il paraît que nous vous avons horripilé, ce gentleman et moi, en parlant javanais ?

– C’est une singulière langue, en effet.

– Eh bien ! dit Marmouset, nous allons vous l’apprendre.

– Me l’apprendre ! continua le bon gouverneur.

– Oui ; écoutez-moi bien.

– Comment, vous allez encore parler cet affreux jargon ?

Rocambole regarda sir Robert en souriant et d’une façon qui voulait dire :

– Je vous ai prévenu ce matin. C’est une toquade.

– Père, dit miss Lucy, une des filles du gouverneur, madame va nous faire un peu de musique, pendant que ces gentlemen joueront aux échecs.

Vanda se leva et se mit au piano.

En même temps Rocambole et Marmouset s’assirent face à face, l’échiquier posé entre eux.

Et Marmouset, tout en rangeant ses pièces, se mit à parler javanais, tandis que Vanda exécutait des variations brillantes qui couvraient à demi le bruit de sa voix.

– Maître, dit alors Marmouset, tout est prêt.

– Comment l’entends-tu ?

– Il dépend de vous d’être délivré la nuit prochaine.

– Par les fénians ?

– Non, par nous.

– Explique-toi.

– J’ai fait ce que vous m’avez dit. Milon, et moi nous avons acheté une boutique dans Old Bailey.

– Fort bien.

– Nous nous sommes procuré le plan dont vous m’aviez parlé.

– Et vous avez retrouvé l’entrée des souterrains.

– Parfaitement.

Alors Marmouset raconta à Rocambole, parlant toujours javanais du reste, ce que lui, Milon et leurs compagnons avaient fait.

Il n’omit aucun détail, pas même celui de sa descente dans l’oubliette et des trois coups frappés sur la porte de fer et entendus par Polyte.

Et Marmouset ajouta :

– J’ai à mes ordres un petit bateau à vapeur qui se tiendra tout près de l’orifice du souterrain qui aboutit à la Tamise.

– Fort bien, répondit Rocambole. Mais les fénians…

– Je n’en ai plus entendu parler.

– Ils travaillent pourtant à me sauver.

– C’est probable. Mais nous arriverons avant eux.

– Voilà ce que je ne veux pas.

– Pourquoi ?

– Je voudrais leur voir tenter quelque chose.

– À quoi bon ?

– Pour savoir si, une fois libre, je dois les servir encore ou les abandonner.

– Oh ! dit Marmouset, nous avons bien d’autres choses à faire à Paris !

– C’est possible ; mais tu n’iras pas contre ma volonté.

– Assurément non, maître.

– Donc, écoute ce que je vais te dire.

– Parlez, dit Marmouset avec soumission.

*

* *

Sir Robert examinait l’homme gris et Marmouset avec inquiétude.

– Ah ! pensait-il, si ce maudit Français restait un mois ici, je crois que mes cheveux deviendraient blancs comme neige.

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