XXI Journal d’un fou de Bedlam VII

Milady poursuivit :

– Les cimes neigeuses des monts Cheviots, la plaine verte au milieu de laquelle se dresse New-Pembleton, – tout cela vient de disparaître.

Feu lord Evandale et moi nous nous sommes pourtant toujours dans nos cadres, accrochés aux murs enfumés de la salle des Ancêtres, mais nous avons la faculté de voir à distance.

Nous sommes en plein jour.

Le soleil de midi éclaire une savane aride, un paysage désolé.

Des hommes demi-nus, ruisselants de sueur, travaillent péniblement sous ce ciel ardent, demandant à la terre ingrate un produit qu’elle se refuse presque à leur donner.

Ces hommes sont des convicts, c’est-à-dire des condamnés.

Ils ont été transportés loin de l’Angleterre, sur le sol australien, pour y expier leurs crimes.

Et parmi eux, cependant, il est un innocent.

Un innocent qui lève parfois les yeux au ciel et semble le prendre à témoin de ses souffrances non méritées.

Et milady, essuyant une nouvelle larme, me dit :

– Et sais-tu quel est cet homme ?

– Non, milady.

– C’est mon fils.

– Lord William ?

– Oui.

– Oh ! Lina, m’écriai-je, votre imagination alarmée vous égare. Comment cela pourrait-il jamais arriver ?

– Je n’en sais rien.

– Oubliez-vous donc, milady, que nous n’avions qu’un seul homme à craindre, et que cet homme est mort ?

– Qui sait ?

– Vous savez bien que sir James, votre frère l’a tué ?

– Non, dit milady, les choses ne se sont point passées comme tu le crois.

– Que voulez-vous dire, Lina ?

– Que James, mon frère, et le misérable qui avait nom sir George, se sont battus, en effet, dans une forêt, aux environs de Calcutta.

– Et sir James a tué sir George ?

– Non. Sir James lui a cassé la cuisse d’un coup de pistolet.

– Oui ; mais sir George est tombé et n’a pu se relever.

– Soit. Mais sir James s’est éloigné, le laissant vivant.

– Oh ! milady, repris-je, vous savez bien qu’un homme qui a la cuisse cassée en pleine forêt indienne n’en sort plus. Les tigres se chargent de l’achever. Ne vous souvenez-vous pas, du reste, que toutes les gazettes ont annoncé alors que le corps de sir George avait été trouvé à demi dévoré ?

– Oui, dit encore milady, on a trouvé un cadavre défiguré, recouvert d’un lambeau d’uniforme ; mais était-ce bien sir George ?

– Lina, m’écriai-je, vous cédez à de folles terreurs ! Je vous jure que sir George est mort.

Elle secoua la tête et me dit :

– N’importe ! je veux quitter New-Pembleton.

– Et où voulez-vous aller ?

– Là-haut.

– Au vieux manoir ?

– Oui.

– Je n’ai pas insisté, Betzy, ma chère, acheva Tom. Ce que milady veut, je le veux ; et c’est pour cela que nous sommes ici.

Betzy soupira.

– Oui, dit-elle, nous sommes ici, et la santé de milady va s’affaiblissant tous les jours.

– Cela est vrai.

– Et les médecins disent qu’elle est atteinte d’une maladie mortelle.

– Qui sait ? fit Tom.

Betzy secoua la tête.

– Je suis allé voir John Pembrock, dit encore Tom.

– Qu’est-ce que cela ?

– John Pembrock est un Écossais qui habite Perth, où il jouit d’une grande réputation comme médecin.

– Et John Pembrock viendra visiter milady.

– Je l’attends d’une heure à l’autre.

– Ah !

– C’est un singulier homme que John Pembrock poursuivit Tom. Il est riche, ce qui est rare pour un Écossais, et il ne se dérange jamais pour de l’argent.

– Bon !

– Mais il vient soigner les malades dont ses confrères désespèrent, et il est rare qu’il ne les sauve pas.

Comme Tom disait cela, un bruit se fit entendre.

C’était la cloche qui se trouvait au dehors du pont-levis de Old-Pembleton que la main d’un visiteur agitait.

Car chaque soir on relevait le pont-levis, et le vieux manoir redevenait forteresse, comme aux temps féodaux.

Tom se leva précipitamment et sortit de la salle basse.

Sur le seuil, il rencontra Paddy.

Paddy était un vieux valet qui avait vu naître miss Eveline Ascott et ne l’avait jamais quittée.

– Tom, dit-il, il y a là porte deux hommes, un piéton et un cavalier.

– Que demandent-ils ?

– Ils veulent entrer.

– Ont-ils dit leurs noms ?

– Le cavalier dit qu’il vient de Perth.

– Et le piéton ne dit rien.

Tom traversa la grande salle, le vestibule, la cour, et arriva en courant jusqu’à la poterne du pont-levis.

Il faisait un froid vif et le ciel était pluvieux.

Avant de manœuvrer les chaînes du pont-levis, Tom ouvrit un guichet et regarda.

Le cavalier attendait avec calme de l’autre côté du fossé.

Tom reconnut John Pembrock.

– Ah ! dit-il, je vous attendais.

Puis, avisant le piéton :

– Et cet homme, dit-il, est-il avec vous ! Le connaissez-vous ?

– Cet homme, répondit John Pembrock, est un pauvre Indien qui m’a demandé l’aumône sur la route et à qui j’ai promis l’hospitalité.

Tom fronça le sourcil.

– Il n’y a pourtant pas beaucoup d’Indiens à Londres, dit-il, et je n’en ai jamais vu dans nos montagnes. Milady n’a pas coutume de recevoir les gens qu’elle ne connaît pas ; je vais lui donner une couronne, et il s’en ira coucher en bas, au village.

– Vous ne ferez pas cela, Tom, dit John Pembrock.

– Et pourquoi cela, monsieur ? demanda Tom.

– Parce que cet homme est las, qu’il a peine à se soutenir sur ses jambes, et qu’il paraît mourir d’inanition.

– Il se réconfortera au village. Ce n’est pas une couronne, c’est une guinée que je lui donnerai.

– Tom, dit John Pembrock, je vous supplie d’avoir de l’humanité.

– Monsieur, répondit Tom, j’ai fait un serment à milady.

– Lequel ?

– Je lui ai juré de ne laisser pénétrer dans Old-Pembleton que des gens que je connaîtrai.

– Ainsi, dit John Pembrock, vous refusez l’hospitalité à ce malheureux ?

– Je ne puis faire autrement.

Ce disant, Tom fouilla dans sa poche et lança à travers le guichet une pièce d’or qui vint tomber aux pieds du mendiant.

John Pembrock était une manière de géant, et rappelait par sa stature herculéenne ces montagnards écossais chantés par Walter Scott.

Il se pencha sur sa selle, enleva l’Indien dans ses bras, le posa devant lui et tourna bride subitement en disant :

– Vous êtes un méchant homme.

Et rebroussant chemin, il mit son cheval au galop, avant même que Tom, stupéfait, eût eu le temps de répondre.

Tom manœuvra les chaînes du pont-levis : le pont-levis s’abaissa.

Tom s’élança au dehors et se mit à courir sur les pas de John Pembrock, lui criant :

– Arrêtez ! arrêtez !

Mais John Pembrock ne répondit pas.

Les quatre sabots du cheval retentissaient sur la pente abrupte qui descendait au village.

Tom ne se découragea point.

Il descendit au village, il entra dans l’auberge.

L’Indien, un pauvre mendiant, était assis au coin du feu.

Mais John Pembrock avait disparu.

Il était parti en disant à l’hôtelier :

– Si Tom, l’intendant de lady Pembleton, vient ici et qu’il demande après moi, vous lui direz que je n’aime pas les gens qui manquent d’humanité, et que je ne me dérange jamais pour eux.

John Pembrock avait repris la route de Perth.

Tom remonta tristement à Old-Pembleton.

Quand il y arriva, un sinistre pressentiment lui serra le cœur.

Il monta à la chambre de milady.

Milady était étendue sur son lit et paraissait dormir.

Tom l’appela doucement d’abord, puis plus fort.

Milady ne s’éveilla point.

Alors il la toucha et jeta soudain un cri d’horreur.

Milady ne dormait point…

Milady était morte !

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