– Mais va donc, imbécile ! répéta l’homme gris en poussant Shoking par les épaules.
Cette fois Shoking comprit qu’il ne dormait pas, car la poussée vigoureuse qu’il venait de recevoir l’eût certainement réveillé.
Il se résigna donc et suivit le second valet.
Celui-ci lui fit traverser de nouveau le vestibule et, un flambeau à la main, il gravit devant lui un escalier à marches de marbre.
Shoking était devenu docile, et, en montant, il fit cette réflexion qu’un homme qui se moquait de la police et ouvrait les portes des prisons, comme l’homme gris, était capable de tout.
Le valet, arrivé au premier étage, lui fit traverser une antichambre, puis un grand salon, puis un petit.
Tout cela était confortable et d’un luxe divin.
Après le petit salon, Shoking trouva une chambre à coucher ; et, après la chambre, un vaste cabinet de toilette.
Une large tablette de marbre jaune supportait une garniture en vermeil, des brosses en ivoire, des peignes d’écaille, tout le confort, tout le luxe d’un vieux garçon qui ne veut pas vieillir.
Il y avait sur les dressoirs des pots de col-cream, des cosmétiques, des rasoirs, et dans un coin une baignoire pleine d’une eau tiède et parfumée.
Shoking recommença à croire qu’il était le jouet d’un rêve, mais le rêve devenait de plus en plus agréable.
Le valet était sérieux et digne.
– Votre Honneur, dit-il, fera bien de prendre un bain.
Et il se mit à le déshabiller.
En un tour de main, Shoking fut débarrassé de ses guenilles, chaussé de pantoufles de liége, enveloppé dans un peignoir de toile fine, et il n’avait pas eu le temps de crier ouf qu’il était dans le bain.
– Pendant ce temps-là, dit alors le valet, je vais peigner et coiffer Votre Honneur.
Et il se mit à la besogne.
Shoking le laissa faire et il éprouva des voluptés infinies à sentir ses membres se dilater sous la douce chaleur du bain, tandis qu’un peigne courait dans ses cheveux blonds et déjà grisonnants.
Un quart d’heure après, Shoking sortait du bain. Ses loques avaient disparu.
Mais il y avait sur une chaise de beaux habits tout neufs, une chemise de batiste, une cravate blanche, un gilet à boutons de métal, et le valet, impassible, se mit à l’habiller aussi gravement que s’il n’eût jamais fait autre chose.
Puis, la toilette terminée, il le conduisit devant une grande glace à pivot mobile.
Et Shoking recula ébloui.
Il avait l’air d’un pair d’Angleterre, il était frisé, parfumé, tiré à quatre épingles, et sa longue figure famélique avait même un air de singulière distinction.
Le valet reprit le flambeau et dit :
– Maintenant, Votre Honneur veut-il descendre à la salle à manger ?
Mais Shoking fut pris d’une résolution subite, et regardant le valet face à face :
– Ah ! ça, drôle, dit-il, m’expliqueras-tu…
– Que désire savoir Votre Honneur ?
– D’abord, qui tu es ?
– Je me nomme John, et je suis le valet de chambre de Votre Honneur.
– Bon ! et où suis-je ?
– Mais Votre Honneur est chez lui.
– Allons donc !
– Aussi vrai que je me nomme John et que Votre Seigneurie…
– Voici que tu m’appelles Seigneurie, maintenant ?
– Sans doute. C’est le titre qui appartient à lord Vilmot.
– Hein ! qu’est-ce que cela ?
– C’est le nom de Votre Seigneurie.
– Imbécile ! dit Shoking, ne sais-tu donc pas qui je suis ?
– Lord Vilmot, répéta le valet.
– Mais non ; je m’appelle Shoking.
– Shoking est mort ! dit une voix sur le seuil.
Shoking se tourna et aperçut l’homme gris.
Lui aussi, avait fait un bout de toilette et remplacé ses guenilles par des vêtements de gentleman.
Il était même aussi correctement vêtu que le jour où, sous le nom de lord Cornhill, il s’était présenté dans Kilburn square pour visiter la maison de M. Thomas Elgin.
Shoking demeura bouche béante devant l’homme gris, qu’il n’avait jamais vu ainsi vêtu.
– Viens souper, lui dit celui-ci, et je t’expliquerai comment lord Vilmot est entré dans la peau de Shoking.
Le pauvre diable fit un pas vers la porte ; mais le valet de chambre le retint par un geste respectueux :
– Je crois, dit-il, que Votre Seigneurie oublie de prendre de l’argent.
Ce mot produisit sur Shoking l’effet d’une douche d’eau glacée qui lui serait tombée sur la tête.
– De… l’argent !… balbutia-t-il.
– De l’argent, répéta le valet.
– Et où veux-tu que j’en prenne ?
– Dans ton secrétaire, parbleu ! dit l’homme gris, qui riait toujours.
Et il montrait dans un coin du cabinet de toilette un joli meuble de boule.
La clé était dans la serrure.
Shoking se décida à porter une main tremblante sur cette clé qui tourna.
Le meuble s’ouvrit.
– Bon ! fit l’homme gris. Ouvre ce tiroir, à présent.
Shoking obéit encore.
Et soudain il fit un pas en arrière.
Le tiroir était plein d’or.
– Oh ! fit-il, c’est à devenir fou !
– Soit, dit l’homme gris, mais, en attendant, mets quelques guinées dans ta poche.
Et Shoking plongea une main fiévreuse dans le tiroir.
Cependant comme l’or brûle les mains de ceux qui n’ont pas l’habitude d’y toucher, le pauvre diable se montra discret ; il prit cinq ou six guinées seulement et les glissa dans sa poche avec hésitation.
L’homme gris souriait toujours.
Il prit Shoking par le bras et l’entraîna.
Quand ils furent hors du cabinet de toilette, il lui dit :
– As-tu faim ?
– Je ne sais pas, répondit Shoking.
– Et soif ?
– Pas d’avantage.
Shoking ne savait même plus s’il était mort ou vivant : comment aurait-il pu savoir s’il avait soif ou faim ?
Ils arrivèrent dans le parloir où la table était dressée.
Mais l’Irlandaise et son fils ne s’y trouvaient plus.
– Où sont-ils donc ? demanda naïvement Shoking.
– Couchés, répondit l’homme gris.
– Ici ?
– Parbleu !
Alors le mendiant eut un accès de raison :
– Maître, dit-il, depuis que je me suis attaché à vous, je vous ai loyalement servi.
– C’est vrai, dit l’homme gris.
– Ai-je donc mérité que vous vous moquiez ainsi de moi ?
– Mais je ne me moque pas, dit l’homme gris en se mettant à table.
– Vrai ?
Et Shoking se mit à table à son tour en disant :
– Je crois que j’ai faim.
– Et je parie que tu as soif.
Sur ce mot, l’homme gris lui versa à boire.
– Un nectar ! dit Shoking qui vida son verre d’un trait.
Puis il avisa sur un coin de la table une écritoire, du papier et une plume.
– Pourquoi donc cela ? dit-il.
– Pour faire ton testament…
À ces mots, Shoking jeta un grand cri et laissa tomber sa fourchette :
– Ah ! mon Dieu ! fit-il, je commence à comprendre pourquoi vous me disiez que Shoking était mort… Le vin que je viens de boire était sûrement empoisonné !