Dans les conditions que nous venons d’exposer, les amours de Charles Murray et de mistress Gobson devaient marcher à grands pas. Émerveillée de l’adresse de ce bel inconnu, car elle comprenait bien que c’était pour se rapprocher d’elle que son voisin avait imaginé cette agression dont il avait délivré son mari, et, de plus, humiliée des grossièretés de James en présence de son hôte, Ada ne songeait qu’à se venger.
Certaine que Gobson tiendrait à ses relations avec son sauveur en raison directe de la répugnance qu’elle témoignerait pour cette intimité, le lendemain, lorsqu’on l’avertit que M. Murray déjeunerait à la villa, la jeune femme ne manqua pas d’accueillir fort mal cette nouvelle ; puis elle se mit à table avec une physionomie boudeuse et s’esquiva avant la fin du repas, sous le prétexte le plus futile, malgré les observations brutales de son mari.
Mais peu importait à ce dernier ; il n’en fit pas moins si complètement fête à son convive, qu’au dessert il était gris et ne voulait plus entendre parler de se séparer jamais de son nouvel ami.
– Que cela plaise ou non à mistress Gobson, lui dit-il dans un mouvement d’expansion, il faut nous voir souvent. Faites-vous recevoir au Parker-Club, je serai votre parrain. Nous reviendrons ensemble à Prairie-Fields lorsqu’il nous plaira d’y revenir et quand, par hasard, nous rentrerons de bonne heure, nous terminerons gaiement la nuit ici.
– J’accepte, répondit Murray, en choquant pour la dixième fois son verre contre celui de l’ivrogne. Ah ! vous entendez bien la vie.
– Mieux encore : je veux que nos deux villas n’en fassent qu’une. Elles communiquaient jadis par une porte en ce moment condamnée ; demain elle sera ouverte de nouveau. Ça vous va-t-il ?
– Parfaitement.
– Hurrah ! alors. La table, le jeu et les amis ! Voilà tout ce qu’il y a de vrai. Au diable les femmes, surtout les femmes légitimes !
Charles Murray, que l’ivresse semblait ne pouvoir atteindre, – il est vrai qu’il ne faisait le plus souvent que le simulacre de boire, – soutint le choc tant que cela convint à son hôte, et ils ne se séparèrent que lorsque ce dernier, qui voulait aller à son club, jugea nécessaire de se jeter sur son lit pour se reposer quelques heures avant que de sortir.
À la tombée de la nuit, après son dîner, quand son mari se fut éloigné, mistress Gobson guetta son voisin ; mais, à sa stupéfaction et à son grand chagrin, il ne lui donna pas signe d’existence. Elle ne le revit que le lendemain, lorsque Gobson, ayant fait ouvrir la porte de communication des deux villas, lui fit les honneurs de sa maison et de son parc.
Pendant cette visite, Murray trouva l’occasion de dire à la jeune femme ; « À ce soir ! » et elle oublia alors, dans l’espérance de cette entrevue, son attente inutile de la veille.
Ada fut exacte à ce rendez-vous qui ne pouvait être troublé, car James était déjà parti. Elle attendit Murray à la porte du jardin et le conduisit sous un berceau de verdure, où ne pouvaient les observer nuls regards indiscrets.
– Je vous ai attendu vainement hier, lui dit-elle avec un doux accent de reproche, dès qu’ils eurent pris place sur un large banc de rotins.
– Ada, écoutez-moi, répondit M. Murray d’une voix grave, mais en pressant amoureusement dans les siennes les deux petites mains que lui avait abandonnées mistress Gobson. Je me sens entraîné vers vous par un véritable amour, mais je sens en même temps que cet amour est si profond qu’il hésite devant un odieux partage. Je vous voudrais pour moi seul. La pensée que cet être grossier et commun est votre maître me désespère ; je rêve de rompre le lien fatal qui vous unit à lui. N’est-ce pas possible ?
– Je ne crois pas, répondit tristement Ada, que ces paroles enivraient, car, peu faite aux passions délicates, elle trouvait un charme infini à se sentir aussi jalousement aimée.
– Pourquoi est-ce impossible ?
– Oh ! je ne puis vous le dire. Ne m’interrogez pas si vous m’aimez.
La jeune femme avait prononcé ces mots avec un inexprimable accent de terreur. Ses mains tremblaient dans celles de Murray ; elle s’était courbée sur lui comme pour le supplier de la défendre ; des larmes brillaient dans ses beaux yeux chargés d’éclairs passionnés ; il entendait les battements précipités de son cœur.
Mais on eût dit que cet homme était de bronze ; rien ne frémissait en lui. Et cependant celle qui l’appelait ainsi du cœur, des sens et de la voix était admirablement belle.
Il l’éloigna doucement, s’efforça de la consoler par de bonnes paroles, et sans lui avoir accordé une caresse, la reconduisit jusqu’au perron, en lui murmurant tendrement :
– À demain !
Ada, affolée d’amour et de tentations inassouvies, rentra chez elle, où, désespérée, elle se jeta sur son lit en prononçant contre son mari d’étranges paroles de haine.
Les jours suivants se passèrent de même. Les heures que Charles Murray ne consacrait pas à Gobson, il les donnait à sa femme, dont la passion prit si rapidement une physionomie sauvage qu’un soir, seule dans son boudoir avec celui qu’elle adorait et qui la repoussait, elle lui dit :
– Mais, je vous en conjure, indiquez-moi du moins ce qu’il faut que je fasse pour que vous m’aimiez un peu !
– Je vous le répète, Ada, répondit Murray, il faut vous séparer de cet homme, puisque vous avez eu la faiblesse de l’épouser une seconde fois.
– Une seconde fois ! fit la jeune femme dans un sourire que l’ironie transformait en sanglot et en se laissant glisser aux genoux de son voisin ; une seconde fois ! Oh ! si vous saviez !
Il avait appuyé contre sa poitrine la charmante tête d’Ada ; il effleurait son front de ses lèvres. Les yeux à demi fermés, la bouche entr’ouverte, tout son être frémissant de désirs, la courtisane murmurait :
– Et ne pouvoir rien dire ! Être rivée à ce misérable, n’oser briser sa chaîne ! Oh ! c’est le châtiment ! Je vous en prie, aimez-moi ; je suis si malheureuse !
– Mais expliquez-vous. Ne suis-je pas là pour vous défendre ? Quel secret vous lie donc à cet homme ? Ayez confiance en moi. Cherchons tous deux le moyen de vous rendre libre.
– Oh ! non, non, jamais ! s’écria mistress Gobson avec un accent d’indicible terreur. Dussé-je mourir de mon amour et de votre mépris, je ne parlerai pas. Adieu !
En prononçant ce dernier mot avec une expression déchirante, elle s’était relevée et, sans détourner la tête, elle se précipita dans sa chambre à coucher dont elle ferma brusquement la porte derrière elle.
Murray, qui s’attendait peu sans doute à une sortie aussi brusque, resta un moment stupéfait et désappointé, mais cependant il ne tenta ni un mouvement ni un appel pour ramener la fugitive. Il prit son chapeau, descendit lentement l’escalier, sortit de la maison et se dirigea vers la porte qui mettait en communication les deux villas.
Il allait l’atteindre lorsque tout à coup un bruit de pas précipités et un frou-frou de robe lui indiquèrent qu’on courait après lui. Il se retourna.
C’était Ada qui, franchissant d’un seul bond la distance qui la séparait de celui qu’elle voulait à tout prix, jeta les bras autour de son cou en lui disant :
– Non, je ne veux pas que nous nous séparions ainsi. Demain, je vous dirai tout et vous me délivrerez de cet homme. Mais vous m’aimerez ! Tu m’aimeras, n’est-ce pas ?
– Eh ! comment ne vous aimerai-je pas lorsque vous m’aurez donné cette preuve d’amour ? répondit-il en détachant doucement le lien brûlant qui l’étreignait ; je vous aime tant déjà !
Au même instant, un gémissement douloureux se fit entendre de l’autre côté de la porte.
– Qu’est-ce ? demanda mistress Gobson effrayée.
– Rien, rien, dit Charles Murray, dont l’obscurité de la nuit cachait la pâleur. Rentrez chez vous.
– Mais encore ?
– Partez, partez, je vous en prie ; je le veux !
Et sans s’occuper plus longtemps de la jeune femme, il s’élança dans son jardin dont il tira vivement la porte.
À deux pas de cette porte, il faillit trébucher contre un corps étendu le long d’un massif.
– Jane ! s’écria-t-il en reconnaissant la jeune fille qui vivait sous son toit.
Miss Jane ne répondit pas ; elle était évanouie.
Il la prit dans ses bras et, chargé de ce précieux fardeau, courut vers la maison.
Tout ce bruit était parvenu jusqu’à la gouvernante. Murray la rencontra sur le haut du perron.
– Oh ! mon Dieu ! miss Jane ! qu’est-il arrivé ? s’écria la bonne femme en reconnaissant son élève. Elle était auprès de moi, il y à cinq minutes à peine.
– Peu de chose, je l’espère, répondit l’Américain, en montant l’escalier aussi légèrement que s’il n’eût porté qu’un enfant.
Arrivé dans la chambre à coucher de Jane, il l’étendit doucement sur une chaise-longue et s’assura aussitôt qu’il ne s’agissait que d’une syncope.
Un instant plus tard, en effet, grâce aux soins les plus sommaires, la jeune fille revint à elle.
En ouvrant ses grands yeux et après les quelques secondes qu’il fallut à son cerveau pour retrouver son équilibre, elle reconnut celui qu’elle appelait son ami et, toute rougissante, elle lui dit en joignant ses petites mains :
– Oh ! pardonnez-moi, Charles, pardonnez-moi ; je suis assez punie.
Et elle éclata en sanglots.
– Vous pardonner, Jane ! Et quoi donc ? Mais pleurez, cela vous soulagera ; vous m’expliquerez tout plus tard. En attendant, chère petite, calmez-vous. Je vous pardonne de grand cœur, bien que j’ignore quelle faute vous avez pu commettre, et je vous aime.
À ce dernier mot, la jeune fille redevint toute pâle et, comme si elle allait se trouver mal de nouveau, ses paupières se rejoignirent lentement.
– Votre femme de chambre, poursuivit Murray après avoir effleuré de ses lèvres le front de l’enfant, va vous déshabiller ; votre institutrice et moi nous reviendrons ensuite vous endormir.
Il avait fait signe à la gouvernante, et laissant la malade aux soins de sa domestique, ils passèrent dans le boudoir.
Là, ils étaient assez loin pour que, de la chambre à coucher, on ne pût les entendre.
– Qu’est-ce que cela veut dire, mistress ? demanda Murray à la vieille dame.
– Ça devait arriver un jour ou l’autre, monsieur, répondit l’institutrice ; je ne me reproche qu’une chose, c’est d’avoir gardé le silence.
– Le silence ! Expliquez-vous ; vous m’épouvantez.
– Miss Jane vous aime, monsieur.
– Miss Jane m’aime !
En répétant ces mots, Murray avait porté les mains à son visage qu’une pâleur livide avait envahi.
– Oui, elle vous aime et est jalouse.
– Jalouse ! De qui, bon Dieu ?
Mais reconstruisant immédiatement, avec la lucidité ordinaire de son esprit, toute la scène dont le dénouement avait été le cri de douleur et l’évanouissement de la jeune fille, l’Américain comprit que miss Jane le guettait dans le jardin au moment même où Ada était venue le rejoindre auprès de la porte, et que c’est aux paroles de tendresse qu’elle lui avait entendu adresser à cette fille que la vierge s’était trouvée mal.
– Oh ! cela est affreux, murmura-t-il.
– Ce n’est pas tout, monsieur ; je ne dois rien vous cacher, reprit l’institutrice.
– Qu’y a-t-il encore ?
– Avant-hier, au commencement de la soirée, miss Jane, qui m’avait quittée depuis à peu près un quart d’heure, est remontée ici en proie à une horrible crise de nerfs. J’ai voulu vous appeler, mais elle s’y est opposée en me disant : « Il ne viendrait pas ; il est avec elle dans sa bibliothèque. Je m’en doutais, mais j’ai voulu voir. Oh ! je suis bien cruellement punie de ma curiosité ! »
– Elle m’avait vu avec mistress Gobson ? interrogea Murray avec stupeur et d’une voix étrangement émue.
– Voici comment, poursuivit la gouvernante ; mais je vous demande pardon de vous parler de ces choses qui ne me regardent pas.
– Allez, allez, au contraire.
– Miss Jane vous guettait-elle ? vous avait-t-elle entendu rentrer ? Je ne sais, c’est probable ! En tout cas, elle était descendue doucement, s’était glissée sans bruit dans votre chambre à coucher dont vous aviez seulement laissé retomber les tentures sans en fermer intérieurement la porte, et à travers les rideaux, elle a reconnu cette femme couchée sur un divan. Elle s’est alors sauvée de peur d’être surprise. Voilà ce qu’elle est venue me raconter en sanglotant.
– Pauvre petite ! dit l’Américain avec un étrange sourire ; je suis désespéré. Remontez près d’elle, ne la quittez pas d’un seul instant, consolez-la, dites-lui qu’elle s’est trompée, que je lui expliquerai tout cela un jour. Surtout recommandez-lui plus de calme, moins d’exaltation.
Puis il ajouta en se parlant à lui-même, pendant que l’institutrice s’éloignait pour rejoindre son élève :
– Voilà le châtiment ; c’est l’amour de cet ange. Allons, accomplissons mon œuvre ; Dieu fera le reste !
Et descendant aussitôt dans son cabinet de travail, il écrivit rapidement les lignes suivantes :
« Mon cher ami,
« L’heure est arrivée ; au reçu de cette lettre, courez chez M. Kelly et qu’il demande à M. Davis un mandat d’arrêt contre James Gobson et sa femme. Dites à ces messieurs que je réponds sur mon honneur de cette mesure. Puis prenez, avec M. Saunders le premier train pour Boston et descendez à l’hôtel d’Angleterre où vous attendrez,
« Tout à vous,
« WILLIAM. »
Cette lettre terminée et adressée au capitaine Young, à l’office central de la police, New-York, Charles Murray, ou plutôt William Dow, que le lecteur a déjà reconnu, sortit de son cabinet de travail plus calme qu’il n’y était entré quelques minutes auparavant.
Il ordonna à un de ses gens d’aller immédiatement jeter sa missive à la poste et monta prendre des nouvelles de Jane.
Tout à fait remise, la jeune fille s’était endormie.
En redescendant, il jeta un coup d’œil plein de menaces sur les fenêtres éclairées de mistress Gobson qui, sans doute, pensait amoureusement à lui, et il rentra dans son appartement en murmurant :
– Young aura ma lettre demain ; dans quarante-huit heures, il arrivera ; j’ai plus de temps qu’il ne m’en faut. D’ici là, tout sera prêt !