Chapitre deuxième

Visite d’Albertine. Perspective d’un riche mariage pour quelques amis de Saint-Loup. L’esprit des Guermantes devant la princesse de Parme. Étrange visite à M. de Charlus. Je comprends de moins en moins son caractère. Les souliers rouges de la duchesse.

Bien que ce fût simplement un dimanche d’automne, je venais de renaître, l’existence était intacte devant moi, car dans la matinée, après une série de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s’était levé que vers midi. Or, un changement de temps suffit à recréer le monde et nous-même. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminée, j’écoutais les coups qu’il frappait contre la trappe avec autant d’émotion que si, pareils aux fameux coups d’archet par lesquels débute la Symphonie en ut mineur, ils avaient été les appels irrésistibles d’un mystérieux destin. Tout changement à vue de la nature nous offre une transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos désirs harmonisés. La brume, dès le réveil, avait fait de moi, au lieu de l’être centrifuge qu’on est par les beaux jours, un homme replié, désireux du coin du feu et du lit partagé, Adam frileux en quête d’une Ève sédentaire, dans ce monde différent.

Entre la couleur grise et douce d’une campagne matinale et le goût d’une tasse de chocolat, je faisais tenir toute l’originalité de la vie physique, intellectuelle et morale que j’avais apportée une année environ auparavant à Doncières, et qui, blasonnée de la forme oblongue d’une colline pelée – toujours présente même quand elle était invisible – formait en moi une série de plaisirs entièrement distincts de tous autres, indicibles à des amis en ce sens que les impressions richement tissées les unes dans les autres qui les orchestraient les caractérisaient bien plus pour moi et à mon insu que les faits que j’aurais pu raconter. À ce point de vue le monde nouveau dans lequel le brouillard de ce matin m’avait plongé était un monde déjà connu de moi (ce qui ne lui donnait que plus de vérité), et oublié depuis quelque temps (ce qui lui rendait toute sa fraîcheur). Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de bruine que ma mémoire avait acquis, notamment des « Matin à Doncières », soit le premier jour au quartier, soit, une autre fois, dans un château voisin où Saint-Loup m’avait emmené passer vingt-quatre heures, de la fenêtre dont j’avais soulevé les rideaux à l’aube, avant de me recoucher, dans le premier un cavalier, dans le second (à la mince lisière d’un étang et d’un bois dont tout le reste était englouti dans la douceur uniforme et liquide de la brume) un cocher en train d’astiquer une courroie, m’étaient apparus comme ces rares personnages, à peine distincts pour l’œil obligé de s’adapter au vague mystérieux des pénombres, qui émergent d’une fresque effacée.

C’est de mon lit que je regardais aujourd’hui ces souvenirs, car je m’étais recouché pour attendre le moment où, profitant de l’absence de mes parents, partis pour quelques jours à Combray, je comptais ce soir même aller entendre une petite pièce qu’on jouait chez Mme de Villeparisis. Eux revenus, je n’aurais peut-être osé le faire ; ma mère, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grand’mère, voulait que les marques de regret qui lui étaient données le fussent librement, sincèrement ; elle ne m’aurait pas défendu cette sortie, elle l’eût désapprouvée. De Combray au contraire, consultée, elle ne m’eût pas répondu par un triste : « Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire », mais se reprochant de m’avoir laissé seul à Paris, et jugeant mon chagrin d’après le sien, elle eût souhaité pour lui des distractions qu’elle se fût refusées à elle-même et qu’elle se persuadait que ma grand’mère, soucieuse avant tout de ma santé et de mon équilibre nerveux, m’eût conseillées.

Depuis le matin on avait allumé le nouveau calorifère à eau. Son bruit désagréable, qui poussait de temps à autre une sorte de hoquet, n’avait aucun rapport avec mes souvenirs de Doncières. Mais sa rencontre prolongée avec eux en moi, cet après-midi, allait lui faire contracter avec eux une affinité telle que, chaque fois que (un peu) déshabitué de lui j’entendrais de nouveau le chauffage central, il me les rappellerait.

Il n’y avait à la maison que Françoise. Le jour gris, tombant comme une pluie fine, tissait sans arrêt de transparents filets dans lesquels les promeneurs dominicaux semblaient s’argenter. J’avais rejeté à mes pieds le Figaro que tous les jours je faisais acheter consciencieusement depuis que j’y avais envoyé un article qui n’y avait pas paru ; malgré l’absence de soleil, l’intensité du jour m’indiquait que nous n’étions encore qu’au milieu de l’après-midi. Les rideaux de tulle de la fenêtre, vaporeux et friables comme ils n’auraient pas été par un beau temps, avaient ce même mélange de douceur et de cassant qu’ont les ailes de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d’autant plus d’être seul ce dimanche-là que j’avais fait porter le matin une lettre à Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu’il n’aimait déjà plus depuis quelque temps, m’avait écrit un mot, reçu la veille, où il m’annonçait sa prochaine arrivée en France pour un congé très court. Comme il ne ferait que toucher barre à Paris (où sa famille craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel), il m’avertissait, pour me montrer qu’il avait pensé à moi, qu’il avait rencontré à Tanger Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit à Balbec avait demandé de ma part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait très volontiers avec moi, lui avait-elle répondu, un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Il me disait de me hâter d’écrire à Mme de Stermaria, car elle était certainement arrivée. La lettre de Saint-Loup ne m’avait pas étonné, bien que je n’eusse pas reçu de nouvelles de lui depuis qu’au moment de la maladie de ma grand’mère il m’eût accusé de perfidie et de trahison. J’avais très bien compris alors ce qui s’était passé. Rachel, qui aimait à exciter sa jalousie – elle avait des raisons accessoires aussi de m’en vouloir – avait persuadé à son amant que j’avais fait des tentatives sournoises pour avoir, pendant l’absence de Robert, des relations avec elle. Il est probable qu’il continuait à croire que c’était vrai, mais il avait cessé d’être épris d’elle, de sorte que, vrai ou non, ce lui était devenu parfaitement égal et que notre amitié seule subsistait. Quand, une fois que je l’eus revu, je voulus essayer de lui parler de ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait l’air de s’excuser, puis il changea de conversation. Ce n’est pas qu’il ne dût un peu plus tard, à Paris, revoir quelquefois Rachel. Les créatures qui ont joué un grand rôle dans notre vie, il est rare qu’elles en sortent tout d’un coup d’une façon définitive. Elles reviennent s’y poser par moments (au point que certains croient à un recommencement d’amour) avant de la quitter à jamais. La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui était très vite devenue moins douloureuse, grâce au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes d’argent de son amie. La jalousie, qui prolonge l’amour, ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l’imagination. Si l’on emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images qui du reste se perdront en route (les lys et les anémones du Ponte Vecchio, l’église persane dans les brumes, etc.), la malle est déjà bien pleine. Quand on quitte une maîtresse, on voudrait bien, jusqu’à ce qu’on l’ait un peu oubliée, qu’elle ne devînt pas la possession de trois ou quatre entreteneurs possibles et qu’on se figure, c’est-à-dire dont on est jaloux : tous ceux qu’on ne se figure pas ne sont rien. Or, les demandes d’argent fréquentes d’une maîtresse quittée ne vous donnent pas plus une idée complète de sa vie que des feuilles de température élevée ne donneraient de sa maladie. Mais les secondes seraient tout de même un signe qu’elle est malade et les premières fournissent une présomption, assez vague il est vrai, que la délaissée ou délaisseuse n’a pas dû trouver grand’chose comme riche protecteur. Aussi chaque demande est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la souffrance du jaloux, et suivie immédiatement d’envois d’argent, car on veut qu’elle ne manque de rien, sauf d’amants (d’un des trois amants qu’on se figure), le temps de se rétablir un peu soi-même et de pouvoir apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soirée pour demander à son ancien amant la permission de dormir à côté de lui jusqu’au matin. C’était une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de même vécu intimement ensemble, rien qu’à voir que, même s’il prenait à lui seul une grande moitié du lit, il ne la dérangeait en rien pour dormir. Il comprenait qu’elle était près de son corps, plus commodément qu’elle n’eût été ailleurs, qu’elle se retrouvait à son côté – fût-ce à l’hôtel – comme dans une chambre anciennement connue où l’on a ses habitudes, où on dort mieux. Il sentait que ses épaules, ses jambes, tout lui, étaient pour elle, même quand il remuait trop par insomnie ou travail à faire, de ces choses si parfaitement usuelles qu’elles ne peuvent gêner et que leur perception ajoute encore à la sensation du repos.

Pour revenir en arrière, j’avais été d’autant plus troublé par la lettre de Robert que je lisais entre les lignes ce qu’il n’avait pas osé écrire plus explicitement. « Tu peux très bien l’inviter en cabinet particulier, me disait-il. C’est une jeune personne charmante, d’un délicieux caractère, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain d’avance que tu passeras une très bonne soirée. » Comme mes parents rentraient à la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et qu’après je serais forcé de dîner tous les soirs à la maison, j’avais aussitôt écrit à Mme de Stermaria pour lui proposer le jour qu’elle voudrait, jusqu’à vendredi. On avait répondu que j’aurais une lettre, vers huit heures, ce soir même. Je l’aurais atteint assez vite si j’avais eu pendant l’après-midi qui me séparait de lui le secours d’une visite. Quand les heures s’enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, même les voir, elles s’évanouissent, et tout d’un coup c’est bien loin du point où il vous avait échappé que reparaît devant votre attention le temps agile et escamoté. Mais si nous sommes seuls, la préoccupation, en ramenant devant nous le moment encore éloigné et sans cesse attendu, avec la fréquence et l’uniformité d’un tic tac, divise ou plutôt multiplie les heures par toutes les minutes qu’entre amis nous n’aurions pas comptées. Et confrontée, par le retour incessant de mon désir, à l’ardent plaisir que je goûterais dans quelques jours seulement, hélas ! avec Mme de Stermaria, cette après-midi, que j’allais achever seul, me paraissait bien vide et bien mélancolique.

Par moments, j’entendais le bruit de l’ascenseur qui montait, mais il était suivi d’un second bruit, non celui que j’espérais : l’arrêt à mon étage, mais d’un autre fort différent que l’ascenseur faisait pour continuer sa route élancée vers les étages supérieurs et qui, parce qu’il signifia si souvent la désertion du mien quand j’attendais une visite, est resté pour moi plus tard, même quand je n’en désirais plus aucune, un bruit par lui-même douloureux, où résonnait comme une sentence d’abandon. Lasse, résignée, occupée pour plusieurs heures encore à sa tâche immémoriale, la grise journée filait sa passementerie de nacre et je m’attristais de penser que j’allais rester seul en tête à tête avec elle qui ne me connaissait pas plus qu’une ouvrière qui, installée près de la fenêtre pour voir plus clair en faisant sa besogne, ne s’occupe nullement de la personne présente dans la chambre. Tout d’un coup, sans que j’eusse entendu sonner, Françoise vint ouvrir la porte, introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replète, contenant dans la plénitude de son corps, préparés pour que je continuasse à les vivre, venus vers moi, les jours passés dans ce Balbec où je n’étais jamais retourné. Sans doute, chaque fois que nous revoyons une personne avec qui nos rapports – si insignifiants soient-ils – se trouvent changés, c’est comme une confrontation de deux époques. Il n’y a pas besoin pour cela qu’une ancienne maîtresse vienne nous voir en amie, il suffit de la visite à Paris de quelqu’un que nous avons connu dans l’au-jour-le-jour d’un certain genre de vie, et que cette vie ait cessé, fût-ce depuis une semaine seulement. Sur chaque trait rieur, interrogatif et gêné du visage d’Albertine, je pouvais épeler ces questions : « Et Madame de Villeparisis ? Et le maître de danse ? Et le pâtissier ? » Quand elle s’assit, son dos eut l’air de dire : « Dame, il n’y a pas de falaise ici, vous permettez que je m’asseye tout de même près de vous, comme j’aurais fait à Balbec ? » Elle semblait une magicienne me présentant un miroir du Temps. En cela elle était pareille à tous ceux que nous revoyons rarement, mais qui jadis vécurent plus intimement avec nous. Mais avec Albertine il n’y avait que cela. Certes, même à Balbec, dans nos rencontres quotidiennes j’étais toujours surpris en l’apercevant tant elle était journalière. Mais maintenant on avait peine à la reconnaître. Dégagés de la vapeur rose qui les baignait, ses traits avaient sailli comme une statue. Elle avait un autre visage, ou plutôt elle avait enfin un visage ; son corps avait grandi. Il ne restait presque plus rien de la gaine où elle avait été enveloppée et sur la surface de laquelle à Balbec sa forme future se dessinait à peine.

Albertine, cette fois, rentrait à Paris plus tôt que de coutume. D’ordinaire elle n’y arrivait qu’au printemps, de sorte que, déjà troublé depuis quelques semaines par les orages sur les premières fleurs, je ne séparais pas, dans le plaisir que j’avais, le retour d’Albertine et celui de la belle saison. Il suffisait qu’on me dise qu’elle était à Paris et qu’elle était passée chez moi pour que je la revisse comme une rose au bord de la mer. Je ne sais trop si c’était le désir de Balbec ou d’elle qui s’emparait de moi alors, peut-être le désir d’elle étant lui-même une forme paresseuse, lâche et incomplète de posséder Balbec, comme si posséder matériellement une chose, faire sa résidence d’une ville, équivalait à la posséder spirituellement. Et d’ailleurs, même matériellement, quand elle était non plus balancée par mon imagination devant l’horizon marin, mais immobile auprès de moi, elle me semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle j’aurais bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel défaut des pétales et pour croire que je respirais sur la plage.

Je peux le dire ici, bien que je ne susse pas alors ce qui ne devait arriver que dans la suite. Certes, il est plus raisonnable de sacrifier sa vie aux femmes qu’aux timbres-poste, aux vieilles tabatières, même aux tableaux et aux statues. Seulement l’exemple des autres collections devrait nous avertir de changer, de n’avoir pas une seule femme, mais beaucoup. Ces mélanges charmants qu’une jeune fille fait avec une plage, avec la chevelure tressée d’une statue d’église, avec une estampe, avec tout ce à cause de quoi on aime en l’une d’elles, chaque fois qu’elle entre, un tableau charmant, ces mélanges ne sont pas très stables. Vivez tout à fait avec la femme et vous ne verrez plus rien de ce qui vous l’a fait aimer ; certes les deux éléments désunis, la jalousie peut à nouveau les rejoindre. Si après un long temps de vie commune je devais finir par ne plus voir en Albertine qu’une femme ordinaire, quelque intrigue d’elle avec un être qu’elle eût aimé à Balbec eût peut-être suffi pour réincorporer en elle et amalgamer la plage et le déferlement du flot. Seulement ces mélanges secondaires ne ravissant plus nos yeux, c’est à notre cœur qu’ils sont sensibles et funestes. On ne peut sous une forme si dangereuse trouver souhaitable le renouvellement du miracle. Mais j’anticipe les années. Et je dois seulement ici regretter de n’être pas resté assez sage pour avoir eu simplement ma collection de femmes comme on a des lorgnettes anciennes, jamais assez nombreuses derrière une vitrine où toujours une place vide attend une lorgnette nouvelle et plus rare.

Contrairement à l’ordre habituel de ses villégiatures, cette année elle venait directement de Balbec et encore y était-elle restée bien moins tard que d’habitude. Il y avait longtemps que je ne l’avais vue. Et comme je ne connaissais pas, même de nom, les personnes qu’elle fréquentait à Paris, je ne savais rien d’elle pendant les périodes où elle restait sans venir me voir. Celles-ci étaient souvent assez longues. Puis, un beau jour, surgissait brusquement Albertine dont les roses apparitions et les silencieuses visites me renseignaient assez peu sur ce qu’elle avait pu faire dans leur intervalle, qui restait plongé dans cette obscurité de sa vie que mes yeux ne se souciaient guère de percer.

Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient dû se passer dans cette vie. Mais il fallait peut-être tout simplement induire d’eux qu’on change très vite à l’âge qu’avait Albertine. Par exemple, son intelligence se montrait mieux, et quand je lui reparlai du jour où elle avait mis tant d’ardeur à imposer son idée de faire écrire par Sophocle : « Mon cher Racine », elle fut la première à rire de bon cœur. « C’est Andrée qui avait raison, j’étais stupide, dit-elle, il fallait que Sophocle écrive : « Monsieur ». Je lui répondis que le « monsieur » et le « cher monsieur » d’Andrée n’étaient pas moins comiques que son « mon cher Racine » à elle et le « mon cher ami » de Gisèle, mais qu’il n’y avait, au fond, de stupides que des professeurs faisant encore adresser par Sophocle une lettre à Racine. Là, Albertine ne me suivit plus. Elle ne voyait pas ce que cela avait de bête ; son intelligence s’entr’ouvrait, mais n’était pas développée. Il y avait des nouveautés plus attirantes en elle ; je sentais, dans la même jolie fille qui venait de s’asseoir près de mon lit, quelque chose de différent ; et dans ces lignes qui dans le regard et les traits du visage expriment la volonté habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient été détruites ces résistances contre lesquelles je m’étais brisé à Balbec, un soir déjà lointain où nous formions un couple symétrique mais inverse de celui de l’après-midi actuel, puisque alors c’était elle qui était couchée et moi à côté de son lit. Voulant et n’osant m’assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu’elle se levait pour partir, je lui demandais de rester encore. Ce n’était pas très facile à obtenir, car bien qu’elle n’eût rien à faire (sans cela, elle eût bondi au dehors), elle était une personne exacte et d’ailleurs peu aimable avec moi, ne semblant guère se plaire dans ma compagnie. Pourtant chaque fois, après avoir regardé sa montre, elle se rasseyait à ma prière, de sorte qu’elle avait passé plusieurs heures avec moi et sans que je lui eusse rien demandé ; les phrases que je lui disais se rattachaient à celles que je lui avais dites pendant les heures précédentes, et ne rejoignaient en rien ce à quoi je pensais, ce que je désirais, lui restaient indéfiniment parallèles. Il n’y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu’on dit d’avoir aucune ressemblance avec ce qu’on a dans la pensée. Le temps presse et pourtant il semble qu’on veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument étrangers à celui qui nous préoccupe. On cause, alors que la phrase qu’on voudrait prononcer serait déjà accompagnée d’un geste, à supposer même que, pour se donner le plaisir de l’immédiat et assouvir la curiosité qu’on éprouve à l’égard des réactions qu’il amènera sans mot dire, sans demander aucune permission, on n’ait pas fait ce geste. Certes je n’aimais nullement Albertine : fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le désir imaginatif que le temps nouveau avait éveillé en moi et qui était intermédiaire entre les désirs que peuvent satisfaire d’une part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale, car il me faisait rêver à la fois de mêler à ma chair une matière différente et chaude, et d’attacher par quelque point à mon corps étendu un corps divergent comme le corps d’Ève tenait à peine par les pieds à la hanche d’Adam, au corps duquel elle est presque perpendiculaire, dans ces bas-reliefs romans de la cathédrale de Balbec qui figurent d’une façon si noble et si paisible, presque encore comme une frise antique, la création de la femme ; Dieu y est partout suivi, comme par deux ministres, de deux petits anges dans lesquels on reconnaît – telles ces créatures ailées et tourbillonnantes de l’été que l’hiver a surprises et épargnées – des Amours d’Herculanum encore en vie en plein XIIIe siècle, et traînant leur dernier vol, las mais ne manquant pas à la grâce qu’on peut attendre d’eux, sur toute la façade du porche.

Or, ce plaisir, qui en accomplissant mon désir m’eût délivré de cette rêverie, et que j’eusse tout aussi volontiers cherché en n’importe quelle autre jolie femme, si l’on m’avait demandé sur quoi – au cours de ce bavardage interminable où je taisais à Albertine la seule chose à laquelle je pensasse – se basait mon hypothèse optimiste au sujet des complaisances possibles, j’aurais peut-être répondu que cette hypothèse était due (tandis que les traits oubliés de la voix d’Albertine redessinaient pour moi le contour de sa personnalité) à l’apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire, au moins dans l’acception qu’elle leur donnait maintenant. Comme elle me disait qu’Elstir était bête et que je me récriais :

– Vous ne me comprenez pas, répliqua-t-elle en souriant, je veux dire qu’il a été bête en cette circonstance, mais je sais parfaitement que c’est quelqu’un de tout à fait distingué.

De même pour dire du golf de Fontainebleau qu’il était élégant, elle déclara :

– C’est tout à fait une sélection.

À propos d’un duel que j’avais eu, elle me dit de mes témoins : « Ce sont des témoins de choix », et regardant ma figure avoua qu’elle aimerait me voir « porter la moustache ». Elle alla même, et mes chances me parurent alors très grandes, jusqu’à prononcer, terme que, je l’eusse juré, elle ignorait l’année précédente, que depuis qu’elle avait vu Gisèle il s’était passé un certain « laps de temps ». Ce n’est pas qu’Albertine ne possédât déjà quand j’étais à Balbec un lot très sortable de ces expressions qui décèlent immédiatement qu’on est issu d’une famille aisée, et que d’année en année une mère abandonne à sa fille comme elle lui donne au fur et à mesure qu’elle grandit, dans les circonstances importantes, ses propres bijoux. On avait senti qu’Albertine avait cessé d’être une petite enfant quand un jour, pour remercier d’un cadeau qu’une étrangère lui avait fait, elle avait répondu : « Je suis confuse. » Mme Bontemps n’avait pu s’empêcher de regarder son mari, qui avait répondu :

– Dame, elle va sur ses quatorze ans.

La nubilité plus accentuée s’était marquée quand Albertine, parlant d’une jeune fille qui avait mauvaise façon, avait dit : « On ne peut même pas distinguer si elle est jolie, elle a un pied de rouge sur la figure. » Enfin, quoique jeune fille encore, elle prenait déjà des façons de femme de son milieu et de son rang en disant, si quelqu’un faisait des grimaces : « Je ne peux pas le voir parce que j’ai envie d’en faire aussi », ou si on s’amusait à des imitations : « Le plus drôle, quand vous la contrefaites, c’est que vous lui ressemblez. » Tout cela est tiré du trésor social. Mais justement le milieu d’Albertine ne me paraissait pas pouvoir lui fournir « distingué » dans le sens où mon père disait de tel de ses collègues qu’il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence : « Il paraît que c’est quelqu’un de tout à fait distingué. » « Sélection », même pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet qu’il le serait, accompagné de l’adjectif « naturel », avec un texte antérieur de plusieurs siècles aux travaux de Darwin. « Laps de temps » me sembla de meilleur augure encore. Enfin m’apparut l’évidence de bouleversements que je ne connaissais pas mais propres à autoriser pour moi toutes les espérances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction d’une personne dont l’opinion n’est pas indifférente :

– C’est, à mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux... J’estime que c’est la meilleure solution, la solution élégante.

C’était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux détours à travers des terrains jadis inconnus d’elle que, dès les mots « à mon sens », j’attirai Albertine, et à « j’estime » je l’assis sur mon lit.

Sans doute il arrive que des femmes peu cultivées, épousant un homme fort lettré, reçoivent dans leur apport dotal de telles expressions. Et peu après la métamorphose qui suit la nuit de noces, quand elles font leurs visites et sont réservées avec leurs anciennes amies, on remarque avec étonnement qu’elles sont devenues femmes si, en décrétant qu’une personne est intelligente, elles mettent deux l au mot intelligente ; mais cela est justement le signe d’un changement, et il me semblait qu’il y avait un monde entre les expressions actuelles et le vocabulaire de l’Albertine que j’avais connue à Balbec – celui où les plus grandes hardiesses étaient de dire d’une personne bizarre : « C’est un type », ou, si on proposait à Albertine de jouer : « Je n’ai pas d’argent à perdre », ou encore, si telle de ses amies lui faisait un reproche qu’elle ne trouvait pas justifié : « Ah ! vraiment, je te trouve magnifique ! », phrases dictées dans ces cas-là par une sorte de tradition bourgeoise presque aussi ancienne que le Magnificat lui-même, et qu’une jeune fille un peu en colère et sûre de son droit emploie ce qu’on appelle « tout naturellement », c’est-à-dire parce qu’elle les a apprises de sa mère comme à faire sa prière ou à saluer. Toutes celles-là, Mme Bontemps les lui avait apprises en même temps que la haine des Juifs et que l’estime pour le noir où on est toujours convenable et comme il faut, même sans que Mme Bontemps le lui eût formellement enseigné, mais comme se modèle au gazouillement des parents chardonnerets celui des petits chardonnerets récemment nés, de sorte qu’ils deviennent de vrais chardonnerets eux-mêmes. Malgré tout, « sélection » me parut allogène et « j’estime » encourageant. Albertine n’était plus la même, donc elle n’agirait peut-être pas, ne réagirait pas de même.

Non seulement je n’avais plus d’amour pour elle, mais je n’avais même plus à craindre, comme j’aurais pu à Balbec, de briser en elle une amitié pour moi qui n’existait plus. Il n’y avait aucun doute que je lui fusse depuis longtemps devenu fort indifférent. Je me rendais compte que pour elle je ne faisais plus du tout partie de la « petite bande » à laquelle j’avais autrefois tant cherché, et j’avais ensuite été si heureux de réussir à être agrégé. Puis comme elle n’avait même plus, comme à Balbec, un air de franchise et de bonté, je n’éprouvais pas de grands scrupules ; pourtant je crois que ce qui me décida fut une dernière découverte philologique. Comme, continuant à ajouter un nouvel anneau à la chaîne extérieure de propos sous laquelle je cachais mon désir intime, je parlais, tout en ayant maintenant Albertine au coin de mon lit, d’une des filles de la petite bande, plus menue que les autres, mais que je trouvais tout de même assez jolie : « Oui, me répondit Albertine, elle a l’air d’une petite mousmé. » De toute évidence, quand j’avais connu Albertine, le mot de « mousmé » lui était inconnu. Il est vraisemblable que, si les choses eussent suivi leur cours normal, elle ne l’eût jamais appris, et je n’y aurais vu pour ma part aucun inconvénient car nul n’est plus horripilant. À l’entendre on se sent le même mal de dents que si on a mis un trop gros morceau de glace dans sa bouche. Mais chez Albertine, jolie comme elle était, même « mousmé » ne pouvait m’être déplaisant. En revanche, il me parut révélateur sinon d’une initiation extérieure, au moins d’une évolution interne. Malheureusement il était l’heure où il eût fallu que je lui dise au revoir si je voulais qu’elle rentrât à temps pour son dîner et aussi que je me levasse assez tôt pour le mien. C’était Françoise qui le préparait, elle n’aimait pas qu’il attendît et devait déjà trouver contraire à un des articles de son code qu’Albertine, en l’absence de mes parents, m’eût fait une visite aussi prolongée et qui allait tout mettre en retard. Mais, devant « mousmé », ces raisons tombèrent et je me hâtai de dire :

– Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais même pas.

– Vraiment !

– Je vous assure.

Elle comprit sans doute que c’était l’expression maladroite d’un désir, car comme quelqu’un qui vous offre une recommandation que vous n’osiez pas solliciter, mais dont vos paroles lui ont prouvé qu’elle pouvait vous être utile :

– Voulez-vous que j’essaye ? dit-elle avec l’humilité de la femme.

– Si vous voulez, mais alors ce serait plus commode que vous vous étendiez tout à fait sur mon lit.

– Comme cela ?

– Non, enfoncez-vous.

– Mais je ne suis pas trop lourde ?

Comme elle finissait cette phrase la porte s’ouvrit, et Françoise portant une lampe entra. Albertine n’eut que le temps de se rasseoir sur la chaise. Peut-être Françoise avait-elle choisi cet instant pour nous confondre, étant à écouter à la porte, ou même à regarder par le trou de la serrure. Mais je n’avais pas besoin de faire une telle supposition, elle avait pu dédaigner de s’assurer par les yeux de ce que son instinct avait dû suffisamment flairer, car à force de vivre avec moi et mes parents, la crainte, la prudence, l’attention et la ruse avaient fini par lui donner de nous cette sorte de connaissance instinctive et presque divinatoire qu’a de la mer le matelot, du chasseur le gibier, et de la maladie, sinon le médecin, du moins souvent le malade. Tout ce qu’elle arrivait à savoir aurait pu stupéfier à aussi bon droit que l’état avancé de certaines connaissances chez les anciens, vu les moyens presque nuls d’information qu’ils possédaient (les siens n’étaient pas plus nombreux : c’était quelques propos, formant à peine le vingtième de notre conversation à dîner, recueillis à la volée par le maître d’hôtel et inexactement transmis à l’office). Encore ses erreurs tenaient-elles plutôt, comme les leurs, comme les fables auxquelles Platon croyait, à une fausse conception du monde et à des idées préconçues qu’à l’insuffisance des ressources matérielles. C’est ainsi que, de nos jours encore, les plus grandes découvertes dans les mœurs des insectes ont pu être faites par un savant qui ne disposait d’aucun laboratoire, de nul appareil. Mais si les gênes qui résultaient de sa position de domestique ne l’avaient pas empêchée d’acquérir une science indispensable à l’art qui en était le terme – et qui consistait à nous confondre en nous en communiquant les résultats – la contrainte avait fait plus ; là l’entrave ne s’était pas contentée de ne pas paralyser l’essor, elle y avait puissamment aidé. Sans doute Françoise ne négligeait aucun adjuvant, celui de la diction et de l’attitude par exemple. Comme (si elle ne croyait jamais ce que nous lui disions et que nous souhaitions qu’elle crût) elle admettait sans l’ombre d’un doute ce que toute personne de sa condition lui racontait de plus absurde et qui pouvait en même temps choquer nos idées, autant sa manière d’écouter nos assertions témoignait de son incrédulité, autant l’accent avec lequel elle rapportait (car le discours indirect lui permettait de nous adresser les pires injures avec impunité) le récit d’une cuisinière qui lui avait raconté qu’elle avait menacé ses maîtres et en avait obtenu, en les traitant devant tout le monde de « fumier », mille faveurs, montrait que c’était pour elle parole d’évangile. Françoise ajoutait même : « Moi, si j’avais été patronne je me serais trouvée vexée. » Nous avions beau, malgré notre peu de sympathie originelle pour la dame du quatrième, hausser les épaules, comme à une fable invraisemblable, à ce récit d’un si mauvais exemple, en le faisant, la narratrice savait prendre le cassant, le tranchant de la plus indiscutable et plus exaspérante affirmation.

Mais surtout, comme les écrivains arrivent souvent à une puissance de concentration dont les eût dispensés le régime de la liberté politique ou de l’anarchie littéraire, quand ils sont ligotés par la tyrannie d’un monarque ou d’une poétique, par les sévérités des règles prosodiques ou d’une religion d’État, ainsi Françoise, ne pouvant nous répondre d’une façon explicite, parlait comme Tirésias et eût écrit comme Tacite. Elle savait faire tenir tout ce qu’elle ne pouvait exprimer directement, dans une phrase que nous ne pouvions incriminer sans nous accuser, dans moins qu’une phrase même, dans un silence, dans la manière dont elle plaçait un objet.

Ainsi, quand il m’arrivait de laisser, par mégarde, sur ma table, au milieu d’autres lettres, une certaine qu’il n’eût pas fallu qu’elle vît, par exemple parce qu’il y était parlé d’elle avec une malveillance qui en supposait une aussi grande à son égard chez le destinataire que chez l’expéditeur, le soir, si je rentrais inquiet et allais droit à ma chambre, sur mes lettres rangées bien en ordre en une pile parfaite, le document compromettant frappait tout d’abord mes yeux comme il n’avait pas pu ne pas frapper ceux de Françoise, placé par elle tout en dessus, presque à part, en une évidence qui était un langage, avait son éloquence, et dès la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle excellait à régler ces mises en scène destinées à instruire si bien le spectateur, Françoise absente, qu’il savait déjà qu’elle savait tout quand ensuite elle faisait son entrée. Elle avait, pour faire parler ainsi un objet inanimé, l’art à la fois génial et patient d’Irving et de Frédéric Lemaître. En ce moment, tenant au-dessus d’Albertine et de moi la lampe allumée qui ne laissait dans l’ombre aucune des dépressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusées dans le couvre-pieds, Françoise avait l’air de la « Justice éclairant le Crime ». La figure d’Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur les joues le même vernis ensoleillé qui m’avait charmé à Balbec. Ce visage d’Albertine, dont l’ensemble avait quelquefois, dehors, une espèce de pâleur blême, montrait, au contraire, au fur et à mesure que la lampe les éclairait, des surfaces si brillamment, si uniformément colorées, si résistantes et si lisses, qu’on aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par l’entrée inattendue de Françoise, je m’écriai :

– Comment, déjà la lampe ? Mon Dieu que cette lumière est vive !

Mon but était sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler mon trouble, par la première d’excuser mon retard. Françoise répondit avec une ambiguïté cruelle :

– Faut-il que j’éteinde ?

– Teigne ? glissa à mon oreille Albertine, me laissant charmé par la vivacité familière avec laquelle, me prenant à la fois pour maître et pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique dans le ton interrogatif d’une question grammaticale.

Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon lit :

– Savez-vous ce dont j’ai peur, lui dis-je, c’est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m’empêcher de vous embrasser.

– Ce serait un beau malheur.

Je n’obéis pas tout de suite à cette invitation, un autre l’eût même pu trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et si douce que, rien qu’en vous parlant, elle semblait vous embrasser. Une parole d’elle était une faveur, et sa conversation vous couvrait de baisers. Et pourtant elle m’était bien agréable, cette invitation. Elle me l’eût été même d’une autre jolie fille du même âge ; mais qu’Albertine me fût maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une confrontation d’images empreintes de beauté. Je me rappelais Albertine d’abord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, n’ayant pas pour moi une existence plus réelle que ces visions de théâtre, où on ne sait pas si on a affaire à l’actrice qui est censée apparaître, à une figurante qui la double à ce moment-là, ou à une simple projection. Puis la femme vraie s’était détachée du faisceau lumineux, elle était venue à moi, mais simplement pour que je pusse m’apercevoir qu’elle n’avait nullement, dans le monde réel, cette facilité amoureuse qu’on lui supposait empreinte dans le tableau magique. J’avais appris qu’il n’était pas possible de la toucher, de l’embrasser, qu’on pouvait seulement causer avec elle, que pour moi elle n’était pas plus une femme que des raisins de jade, décoration incomestible des tables d’autrefois, ne sont des raisins. Et voici que dans un troisième plan elle m’apparaissait, réelle comme dans la seconde connaissance que j’avais eue d’elle, mais facile comme dans la première ; facile, et d’autant plus délicieusement que j’avais cru si longtemps qu’elle ne l’était pas. Mon surplus de science sur la vie (sur la vie moins unie, moins simple que je ne l’avais cru d’abord) aboutissait provisoirement à l’agnosticisme. Que peut-on affirmer, puisque ce qu’on avait cru probable d’abord s’est montré faux ensuite, et se trouve en troisième lieu être vrai ? Et hélas, je n’étais pas au bout de mes découvertes avec Albertine. En tout cas, même s’il n’y avait pas eu l’attrait romanesque de cet enseignement d’une plus grande richesse de plans découverts l’un après l’autre par la vie (cet attrait inverse de celui que Saint-Loup goûtait, pendant les dîners de Rivebelle, à retrouver, parmi les masques que l’existence avait superposés dans une calme figure, des traits qu’il avait jadis tenus sous ses lèvres), savoir qu’embrasser les joues d’Albertine était une chose possible, c’était un plaisir peut-être plus grand encore que celui de les embrasser. Quelle différence entre posséder une femme sur laquelle notre corps seul s’applique parce qu’elle n’est qu’un morceau de chair, ou posséder la jeune fille qu’on apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans même savoir pourquoi ces jours-là plutôt que tels autres, ce qui faisait qu’on tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment révélé tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prêté pour la voir un instrument d’optique, puis un autre, et ajouté au désir charnel un accompagnement, qui le centuple et le diversifie, de ces désirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne prétend qu’à la saisie d’un morceau de chair, mais qui, pour la possession de toute une région de souvenirs d’où ils se sentaient nostalgiquement exilés, s’élèvent en tempête à côté de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusqu’à l’accomplissement, jusqu’à l’assimilation, impossible sous la forme où elle est souhaitée, d’une réalité immatérielle, mais attendent ce désir à mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font à nouveau escorte ; baiser, au lieu des joues de la première venue, si fraîches soient-elles, mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles j’avais si longtemps rêvé, serait connaître le goût, la saveur, d’une couleur bien souvent regardée. On a vu une femme, simple image dans le décor de la vie, comme Albertine, profilée sur la mer, et puis cette image on peut la détacher, la mettre près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs, comme si on l’avait fait passer derrière les verres d’un stéréoscope. C’est pour cela que les femmes un peu difficiles, qu’on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu’on pourra jamais les posséder, sont les seules intéressantes. Car les connaître, les approcher, les conquérir, c’est faire varier de forme, de grandeur, de relief l’image humaine, c’est une leçon de relativisme dans l’appréciation, belle à réapercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le décor de la vie. Les femmes qu’on connaît d’abord chez l’entremetteuse n’intéressent pas parce qu’elles restent invariables.

D’autre part Albertine tenait, liées autour d’elle, toutes les impressions d’une série maritime qui m’était particulièrement chère. Il me semblait que j’aurais pu, sur les deux joues de la jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec.

– Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j’aimerais mieux remettre cela à plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliiez alors que vous m’avez permis. Il me faut un « bon pour un baiser ».

– Faut-il que je le signe ?

– Mais si je le prenais tout de suite, en aurais-je un tout de même plus tard ?

– Vous m’amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps.

– Dites-moi, encore un mot : vous savez, à Balbec, quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusé ; vous ne pouvez pas me dire à quoi vous pensiez à ces moments-là ?

– Ah ! je n’ai aucun souvenir.

– Tenez, pour vous aider, un jour votre amie Gisèle a sauté à pieds joints par-dessus la chaise où était assis un vieux monsieur. Tâchez de vous rappeler ce que vous avez pensé à ce moment-là.

– Gisèle était celle que nous fréquentions le moins, elle était de la bande si vous voulez, mais pas tout à fait. J’ai dû penser qu’elle était bien mal élevée et commune.

– Ah ! c’est tout ?

J’aurais bien voulu, avant de l’embrasser, pouvoir la remplir à nouveau du mystère qu’elle avait pour moi sur la plage, avant que je la connusse, retrouver en elle le pays où elle avait vécu auparavant ; à sa place du moins, si je ne le connaissais pas, je pouvais insinuer tous les souvenirs de notre vie à Balbec, le bruit du flot déferlant sous ma fenêtre, les cris des enfants. Mais en laissant mon regard glisser sur le beau globe rose de ses joues, dont les surfaces doucement incurvées venaient mourir aux pieds des premiers plissements de ses beaux cheveux noirs qui couraient en chaînes mouvementées, soulevaient leurs contreforts escarpés et modelaient les ondulations de leurs vallées, je dus me dire : « Enfin, n’y ayant pas réussi à Balbec, je vais savoir le goût de la rose inconnue que sont les joues d’Albertine. Et puisque les cercles que nous pouvons faire traverser aux choses et aux êtres, pendant le cours de notre existence, ne sont pas bien nombreux, peut-être pourrai-je considérer la mienne comme en quelque manière accomplie, quand, ayant fait sortir de son cadre lointain le visage fleuri que j’avais choisi entre tous, je l’aurai amené dans ce plan nouveau, où j’aurai enfin de lui la connaissance par les lèvres. » Je me disais cela parce que je croyais qu’il est une connaissance par les lèvres ; je me disais que j’allais connaître le goût de cette rose charnelle, parce que je n’avais pas songé que l’homme, créature évidemment moins rudimentaire que l’oursin ou même la baleine, manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels, et notamment n’en possède aucun qui serve au baiser. À cet organe absent il supplée par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu plus satisfaisant que s’il était réduit à caresser la bien-aimée avec une défense de corne. Mais les lèvres, faites pour amener au palais la saveur de ce qui les tente, doivent se contenter, sans comprendre leur erreur et sans avouer leur déception, de vaguer à la surface et de se heurter à la clôture de la joue impénétrable et désirée. D’ailleurs à ce moment-là, au contact même de la chair, les lèvres, même dans l’hypothèse où elles deviendraient plus expertes et mieux douées, ne pourraient sans doute pas goûter davantage la saveur que la nature les empêche actuellement de saisir, car, dans cette zone désolée où elles ne peuvent trouver leur nourriture, elles sont seules, le regard, puis l’odorat les ont abandonnées depuis longtemps. D’abord au fur et à mesure que ma bouche commença à s’approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d’embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure.

Les dernières applications de la photographie – qui couchent aux pieds d’une cathédrale toutes les maisons qui nous parurent si souvent, de près, presque aussi hautes que les tours, font successivement manœuvrer comme un régiment, par files, en ordre dispersé, en masses serrées, les mêmes monuments, rapprochent l’une contre l’autre les deux colonnes de la Piazzetta tout à l’heure si distantes, éloignent la proche Salute et dans un fond pâle et dégradé réussissent à faire tenir un horizon immense sous l’arche d’un pont, dans l’embrasure d’une fenêtre, entre les feuilles d’un arbre situé au premier plan et d’un ton plus vigoureux, donnent successivement pour cadre à une même église les arcades de toutes les autres – je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyons une chose à aspect défini, les cent autres choses qu’elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. Bref, de même qu’à Balbec, Albertine m’avait souvent paru différente, maintenant – comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j’avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l’individualité d’un être et tirer les unes des autres, comme d’un étui, toutes les possibilités qu’il enferme – dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c’est dix Albertines que je vis ; cette seule jeune fille étant comme une déesse à plusieurs têtes, celle que j’avais vue en dernier, si je tentais de m’approcher d’elle, faisait place une autre. Du moins tant que je ne l’avais pas touchée, cette tête, je la voyais, un léger parfum venait d’elle jusqu’à moi. Mais hélas ! – car pour le baiser, nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites – tout d’un coup, mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez s’écrasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaître pour cela davantage le goût du rose désiré, j’appris à ces détestables signes, qu’enfin j’étais en train d’embrasser la joue d’Albertine.

Était-ce parce que nous jouions (figurée par la révolution d’un solide) la scène inverse de celle de Balbec, que j’étais, moi, couché, et elle levée, capable d’esquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir à sa guise, qu’elle me laissa prendre avec tant de facilité maintenant ce qu’elle avait refusé jadis avec une mine si sévère ? (Sans doute, de cette mine d’autrefois, l’expression voluptueuse que prenait aujourd’hui son visage à l’approche de mes lèvres ne différait que par une déviation de lignes infinitésimales, mais dans lesquelles peut tenir toute la distance qu’il y a entre le geste d’un homme qui achève un blessé et d’un qui le secourt, entre un portrait sublime ou affreux.) Sans savoir si j’avais à faire honneur et savoir gré de son changement d’attitude à quelque bienfaiteur involontaire qui, un de ces mois derniers, à Paris ou à Balbec, avait travaillé pour moi, je pensai que la façon dont nous étions placés était la principale cause de ce changement. C’en fut pourtant une autre que me fournit Albertine ; exactement celle-ci : « Ah ! c’est qu’à ce moment-là, à Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions. » Cette raison me laissa perplexe. Albertine me la donna sans doute sincèrement. Une femme a tant de peine à reconnaître dans les mouvements de ses membres, dans les sensations éprouvées par son corps, au cours d’un tête-à-tête avec un camarade, la faute inconnue où elle tremblait qu’un étranger préméditât de la faire tomber.

En tout cas, quelles que fussent les modifications survenues depuis quelque temps dans sa vie, et qui eussent peut-être expliqué qu’elle eût accordé aisément à mon désir momentané et purement physique ce qu’à Balbec elle avait avec horreur refusé à mon amour, une bien plus étonnante se produisit en Albertine, ce soir-là même, aussitôt que ses caresses eurent amené chez moi la satisfaction dont elle dut bien s’apercevoir et dont j’avais même craint qu’elle ne lui causât le petit mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte avait eu à un moment semblable, derrière le massif de lauriers, aux Champs-Élysées.

Ce fut tout le contraire. Déjà, au moment où je l’avais couchée sur mon lit et où j’avais commencé à la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volonté docile, de simplicité presque puérile. Effaçant d’elle toutes préoccupations, toutes prétentions habituelles, le moment qui précède le plaisir, pareil en cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme l’innocence du premier âge. Et sans doute tout être dont le talent est soudain mis en jeu devient modeste, appliqué et charmant ; surtout si, par ce talent, il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-même heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression nouvelle du visage d’Albertine il y avait plus que du désintéressement et de la conscience, de la générosité professionnels, une sorte de dévouement conventionnel et subit ; et c’est plus loin qu’à sa propre enfance, mais à la jeunesse de sa race qu’elle était revenue. Bien différente de moi qui n’avais rien souhaité de plus qu’un apaisement physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu’il y eût eu de sa part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un sentiment moral et terminât quelque chose. Elle, si pressée tout à l’heure, maintenant sans doute et parce qu’elle trouvait que les baisers impliquent l’amour et que l’amour l’emporte sur tout autre devoir, disait, quand je lui rappelais son dîner :

– Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j’ai tout mon temps.

Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu’elle venait de faire, gênée par bienséance, comme Françoise, quand elle avait cru, sans avoir soif, devoir accepter avec une gaieté décente le verre de vin que Jupien lui offrait, n’aurait pas osé partir aussitôt la dernière gorgée bue, quelque devoir impérieux qui l’eût appelée. Albertine – et c’était peut-être, avec une autre que l’on verra plus tard, une des raisons qui m’avaient à mon insu fait la désirer – était une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait pourtant bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie envers l’hôte et l’étranger, la décence, le respect de la couche.

Françoise, qui, après la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que sur un ton apitoyé, dans les mois qui précédèrent le mariage de sa fille, eût trouvé choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiancé, qu’elle ne le tînt pas par le bras. Albertine, immobilisée auprès de moi, me disait :

– Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil.

Comme, lui ayant fait remarquer qu’il était tard, j’ajoutais : « Vous ne me croyez pas ? », elle me répondit, ce qui était peut-être vrai, mais seulement depuis deux minutes et pour quelques heures :

– Je vous crois toujours.

Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit : « Oh ! je sais que vos parents connaissent des gens très bien. Vous êtes ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage. » À la première minute, ces noms ne me dirent absolument rien. Mais tout d’un coup je me rappelai que j’avais en effet joué aux Champs-Élysées avec Robert Forestier que je n’avais jamais revu. Quant à Suzanne Delage, c’était la petite nièce de Mme Blandais, et j’avais dû une fois aller à une leçon de danse, et même tenir un petit rôle dans une comédie de salon, chez ses parents. Mais la peur d’avoir le fou rire, et des saignements de nez m’en avaient empêché, de sorte que je ne l’avais jamais vue. J’avais tout au plus cru comprendre autrefois que l’institutrice à plumet des Swann avait été chez ses parents, mais peut-être n’était-ce qu’une sœur de cette institutrice ou une amie. Je protestai à Albertine que Robert Forestier et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. « C’est possible, vos mères sont liées, cela permet de vous situer. Je croise souvent Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic. » Nos mères ne se connaissaient que dans l’imagination de Mme Bontemps qui, ayant su que j’avais joué jadis avec Robert Forestier auquel, paraît-il, je récitais des vers, en avait conclu que nous étions liés par des relations de famille. Elle ne laissait jamais, m’a-t-on dit, passer le nom de maman sans dire : « Ah ! oui, c’est le milieu des Delage, des Forestier, etc. », donnant à mes parents un bon point qu’ils ne méritaient pas.

Du reste les notions sociales d’Albertine étaient d’une sottise extrême. Elle croyait les Simonnet avec deux n inférieurs non seulement aux Simonet avec un seul n, mais à toutes les autres personnes possibles. Que quelqu’un ait le même nom que vous, sans être de votre famille, est une grande raison de le dédaigner. Certes il y a des exceptions. Il peut arriver que deux Simonnet (présentés l’un à l’autre dans une de ces réunions où l’on éprouve le besoin de parler de n’importe quoi et où on se sent d’ailleurs plein de dispositions optimistes, par exemple dans le cortège d’un enterrement qui se rend au cimetière), voyant qu’ils s’appellent de même, cherchent avec une bienveillance réciproque, et sans résultat, s’ils n’ont aucun lien de parenté. Mais ce n’est qu’une exception. Beaucoup d’hommes sont peu honorables, mais nous l’ignorons ou n’en avons cure. Mais si l’homonymie fait qu’on nous remet des lettres à eux destinées, ou vice versa nous commençons par une méfiance, souvent justifiée, quant à ce qu’ils valent. Nous craignons des confusions, nous les prévenons par une moue de dégoût si l’on nous parle d’eux. En lisant notre nom porté par eux, dans le journal, ils nous semblent l’avoir usurpé. Les péchés des autres membres du corps social nous sont indifférents. Nous en chargeons plus lourdement nos homonymes. La haine que nous portons aux autres Simonnet est d’autant plus forte qu’elle n’est pas individuelle, mais se transmet héréditairement. Au bout de deux générations on se souvient seulement de la moue insultante que les grands-parents avaient à l’égard des autres Simonnet ; on ignore la cause ; on ne serait pas étonné d’apprendre que cela a commencé par un assassinat. Jusqu’au jour fréquent où, entre une Simonnet et un Simonnet qui ne sont pas parents du tout, cela finit par un mariage.

Non seulement Albertine me parla de Robert Forestier et de Suzanne Delage, mais spontanément, par un devoir de confidence que le rapprochement des corps crée, au début du moins, avant qu’il ait engendré une duplicité spéciale et le secret envers le même être, Albertine me raconta sur sa famille et un oncle d’Andrée une histoire dont elle avait, à Balbec, refusé de me dire un seul mot, mais elle ne pensait pas qu’elle dût paraître avoir encore des secrets à mon égard. Maintenant sa meilleure amie lui eût raconté quelque chose contre moi qu’elle se fût fait un devoir de me le rapporter. J’insistai pour qu’elle rentrât, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma grossièreté, qu’elle riait presque pour m’excuser, comme une maîtresse de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais à qui cela n’est pas indifférent.

– Vous riez ? lui dis-je.

– Je ne ris pas, je vous souris, me répondit-elle tendrement. Quand est-ce que je vous revois ? ajouta-t-elle comme n’admettant pas que ce que nous venions de faire, puisque c’en est d’habitude le couronnement, ne fût pas au moins le prélude d’une amitié grande, d’une amitié préexistante et que nous nous devions de découvrir, de confesser et qui seule pouvait expliquer ce à quoi nous nous étions livrés.

– Puisque vous m’y autorisez, quand je pourrai je vous ferai chercher.

Je n’osai lui dire que je voulais tout subordonner à la possibilité de voir Mme de Stermaria.

– Hélas ! ce sera à l’improviste, je ne sais jamais d’avance, lui dis-je. Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai libre ?

– Ce sera très possible bientôt car j’aurai une entrée indépendante de celle de ma tante. Mais en ce moment c’est impraticable. En tout cas je viendrai à tout hasard demain ou après-demain dans l’après-midi. Vous ne me recevrez que si vous le pouvez.

Arrivée à la porte, étonnée que je ne l’eusse pas devancée, elle me tendit sa joue, trouvant qu’il n’y avait nul besoin d’un grossier désir physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes relations que nous avions eues tout à l’heure ensemble étaient de celles auxquelles conduisent parfois une intimité absolue et un choix du cœur, Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanément aux baisers que nous avions échangés sur mon lit, le sentiment dont ils eussent été le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les concevoir un jongleur gothique.

Quand m’eut quitté la jeune Picarde, qu’aurait pu sculpter à son porche l’imagier de Saint-André-des-Champs, Françoise m’apporta une lettre qui me remplit de joie, car elle était de Mme de Stermaria, laquelle acceptait à dîner. De Mme de Stermaria, c’est-à-dire, pour moi, plus que de la Mme de Stermaria réelle, de celle à qui j’avais pensé toute la journée avant l’arrivée d’Albertine. C’est la terrible tromperie de l’amour qu’il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d’ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l’arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l’imagination, peut avoir fait aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé ; création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler.

Albertine m’avait tant retardé que la comédie venait de finir quand j’arrivai chez Mme de Villeparisis ; et peu désireux de prendre à revers le flot des invités qui s’écoulait en commentant la grande nouvelle : la séparation qu’on disait déjà accomplie entre le duc et la duchesse de Guermantes, je m’étais, en attendant de pouvoir saluer la maîtresse de maison, assis sur une bergère vide dans le deuxième salon, quand du premier, où sans doute elle avait été assise tout à fait au premier rang de chaises, je vis déboucher, majestueuse, ample et haute dans une longue robe de satin jaune à laquelle étaient attachés en relief d’énormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne me causait plus aucun trouble. Un certain jour, m’imposant les mains sur le front (comme c’était son habitude quand elle avait peur de me faire de la peine), en me disant : « Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de Guermantes, tu es la fable de la maison. D’ailleurs, vois comme ta grand’mère est souffrante, tu as vraiment des choses plus sérieuses à faire que de te poster sur le chemin d’une femme qui se moque de toi », d’un seul coup, comme un hypnotiseur qui vous fait revenir du lointain pays où vous vous imaginiez être, et vous rouvre les yeux, ou comme le médecin qui, vous rappelant au sentiment du devoir et de la réalité, vous guérit d’un mal imaginaire dans lequel vous vous complaisiez, ma mère m’avait réveillé d’un trop long songe. La journée qui avait suivi avait été consacrée à dire un dernier adieu à ce mal auquel je renonçais ; j’avais chanté des heures de suite en pleurant l’« Adieu » de Schubert :

 

... Adieu, des voix étranges

T’appellent loin de moi, céleste sœur des Anges.

 

Et puis ç’avait été fini. J’avais cessé mes sorties du matin, et si facilement que je tirai alors le pronostic, qu’on verra se trouver faux, plus tard, que je m’habituerais aisément, dans le cours de ma vie, à ne plus voir une femme. Et quand ensuite Françoise m’eut raconté que Jupien, désireux de s’agrandir, cherchait une boutique dans le quartier, désireux de lui en trouver une (tout heureux aussi, en flânant dans la rue que déjà de mon lit j’entendais crier lumineusement comme une plage, de voir, sous le rideau de fer levé des crémeries, les petites laitières à manches blanches), j’avais pu recommencer ces sorties. Fort librement du reste ; car j’avais conscience de ne plus les faire dans le but de voir Mme de Guermantes ; telle une femme qui prend des précautions infinies tant qu’elle a un amant, du jour qu’elle a rompu avec lui laisse traîner ses lettres, au risque de découvrir à son mari le secret d’une faute dont elle a fini de s’effrayer en même temps que de la commettre. Ce qui me faisait de la peine c’était d’apprendre que presque toutes les maisons étaient habitées par des gens malheureux. Ici la femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. Là c’était l’inverse. Ailleurs une mère travailleuse, rouée de coups par un fils ivrogne, tâchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Toute une moitié de l’humanité pleurait. Et quand je la connus, je vis qu’elle était si exaspérante que je me demandai si ce n’était pas le mari ou la femme adultères, qui l’étaient seulement parce que le bonheur légitime leur avait été refusé, et se montraient charmants et loyaux envers tout autre que leur femme ou leur mari, qui avaient raison. Bientôt je n’avais même plus eu la raison d’être utile à Jupien pour continuer mes pérégrinations matinales. Car on apprit que l’ébéniste de notre cour, dont les ateliers n’étaient séparés de la boutique de Jupien que par une cloison fort mince, allait recevoir congé du gérant parce qu’il frappait des coups trop bruyants. Jupien ne pouvait espérer mieux, les ateliers avaient un sous-sol où mettre les boiseries, et qui communiquait avec nos caves. Jupien y mettrait son charbon, ferait abattre la cloison et aurait une seule et vaste boutique. Mais même sans l’amusement de chercher pour lui, j’avais continué à sortir avant déjeuner. Même comme Jupien, trouvant le prix que M. de Guermantes faisait très élevé, laissait visiter pour que, découragé de ne pas trouver de locataire, le duc se résignât à lui faire une diminution, Françoise, ayant remarqué que, même après l’heure où on ne visitait pas, le concierge laissait « contre » la porte de la boutique à louer, flaira un piège dressé par le concierge pour attirer la fiancée du valet de pied des Guermantes (ils y trouveraient une retraite d’amour), et ensuite les surprendre.

Quoi qu’il en fût, bien que n’ayant plus à chercher une boutique pour Jupien, je continuai à sortir avant le déjeuner. Souvent, dans ces sorties, je rencontrais M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un collègue, il jetait sur moi des regards qui, après m’avoir entièrement examiné, se détournaient vers son interlocuteur sans m’avoir plus souri ni salué que s’il ne m’avait pas connu du tout. Car chez ces importants diplomates, regarder d’une certaine manière n’a pas pour but de vous faire savoir qu’ils vous ont vu, mais qu’ils ne vous ont pas vu et qu’ils ont à parler avec leur collègue de quelque question sérieuse. Une grande femme que je croisais souvent près de la maison était moins discrète avec moi. Car bien que je ne la connusse pas, elle se retournait vers moi, m’attendait – inutilement – devant les vitrines des marchands, me souriait, comme si elle allait m’embrasser, faisait le geste de s’abandonner. Elle reprenait un air glacial à mon égard si elle rencontrait quelqu’un qu’elle connût. Depuis longtemps déjà dans ces courses du matin, selon ce que j’avais à faire, fût-ce acheter le plus insignifiant journal, je choisissais le chemin le plus direct, sans regret s’il était en dehors du parcours habituel que suivaient les promenades de la duchesse et, s’il en faisait au contraire partie, sans scrupules et sans dissimulation parce qu’il ne me paraissait plus le chemin défendu où j’arrachais à une ingrate la faveur de la voir malgré elle. Mais je n’avais pas songé que ma guérison, en me donnant à l’égard de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallèlement la même œuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilité, une amitié qui ne m’importaient plus. Jusque-là les efforts du monde entier ligués pour me rapprocher d’elle eussent expiré devant le mauvais sort que jette un amour malheureux. Des fées plus puissantes que les hommes ont décrété que, dans ces cas-là, rien ne pourra servir jusqu’au jour où nous aurons dit sincèrement dans notre cœur la parole : « Je n’aime plus. » J’en avais voulu à Saint-Loup de ne m’avoir pas mené chez sa tante. Mais pas plus que n’importe qui, il n’était capable de briser un enchantement. Tandis que j’aimais Mme de Guermantes, les marques de gentillesse que je recevais des autres, les compliments, me faisaient de la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d’elle, mais parce qu’elle ne les apprenait pas. Or, les eût-elle sus que cela n’eût été d’aucune utilité. Même dans les détails d’une affection, une absence, le refus d’un dîner, une rigueur involontaire, inconsciente, servent plus que tous les cosmétiques et les plus beaux habits. Il y aurait des parvenus, si on enseignait dans ce sens l’art de parvenir.

Au moment où elle traversait le salon où j’étais assis, la pensée pleine du souvenir des amis que je ne connaissais pas et qu’elle allait peut-être retrouver tout à l’heure dans une autre soirée, Mme de Guermantes m’aperçut sur ma bergère, véritable indifférent qui ne cherchais qu’à être aimable, alors que, tandis que j’aimais, j’avais tant essayé de prendre, sans y réussir, l’air d’indifférence ; elle obliqua, vint à moi et retrouvant le sourire du soir de l’Opéra-Comique et que le sentiment pénible d’être aimée par quelqu’un qu’elle n’aimait pas n’effaçait plus :

– Non, ne vous dérangez pas, vous permettez que je m’asseye un instant à côté de vous ? me dit-elle en relevant gracieusement son immense jupe qui sans cela eût occupé la bergère dans son entier.

Plus grande que moi et accrue encore de tout le volume de sa robe, j’étais presque effleuré par son admirable bras nu autour duquel un duvet imperceptible et innombrable faisait fumer perpétuellement comme une vapeur dorée, et par la torsade blonde de ses cheveux qui m’envoyaient leur odeur. N’ayant guère de place, elle ne pouvait se tourner facilement vers moi et, obligée de regarder plutôt devant elle que de mon côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un portrait.

– Avez-vous des nouvelles de Robert ? me dit-elle.

Mme de Villeparisis passa à ce moment-là.

– Eh bien ! vous arrivez à une jolie heure, monsieur, pour une fois qu’on vous voit.

Et remarquant que je parlais avec sa nièce, supposant peut-être que nous étions plus liés qu’elle ne savait :

– Mais je ne veux pas déranger votre conversation avec Oriane, ajouta-t-elle (car les bons offices de l’entremetteuse font partie des devoirs d’une maîtresse de maison). Vous ne voulez pas venir dîner mercredi avec elle ?

C’était le jour où je devais dîner avec Mme de Stermaria, je refusai.

– Et samedi ?

Ma mère revenant le samedi ou le dimanche, c’eût été peu gentil de ne pas rester tous les soirs à dîner avec elle ; je refusai donc encore.

– Ah ! vous n’êtes pas un homme facile à avoir chez soi.

– Pourquoi ne venez-vous jamais me voir ? me dit Mme de Guermantes quand Mme de Villeparisis se fut éloignée pour féliciter les artistes et remettre à la diva un bouquet de roses dont la main qui l’offrait faisait seule tout le prix, car il n’avait coûté que vingt francs. (C’était du reste son prix maximum quand on n’avait chanté qu’une fois. Celles qui prêtaient leur concours à toutes les matinées et soirées recevaient des roses peintes par la marquise.)

– C’est ennuyeux de ne jamais se voir que chez les autres. Puisque vous ne voulez pas dîner avec moi chez ma tante, pourquoi ne viendriez-vous pas dîner chez moi ?

Certaines personnes, étant restées le plus longtemps possible, sous des prétextes quelconques, mais qui sortaient enfin, voyant la duchesse assise pour causer avec un jeune homme, sur un meuble si étroit qu’on n’y pouvait tenir que deux, pensèrent qu’on les avait mal renseignées, que c’était la duchesse, non le duc, qui demandait la séparation, à cause de moi. Puis elles se hâtèrent de répandre cette nouvelle. J’étais plus à même que personne d’en connaître la fausseté. Mais j’étais surpris que, dans ces périodes difficiles où s’effectue une séparation non encore consommée, la duchesse, au lieu de s’isoler, invitât justement quelqu’un qu’elle connaissait aussi peu. J’eus le soupçon que le duc avait été seul à ne pas vouloir qu’elle me reçût et que, maintenant qu’il la quittait, elle ne voyait plus d’obstacles à s’entourer des gens qui lui plaisaient.

Deux minutes auparavant j’eusse été stupéfait si on m’avait dit que Mme de Guermantes allait me demander d’aller la voir, encore plus de venir dîner. J’avais beau savoir que le salon Guermantes ne pouvait pas présenter les particularités que j’avais extraites de ce nom, le fait qu’il m’avait été interdit d’y pénétrer, en m’obligeant à lui donner le même genre d’existence qu’aux salons dont nous avons lu la description dans un roman, ou vu l’image dans un rêve, me le faisait, même quand j’étais certain qu’il était pareil à tous les autres, imaginer tout différent ; entre moi et lui il y avait la barrière où finit le réel. Dîner chez les Guermantes, c’était comme entreprendre un voyage longtemps désiré, faire passer un désir de ma tête devant mes yeux et lier connaissance avec un songe. Du moins eussé-je pu croire qu’il s’agissait d’un de ces dîners auxquels les maîtres de maison invitent quelqu’un en disant : « Venez, il n’y aura absolument que nous », feignant d’attribuer au paria la crainte qu’ils éprouvent de le voir mêlé à leurs autres amis, et cherchant même à transformer en un enviable privilège réservé aux seuls intimes la quarantaine de l’exclu, malgré lui sauvage et favorisé. Je sentis, au contraire, que Mme de Guermantes avait le désir de me faire goûter à ce qu’elle avait de plus agréable quand elle me dit, mettant d’ailleurs devant mes yeux comme la beauté violâtre d’une arrivée chez la tante de Fabrice et le miracle d’une présentation au comte Mosca :

– Vendredi vous ne seriez pas libre, en petit comité ? Ce serait gentil. Il y aura la princesse de Parme qui est charmante ; d’abord je ne vous inviterais pas si ce n’était pas pour rencontrer des gens agréables.

Désertée dans les milieux mondains intermédiaires qui sont livrés à un mouvement perpétuel d’ascension, la famille joue au contraire un rôle important dans les milieux immobiles comme la petite bourgeoisie et comme l’aristocratie princière, qui ne peut chercher à s’élever puisque, au-dessus d’elle, à son point de vue spécial, il n’y a rien. L’amitié que me témoignaient « la tante Villeparisis » et Robert avait peut-être fait de moi pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur eux-mêmes et dans une même coterie, l’objet d’une attention curieuse que je ne soupçonnais pas.

Elle avait de ces parents-là une connaissance familiale, quotidienne, vulgaire, fort différente de ce que nous imaginons, et dans laquelle, si nous nous y trouvons compris, loin que nos actions en soient expulsées comme le grain de poussière de l’œil ou la goutte d’eau de la trachée-artère, elles peuvent rester gravées, être commentées, racontées encore des années après que nous les avons oubliées nous-mêmes, dans le palais où nous sommes étonnés de les retrouver comme une lettre de nous dans une précieuse collection d’autographes.

De simples gens élégants peuvent défendre leur porte trop envahie. Mais celle des Guermantes ne l’était pas. Un étranger n’avait presque jamais l’occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s’en voyait désigner un, elle ne songeait pas à se préoccuper de la valeur mondaine qu’il apporterait, puisque c’était chose qu’elle conférait et ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu’à ses qualités réelles, Mme de Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que j’en possédais. Et sans doute ne les eût-elle pas crus, si elle n’avait remarqué qu’ils ne pouvaient jamais arriver à me faire venir quand ils le voulaient, donc que je ne tenais pas au monde, ce qui semblait à la duchesse le signe qu’un étranger faisait partie des « gens agréables ».

Il fallait voir, parlant de femmes qu’elle n’aimait guère, comme elle changeait de visage aussitôt si on nommait, à propos de l’une, par exemple sa belle-sœur. « Oh ! elle est charmante », disait-elle d’un air de finesse et de certitude. La seule raison qu’elle en donnât était que cette dame avait refusé d’être présentée à la marquise de Chaussegros et à la princesse de Silistrie. Elle n’ajoutait pas que cette dame avait refusé de lui être présentée à elle-même, duchesse de Guermantes. Cela avait eu lieu pourtant, et depuis ce jour, l’esprit de la duchesse travaillait sur ce qui pouvait bien se passer chez la dame si difficile à connaître. Elle mourait d’envie d’être reçue chez elle. Les gens du monde ont tellement l’habitude qu’on les recherche que qui les fuit leur semble un phénix et accapare leur attention.

Le motif véritable de m’inviter était-il, dans l’esprit de Mme de Guermantes (depuis que je ne l’aimais plus), que je ne recherchais pas ses parents quoique étant recherché d’eux ? Je ne sais. En tout cas, s’étant décidée à m’inviter, elle voulait me faire les honneurs de ce qu’elle avait de meilleur chez elle, et éloigner ceux de ses amis qui auraient pu m’empêcher de revenir, ceux qu’elle savait ennuyeux. Je n’avais pas su à quoi attribuer le changement de route de la duchesse quand je l’avais vue dévier de sa marche stellaire, venir s’asseoir à côté de moi et m’inviter à dîner, effet de causes ignorées, faute de sens spécial qui nous renseigne à cet égard. Nous nous figurons les gens que nous connaissons à peine – comme moi la duchesse – comme ne pensant à nous que dans les rares moments où ils nous voient. Or, cet oubli idéal où nous nous figurons qu’ils nous tiennent est absolument arbitraire. De sorte que, pendant que dans le silence de la solitude pareil à celui d’une belle nuit nous nous imaginons les différentes reines de la société poursuivant leur route dans le ciel à une distance infinie, nous ne pouvons nous défendre d’un sursaut de malaise ou de plaisir s’il nous tombe de là-haut, comme un aérolithe portant gravé notre nom, que nous croyions inconnu dans Vénus ou Cassiopée, une invitation à dîner ou un méchant potin.

Peut-être parfois, quand, à l’imitation des princes persans qui, au dire du Livre d’Esther, se faisaient lire les registres où étaient inscrits les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient témoigné du zèle, Mme de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnés, elle s’était dit de moi : « Un à qui nous demanderons de venir dîner. » Mais d’autres pensées l’avaient distraite

 

(De soins tumultueux un prince environné

Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné)

 

jusqu’au moment où elle m’avait aperçu seul comme Mardochée à la porte du palais ; et ma vue ayant rafraîchi sa mémoire elle voulait, tel Assuérus, me combler de ses dons.

Cependant je dois dire qu’une surprise d’un genre opposé allait suivre celle que j’avais eue au moment où Mme de Guermantes m’avait invité. Cette première surprise, comme j’avais trouvé plus modeste de ma part et plus reconnaissant de ne pas la dissimuler et d’exprimer au contraire avec exagération ce qu’elle avait de joyeux, Mme de Guermantes, qui se disposait à partir pour une dernière soirée, venait de me dire, presque comme une justification, et par peur que je ne susse pas bien qui elle était, pour avoir l’air si étonné d’être invité chez elle : « Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes déjà vus ici. » En répondant que je le savais, j’ajoutai que je connaissais aussi M. de Charlus, lequel « avait été très bon pour moi à Balbec et à Paris ». Mme de Guermantes parut étonnée et ses regards semblèrent se reporter, comme pour une vérification, à une page déjà plus ancienne du livre intérieur. « Comment ! vous connaissez Palamède ? » Ce prénom prenait dans la bouche de Mme de Guermantes une grande douceur à cause de la simplicité involontaire avec laquelle elle parlait d’un homme si brillant, mais qui n’était pour elle que son beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée. Et dans le gris confus qu’était pour moi la vie de la duchesse de Guermantes, ce nom de Palamède mettait comme la clarté des longues journées d’été où elle avait joué avec lui, jeune fille, à Guermantes, au jardin. De plus, dans cette partie depuis longtemps écoulée de leur vie, Oriane de Guermantes et son cousin Palamède avaient été fort différents de ce qu’ils étaient devenus depuis ; M. de Charlus notamment, tout entier livré à des goûts d’art qu’il avait si bien refrénés par la suite que je fus stupéfait d’apprendre que c’était par lui qu’avait été peint l’immense éventail d’iris jaunes et noirs que déployait en ce moment la duchesse. Elle eût pu aussi me montrer une petite sonatine qu’il avait autrefois composée pour elle. J’ignorais absolument que le baron eût tous ces talents dont il ne parlait jamais. Disons en passant que M. de Charlus n’était pas enchanté que dans sa famille on l’appelât Palamède. Pour Mémé, on eût pu comprendre encore que cela ne lui plût pas. Ces stupides abréviations sont un signe de l’incompréhension que l’aristocratie a de sa propre poésie (le judaïsme a d’ailleurs la même puisqu’un neveu de Lady Rufus Israël, qui s’appelait Moïse, était couramment appelé dans le monde : « Momo ») en même temps que de sa préoccupation de ne pas avoir l’air d’attacher d’importance à ce qui est aristocratique. Or, M. de Charlus avait sur ce point plus d’imagination poétique et plus d’orgueil exhibé. Mais la raison qui lui faisait peu goûter Mémé n’était pas celle-là puisqu’elle s’étendait aussi au beau prénom de Palamède. La vérité est que se jugeant, se sachant d’une famille princière, il aurait voulu que son frère et sa belle-sœur disent de lui : « Charlus », comme la reine Marie-Amélie ou le duc d’Orléans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et frères : « Joinville, Nemours, Chartres, Paris ».

– Quel cachottier que ce Mémé, s’écria-t-elle. Nous lui avons parlé longuement de vous, il nous a dit qu’il serait très heureux de faire votre connaissance, absolument comme s’il ne vous avait jamais vu. Avouez qu’il est drôle ! et, ce qui n’est pas très gentil de ma part à dire d’un beau-frère que j’adore et dont j’admire la rare valeur, par moments un peu fou.

Je fus très frappé de ce mot appliqué à M. de Charlus et je me dis que cette demi-folie expliquait peut-être certaines choses, par exemple qu’il eût paru si enchanté du projet de demander à Bloch de battre sa propre mère. Je m’avisai que non seulement par les choses qu’il disait, mais par la manière dont il les disait, M. de Charlus était un peu fou. La première fois qu’on entend un avocat ou un acteur, on est surpris de leur ton tellement différent de la conversation. Mais comme on se rend compte que tout le monde trouve cela tout naturel, on ne dit rien aux autres, on ne se dit rien à soi-même, on se contente d’apprécier le degré de talent. Tout au plus pense-t-on d’un acteur du Théâtre-Français : « Pourquoi au lieu de laisser retomber son bras levé l’a-t-il fait descendre par petites saccades coupées de repos, pendant au moins dix minutes ? » ou d’un Labori : « Pourquoi, dès qu’il a ouvert la bouche, a-t-il émis ces sons tragiques, inattendus, pour dire la chose la plus simple ? » Mais comme tout le monde admet cela a priori, on n’est pas choqué. De même, en y réfléchissant, on se disait que M. de Charlus parlait de soi avec emphase, sur un ton qui n’était nullement celui du débit ordinaire. Il semblait qu’on eût dû à toute minute lui dire : « Mais pourquoi criez-vous si fort ? pourquoi êtes-vous si insolent ? » Seulement tout le monde semblait bien avoir admis tacitement que c’était bien ainsi. Et on entrait dans la ronde qui lui faisait fête pendant qu’il pérorait. Mais certainement à de certains moments un étranger eût cru entendre crier un dément.

– Mais vous êtes sûr que vous ne confondez pas, que vous parlez bien de mon beau-frère Palamède ? ajouta la duchesse avec une légère impertinence qui se greffait chez elle sur la simplicité.

Je répondis que j’étais absolument sûr et qu’il fallait que M. de Charlus eût mal entendu mon nom.

– Eh bien ! je vous quitte, me dit comme à regret Mme de Guermantes. Il faut que j’aille une seconde chez la princesse de Ligne. Vous n’y allez pas ? Non, vous n’aimez pas le monde ? Vous avez bien raison, c’est assommant. Si je n’étais pas obligée ! Mais c’est ma cousine, ce ne serait pas gentil. Je regrette égoïstement, pour moi, parce que j’aurais pu vous conduire, même vous ramener. Alors je vous dis au revoir et je me réjouis pour mercredi.

Que M. de Charlus eût rougi de moi devant M. d’Argencourt, passe encore. Mais qu’à sa propre belle-sœur, et qui avait une si haute idée de lui, il niât me connaître, fait si naturel puisque je connaissais à la fois sa tante et son neveu, c’est ce que je ne pouvais comprendre.

Je terminerai ceci en disant qu’à un certain point de vue il y avait chez Mme de Guermantes une véritable grandeur qui consistait à effacer entièrement tout ce que d’autres n’eussent qu’incomplètement oublié. Elle ne m’eût jamais rencontré la harcelant, la suivant, la pistant, dans ses promenades matinales, elle n’eût jamais répondu à mon salut quotidien avec une impatience excédée, elle n’eût jamais envoyé promener Saint-Loup quand il l’avait suppliée de m’inviter, qu’elle n’aurait pas pu avoir avec moi des façons plus noblement et naturellement aimables. Non seulement elle ne s’attardait pas à des explications rétrospectives, à des demi-mots, à des sourires ambigus, à des sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilité actuelle, sans retours en arrière, sans réticences, quelque chose d’aussi fièrement rectiligne que sa majestueuse stature, mais les griefs qu’elle avait pu ressentir contre quelqu’un dans le passé étaient si entièrement réduits en cendres, ces cendres étaient elles-mêmes rejetées si loin de sa mémoire ou tout au moins de sa manière d’être, qu’à regarder son visage chaque fois qu’elle avait à traiter par la plus belle des simplifications ce qui chez tant d’autres eût été prétexte à des restes de froideur, à des récriminations, on avait l’impression d’une sorte de purification.

Mais si j’étais surpris de la modification qui s’était opérée en elle à mon égard, combien je l’étais plus d’en trouver en moi une tellement plus grande au sien. N’y avait-il pas eu un moment où je ne reprenais vie et force que si j’avais, échafaudant toujours de nouveaux projets, cherché quelqu’un qui me ferait recevoir par elle et, après ce premier bonheur, en procurerait bien d’autres à mon cœur de plus en plus exigeant ? C’était l’impossibilité de rien trouver qui m’avait fait partir à Doncières voir Robert de Saint-Loup. Et maintenant, c’était bien par les conséquences dérivant d’une lettre de lui que j’étais agité, mais à cause de Mme de Stermaria et non de Mme de Guermantes.

Ajoutons, pour en finir avec cette soirée, qu’il s’y passa un fait, démenti quelques jours après, qui ne laissa pas de m’étonner, me brouilla pour quelque temps avec Bloch, et qui constitue en soi une de ces curieuses contradictions dont on va trouver l’explication à la fin de ce volume (Sodome I). Donc, chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de me vanter l’air d’amabilité de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme s’il le connaissait, avait envie de le connaître, savait très bien qui il était. J’en souris d’abord, Bloch s’étant exprimé avec tant de violence à Balbec sur le compte du même M. de Charlus. Et je pensai simplement que Bloch, à l’instar de son père pour Bergotte, connaissait le baron « sans le connaître ». Et que ce qu’il prenait pour un regard aimable était un regard distrait. Mais enfin Bloch vint à tant de précisions, et sembla si certain qu’à deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu l’aborder, que, me rappelant que j’avais parlé de mon camarade au baron, lequel m’avait justement, en revenant d’une visite chez Mme de Villeparisis, posé sur lui diverses questions, je fis la supposition que Bloch ne mentait pas, que M. de Charlus avait appris son nom, qu’il était mon ami, etc... Aussi quelque temps après, au théâtre, je demandai à M. de Charlus de lui présenter Bloch, et sur son acquiescement allai le chercher. Mais dès que M. de Charlus l’aperçut, un étonnement aussitôt réprimé se peignit sur sa figure où il fut remplacé par une étincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main à Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui répondit de l’air le plus insolent, d’une voix irritée et blessante. De sorte que Bloch, qui, à ce qu’il disait, n’avait eu jusque-là du baron que des sourires, crut que je l’avais non pas recommandé mais desservi, pendant le court entretien où, sachant le goût de M. de Charlus pour les protocoles, je lui avais parlé de mon camarade avant de l’amener à lui. Bloch nous quitta, éreinté comme qui a voulu monter un cheval tout le temps prêt à prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne me reparla pas de six mois.

Cet ouvrage est le 406ème publié

dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec

est la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

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