XXVII DACOMA.

Après cet épisode, nous nous précipitâmes vers la source, et, mettant pied à terre, nous laissâmes nos chevaux boire à discrétion. Nous n'avions pas à craindre qu'ils fussent tentés de s'éloigner. Autant qu'eux, nous étions pressés de boire ; et, nous glissant parmi les branches, nous nous mimes à puiser de l'eau à pleines tasses. Il semblait que nous ne pourrions jamais venir à bout de nous désaltérer ; mais un autre besoin aussi impérieux nous fit quitter la source, et nous courûmes vers le camp, à la recherche des moyens d'apaiser notre faim. Nos cris mirent en fuite les coyotes et les loups blancs, que nous achevâmes de chasser à coups de pierres. Au moment où nous allions ramasser les débris souillés de poussière, une exclamation étrange d'un des chasseurs nous fit brusquement tourner les yeux.

Malaray, camarados ; mira el arco !

Le Mexicain qui proférait ces mots montrait un objet gisant à ses pieds, sur le sol. Nous fûmes bientôt près de lui.

Caspita ! s'écria encore cet homme, c'est un arc blanc !

– Un arc blanc, de par le diable ! répéta Garey.

– Un arc blanc ! crièrent plusieurs autres, considérant l'objet avec un air d'étonnement et d'effroi.

– C'est l'arc d'un grand guerrier, je le certifie, dit Garey.

– Oui, ajouta un autre, et son propriétaire ne manquera pas de revenir pour le chercher aussitôt que… Sacredié ! Regardez là-bas ! Le voilà qui vient, par les cinquante mille diables !

Nos yeux se portèrent tous ensemble à l'extrémité de la prairie, à l'est, du côté qu'indiquait celui qui venait de parler. Tout au bout de l'horizon on voyait poindre comme une étoile brillante en mouvement. C'était tout autre chose ; un regard nous suffit pour reconnaître un casque qui réfléchissait les rayons du soleil et qui suivait les mouvements réguliers d'un cheval au galop.

– Aux saules ! enfants ! aux saules ! cria Séguin. Laissez l'arc ! laissez-le à la place où il était. À vos chevaux ! emmenez-les ! leste ! leste !

En un instant chacun de nous tenait son cheval par la bride et le guidait ou plutôt le traînait vers le fourré de saules. Là nous nous mimes en selle pour être prêts à tout événement, et restâmes immobiles, guettant à travers le feuillage.

– Ferons-nous feu quand il approchera, capitaine ? Demanda un des hommes.

– Non.

– Nous pouvons le prendre aisément, quand il se baissera pour prendre son arc.

– Non, sur votre vie !

– Que faut-il faire alors, capitaine ?

– Laissez-le prendre son arc et s'en aller ! répondit Séguin.

– Pourquoi ça, capitaine ? pourquoi donc ça ?

– Insensés ! vous ne voyez pas que toute la tribu serait sur nos talons avant le milieu de la nuit ? Êtes-vous fous ? Laissez-le aller. Il peut ne pas reconnaître nos traces, puisque nos chevaux ne sont pas ferrés : s'il ne les voit pas, laissez-le aller comme il sera venu, je vous le dis.

– Mais que ferons-nous, s'il jette les yeux de ce côté ?

Garey, en disant cela, montrait les rochers situés au pied de la montagne.

– Malédiction ! le Digger ! s'écria Séguin en changeant de couleur.

Le cadavre était tout à fait en vue sur le devant des rochers ; le crâne sanglant tourné en l'air et vers le dehors de telle sorte qu'il ne pouvait manquer de frapper les yeux d'un homme venant du côté de la plaine. Quelques coyotes avaient déjà grimpé sur la plate-forme où était le cadavre, et flairaient tout autour, semblant hésiter devant cette masse hideuse.

– Il ne peut pas manquer de le voir, capitaine, ajouta le chasseur.

– S'il le voit, il faudra nous en défaire par la lance ou par le lasso, ou le prendre vivant. Que pas un coup de fusil ne soit tiré. Les Indiens pourraient encore l'entendre, et seraient sur notre dos avant que nous eussions fait le tour de la montagne. Non ! mettez vos fusils en bandoulière ! Que ceux qui ont des lances et des lassos se tiennent prêts.

– Quand devrons-nous charger, capitaine ?

– Laissez-moi le soin de choisir le moment. Peut-être mettra-t-il pied à terre pour ramasser son arc, ou bien il viendra à la source pour faire boire son cheval. Dans ce cas, nous l'entourerons. S'il voit le corps du Digger, il s'en approchera, peut-être, pour l'examiner de plus près. Dans ce cas encore, nous pourrons facilement lui couper le chemin. Ayez patience ! je vous donnerai le signal..

Pendant ce temps, le Navajo arrivait au grand galop. À la fin du dialogue précédent, il n'était plus qu'à trois cents yards de la source, et avançait sans ralentir son allure. Les yeux fixés sur lui, nous gardions le silence et retenions notre respiration. L'homme et le cheval captivaient tous deux notre attention. C'était un beau spectacle. Le cheval était un mustang à large encolure, noir comme le charbon, aux yeux ardents, aux naseaux rouges et ouverts. Sa bouche était pleine d'écume, et de blancs flocons marbraient son cou, son poitrail et ses épaules. Il était couvert de sueur, et on voyait reluire ses flancs vigoureux à chacun des élans de sa course. Le cavalier était nu jusqu'à la ceinture ; son casque et ses plumes, quelques ornements qui brillaient sur son cou, sur sa poitrine et à ses poignets, interrompaient seuls cette nudité. Une sorte de tunique, de couleur voyante, toute brodée, couvrait ses hanches et ses cuisses. Les jambes étaient nues à partir du genou, et les pieds chaussés de mocassins qui emboîtaient étroitement la cheville. Différent en cela des autres Apaches, il n'avait point de peinture sur le corps, et sa peau bronzée resplendissait de tout l'éclat de la santé. Ses traits étaient nobles et belliqueux, son œil fier et perçant, et sa longue chevelure noire qui pendait derrière lui allait se mêler à la queue de son cheval. Il était bien assis, sur une selle espagnole, sa lance, posée sur l'étrier et reposant légèrement contre son bras droit. Son bras gauche était passé dans les brassards d'un bouclier blanc, et un carquois plein de flèches emplumées se balançait sur son épaule. C'était un magnifique spectacle que de voir ce cheval et ce cavalier se détachant sur le fond vert de la prairie ; un tableau qui rappelait plutôt un des héros d'Homère qu'un sauvage de l'Ouest.

Wagh ! s'écria un des chasseurs à voix basse, comme ça brille ! regarde cette coiffure, c'est comme une braise.

– Oui, répliqua Garey, nous pouvons remercier ce morceau de métal. Nous serions dans la nasse où il est maintenant, si nous ne l'avions pas aperçu à temps. Mais, continua le trappeur, sa voix prenant un accent d'exclamation, Dacoma ! par l'Éternel c'est Dacoma, le second chef des Navajoès !

Je me tournai vers Séguin pour voir l'effet de cette annonce. Le Maricopa était penché vers lui et lui parlait à voix basse, dans une langue inconnue, en gesticulant avec énergie. Je saisis le nom de Dacoma prononcé, avec une expression de haine féroce, par le chef indien qui, au même instant, montrait le cavalier qui avançait toujours.

– Eh bien, alors, repartit Séguin, paraissant céder aux vœux de l'autre, nous ne le laisserons pas échapper, qu'il voie ou non nos traces. Mais ne faites pas usage de votre fusil ; les Indiens ne sont pas à plus de dix milles d'ici ; ils sont encore là-bas, derrière ce pli de terrain. Nous pourrons aisément l'entourer ; si nous le manquons de cette façon, je me charge de l'atteindre avec mon cheval et en voici encore un autre qui le gagnera de vitesse.

Séguin, en disant ces derniers mots, indiquait Moro.

– Silence, continua-t-il, baissant la voix. Ssschht !

Il se fit un silence de mort. Chacun pressait son cheval entre ses genoux comme pour lui commander l'immobilité. Le Navajo avait atteint la limite du camp abandonné et inclinant vers la gauche, il galopait obliquement, écartant les loups sur son passage. Il était penché d'un côté, son regard cherchant à terre. Arrivé en face de notre embuscade, il découvrit l'objet de ses recherches, et dégageant son pied de l'étrier, dirigea son cheval de manière à passer auprès. Puis, sans retenir les rênes, sans ralentir son allure, il se baissa jusqu'à ce que les plumes de son casque balayassent la terre et, ramassant l'arc, se remit immédiatement en selle.

– Superbe ! s'écria le toréador.

– Par le diable ! c'est dommage de le tuer, murmura un chasseur ; et un sourd murmure d'admiration se fit entendre au milieu de tous ces hommes.

Après quelque temps de galop, l'Indien fit brusquement volte-face et il était sur le point de repartir, quand son regard fut attiré par le crâne sanglant du Yamparico. Sous la secousse des rênes, son cheval ploya les jarrets jusqu'à terre, et l'Indien resta immobile, considérant le corps avec surprise.

– Superbe ! superbe ! s'écria encore Sanchez. Caramba, il est superbe !

C'était en effet un des plus beaux tableaux que l'on pût voir. Le cheval avec sa queue étalée à terre, la crinière hérissée et les naseaux fumants, frémissant de tout son corps sous le geste de son intrépide cavalier ; le cavalier lui-même avec son casque brillant, aux plumes ondoyantes, sa peau bronzée, son port ferme et gracieux et l'œil fixé sur l'objet qui causait son étonnement.

C'était, comme Sanchez l'avait dit, un magnifique tableau, une statue vivante, et nous étions tous frappés d'admiration en le regardant. Pas un de nous, à une exception près cependant, n'aurait voulu tirer le coup destiné à jeter cette statue en bas de son piédestal. Le cheval et l'homme restèrent quelques moments dans cette attitude. Puis la figure du cavalier changea tout à coup d'expression. Il jeta autour de lui un regard inquisiteur et presque effrayé. Ses yeux s'arrêtèrent sur l'eau encore troublée par suite du piétinement de nos chevaux. Un coup d'œil lui suffit ; et, sous une nouvelle secousse de la bride, le cheval se releva et partit au galop à travers la prairie. Au même instant, le signal de charger nous était donné et, nous élançant en avant, nous sortions du fourré tous ensemble. Nous avions à traverser un petit ruisseau. Séguin était à quelques pas devant ; je vis son cheval butter, broncher sur la rive et tomber, sur le flanc, dans l'eau ! Tous les autres franchirent l'obstacle. Je ne m'arrêtai pas pour regarder en arrière ; la prise de l'Indien était une question de vie ou de mort pour nous tous. J'enfonçai l'éperon vigoureusement, continuant la poursuite. Pendant quelque temps, nous galopâmes de front en groupe serré. Quant nous fûmes au milieu de la plaine, nous vîmes l'Indien, à peu près à douze longueurs de cheval de nous, et nous nous aperçûmes avec inquiétude qu'il conservait sa distance, si même il ne gagnait pas un peu. Nous avions oublié l'état de nos animaux : affaiblis par la diète, engourdis par un repos si prolongé dans le ravin, et, pour comble, sortant de boire avec excès.

La vitesse supérieure de Moro me fit bientôt prendre la tête de mes compagnons. Seul, El-Sol était encore devant moi, je le vis préparer son lasso, le lancer et donner la secousse ; mais le nœud revint frapper les flancs de son cheval : il avait manqué son coup. Pendant qu'il rassemblait sa courroie, je le dépassai et je pus lire sur sa figure l'expression du chagrin et du désappointement. Mon arabe s'échauffait à la poursuite, et j'eus bientôt pris une grande avance sur mes camarades. Je me rapprochais de plus en plus du Navajo ; bientôt nous ne fûmes plus qu'à une douzaine de pas l'un de l'autre. Je ne savais comment faire. Je tenais mon rifle à la main et j'aurais pu facilement tirer sur l'Indien par derrière, mais je me rappelais la recommandation de Séguin et nous étions encore plus près de l'ennemi ; je ne savais même pas trop si nous n'étions pas déjà en vue de la bande. Je n'osai donc faire feu. Me servirais-je de mon couteau ? essaierais-je de désarçonner mon ennemi avec la crosse de mon fusil ? Pendant que je débattais en moi-même cette question, Dacoma, regardant par-dessus son épaule, vit que j'étais seul près de lui. Immédiatement il fit volte-face et mettant sa lance en arrêt, vint sur moi au galop. Son cheval paraissait obéir à la voix et à la pression des genoux sans le secours des rênes. À peine eus-je le temps de parer, avec mon fusil, le coup qui m'arrivait en pleine poitrine. Le fer, détourné, m'atteignit au bras et entama les chairs. Mon rifle, violemment choqué par le bois de la lance, échappa de mes mains. La blessure, la secousse et la perte de mon arme m'avaient dérangé dans le maniement de mon cheval et il se passa quelques instants avant que je pusse saisir la bride pour le faire retourner. Mon antagoniste, lui, avait fait demi-tour aussitôt, et je m'en aperçus au sifflement d'une flèche qui me passa dans les cheveux au-dessus de l'oreille droite. Au moment où je faisais face de nouveau, une autre flèche était posée sur la corde, partait et me traversait le bras droit. L'exaspération me fit perdre toute prudence et, tirant un pistolet de mes fontes, je l'armai et galopai en avant. C'était le seul moyen de préserver ma vie. Au même moment, l'Indien laissant là son arc, se disposa à me charger encore avec sa lance, et se précipita à ma rencontre. J'étais décidé à ne tirer qu'à coup sûr et à bout portant.

Nous arrivions l'un sur l'autre au plein galop. Nos chevaux allaient se toucher ; je visai, je pressai la détente… Le chien s'abattit avec un coup sec ! Le fer de la lance brilla sous mes yeux : la pointe était sur ma poitrine. Quelque chose me frappa violemment en plein visage. C'était la courroie d'un lasso. Je vis le nœud s'abattre sur les épaules de l'Indien et descendre jusqu'à ses coudes : la courroie se tendit. Il y eut un cri terrible, une secousse dans tout le corps de mon adversaire ; la lance tomba de ses mains ; et, au même instant, il était précipité de sa selle, et restait étendu, sans mouvement, sur le sol. Son cheval heurta le mien avec une violence qui fit rouler les deux animaux sur le gazon. Renversé avec Moro, je fus presque aussitôt sur pied. Tout cela s'était passé en beaucoup moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. En me relevant, je vis El-Sol qui se tenait, le couteau à la main, près du Navajo garrotté par le nœud du lasso.

– Le cheval ! le cheval ! Assurez-vous du cheval ! cria Séguin.

Et les chasseurs se précipitèrent en foule à la poursuite du mustang, qui, la bride traînante, s'enfuyait à travers la prairie. Au bout de quelques minutes, l'animal était pris au lasso, et ramené à la place qui avait failli être consacrée par ma tombe.

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