L ÉMERVEILLEMENT DES NATURELS.

Jusque-là nous étions demeurés dans une complète ignorance du sort qui nous était réservé. Mais d'après tout ce que nous avions entendu dire des sauvages, et d'après notre propre expérience, nous nous attendions à de cruelles tortures. Sanchez, qui connaissait un peu la langue, ne nous laissa, au surplus, aucun doute à cet égard. Au milieu des conversations des femmes, il avait saisi quelques mots qui l'avaient instruit de ce qu'on nous destinait. Quand elles furent parties, il nous fit part du programme, d'après ce qu'il avait pu comprendre.

– Demain, dit-il, ils vont danser la mamanchic, la grande danse de Moctezuma. C'est la fête des femmes et des enfants. Après-demain, il y aura un grand tournoi dans lequel les guerriers montreront leur adresse à l'arc, à la lutte et à l'équitation. S'ils veulent me laisser faire, je leur montrerai quelque chose en fait de voltige.

Sanchez n'était pas seulement un toréro de première force, il avait passé ses jeunes années dans un cirque, et, nous le savions tous, c'était un admirable écuyer.

– Le troisième jour, continua-t-il, nous ferons la course des massues ; vous savez ce que c'est ?

Nous en avions tous entendu parler.

– Et le quatrième ?

– Oui, le quatrième !

On nous fera rôtir.

Cette brusque déclaration nous aurait émus davantage si l'idée eût été nouvelle pour nous. Mais, depuis notre capture, nous avions considéré ce dénoûment comme un des plus probables. Nous savions bien que si l'on nous avait laissé la vie sauve à la mine, ce n'était pas pour nous réserver une mort plus douce ; nous savions aussi que les sauvages ne faisaient jamais des hommes prisonniers pour les garder vivants. Rubé constituait une rare exception, son histoire était des plus extraordinaire, et il n'avait échappé qu'à force de ruse.

– Leur dieu, continua Sanchez, est celui des Mexicains Aztèques ; ces tribus sont de la même race, croit-on ; je suis assez ignorant sur ces matières, mais j'ai entendu des gens dire cela. Ce dieu porte un nom diablement dur à prononcer. Carrai ! je ne m'en souviens plus.

– Quetzalcoatl ?

Caval ! c'est bien ça. Pues, señores, c'est un dieu du feu, très grand amateur de chair humaine, qu'il préfère rôtie, à ce que disent ses adorateurs. C'est pour ça qu'on nous fera rôtir. Ça sera pour lui être agréable, et en même temps pour se faire plaisir à eux-mêmes. Dos pajaros a un golpe (deux oiseaux avec une seule pierre).

Il n'était pas seulement probable, mais tout à fait certain que nous serions traités ainsi ; et là-dessus, nous nous endormîmes n'ayant rien de mieux à faire. Le lendemain matin, nous vîmes tous les Indiens occupés à se peindre le corps et à faire leur toilette. Puis la fameuse danse, la mamanchic commença.

Cette cérémonie eut lieu sur la prairie, à quelque distance en avant de la façade du temple. Préalablement on nous avait détachés de nos piquets et on nous avait conduits sur le théâtre de la fête, afin que nous pussions voir la nation dans toute sa gloire. Nous étions toujours garrottés, mais nos liens nous laissaient la liberté de nous tenir assis. C'était un grand adoucissement, et ce changement de position nous causa plus de plaisir que la vue du spectacle.

C'est à peine si je pourrais décrire cette danse quand bien même je l'aurais regardée, et je ne la regardai point. Comme Sanchez nous l'avait dit, elle était exécutée par les femmes de la tribu seulement. Des processions de jeunes filles, dans des costumes gais et fantastiques, portant des guirlandes de fleurs, marchaient en rond et dessinaient toutes sortes de figures. Un guerrier et une jeune fille placés sur une plate-forme élevée représentaient Moctezuma et la reine ; autour d'eux s'exécutaient les danses et les chants. La cérémonie se terminait par une prosternation en demi-cercle devant le trône qui était occupé, à ce que je vis, par Dacoma et Adèle. Celle-ci me parut triste.

– Pauvre Séguin ! pensai-je ; elle n'a plus personne pour la protéger à présent. Son prétendu père, le chef-médecin, lui était peut-être attaché ; il n'est plus là non plus, et….

Je cessai bientôt de penser à Adèle ; d'autres sujets d'alarmes plus vives vinrent m'assaillir. Mon âme, aussi bien que mes yeux, se portait du côté du temple que nous pouvions apercevoir de l'endroit où on nous avait placés. Nous en étions trop loin pour reconnaître les traits de femmes blanches qui garnissaient les terrasses. Elle était là sans doute, mais je ne pouvais la distinguer des autres. Peut-être valait-il mieux qu'il en fût ainsi. C'est ce que je pensai alors.

Un Indien était au milieu d'elles. J'avais déjà vu Dacoma, avant le commencement de la danse, paradant fièrement devant elles dans tout l'éclat de sa robe royale. Ce chef, au dire de Rubé, était brave, mais brutal et licencieux ; mon cœur était douloureusement oppressé, quand on nous reconduisit à la place que nous occupions auparavant. Les sauvages passèrent en festins, la plus grande partie de la nuit suivante ; il n'en fut pas de même pour nous. On nous fournissait à peine la nourriture suffisante, nous souffrions beaucoup de la soif ; nos gardiens se décidaient difficilement à se déranger pour nous donner de l'eau, bien que la rivière coulât à nos pieds.

Le jour revint et le festin recommença. De nouveaux bestiaux furent sacrifiés et d'énormes quartiers de viandes accrochés au-dessus des flammes. Dès le matin, les guerriers s'équipèrent, sans revêtir cependant le costume de guerre, et le tournoi commença. On nous conduisit encore sur le théâtre des jeux, mais on nous plaça plus loin dans la prairie. Je voyais distinctement sur la terrasse du temple les blancs vêtements des captives. Le temple était leur demeure. Sanchez l'avait entendu dire par les Indiens qui causaient entre eux : et il me l'avait répété. Elles devaient y rester jusqu'au cinquième jour, lendemain de notre sacrifice. Puis le chef en choisirait une pour lui, et les autres devraient être tirées au sort par les guerriers ! Oh ! ces heures furent cruelles à passer.

Quelquefois, je désirais la revoir une fois encore avant de mourir ; puis la réflexion me soufflait qu'il vaudrait mieux ne plus nous rencontrer. La connaissance de mon malheureux destin ne pourrait qu'augmenter l'amertume de ses douleurs. Oh ! ces heures furent cruelles ! Je me mis à regarder le carrousel des sauvages. Il y avait des passes d'armes et des exercices d'équitation. Des hommes couraient au galop avec un seul pied sur le cheval, et dans cette position lançaient la javeline ou la flèche droit au but. D'autres exécutaient la voltige sur des chevaux lancés à fond de train, et sautaient de l'un sur l'autre. Ceux-ci sautaient à bas de la selle au milieu d'une course rapide ; ceux-là montraient leur adresse à manier le lasso. Puis il y eut des joutes dans lesquelles les guerriers cherchaient à se désarçonner l'un l'autre comme des chevaliers du moyen age. C'était, en fait, un très beau spectacle : un grand hippodrome dans le désert. Mais je n'étais point en disposition de m'en amuser. Sanchez y trouvait plus de plaisir que moi. Je le voyais suivre chaque exercice avec un intérêt croissant. Tout à coup il parut agité ; sa figure prit une expression étrange : quelque pensée soudaine, quelque résolution subite venait de s'emparer de lui.

– Dites à vos guerriers, s'écria-t-il, s'adressant à un de nos gardiens, dans la langue des Navajoès, dites à vos guerriers que je ferais mieux que le plus fort d'entre eux, et que je pourrais leur montrer comment on manœuvre un cheval. Le sauvage répéta ce que le prisonnier avait dit : peu après plusieurs guerriers à cheval l'entourèrent et l'apostrophèrent.

– Toi ! un misérable esclave blanc, lutter avec des guerriers navajoès ! Ha ! ha ! ha !

– Savez-vous aller à cheval sur la tète, vous autres ?

– Sur la tête ! comment ?

– Vous tenir sur la tête pendant que le cheval est au galop !

– Non ; ni toi ni personne. Nous sommes les meilleurs cavaliers de toute la contrée, et nous ne le pourrions pas.

– Je le puis, moi, affirma solennellement le toréador.

– Il se vante ! c'est un fou ! crièrent-ils tous.

– Laissons-le essayer, cria l'un ; donnez-lui un cheval ; il n'y a pas de danger.

– Donnez-moi mon cheval et je vous le ferai voir.

– Quel est ton cheval ?

– Ce n'est aucun de ceux dont vous vous êtes servis, bien sûr ; mais amenez-moi ce mustang pommelé, donnez-moi un champ de cent fois sa longueur sur la prairie, et je vous apprendrai un nouveau tour.

Le cheval qu'indiquait Sanchez était celui sur lequel il était venu depuis Del-Norte. En cherchant à le reconnaître, j'aperçus mon arabe favori, pâturant au milieu des autres.

Les Indiens se consultèrent et consentirent à la demande du toréro. Le cheval qu'il avait désigné fut pris au lasso et amené près de notre camarade, qu'on débarrassa de ses liens. Les Indiens n'avaient pas peur qu'il s'échappât. Ils savaient bien que leurs chevaux ne seraient pas embarrassés d'atteindre le mustang pommelé ; de plus, il y avait un poste établi à chacune des entrées de la vallée, de sorte que, Sanchez leur eût-il échappé dans la plaine, il n'aurait pu sortir de la vallée. Celle-ci constituait en elle-même une prison.

Sanchez eut bientôt terminé ses préparatifs. Il noua solidement une peau de buffle sur le dos de son cheval, puis le conduisit par la bride en lui faisant décrire plusieurs fois de suite le même rond. Quand l'animal eut reconnu le terrain, le torero lâcha la bride, et fit entendre un cri particulier. Aussitôt le cheval se mit à parcourir le cercle au petit galop. Après deux ou trois tours, Sanchez sauta sur son dos, et exécuta ce tour bien connu qui consiste à chevaucher la tête en bas, les pieds en l'air. Mais ce tour de force, s'il n'avait rien d'extraordinaire pour les écuyers de profession, était nouveau pour les Navajoès qui semblaient émerveillés et poussaient des cris d'admiration. Ils le firent recommencer maintes et maintes fois jusqu'à ce que le mustang pommelé fût en nage. Sanchez ne voulut pas quitter la partie sans donner aux spectateurs un échantillon complet de son savoir-faire, et il réussit à les étonner au suprême degré. Quand le carrousel fut terminé et qu'on nous reconduisit au bord de la rivière, Sanchez n'était plus avec nous. Il avait gagné la vie sauve. Les Navajoès l'avaient pris pour professeur d'équitation.

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