II La fièvre de la prairie

Nous employâmes une semaine à nous pourvoir de mules et de wagons à Indépendance, puis nous nous mîmes en route à travers les plaines. La caravane se composait de cent wagons conduits par environ deux cents hommes. Deux de ces énormes véhicules contenaient toute ma pacotille. Pour en avoir soin, j'avais engagé deux grands et maigres Missouriens à longues chevelures. J'avais aussi pris avec moi un Canadien nomade, appelé Godé, qui tenait à la fois du serviteur et du compagnon. Que sont devenus les brillants gentlemen de l'hôtel des Planteurs ? ont-ils été laissés en arrière ? On ne voit là que des hommes en blouse de chasse, coiffés de chapeaux rabattus. Oui, mais ces chapeaux recouvrent les mêmes figures, et sous ces blouses grossières on retrouve les joyeux compagnons que nous avons connus. La soie noire et les diamants ont disparu ; les marchands sont parés de leur costume des prairies. La description de ma propre toilette donnera une idée de la leur, car j'avais pris soin de me vêtir comme eux. Figurez-vous une blouse de chasse de daim façonnée. Je ne puis mieux caractériser la forme de ce vêtement qu'en le comparant à la tunique des anciens. Il est d'une couleur jaune clair, coquettement orné de piqûres et de broderies ; le collet, car il y a un petit collet, est frangé d'aiguillettes taillées dans le cuir même. La jupe, ample et longue, est brochée d'une frange semblable. Une paire de jambards en drap rouge montant jusqu'à la cuisse, emprisonne un fort pantalon et de lourdes bottes armées de grands éperons de cuivre. Une chemise de cotonnade de couleur, une cravate bleue et un chapeau de Guayaquil à larges bords complètent la liste des pièces de mon vêtement. Derrière, moi sur l'arrière de ma selle, on peut voir un objet d'un rouge vif roulé en cylindre. C'est mon mackinaw, pièce essentielle entre toutes, car elle me sert de lit la nuit et de manteau dans toutes les autres occasions. Au milieu se trouve une petite fente par laquelle je passe ma tête quand il fait froid ou quand il pleut, et je me trouve ainsi couvert jusqu'à la cheville.

Ainsi que je l'ai dit, mes compagnons de voyage sont habillés comme moi. À quelque différence près dans la couleur de la couverture et des guêtres, dans le tissu de la chemise, la description que j'ai donnée peut être considérée comme un type du costume de la prairie. Nous sommes tous également armés et équipés à peu de chose près de la même manière. Pour ma part, je puis dire que je suis armé jusqu'aux dents. Mes fontes sont garnies d'une paire de revolvers de Colt, à gros calibre, de six coups chacun. Dans ma ceinture, j'en ai une autre paire de plus petits, de cinq coups chacun. De plus, j'ai mon rifle léger, ce qui me fait en tout vingt-trois coups à tirer en autant de secondes. En outre, je porte dans ma ceinture une longue lame brillante connue sous le nom de bowie-knife (couteau recourbé). Cet instrument est tout à la fois mon couteau de chasse et mon couteau de table, en un mot, mon couteau pour tout faire. Mon équipement se compose d'une gibecière, d'une poire à poudre en bandoulière, d'une forte gourde et d'un havre-sac pour mes rations. Mais si nous sommes équipés de même, nous sommes diversement montés. Les uns chevauchent sur des mules, les autres sur des mustangs ; peu d'entre nous ont emmené leur cheval américain favori. Je suis du nombre de ces derniers.

Je monte un étalon à robe brun foncé, à jambes noires, et dont le museau a la couleur de la fougère flétrie. C'est un demi-sang arabe, admirablement proportionné. Il répond au nom de Moro, nom espagnol qu'il a reçu, j'ignore pourquoi, du planteur louisianais de qui je l'ai acheté. J'ai retenu ce nom auquel il répond parfaitement. Il est beau, vigoureux et rapide. Plusieurs de mes compagnons se prennent de passion pour lui pendant la route, et m'en offrent des prix considérables. Mais je ne suis pas tenté de m'en défaire, mon noble Moro me sert trop bien. De jour en jour je m'attache davantage à lui. Mon chien Alp, un Saint-Bernard que j'ai acheté d'un émigrant suisse à Saint-Louis, possède aussi une grande part de mes affections. En me reportant à mon livre de notes, je trouve que nous voyageâmes pendant plusieurs semaines à travers les prairies, sans aucun incident digne d'intérêt. Pour moi, l'aspect des choses constituait un intérêt assez grand ; je ne me rappelle pas avoir vu un tableau plus émouvant que celui de notre longue caravane de wagons ; ces navires de la prairie, se déroulaient sur la plaine, ou grimpant lentement quelque pente douce, leurs bâches blanches se détachant en contraste sur le vert sombre de l'herbe. La nuit, le camp retranché par la ceinture des wagons et les chevaux attachés à des piquets autour formaient un tableau non moins pittoresque. Le paysage, tout nouveau pour moi, m'impressionnait d'une façon toute particulière. Les cours d'eau étaient marqués par de hautes bordures de cotonniers dont les troncs, semblables à des colonnes, supportaient un épais feuillage argenté. Ces bordures, par leur rencontre en différents points, semblaient former comme des clôtures et divisaient la prairie de telle sorte, que nous paraissions voyager à travers des champs bordés de haies gigantesques. Nous traversâmes plusieurs rivières, les unes à gué, les autres, plus larges et plus profondes, en faisant flotter nos wagons. De temps en temps nous apercevions des daims et des antilopes, et nos chasseurs en tuaient quelques-uns ; mais nous n'avions pas encore atteint le territoire des buffalos.

Parfois nous faisions une halte d'un jour, pour réparer nos forces, dans quelque vallon boisé, garni d'une herbe épaisse et arrosé d'une eau pure. De temps à autre, nous étions arrêtés pour raccommoder un timon ou un essieu brisé, ou pour dégager un wagon embourbé. J'avais peu à m'inquiéter, pour ma part, de mes équipages. Mes Missouriens se trouvaient être d'adroits et vigoureux compagnons qui savaient se tirer d'affaire en s'aidant l'un l'autre, et sans se lamenter à propos de chaque accident, comme si tout eût été perdu. L'herbe était haute ; nos mules et nos bœufs, au lieu de maigrir, devenaient plus gras de jour en jour. Je pouvais disposer de la meilleure part du maïs dont mes wagons étaient pourvus en faveur de Moro, qui se trouvait très bien de cette nourriture.

Comme nous approchions de l'Arkansas, nous aperçûmes des hommes à cheval qui disparaissaient derrières des collines. C'étaient des Pawnees, et, pendant plusieurs jours, des troupes de ces farouches guerriers rôdèrent sur les flancs de la caravane. Mais ils reconnaissaient notre force, et se tenaient hors de portée de nos longues carabines. Chaque jour m'apportait une nouvelle impression, soit incident de voyage, soit aspect du paysage, Godé, qui avait été successivement voyageur, chasseur, trappeur et coureur de bois, m'avait, dans nos conversations intimes, instruit de plusieurs détails relatifs à la vie de la prairie ; grâce à cela j'étais à même de faire bonne figure au milieu de mes nouveaux camarades. De son côté, Saint-Vrain, dont le caractère franc et généreux m'avait inspiré une vive sympathie, n'épargnait aucun soin pour me rendre le voyage agréable. De telle sorte que les courses du jour et les histoires terribles des veillées de nuit m'eurent bientôt inoculé la passion de cette nouvelle vie. J'avais gagné la fièvre de la prairie. C'est ce que mes compagnons me dirent en riant. Je compris plus tard la signification de ces mots : La fièvre de la prairie ! Oui, j'étais justement en train de m'inoculer cette étrange affection. Elle s'emparait de moi rapidement. Les souvenirs de la famille commençaient à s'effacer de mon esprit ; et avec eux s'évanouissaient les folles illusions de l'ambition juvénile. Les plaisirs de la ville n'avaient plus aucun écho dans mon cœur, et je perdais toute mémoire des doux yeux, des tresses soyeuses, des vives émotions de l'amour, si fécondes en tourments ; toutes ces impressions anciennes s'effaçaient ; il semblait qu'elles n'eussent jamais existé, que je ne les eusse jamais ressenties ! mes forces intellectuelles et physiques s'accroissaient ; je sentais une vivacité d'esprit, une vigueur de corps, que je ne m'étais jamais connues. Je trouvais du plaisir dans le mouvement. Mon sang coulait plus chaud et plus rapide dans mes veines, ma vue était devenue plus perçante ; je pouvais regarder fixement le soleil sans baisser les paupières. Étais-je pénétré d'une portion de l'essence divine qui remplit, anime ces vastes solitudes qu'elle semble plus particulièrement habiter ? Qui pourrait répondre à cela ? – La fièvre de la prairie ! – Je la sens à présent ! Tandis que j'écris ces mémoires, mes doigts se crispent comme pour saisir les rênes, mes genoux se rapprochent, mes muscles se roidissent comme pour étreindre les flancs de mon noble cheval, et je m'élance à travers les vagues verdoyantes de la mer-prairie.

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