XXXIV LA MONTAGNE D'OR.

Après une marche si pénible, il était nécessaire de faire une halte plus longue que d'habitude. Nous restâmes près de l'arroyo tout le jour et toute la nuit suivante. Mais les chasseurs avaient hâte de boire les eaux du Prieto lui-même ; le lendemain matin, nous levâmes le camp et prîmes notre direction vers cette rivière. À midi, nous étions sur ses bords. C'était une singulière rivière, traversant une région de montagnes mornes, arides et désolées. Le courant s'était frayé son chemin à travers ces montagnes, y creusant plusieurs cañons, et roulait ses flots dans un lit presque partout inaccessible. Elle paraissait noire et sombre. Où donc étaient les sables d'or ? Après avoir suivi ses bords pendant quelque temps, nous nous arrêtâmes à un endroit où l'on pouvait gagner la rive. Les chasseurs, sans s'occuper d'autre chose, franchirent promptement les rochers et descendirent vers l'eau. C'est à peine s'ils prirent le temps de boire. Ils fouillèrent dans les interstices des rochers tombés des hauteurs ; ils ramassèrent le sable avec leurs mains et se mirent à le laver dans leurs tasses ; ils attaquèrent les roches quartzeuses à coups de tomahawk et en écrasèrent les fragments entre deux grosses pierres. Ils ne trouvèrent pas une parcelle d'or. Ils avaient pris la rivière trop haut, ou bien l'Eldorado se trouvait encore plus au nord.

Harassés, baignés de sueur, furieux, jurant et grognant, ils obéirent à l'ordre de marcher en avant. Nous suivîmes le cours du fleuve et nous nous arrêtâmes, pour la nuit, à une autre place où l'eau était accessible pour nos animaux. Là, les chasseurs cherchèrent encore de l'or, et n'en trouvèrent pas plus qu'auparavant. La contrée aurifère était au-dessous, ils n'en doutaient plus. Le chef les avait conduits par le San-Carlos pour les en détourner, craignant que la recherche de l'or ne retardât la marche. Il n'avait nul souci de leurs intérêts. Il ne pensait qu'au but particulier qu'il voulait atteindre. Ils s'en retourneraient aussi pauvres qu'ils étaient venus, ça lui était bien égal. Jamais ils ne retrouveraient une occasion pareille. Tels étaient les murmures entremêlés de jurements. Séguin n'entendait rien, ou feignait de ne pas entendre. Il avait un de ces caractères qui savent tout supporter, jusqu'à ce que le moment favorable pour agir se présente. Il était naturellement emporté, comme tous les créoles ; mais le temps et l'adversité avaient amené son caractère à un calme et à un sang-froid qui convenaient admirablement au chef d'une semblable troupe. Quand il se décidait à agir, il devenait, comme on dit dans l'Ouest, un homme dangereux, et les chasseurs de scalps savaient cela. Pour l'instant, il ne prenait pas garde à leurs murmures.

Longtemps avant le point du jour, nous nous étions remis en selle, et nous nous dirigions vers le haut Prieto. Nous avions remarqué des feux à une certaine distance pendant la nuit et nous savions que c'étaient ceux des villages des Apaches. Notre intention était de traverser leur pays sans être aperçus, et nous devions, quand le jour aurait paru, nous cacher parmi les rochers jusqu'à la nuit suivante. Quand l'aube devint claire, nous fîmes halte dans une profonde ravine, et quelques-uns de nous grimpèrent sur la hauteur pour reconnaître. Nous vîmes la fumée s'élever au-dessus des villages, au loin ; mais nous les avions dépassés pendant l'obscurité, et, au lieu de rester dans notre cachette, nous continuâmes notre route à travers une large plaine couverte de sauges et de cactus. De chaque côté les montagnes se dressaient, s'élevant rapidement à partir de la plaine, et affectant ces formes fantastiques qui caractérisent les pics de ces régions. En haut des roches à pic, formant d'effrayants abîmes, on découvrait des plateaux mornes, arides, silencieux. La plaine arrivait jusqu'à la base même des rochers qui avaient dû nécessairement être baignés par les eaux autrefois. C'était évidemment le lit d'un ancien océan. Je me rappelai la théorie de Séguin sur les mers intérieures. Peu après le lever du soleil, la direction que nous suivions nous conduisit à une route indienne. Là nous traversâmes la rivière avec l'intention de nous en séparer et de marcher à l'est. Nous arrêtâmes nos chevaux au milieu de l'eau et les laissâmes boire à discrétion. Quelques-uns des chasseurs qui étaient portés en avant avaient gravi le bord escarpé. Nous fûmes attirés par des exclamations d'une nature inaccoutumée. En levant les yeux, nous vîmes que plusieurs d'entre eux, sur le haut de la côte, montraient le nord avec des gestes très animés. Voyaient-ils les Indiens ?

– Qu'y a-t-il ? cria Séguin, pendant que nous avancions.

– Une montagne d'or ; une montagne d'or ! Telle fut la réponse.

Nous pressâmes nos chevaux vers le sommet. Au loin vers le nord, aussi loin que l'œil pouvait s'étendre, une masse brillante réfléchissait les rayons du soleil. C'était une montagne, et le long de ses flancs, de la base au sommet, la roche avait l'éclat et la couleur de l'or ! La réverbération des rayons du soleil sur cette surface nous éblouissait. Était-ce donc une montagne d'or ?

Les chasseurs étaient fous de bonheur ! C'était la montagne dont il avait été si souvent question autour des feux des bivouacs. Lequel d'entre eux n'en avait pas entendu parler, qu'il y eût cru ou non ? Ce n'était donc pas une fable. La montagne était là devant eux, dans toute son éclatante splendeur ! Je me retournai et regardai Séguin. Il se tenait les yeux baissés ; sa physionomie exprimait une vive inquiétude. Il comprenait la cause de l'illusion ; le Maricopa, Reichter et moi la comprenions aussi. Au Premier coup d'œil, nous avions reconnu les écailles brillantes de la sélénite. Séguin vit qu'il y avait là une grande difficulté à surmonter. Cette éblouissante hallucination était très loin de notre direction ; mais il était évident que ni menaces ni prières ne seraient écoutées. Les hommes étaient tous résolus à aller vers cette montagne. Quelques-uns avaient déjà tourné la tête de leurs chevaux de ce côté, et s'avançaient dans cette direction. Séguin leur ordonna de revenir. Une dispute terrible s'ensuivit, et peu après ce fut une véritable révolte. En vain Séguin fit valoir la nécessité d'arriver le plus promptement possible à la ville ; en vain il représenta le danger que nous courions d'être surpris par la bande de Dacoma, qui pendant ce temps serait sur nos traces ; en vain le chef Coco, le docteur et moi-même, affirmâmes à nos compagnons ignorants que ce qu'ils voyaient n'était que la surface d'un rocher sans valeur. Les hommes s'obstinaient. Cette vue, qui répondait à leurs espérances longtemps caressées, les avait enivrés. Ils avaient perdu la raison ; ils étaient fous.

– En avant donc ! cria Séguin, faisant un effort désespéré pour contenir sa fureur. En avant, insensés, suivez votre aveugle passion. Vous payerez cette folie de votre vie !

En disant ces mots, il retourna son cheval et prit sa course vers le phare brillant. Les hommes le suivirent en poussant de joyeuses et sonores acclamations. Après un long jour de course nous atteignîmes la base de la montagne. Les chasseurs se jetèrent en bas de cheval et grimpèrent vers les roches brillantes. Ils les atteignirent ; les attaquèrent avec leurs tomahawks, leurs crosses de pistolets ; les grattèrent avec leurs couteaux ; enlevèrent des feuilles de mica et de sélénite transparente… puis les jetèrent à leurs pieds, honteux et mortifiés ; l'un après l'autre ils revinrent dans la plaine, l'air triste et profondément abattus ; pas un ne dit mot ; ils remontèrent à cheval et suivirent leur chef.

Nous avions perdu un jour à ce voyage sans profit ; mais nous nous consolions en pensant que les Indiens, suivant nos traces, feraient le même détour. Nous courions maintenant au sud-ouest ; mais ayant trouvé une source non loin du pied de la montagne, nous y restâmes toute la nuit. Après une autre journée de marche au sud-est, Rubé reconnut le profil des montagnes. Nous approchions de la grande ville des Navajoès. Cette nuit-là, nous campâmes près d'un cours d'eau, un bras du Prieto, qui se dirige vers l'est. Un grand abîme entre deux rochers marquait le cours de la rivière au-dessus de nous. Le guide montra cette ouverture, pendant que nous nous avancions vers le lieu de notre halte.

– Qu'est-ce, Rubé ? demanda Séguin.

– Vous voyez cette gorge en face de vous ?

– Oui ; qu'est-ce que c'est ?

– La ville est là.

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