VIII LAISSÉ EN ARRIÈRE

Le départ de la caravane pour Chihuahua avait été fixé au troisième jour après le fandango. Ce jour arrivé, je me trouve hors d'état de partir ! Mon chirurgien, abominable sangsue mexicaine, m'affirme que c'est courir à une mort certaine que de me mettre en route. En l'absence de toute preuve contraire, je suis forcé de m'en rapporter à lui. Je n'ai pas d'autre alternative que la triste nécessité d'attendre à Santa-Fé le retour des marchands.

Cloué sur mon lit par la fièvre, je dis adieu à mes compagnons. Nous nous séparons à regret ; mais surtout je suis vivement affecté en disant adieu à Saint-Vrain, dont la joyeuse et cordiale confraternité avait été ma consolation pendant ces trois jours de souffrance. Il me donna une nouvelle preuve de son amitié en se chargeant de la conduite de mes wagons et de la vente de mes marchandises sur le marché de Chihuahua.

– Ne vous inquiétez pas, mon garçon, me dit-il en me quittant. Tâchez de tuer le temps avec le champagne et le pas. Nous serons revenus en un saut d'écureuil ; et, croyez-moi, je vous rapporterai des doublons mexicains de quoi charger une mule. Dieu vous garde ! Adieu !

Je pus me mettre sur mon séant, et, à travers la fenêtre ouverte, voir défiler les bâches blanches des wagons, qui semblaient une chaîne de collines en mouvement. J'entendis le claquement des fouets et les sonores huo-hya des voituriers. Je vis les marchands à cheval galoper à la suite, et je me retournai sur ma couche plein du sentiment de ma solitude et de mon abandon. Pendant plusieurs jours, je demeurai couché, inquiet et agité, malgré l'influence consolatrice du champagne et les soins affectueux, quoique rudes, de mon valet voyageur. Enfin je pus me lever, m'habiller et m'asseoir à ma ventana. De là, j'avais une belle vue de la place et des rues adjacentes, voies sablonneuses, bordées de maisons brunes bâties en adobe .

Des heures entières s'écoulent pour moi dans la contemplation des gens qui passent. La scène n'est pas dépourvue de nouveauté et de variété. De laides figures basanées se montrent sous les plis de noirs robozos ; des yeux menaçants lancent leurs flammes sous les larges bords des sombreros. Des poblanas en courts jupons et en pantoufles passent sous ma fenêtre. Des groupes d'Indiens soumis, des pueblos, arrivent des rancherias (petites fermes) voisines, frappant leurs ânes pour les faire avancer. Ils apportent des paniers de fruits et de légumes. Ils s'installent au milieu de la place sablonneuse, derrière des tas de poires longues, ou des pyramides de tomates et de chile. Les femmes, achetant au détail, ne font que rire, chanter et babiller. La tortillera, à genoux près de son metaté, fait cuire sa pâte de maïs, l'étend en feuilles minces, la pose sur les pierres chaudes et crie : Tortillas ! tortillas ! calientes ! (Tortillas toutes chaudes). La cocinera épluche les gousses poivrées de chile colorado, agite le liquide rouge avec sa cuiller de bois, et allèche les pratiques par ces mots : Chile bueno ! excellente ! – Carbon ! carbon ! crie le charbonnier ! – Agua ! agua limpia ! chante le porteur d'eau. – Pan fino ! Pan blanco ! hurle le boulanger. Et une foule d'autres cris poussés par les vendeurs d'atole, de huevos et de leche, forment l'ensemble le plus discordant qu'on puisse imaginer.

Telles sont les voix d'une place publique au Mexique. C'est d'abord assez amusant ; mais cela devient monotone, puis désagréable ; jusqu'à ce qu'enfin j'en sois obsédé au point de ne pouvoir plus les entendre sans en avoir la fièvre.

Quelques jours après, je puis enfin marcher, et je vais me promener avec mon fidèle Godé. Nous parcourons la ville. Elle me fait l'effet d'un vaste amas de briques préparées pour recevoir le feu. Partout nous trouvons le même adobe brun, les mêmes leperos de mauvaise mine, flânant aux coins des rues ; les mêmes jeunes filles aux jambes nues et chaussées de pantoufles ; les mêmes files d'ânes rossés ; les mêmes bruits et les mêmes détestables cris. Nous passons devant une espèce de masure dans un quartier éloigné, et nous sommes salués par des voix sortant de l'intérieur. Elles crient ; Mueran los Yankees ! Abajo los Americanos ! Sans doute le pelado à qui je suis redevable de ma blessure est parmi les canailles qui garnissent les croisées. Mais je connais trop l'anarchie du pays pour m'aviser d'en appeler à la justice ! Les mêmes cris nous suivirent dans une autre rue, puis sur la place. Godé et moi nous rentrâmes à la fonda convaincus qu'il n'était pas sans danger de nous montrer en public. Nous résolûmes en conséquence de rester dans l'enceinte de l'hôtel.

À aucune époque de ma vie je n'ai autant souffert de l'ennui que dans cette ville à demi barbare, et confiné entre les murs d'une sale auberge. Et cet ennui était d'autant plus pesant, que je venais de traverser une période toute de gaieté, au milieu de joyeux garçons que je me représentais à leurs bivouacs sur les bords du Del-Norte, buvant, riant en écoutant quelque terrible histoire des montagnes. Godé partageait mes sentiments et se désespérait comme moi. L'humeur joviale du voyageur disparaissait. On n'entendait plus la chanson des bateliers canadiens, mais les « s…, » les « f…, » et les « godd… » ronflaient à chaque instant, provoqués par tout ce qui tenait du Mexique ou des Mexicains. Je pris enfin la résolution de mettre un terme à nos souffrances.

– Nous ne pourrons jamais nous habituer à cette vie-là, Godé ! dis-je un jour à mon compagnon.

– Ah ! monsieur ! jamais, jamais nous ne pourrons nous y habituer ! Ah ! c'est assommant plus assommant qu'une assemblée de quakers…

– Je suis décidé à ne pas la mener plus longtemps.

– Mais qu'est-ce que monsieur prétend faire ? Quel moyen, capitaine ?

– Je quitte cette maudite ville, et cela pas plus tard que demain.

– Mais monsieur est-il assez fort pour monter à cheval ?

– J'en veux courir le risque, Godé. Si les forces me manquent, il y a d'autres villes le long de la rivière où nous pourrions nous arrêter. Où que ce soit, nous serons mieux qu'ici.

– C'est vrai, capitaine ; il y a de beaux villages le long de la rivière : Albuquerque, Tomé. Il n'en manque pas, et, Dieu merci, nous y serons mieux qu'ici. Santa-Fé est un repaire d'affreux gredins. C'est fameux de nous en aller, monsieur, fameux.

– Fameux ou non, Godé, je m'en vais. Ainsi, préparez tout cette nuit, même, car je veux quitter la ville avant le lever du soleil.

– Dieu merci, ce sera avec un grand plaisir que je préparerai tout.

Et le Canadien sortit en courant de la chambre, se frottant les mains de joie.

J'avais pris la résolution de quitter Santa-Fé à tout prix ; je voulais, si mes forces à moitié rétablies me le permettaient, suivre, et même, s'il était possible, rattraper la caravane. Je savais qu'elle ne pouvait faire que de courtes étapes à travers les routes sablonneuses du Del-Norte. Si je ne pouvais parvenir à rejoindre mes amis, je m'arrêterais à Albuquerque ou à El-Paso, l'un ou l'autre de ces points devant m'offrir une résidence au moins aussi agréable que celle que je quittais.

Mon chirurgien fit tous ses efforts pour me dissuader de partir. Il me représenta que j'étais encore en très mauvais état, que ma blessure était loin d'être cicatrisée. Il me fit un tableau très éloquent des dangers de la fièvre, de la gangrène, de l'hémorragie. Voyant que j'étais résolu, il mit fin à ses remontrances, et me présenta sa note. Elle montait à la modeste somme de cent dollars ! C'était une véritable extorsion. Mais que pouvais-je faire ? Je criai, je tempêtai. Le Mexicain me menaça de la justice du gouverneur. Godé jura en français, en espagnol, en anglais et en indien ; tout cela fut inutile. Je vis qu'il fallait payer et je payai, quoique avec mauvaise grâce.

La sangsue disparut, et le maître d'hôtel lui succéda. Celui-ci, comme le premier, me supplia avec instances de ne pas partir. Il me donna quantité d'excellentes raisons pour me faire changer d'avis.

– Ne partez pas ! sur votre vie, señor, ne partez pas !

– Et pourquoi, mon bon José ? demandai-je.

– Oh ! señor, los lndios bravos ! los Navajoès ! caramba !

– Mais je ne vais pas du côté des Indiens. Je descends la rivière ; je traverse les villes du Nouveau-Mexique.

– Ah ! señor, les villes ! vous n'avez pas de seguridad. Non ! Non ! Nulle part on n'est à l'abri du Navajo. Nous avons des novedades (des nouvelles toutes fraîches). Polvidera ! Pobre Polvidera ! elle a été attaquée dimanche dernier. Dimanche, señor, pendant que tout le monde était à la messe. Et puis, señor, les brigands ont entouré l'église ; et… oh ! caramba ! ils ont traîné dehors tous ces pauvres gens, hommes, femmes et enfants. Puis, señor, ils ont tué les hommes, et pour les femmes… Dios de mi alma !

– Eh bien, et les femmes ?

– Oh ! señor, toutes parties, emmenées aux montagnes par les sauvages. Pobres mugeres !

– C'est une lamentable histoire, en vérité ! mais les Indiens, à ce que j'ai entendu dire, ne font de pareils coups qu'à de longs intervalles. J'ai la chance de ne pas les rencontrer maintenant. En tout cas, José, j'ai résolu d'en courir le risque.

– Mais, señor, continua José abaissant sa voix au diapason de la confidence, il y d'autres voleurs, outre les Indiens ; il y en a de blancs, muchos, muchissimos ! Ah ! je vous le dis, mi amo, des voleurs blancs ; blancos, blancos y muy feos (et bien dangereux) carrai !

Et José serra les poings comme s'il se fût débattu contre un ennemi imaginaire. Tous ses efforts pour éveiller mes craintes furent inutiles. Je répondis en montrant mes revolvers, mon rifle et la ceinture bien garnie de mon domestique Godé. Quand le bonhomme mexicain vit que j'étais déterminé à le priver du seul hôte qu'il eût dans sa maison, il se retira d'un air maussade et revint un instant après avec sa note. Comme celle du médecin, elle était hors de toute proportion raisonnable, mais encore une fois je n'y pouvais rien, et je payai. Le lendemain, au petit jour, j'étais en selle, suivi de Godé et d'une couple de mules pesamment chargées ; je quittais la ville maudite et suivais la route du Rio-Abajo.

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