XVI LE HAUT DEL-NORTE

Je ne veux pas fatiguer le lecteur par les détails d'une scène de départ. Nous étions en selle avant que les étoiles eussent pâli, et nous suivions la voie sablonneuse. À peu de distance de la maison, la route faisait un coude et s'enfonçait dans un bois épais. Là, j'arrêtai mon cheval, je laissai passer mes compagnons, et, me dressant sur mes étriers, je regardai en arrière. Mes yeux se dirigèrent du côté des vieux murs gris, et se portèrent sur l'azotea.

Sur le bord du parapet, se dessinant à la pâle lueur de l'aurore, était celle que cherchait mon regard. Je ne pouvais distinguer ses traits ; mais je reconnaissais le charmant ovale de sa figure, qui se découpait sur le ciel comme un noir médaillon. Elle se tenait auprès d'un des palmiers-yucca qui croissaient sur la terrasse. La main appuyée au tronc, elle se penchait en avant, interrogeant l'ombre de ses yeux. Peut-être aperçut-elle les ondulations d'un mouchoir agité ; peut-être entendit-elle son nom, et répondit-elle au tendre adieu qui lui fut porté par la brise du matin. S'il en est ainsi, sa voix fut couverte par le bruit des piaffements de mon cheval qui, tournant brusquement sur lui-même, m'emporta sous l'ombre épaisse de la forêt. Plusieurs fois je me retournai pour tâcher d'apercevoir encore cette silhouette chérie, mais d'aucun point la maison n'était visible. Elle était cachée par les bois sombres et majestueux. Je ne voyais plus que les longues aiguilles des palmillas pittoresques ; et, la route descendant entre deux collines, ces palmillas eux-mêmes disparurent bientôt à mes yeux.

Je lâchai la bride, et, laissant mon cheval aller à volonté, je tombai dans une suite de pensées à la fois douces et pénibles. Je sentais que l'amour dont mon cœur était rempli occuperait toute ma vie ; que, dorénavant, cet amour serait le pivot de toutes mes espérances, le puissant mobile de toutes mes actions. Je venais d'atteindre l'âge d'homme, et je n'ignorais pas cette vérité, qu'un amour pur comme celui-là était le meilleur préservatif contre les écarts de la jeunesse, la meilleure sauvegarde contre tous les entraînements dangereux. J'avais appris cela de celui qui avait présidé à ma première éducation, et dont l'expérience m'avait été souvent d'un trop puissant secours pour que je ne lui accordasse pas toute confiance. Plus d'une fois j'avais eu l'occasion de reconnaître la justesse de ses avis. La passion que j'avais inspirée à cette jeune fille était, j'en avais conscience, aussi profonde, aussi ardente que celle que j'éprouvais moi-même ; peut-être plus vive encore ; car mon cœur avait connu d'autres affections, tandis que le sien n'avait jamais battu que sous l'influence des tendres soins qui avaient entouré son enfance. C'était son premier sentiment puissant, sa première passion. Comment n'aurait-il pas envahi tout son cœur, dominé toutes ses pensées ? Elle, si bien faite pour l'amour, si semblable à la Vénus mythologique ?

Ces réflexions n'avaient rien que d'agréable ; mais le tableau s'assombrissait quand je cessais de considérer le passé. Quelque chose, un démon sans doute, me disait tout bas : Tu ne la reverras plus jamais ! Cette idée toute hypothétique qu'elle fût, suffisait pour me remplir l'esprit de sombres présages, et je me mis à interroger l'avenir. Je n'étais point en route pour une de ces parties de plaisir de laquelle on revient à jour et à heure fixes. J'allais affronter des dangers, les dangers du désert, dont je connaissais toute la gravité. Dans nos plans de la nuit précédente, Séguin n'avait pas dissimulé les périls de notre expédition. Il me les avait détaillés avant de m'imposer l'engagement de le suivre. Quelques semaines auparavant, je m'en serais préoccupé ; ces périls même auraient été pour moi un motif d'excitation de plus. Mais alors mes sentiments étaient bien changés ; je savais que la vie d'une autre était attachée à la mienne. Que serait-ce donc si le démon disait vrai ? Ne plus la revoir, jamais ! jamais !… Affreuse pensée – et je cheminais affaissé sur ma selle, sous l'influence d'une amère tristesse. Mais je me sentais porté par mon cher Moro qui semblait reconnaître son cavalier ; son dos élastique se soulevait sous moi ; mon âme répondait à la sienne, et les effluves de son ardeur réagissaient sur moi. Un instant après je rassemblais les rênes et je m'élançais au galop pour rejoindre mes compagnons. La route, bordant la rivière, la traversant de temps en temps au moyen de gués peu profonds, serpentait à travers les vallées garnies de bois touffus.

Le chemin était difficile à cause des broussailles épaisses ; et quoique les arbres eussent été entaillés pour établir la route, on n'y voyait aucun signe de passage antérieur, à peine quelques pas, de cheval. Le pays paraissait sauvage et complètement inhabité. Nous en voyions la preuve dans les rencontres fréquentes de daims et d'antilopes, qui traversaient le chemin et sortaient des taillis sous le nez de nos chevaux. De temps en temps, la route s'éloignait beaucoup de la rivière pour éviter ses coudes nombreux. Plusieurs fois nous traversâmes de larges espaces où de grands arbres avaient été abattus, et où des défrichements avaient été pratiqués ; mais cela devait remonter à une époque très reculée, car la terre qui avait été remuée avec la charrue, était maintenant couverte de fourrés épais et impénétrables. Quelques troncs brisés et tombant en pourriture, quelques lambeaux de murailles, écroulées, en adobe, indiquaient la place où le rancho du settler avait été posé. Nous passâmes près d'une église en ruines, dont les vieilles tourelles s'écroulaient pierre à pierre. Tout autour, des monceaux d'adobe couvraient la terre sur une étendue de plusieurs acres. Un village prospère avait existé là. Qu'était-il devenu ? Où étaient ses habitants affairés ? Un chat sauvage s'élança du milieu des ronces qui recouvraient les ruines, et s'enfonça dans la forêt ; un hibou s'envola lourdement du haut d'une coupole croulante, et voleta autour de nos têtes en poussant son plaintif woû-hoû-ah ajoutant ainsi un trait de plus à cette scène de désolation. Pendant que nous traversions ces ruines, un silence de mort nous environnait, troublé seulement par le hululement de l'oiseau de nuit et par le cronk-cronk des fragments de poteries dont les rues désertes étaient parsemées et qui craquaient sous les pieds de nos chevaux. Mais où donc étaient ceux dont l'écho de ces murs avait autrefois répercuté les voix ? qui s'étaient agenouillés sous l'ombre sainte de ces piliers jadis consacrés ? Ils étaient partis ; pour quel pays ? Et pourquoi ? Je fis ces questions à Séguin qui me répondit laconiquement :

– Les Indiens !

C'était l'œuvre du sauvage armé de sa lance redoutable, de son couteau à scalper, de son arc et de sa hache de combat, de ses flèches empoisonnées et de sa torche incendiaire.

– Les Navajoès ? demandai-je.

– Les Navajoès et les Apaches.

– Mais ne viennent-ils plus par ici ?

Un sentiment d'anxiété m'avait tout à coup traversé l'esprit. Nous étions encore tout près de la maison ; je pensais à ses murailles sans défense. J'attendais la réponse avec anxiété.

– Ils n'y viennent plus.

– Et pourquoi ?

– Ceci est notre territoire, répondit-il d'un ton significatif. Nous voici, monsieur, dans un pays où vivent d'étranges habitants ; vous verrez. Malheur à l'Apache ou au Navajo qui oserait pénétrer dans ces forêts.

À mesure que nous avancions, la contrée devenait plus ouverte, et nous voyions deux chaînes de hautes collines taillées à pic, s'étendant au nord et au sud sur les deux rives du fleuve, ces collines se rapprochaient tellement qu'elles semblaient barrer complètement la rivière. Mais ce n'était qu'une apparence. En avançant plus loin, nous entrâmes dans un de ces terribles passages que l'on désigne dans le pays sous le nom de cañons , et que l'on voit indiqués si souvent sur les cartes de l'Amérique intertropicale. La rivière, en traversant ce cañon, écumait entre deux immenses rochers taillés à pic, s'élevant à une hauteur de plus de mille pieds, et dont les profils, à mesure que nous nous en approchions, nous figuraient deux géants furieux qui, séparés par une main puissante, continuaient de se menacer l'un l'autre. On ne pouvait regarder sans un sentiment de terreur, les faces lisses de ses énormes rochers et je sentis un frisson dans mes veines quand je me trouvai sur le seuil de cette porte gigantesque.

– Voyez-vous ce point ? dit Séguin en indiquant une roche qui surplombait la plus haute cime de cet abîme.

Je fis signe que oui, car la question m'était adressée.

– Eh bien, voilà le saut que vous étiez si désireux de faire. Nous vous avons trouvé vous balançant contre ce rocher là-haut.

– Grand Dieu ! m'écriai-je, considérant cette effrayante hauteur. Bien que solidement assis sur ma selle, je me sentis pris de vertige à cet aspect, et je fus forcé de marcher quelques pas.

– Et sans votre noble cheval, continua mon compagnon, le docteur que voici aurait pu se perdre dans toutes sortes d'hypothèses en examinant ce qui serait resté de vos os. Oh ! Moro ! beau Moro !

– Oh ! mein got ! ya ! ya ! dit avec le ton de l'assentiment le botaniste, regardant le précipice, et semblant éprouver le même sentiment de malaise que moi.

Séguin était venu se placer à côté de moi, et flattait de la main le cou de mon cheval avec un air d'admiration.

– Mais pourquoi donc, lui dis-je, me rappelant les circonstances de notre première entrevue ; pourquoi donc étiez-vous si désireux de posséder Moro ?

– Une fantaisie.

– Ne puis-je savoir pourquoi ? Il me semble au fait que vous m'avez dit alors que vous ne pouviez pas me l'apprendre ?

– Oh ! si fait ; je puis facilement vous le dire. Je voulais tenter l'enlèvement de ma fille, et j'avais besoin pour cela du secours de votre cheval.

– Mais, comment ?

– C'était avant que j'eusse entendu parler de l'expédition projetée par nos ennemis. Comme je n'avais aucun espoir de la recouvrer autrement, je voulais pénétrer dans le pays, seul ou avec un ami sûr, et recourir à la ruse pour l'enlever. Leurs chevaux sont rapides ; mais ils ne peuvent lutter contre un arabe, ainsi que vous aurez l'occasion de vous en assurer. Avec un animal comme celui-ci, j'aurais pu me sauver, à moins d'être entouré ; et, même dans ce cas, j'aurais pu m'en tirer au prix de quelques légères blessures. J'avais l'intention de me déguiser et d'entrer dans leur ville sous la figure d'un de leurs guerriers. Depuis longtemps je possède à fond leur langue.

– C'eût été là une périlleuse entreprise.

– Sans aucun doute ! mais c'était ma dernière ressource, et je n'y avais recours qu'après avoir épuisé tous les efforts ; après tant d'années d'attente, je ne pouvais plus y tenir. Je risquais ma vie. C'était un coup de désespoir, mais, à ce moment, j'y étais pleinement déterminé.

– J'espère que nous réussirons, cette fois.

– J'y compte fermement. Il semble que la Providence veuille enfin se déclarer en ma faveur. D'un côté, l'absence de ceux qui l'ont enlevée ; de l'autre, le renfort considérable qu'a reçu ma troupe d'un gros parti de trappeurs des plaines de l'Est. Les peaux d'ours sont tombées, comme ils disent, à ne pas valoir une bourre de fusil, et ils trouvent que les Peaux-Rouges rapportent davantage. Ah ! j'espère en venir à bout, cette fois.

Il accompagna ces derniers mots d'un profond soupir.

Nous arrivions en ce moment à l'entrée d'une gorge, et l'ombre d'un bois de cotonniers nous invitait au repos.

– Faisons halte ici, dit Séguin.

Nous mîmes pied à terre, et nos chevaux furent attachés de manière à pouvoir paître. Nous prîmes place sur l'épais gazon, et nous étalâmes les provisions dont nous nous étions munis pour le voyage.

Share on Twitter Share on Facebook