XXXVIII LE SCALP BLANC

Il nous fallut traverser de nouveau l'horrible salle pour remonter sur la terrasse inférieure du temple. Comme je m'avançais vers le parapet, je vis en bas une scène qui me remplit de crainte. Mon cœur se serra et s'environna comme d'un nuage. L'impression fut soudaine, indéfinissable comme la cause qui la produisait. Était-ce l'aspect du sang ? (car il y en avait de répandu). Non ; ce ne pouvait être cela. J'avais vu trop souvent le sang couler dans ces derniers temps ; je m'étais même habitué à le voir verser sans nécessité. D'autres choses, d'autres bruits, à peine perceptibles à l'œil ou à l'oreille, agissaient sur mon esprit comme de terribles présages. Il y avait une sorte d'électricité funeste dans l'air, non dans l'atmosphère physique, mais dans l'atmosphère morale, et cette électricité exerçait son influence sur moi par un de ces mystérieux canaux que la philosophie n'a point encore définis. Réfléchissez un peu sur ce que vous avez éprouvé vous-même. Ne vous est-il pas arrivé souvent de sentir la colère ou les mauvaises passions éveillées autour de vous, avant qu'aucun symptôme, aucun mot, aucun acte, n'eût manifesté ces dispositions chez ceux qui vous entouraient ? De même que l'animal prévoit la tempête lorsque l'atmosphère est encore tranquille, je sentais instinctivement que quelque chose de terrible allait se passer. Peut-être trouvais-je ce présage dans la complète tranquillité même qui nous environnait. Dans le monde physique, la tempête est toujours précédée d'un moment de calme.

Devant le temple étaient réunies les femmes du village, les jeunes filles et les enfants ; en tout, à peu près deux cents. Elles étaient diversement habillées ; quelques-unes drapées dans des couvertures rayées ; d'autres portant des tilmas, des tuniques de peau de faon brodées, ornées de plumes et teintes de vives couleurs ; d'autres des vêtements de la civilisation : de riches robes de satin qui avaient appartenu aux dames du Del-Norte, des jupes à falbalas qui avaient voltigé autour des chevilles de quelque joyeuse maja passionnée pour la danse. Bon nombre d'entre elles étaient entièrement nues, n'étant pas même protégées par la simple feuille de figuier. Toutes étaient indiennes, mais avaient le teint plus ou moins foncé, et elles différaient autant par la couleur ; quelques unes étaient vieilles, ridées, affreuses ; la plupart étaient jeunes, d'un aspect noble, et vraiment belles. On les voyait groupées dans des attitudes diverses. Les cris avaient cessé, mais un murmure de sourdes et plaintives exclamations circulait au milieu d'elles.

En regardant, je vis que le sang coulait de leurs oreilles ! Il tachait leur cou, et se répandait sur leurs vêtements. J'en eus bientôt reconnu la cause. On leur avait arraché leurs pendants d'oreilles. Les chasseurs de scalps, descendus de cheval, les entouraient en les serrant de près. Ils causaient à voix basse. Mon attention fut attirée par des articles curieux d'ornement ou de toilette qui sortaient à moitié de leurs poches ou de leurs havre-sacs ; des colliers et d'autres bijoux de métal brillant ; – c'était de l'or, – qui pendaient à leurs cous, sur leurs poitrines. Ils avaient fait main basse sur la bijouterie des femmes indiennes. D'autres objets frappèrent ma vue et me causèrent une impression pénible. Des scalps frais et saignants étaient attachés derrière la ceinture de plusieurs d'entre eux. Les manches de leurs couteaux et leurs doigts étaient rouges ; ils avaient les mains pleines de sang ; leurs regards étaient sinistres. Ce tableau était effrayant, de sombres nuages roulant au-dessus de la vallée et couvrant les montagnes d'un voile opaque, ajoutaient encore à l'horreur de la scène. Des éclairs s'élançaient des différents pics, suivis de détonations rapprochées et terribles du tonnerre.

– Faites venir l'atajo, cria Séguin, descendant l'échelle avec sa fille.

Un signal fut donné, et peu après les mules conduites par les arrieros arrivèrent au galop à travers la plaine.

– Ramassez toute la viande séchée que vous pourrez trouver. Empaquetez, le plus vite possible.

Devant la plupart des maisons, il y avait des cordes garnies de tasajo, accrochées aux murs. Il y avait aussi des fruits et des légumes secs, du chile, des racines de kamas, et des sacs de peaux remplis de noix de pin et de baies. La viande fut bientôt décrochée, réunie, et les hommes aidèrent les arrieros à l'empaqueter.

– C'est à peine si nous en aurons assez, dit Séguin. – Holà, Rubé, continua-t-il, appelant le vieux trappeur, choisissez nos prisonniers. Nous ne pouvons en prendre plus de vingt. Vous les connaissez ; prenez ceux qui conviendront le mieux pour négocier des échanges.

Ce disant, le chef se dirigea vers l'atajo avec sa fille, dans le but de la faire monter sur une des mules. Rubé procédait à l'exécution de l'ordre qu'il avait reçu. Peu après, il avait choisi un certain nombre de captifs qui se laissaient faire, et il les avait fait sortir de la foule. C'étaient principalement des jeunes filles et de jeunes garçons, que leurs traits et leurs vêtements classaient parmi la noblesse de la nation ; c'étaient des enfants de chefs et de guerriers.

Wagh ! s'écria Kirker, avec sa brutalité accoutumée, il y a là des femmes pour tout le monde, camarades ! pourquoi chacun de nous n'en prendrait-il pas ? qui nous en empêche ?

– Kirker a raison, ajouta un autre, je me suis promis de m'en donner au moins une.

– Mais comment les nourrirons-nous en route ? nous n'avons pas assez de viande pour en prendre une chacun.

– Au diable la viande, s'écria celui qui avait parlé le second. Nous pouvons atteindre le Del-Norte en quatre jours au plus. Qu'avons-nous besoin de tant de viande.

– Il y en a en masse de la viande, ajouta Kirker. Ne croyez donc pas le capitaine ; et puis, d'ailleurs, s'il en manque en route, nous planterons là les donzelles en leur prenant ce qu'elles ont de plus précieux pour nous.

Ces mots furent accompagnés d'un geste significatif désignant la chevelure, et dont la féroce expression était révoltante à voir.

– Eh bien, camarades, qu'en dites-vous ?

– Je pense comme Kirker.

– Moi aussi.

– Moi aussi.

– Je ne donne de conseils à personne, ajouta le brutal ; chacun de vous peut faire comme il lui plaît ; mais quant à moi, je ne me soucie pas de jeûner au milieu de l'abondance.

– C'est juste, camarade, tu as raison ; c'est juste.

– Eh bien, c'est celui qui a parlé le premier qui choisit le premier, vous le savez ; c'est la loi de la montagne. Ainsi donc, la vieille, je te prends pour moi. Viens, veux-tu ?

En disant cela, il s'empara d'une des Indiennes, une grosse femme de bonne mine ; il la prit brutalement par la taille et la conduisit vers l'atajo. La femme se mit à crier et à se débattre, effrayée, non pas de ce qu'on avait dit, car elle n'en avait pas compris un mot, mais terrifiée par l'expression féroce dont la physionomie de cet homme était empreinte.

– Veux-tu bien taire tes mâchoires ! cria-t-il, la poussant vers les mules. Je ne vas pas te manger. Wagh ! ne sois donc pas si farouche. Allons ! grimpe-moi là. Allons, houpp !

Et, en poussant cette dernière exclamation, il hissa la femme sur une des mules.

– Si tu ne restes pas tranquille, je vas t'attacher ; rappelle-toi de ça.

Et il lui montrait son lasso, en lui indiquant du geste son intention. Une horrible scène suivit ce premier acte de brutalité.

Nombre de chasseurs de scalps suivirent l'exemple de leur scélérat compagnon. Chacun d'eux choisit une jeune fille ou une femme à son goût, et la traîna vers l'atajo. Les femmes criaient ; les hommes criaient plus fort et juraient. Quelques-uns se disputaient la même prise, une jeune fille plus belle que ses compagnes ; une querelle s'ensuivit. Les imprécations, les menaces furent échangées ; les couteaux brillèrent hors de la gaine, et les pistolets craquèrent.

– Tirons-la au sort ! s'écria l'un d'eux.

– Oui, bravo ! tirons ! tirons ! s'écrièrent-ils tous.

La proposition était adoptée ; la loterie eut lieu, et la belle sauvage devint la propriété du gagnant. Peu d'instants après, chacune des mules de l'atajo était chargée d'une jeune fille indienne. Quelques-uns des chasseurs n'avaient pas pris part à cet enlèvement des Sabines. Plusieurs le désapprouvaient (car tous n'étaient pas méchants) par simple motif d'humanité ; d'autres ne se souciaient pas d'être empêtrés d'une squaw, et se tenaient à part, assistant à cette scène avec des rires sauvages. Pendant tout ce temps, Séguin était de l'autre côté du bâtiment avec sa fille. Il l'avait installée sur une des mules et couvrait ses épaules avec un sérapé. Il procédait à tous ces arrangements de départ avec des soins que lui suggérait sa sollicitude paternelle. À la fin, le bruit attira son attention et, laissant sa fille aux mains de ses serviteurs, il courut vers la façade.

– Camarades ! cria-t-il en voyant les captives montées sur les mules, et comprenant ce qui s'était passé. Il y a trop de captifs là. Sont-ce ceux que vous avez choisis ? ajouta-t-il en se tournant vers le trappeur Rubé.

– Non, répondit celui-ci ; les voilà. Et il montra le groupe qu'il avait placé à l'écart.

– Faites descendre ces femmes, alors, et placez vos prisonniers, sur les mules. Nous avons un désert à traverser, et c'est tout ce nous pourrons faire que d'en venir à bout avec ce nombre.

Puis, sans paraître remarquer les regards furieux de ses compagnons, il se mit en devoir, avec Rubé et quelques autres, d'exécuter l'ordre qu'il avait donné. L'indignation des chasseurs tourna en révolte ouverte. Des regards furieux se croisèrent, et des menaces se firent entendre.

– Par le ciel ! cria l'un, j'emmènerai la mienne, ou j'aurai sa chevelure.

Vaya ! s'écria un autre en espagnol. Pourquoi les emmener ? Elles ne seront que des occasions d'embarras, après tout. Il n'y en a pas une qui vaille la prime de ses cheveux.

– Prenons les cheveux, alors, et laissons les moricaudes ! Proposa un troisième.

– C'est ce que je dis.

– Et moi aussi.

– J'en suis, pardieu !

– Camarades ! dit Séguin, se tournant vers les mutins, et parlant avec beaucoup de douceur, rappelez-vous votre promesse ; faites le compte de vos prisonniers comme cela vous conviendra. Je réponds du payement pour tous.

– Pouvez-vous payer tout de suite ? demanda une voix.

– Vous savez bien que cela n'est pas possible.

– Payez tout de suite ! payez tout de suite ! dit une voix.

– L'argent ou les scalps, voilà !

Carajo ! où donc le capitaine trouvera-t-il l'argent, quand nous serons à El-Paso, plutôt qu'ici ? Il n'est ni juif ni banquier, que je sache, et je n'ai pas appris qu'il fût devenu si riche. D'où nous tirera-t-il tout cet argent ?

– Pas du cabildo , bien sûr, à moins de présenter des scalps. Je le garantis.

– C'est juste, José ! On ne lui donnera pas plus d'argent à lui qu'à nous ; et nous pouvons le recevoir nous-mêmes si nous présentons les peaux ; nous le pouvons.

Wagh ! il se soucie bien de nous, maintenant qu'il a retrouvé ce qu'il cherchait !

– Il se fiche de nous comme d'un tas de nègres ! Il n'a pas voulu nous conduire par le Prieto, où nous aurions ramassé de l'or à poigne-main.

– Maintenant, il veut encore nous ôter cette chance de gagner quelque chose. Nous serions bien bêtes de l'écouter.

Je crus en ce moment pouvoir intervenir avec succès. L'argent paraissait être le seul mobile des révoltés ; du moins c'était le seul motif qu'ils missent en avant et, plutôt que d'être témoin du drame horrible qui menaçait, j'aurais sacrifié toute ma fortune.

– Messieurs, criai-je de manière à pouvoir être entendu au milieu du bruit, si vous voulez vous en rapporter à ma parole, voici ce que j'ai à vous dire : j'ai envoyé un chargement à Chihuahua avec la dernière caravane. Pendant que nous retournerons à El-Paso, les marchands seront revenus et je serai mis en possession de fonds qui dépassent du double ce que vous demandez. Si vous acceptez ma parole, je me porte garant que vous serez tous payés.

Wagh ! c'est fort bien, ce que vous dites là ; mais est-ce que nous savons quelque chose de vous ou de votre chargement ?

Vaya ! un oiseau dans la main vaut mieux que deux sur l'arbre.

– C'est un marchand ! Qui est-ce qui va croire à sa parole ?

– Au diable son chargement ! les scalps ou de l'argent ; de l'argent ou les scalps, voilà mon avis. Vous pouvez les prendre, vous pouvez les laisser, camarades, mais c'est le seul profit que vous aurez dans tout ceci, soyez-en sûrs.

Les hommes avaient goûté le sang et comme le tigre, ils en étaient plus altérés encore. Leurs yeux lançaient des flammes et les figures de quelques-uns portaient l'empreinte d'une férocité bestiale horrible à voir. La discipline qui avait jusque-là maintenu cette bande, quelque peu semblable à une bande de brigands, semblait tout à fait brisée ; l'autorité du chef était méconnue. En face se tenaient les femmes, qui se serraient confusément les unes contre les autres. Elles ne pouvaient comprendre ce qui se disait, mais elles voyaient les attitudes menaçantes et les figures agitées de fureur ; elles voyaient les couteaux nus ; elles entendaient le bruit des fusils et des pistolets que l'on armait. Le danger leur apparaissait de plus en plus imminent et elles se groupaient en frissonnant. Jusqu'à ce moment, Séguin avait dirigé l'installation des prisonniers sur les mules. Il paraissait en proie à une étrange préoccupation qui ne l'avait pas quitté depuis la scène entre lui et sa fille. Cette grande douleur, qui lui remplissait le cœur, semblait le rendre insensible à tout ce qui se passait. Il n'en était pas ainsi.

À peine Kirker (c'était lui qui avait parlé le dernier) eut-il prononcé son dernier mot, qu'il se fit dans l'attitude de Séguin un changement prompt comme l'éclair. Sortant tout à coup de son indifférence apparente, il se porta devant le front des révoltés.

– Osez ! cria-t-il d'une voix de tonnerre, osez enfreindre vos serments ! Par le ciel ! le premier qui lève son couteau ou son fusil, est un homme mort !

Il y eut une pause, un moment de profond silence.

– J'ai fait vœu, continua-t-il, que s'il plaisait à Dieu de me rendre mon enfant, cette main ne verserait plus une seule goutte de sang. Que personne de vous ne me force à manquer à ce vœu, ou, par le ciel ! son sang sera le premier répandu !

Un murmure de vengeance courut dans la foule, mais pas un ne répondit.

– Vous n'êtes qu'une brute sans courage, avec tous vos airs matamores, continua-t-il se tournant vers Kirker et le regardant dans le blanc des yeux. Remettez ce couteau tout de suite ! Ou, par le Dieu vivant ! je vous envoie la balle de ce pistolet à travers le cœur !

Séguin avait tiré son pistolet, se tenant prêt à exécuter sa menace. Il semblait qu'il eût grandi ; son œil dilaté, brillant et terrible, fit reculer cet homme qui se vit mort, s'il désobéissait ; et, avec un sourd rugissement, il remit son couteau dans la gaine.

Mais la révolte n'était pas encore apaisée. Ces hommes ne se laissaient pas dompter si facilement. Des exclamations furieuses se firent entendre, et les mutins cherchèrent à s'encourager l'un l'autre par leurs cris.

Je m'étais placé à côté du chef avec mes revolvers armés, prêt à faire feu et résolu à le soutenir jusqu'à la mort. Beaucoup d'autres avaient fait comme moi, et, parmi eux, Rubé, Garey, Sanchez le torero et le Maricopa. Les deux partis en présence étaient à peu près égaux en nombre, et si nous en étions venus aux mains, le combat eût été terrible ; mais, juste à ce moment, quelque chose apparut dans le lointain qui calma nos fureurs intestines : c'était l'ennemi commun. Tout à l'extrémité occidentale de la vallée, nous aperçûmes des formes noires, par centaines, accourant à travers la plaine. Bien qu'elles fussent encore à une grande distance, les yeux exercés des chasseurs les reconnurent au premier regard ; c'étaient des cavaliers ; c'étaient des Indiens ; c'étaient les Navajoès lancés à notre poursuite. Ils arrivaient à plein galop, et se précipitaient à travers la prairie comme des chiens de chasse lancés sur une piste. En un instant, ils allaient être sur nous.

– Là-bas ! cria Séguin : là-bas, voilà des scalps de quoi vous satisfaire ; mais prenez garde aux vôtres. Allons, à cheval ! En avant l'atajo ! je vous tiendrai parole. À cheval, braves compagnons ! à cheval !

Les derniers mots furent prononcés d'un ton conciliant. Mais il n'y avait pas besoin de cela pour activer les mouvements des chasseurs. L'imminence du danger suffisait. Ils auraient pu sans doute soutenir l'attaque à l'abri des maisons, mais seulement jusqu'au retour du gros de la tribu, et ils sentaient bien que c'en était fait de leur vie, s'ils étaient atteints. Rester dans la ville eût été folie et personne n'y pensa. En un clin d'œil nous étions tous en selle ; l'atajo, chargé des captifs et des provisions, se dirigeait en toute hâte vers les bois. Nous nous proposions de traverser le défilé qui ouvrait du côté de l'est, puisque notre retraite était coupée par les cavaliers, venant de l'autre côté. Séguin avait pris la tête et conduisait la mule sur laquelle sa fille était montée. Les autres suivaient, galopant à travers la plaine sans rang et sans ordre. Je fus des derniers à quitter la ville. J'étais resté en arrière avec intention, craignant quelque mauvais coup et déterminé à l'empêcher si je pouvais.

– Enfin, pensai-je, ils sont tous partis !

Et enfonçant mes éperons dans les flancs de mon cheval, je m'élançai après les autres.

Quand j'eus galopé jusqu'à environ cent yards des murs, un cri terrible retentit derrière moi ; j'arrêtai mon cheval et me retournai sur ma selle pour voir ce que c'était. Un autre cri plus terrible et plus sauvage encore m'indiqua l'endroit d'où était parti le premier. Sur le toit le plus élevé du temple, deux hommes se débattaient. Je les reconnus au premier coup d'œil ; je vis aussi que c'était une lutte à mort. L'un des deux hommes était le chef-médecin que je reconnus à ses cheveux blancs ; la blouse étroite, les jambières, les chevilles nues, le bonnet enfoncé de son antagoniste me le firent facilement reconnaître. C'était le trappeur essorillé. Le combat fut court. Je ne l'avais pas vu commencer, mais je vis le dénoûment. Au moment où je me retournais, le trappeur avait acculé son adversaire contre le parapet et de son bras long et musculeux il le forçait à se pencher par-dessus le bord ; de l'autre main, il brandissait son couteau. La lame brilla et disparut dans le corps ; un flot rouge coula sur les vêtements de l'Indien ; ses bras se détendirent ; son corps, plié en deux sur le bord du parapet, se balança un moment et tomba avec un bruit sourd sur la terrasse au-dessous. Le même hurlement sauvage retentit encore une fois à mes oreilles, et le chasseur disparut du toit. Je me retournai pour reprendre ma route. Je pensai qu'il s'agissait du payement de quelque dette ancienne, de quelque terrible revanche. Le bruit d'un cheval lancé au galop se fit entendre derrière moi, un cavalier me suivait. Je n'eus pas besoin de me retourner pour comprendre que c'était le trappeur.

– Prêté rendu, c'est légitime, dit-on. C'est, ma foi, une belle chevelure tout de même. – Wagh ! ça ne peut pas me payer ni me remplacer la mienne ; mais c'est égal, ça fait toujours plaisir.

Je me retournai pour comprendre la signification de ce discours. Ce que je vis suffit pour m'éclairer. Quelque chose pendait à la ceinture du vieux trappeur : on eut dit un écheveau de lin blanc comme la neige, mais ce n'était pas cela ; c'était une chevelure, c'était un scalp. Des gouttes de sang coulaient le long des fils argentés et, en travers, au milieu, on voyait une large bande rouge. C'était la place où le trappeur avait essuyé son couteau !

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