XXXVI L'EMBUSCADE NOCTURNE

Une petite heure se passa ainsi. Le globe brillant disparut derrière nous, et les roches de quartz revêtirent une teinte sombre. Les derniers rayons du soleil illuminèrent un moment les pics les plus élevés, puis s'éclipsèrent. La nuit était venue. Nous descendîmes la pente rapide en une longue file et atteignîmes la plaine ; puis, tournant à gauche, nous suivîmes le pied de la montagne. Les rochers nous servaient de guides. Nous avancions avec prudence et parlions à voix basse. La route que nous suivions était semée de roches détachées, tombées du haut de la montagne. Nous étions obligés de contourner des contre-forts qui s'avançaient jusque dans la plaine. De temps en temps, nous nous arrêtions pour tenir conseil.

Après avoir marché ainsi pendant dix à douze milles, nous nous trouvâmes de l'autre côté de la ville. Nous n'en étions pas à plus d'un mille. Nous apercevions les feux allumés sur la plaine, et nous entendions les voix de ceux qui étaient autour. Là, nous divisâmes la troupe en deux parts. Un petit détachement resta caché dans un défilé au milieu des rochers. Ce détachement fut chargé de la garde du chef captif et des mules de bagages. Le corps principal se porta en avant, sous la conduite de Rubé, et suivit la lisière de la forêt, laissant un poste de distance en distance. Ces postes se cachèrent à leurs stations respectives, gardant un profond silence et attendant le signal du clairon, qui devait être donné au point du jour.

* * * *

La nuit s'écoule lente et silencieuse. Les feux s'éteignent l'un après l'autre, et la plaine reste enveloppée des ombres d'une nuit sans lune. De sombres nuages flottent dans l'air, la pluie menace, phénomène rare dans cette région. Le cygne fait entendre son cri discordant, le gruya pousse sa note cuivrée au-dessus de la rivière, le loup hurle sur la lisière du village endormi. La voix de la chauve-souris géante traverse les airs. On entend le flap-flap de ses grandes ailes quand elle descend en vol plané, le sol de la prairie résonne sourdement sous les sabots des chevaux, le craquement de l'herbe se mêle au tink-ling des anneaux des mors, car les chevaux mangent tout bridés. Par moments, un chasseur endormi murmure quelques mots, se débattant en rêve contre quelque terrible ennemi. Ainsi la nuit se passe, traversant les groupes de lumineux cucujos .

Tout se tait au moment où le jour approche. Les loups cessent de hurler ; le cygne et la grue bleue font silence ; l'oiseau de proie nocturne a garni sa panse vorace, et s'est perché sur un pin de la montagne ; les mouches phosphorescentes disparaissent sous l'influence des heures plus froides ; et les chevaux, ayant pâturé toute l'herbe qui se trouvait à leur portée, sont couchés et endormis.

Une lumière grise commence à se répandre sur la vallée ; elle glisse le long des blancs rochers de la montagne de quartz. L'air frais du matin réveille les chasseurs. L'un après l'autre ils se lèvent. Ils frissonnent en se redressant, et ramassent autour d'eux les plis de leurs manteaux. Ils paraissent fatigués ; leurs figures sont pâles et blafardes. L'aube grise donne un air de fantôme à leurs faces barbues et non lavées. Un instant après, ils rassemblent les longes et les attachent aux anneaux ; visitent les chiens et les amorces de leurs fusils, et rebouclent leurs ceintures ; tirent de leurs havre-sacs des morceaux de tasajo et les mangent crus. Debout auprès de leurs chevaux, ils se tiennent prêts à se mettre en selle. Le moment n'est pas encore venu. La lumière gagne la vallée. Le brouillard bleu qui couvrait la rivière pendant la nuit s'élève. Nous distinguons tous les détails des maisons. Quelles singulières constructions ! Les plus élevées ont un, deux, et jusqu'à quatre étages. Toutes affectent la forme d'une pyramide tronquée. Chaque étage est en retraite sur celui qui est au-dessous, d'où résulte une série de terrasses superposées. Les maisons sont d'un blanc jaunâtre, couleur de la terre qui a servi à les construire. On n'y voit pas de fenêtres ; des portes ouvertes à chaque étage sur le dehors donnent accès dans l'intérieur ; des échelles dressées de terrasse en terrasse sont appuyées contre les murs. Sur le sommet de quelques-unes, il y a des perches portant des bannières, ce sont les demeures des principaux chefs et des grands guerriers de la nation. Nous voyons le temple distinctement. Il a la même forme que les maisons, mais il est plus large et plus élevé. De son toit s'élance un grand mât portant une bannière avec un étrange écusson. Près des maisons sont des enclos remplis de mules et de mustangs : c'est le bétail de la ville.

Le jour devient plus clair. Nous voyons des formes apparaître sur les toits et se mouvoir le long des terrasses. Ce sont des figures humaines enveloppées de vêtements flottant comme des robes, en étoffes rayées. Nous reconnaissons la couverture des Navajoès, avec ses raies alternées, noires et blanches. Avec la lunette, nous apercevons les formes plus distinctes et nous pouvons reconnaître les sexes. Les cheveux pendent négligemment sur les épaules et descendent jusqu'au bas des reins. La plupart sont des femmes de différents âges. On aperçoit beaucoup d'enfants. Il y a des hommes, des vieillards à cheveux blancs ; d'autres plus jeunes, en petit nombre, mais ce ne sont pas des guerriers ; tous les guerriers sont absents. Au moyen des échelles, ils descendent de terrasse en terrasse, se dirigent vers la plaine et vont rallumer les feux. Quelques-uns portent des vases de terre, des ollas sur leur tête, et vont à la rivière puiser de l'eau. Ils sont à peu près nus. Nous voyons leurs corps bruns et leurs poitrines découvertes. Ce sont des esclaves. Ah ! les vieillards se dirigent vers le sommet du temple. Des femmes et des enfants les suivent ; les uns en blanc, les autres vêtus de couleurs variées. Il y a des jeunes filles et des jeunes garçons ; ce sont les enfants des chefs. Une centaine environ sont réunis sur le toit le plus élevé. Un autel est dressé près de la hampe du drapeau. La fumée s'élève, la flamme brille : ils ont allumé du feu sur l'autel. Écoutez les chants et les sons du tambour indien ! Le bruit cesse ; tous restent immobiles et silencieux, la face tournée vers l'est.

– Qu'est-ce que cela signifie ?

– Ils attendent que le soleil paraisse. Ces peuples adorent le soleil.

Les chasseurs, dont la curiosité est excitée, restent le regard tendu, observant la cérémonie. Le sommet le plus élevé de la montagne quartzeuse s'allume. C'est le premier signe de l'arrivée du soleil. La teinte dorée descend le long du pic. D'autres points s'illuminent. Les rayons viennent frapper les figures des adorateurs. Voyez ! il y a des blancs parmi eux ! Un, deux, plusieurs blancs : ce sont des femmes et des jeunes filles.

– Oh ! Dieu, faites qu'elle soit là ! s'écrie Séguin prenant sa lunette avec empressement, et portant le clairon à ses lèvres.

Quelques notes éclatantes résonnent dans la vallée. Les cavaliers entendent le signal. Ils débouchent des bois et des défilés. Ils galopent à travers la plaine, et se déploient en avançant. En peu de minutes nous avons formé un grand arc de cercle autour de la ville. Nos chevaux nous mènent vers le pied des murailles. L'atajo et le chef captif, confiés à la garde d'un petit nombre d'hommes, sont restés dans le défilé. Les sons du clairon ont attiré l'attention des habitants. Ils s'arrêtent un moment, frappés d'immobilité par la surprise. Ils voient la ligne qui les enveloppe. Ils aperçoivent les cavaliers qui s'avancent. Serait-ce un jeu de la part de quelque tribu amie ? Non. Ces voix étrangères, ce clairon, tout cela est nouveau pour les oreilles des Indiens. Quelques-uns cependant ont déjà entendu ces sons, ils reconnaissent la trompette de guerre des visages pâles ! Pendant un moment la consternation les prive de la faculté d'agir. Ils nous regardent jusqu'à ce que nous soyons tout près. Ils voient les visages pâles, les armes étranges, les chevaux singulièrement harnachés. C'est l'ennemi ! ce sont les blancs ! Ils courent d'une place à l'autre, de rue en rue. Ceux qui portaient de l'eau jettent leurs ollas et prennent leur course, en criant, vers les maisons. Ils montent sur les toits et retirent les échelles après eux. Des exclamations sont échangées ; les hommes, les femmes et les enfants poussent des cris affreux. La terreur est peinte sur toutes les figures ; l'épouvante se lit dans tous leurs mouvements. Pendant ce temps, notre ligne s'est resserrée, et nous ne sommes plus qu'à deux cents yards des murs. Nous faisons halte un moment. Vingt hommes sont laissés pour former une arrière-garde. Les autres se réunissent en corps et se portent en avant sur les pas de leurs chefs.

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