XXIX LES FAUSSES PISTES. – UNE RUSE DE TRAPPEUR.

Pendant ce temps, les hommes avaient terminé leur repas et commençaient à se réunir autour de Séguin dans le but de délibérer sur ce qu'il y avait à faire. On avait déjà envoyé une sentinelle sur les rochers pour surveiller les alentours, et nous avertir au cas où les Indiens se montreraient de nouveau sur la prairie. Nous comprenions tous que notre position était des plus critiques. Le Navajo, notre prisonnier, était un personnage trop important (c'était le second chef de la nation) pour être abandonné ainsi ; les hommes placés directement sous ses ordres, la moitié de la tribu environ, reviendraient certainement à sa recherche. Ne le trouvant pas à la source, en supposant même qu'ils ne découvrissent pas nos traces, ils retourneraient dans leur pays par le sentier de la guerre. Ceci devait rendre notre expédition impraticable, car la bande de Dacoma seule était plus nombreuse que la nôtre ; et si nous rencontrions ces Indiens dans les défilés de leurs montagnes, nous n'aurions aucune chance de leur échapper. Pendant quelque temps, Séguin garda le silence, et demeura les yeux fixés sur la terre. Il élaborait évidemment quelque plan d'action. Aucun des chasseurs ne voulut l'interrompre.

– Camarades, dit-il enfin, c'est un coup malheureux ; mais nous ne pouvions pas faire autrement. Cela aurait pu tourner plus mal. Au point où en sont les choses, il faut modifier nos plans. Ils vont, pour sûr, se mettre à la recherche de leur chef, et remonter jusqu'aux villes des Navajoès. Que faire, alors ? Notre bande ne peut ni escalader le Pinon ni traverser le sentier de guerre en aucun point. Ils ne manqueraient pas de découvrir nos traces.

– Pourquoi n'irions-nous pas tout droit rejoindre notre troupe où elle est cachée, et ne ferions-nous pas le tour par la vieille mine ? Nous n'aurons pas à traverser le sentier de la guerre.

Cette proposition était faite par un des chasseurs.

Vaya ! objecta un Mexicain ; nous nous trouverions nez à nez avec les Navajoès en arrivant à leur ville ! Carrai ! ça ne peut pas aller, amigo ! La plupart d'entre nous n'en reviendraient pas. Santissima ! Non !

– Rien ne prouve que nous les rencontrerons, fit observer celui qui avait parlé le premier ; ils ne vont pas rester dans leur ville, quand ils verront que celui qu'ils cherchent n'y est pas revenu.

– C'est juste, dit Séguin ; ils n'y resteront pas. Sans aucun doute, ils reprendront le sentier de la guerre ; mais je connais le pays du côté de la vieille mine….

– Allons par là ! allons par là ! crièrent plusieurs voix.

– Il n'y a pas de gibier de ce côté, continua Séguin. Nous n'avons pas de provisions ; il nous est impossible de prendre cette route.

– Pas moyen d'aller par là.

– Nous serions morts de faim avant d'avoir traversé les Mimbres.

– Et il n'y a pas d'eau non plus, sur cette route.

– Non, ma foi ; pas de quoi faire boire un rat des sables.

– Il faut chercher autre chose, dit Séguin.

Après une pause de réflexion, il ajouta d'un air sombre :

– Il nous faut traverser le sentier, et aller par le Prieto, ou renoncer à l'expédition.

Le mot Prieto, placé en regard de cette phrase : renoncer à l'expédition, excita au plus haut degré l'esprit d'invention chez les chasseurs. On proposa plan sur plan ; mais tous avaient pour défaut d'offrir la probabilité sinon la certitude, que nos traces seraient découvertes par l'ennemi et que nous serions rejoints avant d'avoir pu regagner le Del-Norte. Tous furent rejetés les uns après les autres. Pendant toute cette discussion, le vieux Rubé n'avait pas soufflé mot. Le trappeur essorillé était assis sur l'herbe, accroupi sur ses jarrets, traçant des lignes avec son couteau, et paraissant occupé à tresser le plan de quelque fortification.

– Qu'est-ce que tu fais là, vieux fourreau de cuir ? demanda un de ses camarades.

– Je n'ai plus l'oreille aussi fine qu'avant de venir dans ce maudit pays ; mais il me semble avoir entendu quelques-uns dire que nous ne pouvions pas traverser le sentier des Paches sans qu'on fût sur nos talons au bout de deux jours. Ça n'est pourtant pas malin.

– Comment vas-tu nous prouver ça, vieux….

– Tais-toi, imbécile ! ta langue remue comme la queue d'un castor quand le flot monte.

– Pouvez-vous nous indiquer un moyen de nous tirer de cette difficulté, Rubé ! J'avoue que je n'en vois aucun.

À cet appel de Séguin, tous les yeux se tournèrent vers le trappeur.

– Eh bien, capitaine, je vas vous dire comment je comprends la chose. Vous en prendrez ce que vous voudrez ; mais si vous faites ce que je vas vous dire, il n'y a ni Pache ni Navagh qui puisse flairer d'ici à une semaine par où nous serons passés. S'ils s'y reconnaissent, je veux que l'on me coupe les oreilles. C'était la plaisanterie favorite de Rubé, et elle ne manquait jamais d'égayer les chasseurs. Séguin lui-même ne put réprimer un sourire et pria le trappeur de continuer.

– D'abord et avant tout, donc, dit Rubé, il n'y a pas de danger qu'on se mette à courir après ce mal blanchi avant deux jours au plus tôt.

– Comment cela ?

– Voici pourquoi : vous savez que ce n'est qu'un second chef, et ils peuvent très bien se passer de lui. Mais ce n'est pas tout. Cet Indien a oublié son arc, cette machine blanche. Maintenant, vous savez tous aussi bien que l'Enfant, qu'un pareil oubli est une mauvaise recommandation aux yeux des Indiens.

– Tu as raison en cela, vieux, remarqua un chasseur.

– Eh bien, le gredin sait bien ça. Vous comprenez maintenant, et c'est aussi clair que le pic du Pike, qu'il est revenu sur ses pas sans dire aux autres une syllabe de pourquoi ; il ne le leur a bien sûr pas laissé savoir s'il a pu faire autrement.

– Cela est vraisemblable, dit Séguin ; continuez, Rubé.

– Bien plus encore, continua le trappeur, je parierais gros qu'il leur a défendu de le suivre, afin que personne ne pût voir ce qu'il venait faire. S'il avait eu la pensée qu'on le soupçonnât, il aurait envoyé quelque autre, et ne serait pas venu lui-même : voilà ce qu'il aurait fait.

Cela était assez vraisemblable, et la connaissance que les chasseurs de scalps avaient du caractère des Navajoès les confirma tous dans la même pensée.

– Je suis sûr qu'ils reviendront en arrière, continua Rubé, du moins la moitié de la tribu, celle qu'il commande. Mais il se passera trois jours et peut-être quatre avant qu'ils ne boivent l'eau du Pinon.

– Mais ils seront sur nos traces le jour d'après.

– Si nous sommes assez fous pour laisser des traces, ils les suivront, c'est clair.

– Et comment ne pas en laisser ? demanda Séguin.

– Ça n'est pas plus difficile que d'abattre un arbre.

– Comment ? Comment cela ? demanda tout le monde à la fois.

– Sans doute, mais quel moyen employer ? demanda Séguin.

– Vraiment, cap'n, il faut que votre chute vous ait brouillé les idées. Je croyais qu'il n'y avait que ces autres brutes capables de ne pas trouver le moyen du premier coup.

– J'avoue, Rubé, répondit Séguin en souriant, que je ne vois pas comment vous pouvez les mettre sur une fausse voie.

– Eh bien donc, continua le trappeur, quelque peu flatté de montrer sa supériorité dans les ruses de la prairie, l'Enfant est capable de vous dire comment il peut les mettre sur une voie qui les conduira tout droit à tous les diables.

– Hourra pour toi, vieux sac de cuir !

– Vous voyez ce carquois sur l'épaule de cet Indien ?

– Oui, oui !

– Il est plein de flèches ou peu s'en faut, n'est-ce pas ?

– Il l'est. Eh bien ?

– Eh bien donc, qu'un de nous enfourche le mustang de l'Indien ; n'importe qui peut faire ça aussi bien que moi ; qu'il traverse le sentier des Paches, et qu'il jette ces flèches la pointe tournée vers le sud, et si les Navaghs ne suivent pas cette direction jusqu'à ce qu'ils aient rejoint les Paches, l'Enfant vous abandonne sa chevelure pour une pipe du plus mauvais tabac de Kentucky.

Viva ! Il a raison ! il a raison ! Hourra pour le Vieux Rubé ! s'écrièrent tous les chasseurs en même temps.

– Ils ne comprendront pas trop pourquoi il a pris ce chemin, mais ça ne fait rien. Ils reconnaîtront les flèches, ça suffit. Pendant qu'ils s'en retourneront par là-bas, nous irons fouiller dans leur garde-manger ; nous aurons tout le temps nécessaire pour nous tirer tranquillement du guêpier, et revenir chez nous.

– Oui, c'est cela, par le diable !

– Notre bande, continua Rubé, n'a pas besoin de venir jusqu'à la source du Pinon, ni à présent ni après. Elle peut traverser le sentier de la guerre, plus haut, vers le Heely, et nous rejoindre de l'autre côté de la montagne, où il y a en masse du gibier, des buffalos et du bétail de toute espèce. La vieille terre de la Mission en est pleine. Il faut absolument que nous passions par là ; il n'y a aucune chance de trouver des bisons par ici, après la chasse que les Indiens viennent de leur donner.

– Tout cela est juste, dit Séguin. Il faut que nous fassions le tour de la montagne avant de rencontrer des buffalos. Les chasseurs indiens les ont fait disparaître des Llanos. Ainsi donc, en route ! mettons-nous tout de suite à l'ouvrage. Nous avons encore deux heures avant le coucher du soleil. Par quoi devons-nous commencer, Rubé ? Vous avez fourni l'ensemble du plan ; je me fie à vous pour les détails.

– Eh bien, dans mon opinion, cap'n, la première chose que nous ayons à faire, c'est d'envoyer un homme, au grandissime galop, à la place où la bande est cachée ; il leur fera traverser le sentier.

– Où pensez-vous qu'ils devront le traverser ?

– À peu près à vingt milles au nord d'ici, il y a une place sèche et dure, une bonne place pour ne pas laisser de traces. S'ils savent s'y prendre, ils ne feront pas d'empreintes qu'on puisse voir. Je me chargerais d'y faire passer un convoi de wagons de la compagnie Bent sans que le plus madré des Indiens soit capable d'en reconnaître la piste ; je m'en chargerais.

– Je vais envoyer immédiatement un homme. Ici, Sanchez ! vous avez un bon cheval, et vous connaissez le terrain. Nos amis sont cachés à vingt milles d'ici, tout au plus ; conduisez-les le long du bord et avec précaution, comme on l'a dit. Vous nous trouverez au nord de la montagne. Vous pouvez courir toute la nuit, et nous avoir rejoints demain de bonne heure. Allez !

Le torero, sans faire aucune réponse, détacha son cheval du piquet, sauta en selle, et prit au galop la direction du nord-ouest.

– Heureusement, dit Séguin, le suivant de l'œil pendant quelques instants, ils ont piétiné le sol tout autour ; autrement, les empreintes de notre dernière lutte en auraient raconté long sur notre compte.

– Il n'y a pas de danger de ce côté, répliqua Rubé ; mais quand nous aurons quitté d'ici, cap'n, nous ne suivrons plus leur route. Ils découvriraient bientôt notre piste. Il faut que nous prenions un chemin qui ne garde pas de traces. Et Rubé montrait le sentier pierreux qui s'étendait au nord et au sud, contournant le pied de la montagne.

– Oui, nous suivrons ce chemin ; nous n'y laisserons aucune empreinte. Et puis, après ?

– Ma seconde idée est de nous débarrasser de cette machine qui est là-bas.

Et le trappeur, en disant ces mots, indiquait d'un geste de tête le squelette du Yamporica.

– C'est vrai, j'avais oublié cela. Qu'allons-nous en faire ?

– Enterrons-le, dit un des hommes.

– Ouais ! Non pas. Brûlons-le ! conseilla un autre.

– Oui, ça vaut mieux, fit un troisième.

On s'arrêta à ce dernier parti. Le squelette fut amené en bas ; les taches de sang soigneusement effacées des rochers ; le crâne brisé d'un coup de tomahawk ; les ossements mis en pièces ; puis le tout fut jeté dans le feu mêlé avec un tas d'os de buffalos déjà carbonisés sous les cendres. Un anatomiste seul aurait pu trouver là les vestiges d'un squelette humain.

– À présent, Rubé, les flèches ?

– Si vous voulez me laisser faire avec Billy Garey, je crois qu'à nous deux nous arrangerons ça de manière à mettre dedans tous les Indiens du pays. Nous aurons à peu près trois milles à faire, mais nous serons revenus avant que vous ayez fini de remplir les gourdes, les outres, et tout préparé pour le départ.

– Très bien ! prenez les flèches.

– C'est assez de quatre attrapes, dit Rubé, tirant quatre flèches du carquois. Gardez le reste. Nous aurons besoin de viande de loup avant de nous en aller. Nous ne trouverons pas la queue d'une autre bête, tant que nous n'aurons pas fait le tour de la montagne. Billy ! enfourche-moi le mustang de ce Navagh. C'est un beau cheval ; mais je ne donnerais pas ma vieille jument pour tout un escadron de ses pareils. Prends une de ces plumes noires.

Le vieux trappeur arracha une des plumes d'autruche du casque de Dacoma, et continua :

– Garçons ! veillez sur la vieille jument jusqu'à ce que je revienne ; ne la laissez pas échapper. Il me faut une couverture. Allons ! ne parlez pas tous à la fois.

– Voilà, Rubé, voilà ! crièrent tous les chasseurs, offrant chacun sa couverture.

– J'en aurai assez d'une. Il ne nous en faut que trois ; celle de Bill, la mienne et une autre. Là, Billy, mets ça devant toi. Maintenant suis le sentier des Paches pendant trois cents yards à peu près, et ensuite tu traverseras ; ne marche pas dans le frayé ; tiens-toi à mes côtés, et marque bien tes empreintes. Au galop, animal !

Le jeune chasseur appuya ses talons contre les flancs du mustang, et partit au grand galop en suivant le sentier des Apaches. Quand il eut couru environ trois cents yards, il s'arrêta, attendant de nouvelles instructions de son camarade. Pendant ce temps, le vieux Rubé prenait une flèche, et, attachant quelques brins de plumes d'autruche à l'extrémité barbelée, il la fichait dans la plus élevée des perches que les Indiens avaient laissées debout sur le terrain du camp. La pointe était tournée vers le sud du sentier des Apaches, et la flèche était si bien en vue, avec sa plume noire, qu'elle ne pouvait manquer de frapper les yeux de quiconque viendrait du côté des Llanos. Cela fait, il suivit son camarade à pied, se tenant à distance du sentier et marchant avec précaution. En arrivant près de Garey, il posa une seconde flèche par terre, la pointe tournée aussi vers le sud, et de façon à ce qu'elle pût être aperçue de l'endroit où était la première. Garey galopa encore en avant, en suivant le sentier, tandis que Rubé marchait, dans la prairie, sur une ligne parallèle au sentier.

Après avoir fait ainsi deux ou trois milles, Garey ralentit son allure, et mit le mustang au pas. Un peu plus loin, il s'arrêta de nouveau, et mit le cheval au repos dans la partie battue du chemin. Là, Rubé le rejoignit, et étendit les trois couvertures sur la terre, bout à bout, dans la direction de l'ouest, en travers du chemin. Garey mit pied à terre et conduisit le cheval tout doucement en le faisant marcher sur les couvertures. Comme ses pieds ne portaient que sur deux à la fois, à mesure que celle de derrière devenait libre, elle était enlevée et replacée en avant. Ce manège fut répété jusqu'à ce que le mustang fût arrivé à environ cinquante fois sa longueur dans le milieu de la prairie. Tout cela fut exécuté avec une adresse et une élégance égales à celles que déploya sir Walter Raleigh dans le trait de galanterie qui lui a valu sa réputation. Garey alors ramassa les couvertures, remonta à cheval et revint sur ses pas en suivant le pied de la montagne ; Rubé était retourné auprès du sentier et avait placé une flèche à l'endroit où le mustang l'avait quitté ; et il continuait à marcher vers le sud avec la quatrième. Quand il eut fait près d'un demi-mille, nous le vîmes se baisser au-dessus du sentier, se relever, traverser vers le pied de la montagne et suivre la route qu'avait prise son compagnon. Les fausses pistes étaient posées ; la ruse était complète.

El-Sol, de son côté, n'était pas resté inactif. Plus d'un loup avait été tué et dépouillé, et la viande avait été empaquetée dans les peaux. Les gourdes étaient pleines, notre prisonnier solidement garrotté sur une mule, et nous attendions le retour de nos compagnons. Séguin avait résolu de laisser deux hommes en vedette à la source. Ils avaient pour instructions de tenir leurs chevaux au milieu des rochers et de leur porter à boire avec un seau, de manière à ne pas faire d'empreintes fraîches auprès de l'eau. L'un d'eux devait rester constamment sur une éminence, et observer la prairie avec la lunette. Dès que le retour des Navajoès serait signalé, leur consigne était de se retirer, sans être vus, en suivant le pied de la montagne ; puis de s'arrêter dix milles plus loin au nord, à une place d'où l'on découvrait encore la plaine. Là, ils devaient demeurer jusqu'à ce qu'ils eussent pu s'assurer de la direction prise par les Indiens en quittant la source, et alors seulement, venir en toute hâte rejoindre la bande avec leurs nouvelles. Tous ces arrangements étaient pris, lorsque Rubé et Garey revinrent ; nous montâmes à cheval et nous nous dirigeâmes, par un long circuit, vers le pied de la montagne. Quand nous l'eûmes atteint, nous trouvâmes un chemin pierreux sur lequel les sabots de nos chevaux ne laissaient aucune empreinte. Nous marchions vers le nord, en suivant une ligne presque parallèle au Sentier de la guerre.

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