V SANTA-FÉ.

Après avoir employé une semaine à gravir les montagnes rocheuses, nous descendîmes dans la vallée du Del-Norte, et nous atteignîmes la capitale du Nouveau-Mexique, la célèbre ville de Santa-Fé. Le lendemain, la caravane elle-même arriva, car nous avions perdu du temps en prenant la route du sud, et les wagons, en traversant la passe de Raton, avaient suivi la voie la plus rapide. Nous n'eûmes aucune difficulté relativement à l'entrée de notre convoi, moyennant une taxe de cinq cents dollars d'alcavala pour chaque wagon. C'était une extorsion qui dépassait le tarif ; mais les marchands étaient forcés d'accepter cet impôt. Santa-Fé est l'entrepôt de la province, et le chef-lieu de son commerce. En l'atteignant, nous fîmes halte et établîmes notre camp hors des murs.

Saint-Vrain, quelques autres propriétaires et moi nous nous installâmes à la fonda, où nous cherchâmes dans le délicieux vin d'el Paso l'oubli des fatigues que nous avions endurées à travers les plaines. La nuit de notre arrivée se passa tout entière en festins et en plaisirs. Le lendemain matin, je fus éveillé par la voix de mon Godé, qui paraissait de joyeuse humeur et chantonnait quelques fragments d'une chanson de bateliers canadiens.

– Ah ! monsieur, me cria-toi ! en me voyant éveillé, aujourd'hui, ce soir, il y a une grande funcion, – un bal – ce que les Mexicains appellent le fandago. C'est très beau, monsieur. Vous aurez bien sûr un grand plaisir à voir un fandago mexicain.

– Non, Godé. Mes compatriotes ne sont pas aussi grands amateurs de la danse que les vôtres.

– C'est vrai, monsieur, mais un fandago ! ça mérite d'être vu. Ça se compose de toutes sortes de pas : le bolero, la valse, la coûna, et beaucoup d'autres ; le tout mélangé de pouchero. Allez ! monsieur, vous verrez plus d'une jolie fille aux yeux noirs et avec de très courts… Ah ! diable !… de très courts… comment appelez-vous cela en américain ?

– Je ne sais pas de quoi vous voulez parler.

– Cela ! cela, monsieur.

Et il me montrait la jupe de sa blouse de chasse.

– Ah ! pardieu, je le tiens ! – Petticoes, de très courts petticoes. Ah ! vraiment, vous verrez, vous verrez ce que c'est qu'un fandago mexicain.

Las niñas de Durango

Conmigo bailandas,

Al cielo saltandas

En el fan-dango – en el fan-dango.

Ah ! voici M. de Saint-Vrain. Il n'a sans doute jamais vu un fandago. Sacristi ! comme monsieur danse ! comme un vrai maître de ballets ! Mais il est de sangre… de sang français, vraiment. Voyez donc !

Al cielo saltandas

En el fan-dan-go – en el fan-dang…

– Eh ! Godé ?

– Monsieur.

– Cours à la cantine et demande, prends à crédit, achète ou chippe une bouteille du meilleur Paso.

– Faut-il essayer de la chipper, monsieur Saint-Vrain ? Demanda Godé avec une grimace significative.

– Non, vieux coquin de Canadien ! paie-la, voilà de l'argent. Du meilleur Paso, tu entends ? frais et brillant. Maintenant, vaya !

– Bonjour, mon brave dompteur de buffalos. Encore au lit, à ce que je vois.

– J'ai une migraine qui me fend la tête.

– Ah ! ah ! ah ! C'est comme moi tout à l'heure ; mais Godé est allé chercher le remède. Poil de chien guérit la morsure. Allons, en bas du lit.

– Attendez au moins que j'aie pris une dose de votre médecine.

– C'est juste. Vous vous trouverez mieux après. Dites-moi, comment vous trouvez-vous des plaisirs de la ville, hein ?

– Vous appelez cela une ville !

– Mais oui ; c'est ainsi qu'on la nomme partout : la ciudad de Santa-Fé, la fameuse ville de Santa-Fé, la capitale du Nuevo-Mejico, la métropole de la prairie, le paradis des vendeurs, des trappeurs et des voleurs.

– Et voilà le progrès accompli dans une période de trois cents ans ! En vérité, ce peuple semble à peine arrivé aux premiers échelons de la civilisation !

– Dites plutôt qu'il en a dépassé les derniers. Ici, dans cette oasis lointaine, vous trouverez peinture, poésie, danse, théâtre et musique, fêtes et feux d'artifice ; tous les raffinements de l'art et de l'amour qui caractérisent une nation en déclin. Vous rencontrerez en foule des don Quichottes, soi-disant chevaliers errants, des Roméos, moins le cœur, et des bandits, moins le courage. Vous rencontrerez… toutes sortes de choses avant de vous croiser avec la vertu ou l'honneur.

Holà ! muchacho !

Que es señor ?

– Avez-vous du café ?

Si, señor.

– Apportez deux tasses : dos tazas, entendez-vous, et leste ! Aprisa ! aprisa !

Si, señor.

– Ah ! voici le voyageur canadien ! Eh bien, vieux Nord-Ouest, apportes-tu le vin ?

– C'est un vin délicieux, monsieur Saint-Vrain ! ça vaut presque les vins Français.

– Il a raison, Haller ! (tsap ! tsap !) délicieux, vous pouvez le dire, mon cher Godé ! (tsap ! tsap !) Allons, buvez ; cela va vous rendre fort comme un buffalo. Voyez, il pétille comme de l'eau de Seltz ! comme fontaine qui bouille. Eh ! Godé ?

– Oui, monsieur ; absolument comme fontaine qui bouille, parbleu ! oui.

– Buvez, mon ami, buvez ! ne craignez pas ce vin-là ; c'est pur jus de la vigne. Sentez cela, humez ce bouquet. Dieu ! Quel vin les Yankees tireront un jour de ces raisins du Nouveau-Mexique !

– Eh quoi ? croyez-vous que les Yankees aient des vues sur ce pays ?

– Si je le crois ? je le sais. Et pourquoi pas ! À quoi peut servir cette race de singes dans la création ? uniquement à embarrasser la terre. – Eh bien, garçon, vous avez apporté le café ?

Ya, esta, señor.

– Allons, prenez-moi quelques gorgées de cette liqueur, cela vous remettra sur pied tout de suite. Ils sont bons pour faire du café, par exemple ; les Espagnols sont passés maîtres en cela.

– Qu'est-ce que ce fandago dont Godé m'a parlé ?

– Ah ! c'est vrai. Nous allons avoir une fameuse soirée, vous y viendrez, sans doute ?

– Par pure curiosité !

– Très bien ! votre curiosité sera satisfaite.

– Le vieux coquin de gouverneur doit honorer le bal de sa présence, et, dit-on, sa charmante señora ; mais je ne crois pas que celle-ci vienne.

– Et pourquoi pas ?

– Il a trop peur qu'un de ces sauvages americanos ne prenne fantaisie de l'enlever en croupe. Cela s'est vu quelquefois dans cette vallée. Par sainte Marie ! c'est une charmante créature, – continua Saint-Vrain, se parlant à lui-même, – et je sais quelqu'un… Oh ! le vieux tyran maudit ! Pensez-y donc un peu !

– À quoi ?

– Mais à la manière dont il nous a traités. Cinq cents dollars par wagon ! et nous en avions un cent ! en tout cinquante mille dollars.

– Mais, est-ce qu'il empoche tout cela ? Est-ce que le gouvernement….

– Le gouvernement ! le gouvernement n'en touche pas un centime. C'est lui qui est le gouvernement ici. Et, grâce aux ressources qu'il tire de ces impôts, il gouverne les misérables habitants avec une verge de fer. Pauvres diables !

– Et ils le haïssent, je suppose ?

– Lui et les siens. Dieu sait s'ils ont raison.

– Pourquoi donc alors ne se révoltent-ils pas ?

– Cela leur arrive quelquefois. Mais que peuvent faire ces malheureux ? Comme tous les tyrans, il a su les diviser et semer entre eux des haines irréconciliables.

– Mais il ne me semblait pas qu'il ait une armée bien formidable : il n'a point de gardes du corps.

– Des gardes du corps, s'écria Saint-Vrain en m'interrompant. Regardez dehors les voilà, ses gardes du corps.

Indios bravos ! les Navajoès ! s’exclama Godé au même instant.

Je regardai dans la rue. Une demi-douzaine d'Indiens drapés dans des sérapés rayés passaient devant l'auberge. Leurs regards sauvages, leur démarche lente et fière, les faisaient facilement distinguer des indios manzos, des pueblos, porteurs d'eau et bûcherons.

– Sont-ce des Navajoès ? demandai-je.

– Oui, monsieur, oui, reprit Godé avec quelque animation. Sacrr… ! des Navajoès, de véritables et damnés Navajoès !

– Il n'y a pas à s'y tromper, ajouta Saint-Vrain.

– Mais les Navajoès sont les ennemis déclarés des Nouveaux-Mexicains. Comment sont-ils ici ? prisonniers ?

– Ont-ils l'air de prisonniers ?

Certes, on ne pouvait apercevoir aucun indice de captivité ni dans leurs regards ni dans leurs allures. Ils marchaient fièrement le long du mur, lançant de temps à antre sur les passants un coup d'œil sauvage, hautain et méprisant.

– Pourquoi sont-ils ici alors ? Leur pays est bien loin vers l'ouest.

– C'est là un de ces mystères du Nouveau-Mexique sur lesquels je vous donnerai quelques éclaircissements une autre fois. Ils sont maintenant sous la protection d'un traité de paix qui les lie, tant qu'il ne leur convient pas de le rompre. Quant à présent, ils sont aussi libres ici que vous et moi ; que dis-je ? ils le sont bien davantage. Je ne serais point surpris de les rencontrer ce soir au fandango.

– J'ai entendu dire que les Navajoès étaient cannibales ?

– C'est la vérité. Observez-les un instant ! Regardez comme ils couvent des yeux ce petit garçon joufflu, qui paraît instinctivement en avoir peur. Il est heureux pour ce petit drôle qu'il fasse grand jour, sans cela il pourrait bien être étranglé sous une de ces couvertures rayées.

– Parlez-vous sérieusement, Saint-Vrain !

– Sur ma parole ; je ne plaisante pas ! Si je me trompe, Godé en sait assez pour pouvoir confirmer ce que j'avance, Eh ! voyageur ?

– C'est vrai, monsieur. J'ai été prisonnier dans la Nation : non pas chez les Navagh, mais chez les damnés d'Apaches. C'est la même chose, pendant trois mois. J'ai vu les sauvages manger, –eat, – un, deux trie, trie enfants rôtis, comme si c'étaient des bosses de buffles. C'est vrai, monsieur, c'est très vrai.

– C'est la vraie vérité : les Apaches et les Navajoès enlèvent des enfants dans la vallée, ici, lors de leurs grandes expéditions ; et ceux qui ont été à même de s'en instruire assurent qu'ils les font rôtir. Est-ce pour les offrir en sacrifice au dieu féroce Quetzalcoatl ? est-ce par goût pour la chair humaine ? c'est ce qu'on n'a pas encore bien pu vérifier. Bien peu parmi ceux qui ont visité leurs villes ont eu, comme Godé, la chance d'en sortir. Pas un homme de ces pays ne s'aventure à traverser la sierra de l'ouest.

– Et comment avez-vous fait, monsieur Godé pour sauver votre chevelure ?

– Comment, monsieur ? Parce que je n'en ai pas. Je ne peux pas être scalpé. Ce que les trappeurs yankees appellent hur, ma chevelure, est de la fabrication d'un barbier de Saint-Louis. Voilà, monsieur.

En disant cela, le Canadien ôta sa casquette, et, avec elle, ce que jusqu'à ce moment j'avais pris pour une magnifique chevelure bouclée, c'était une perruque.

– Maintenant, messieurs, s'écria-t-il d'un ton de bonne humeur, comment ces sauvages pourraient-ils prendre mon scalp ? Les Indiens damnés n'en toucheront pas la prime, sacr-r-r… !

Saint-Vrain et moi ne pûmes nous empêcher de rire à la transformation comique de la figure du Canadien.

– Allons, Godé ! le moins que vous puissiez faire après cela, c'est de boire un coup. Tenez, servez-vous.

– Très obligé, monsieur Saint-Vrain, je vous remercie.

Et le voyageur, toujours altéré avala le nectar d'el Paso comme il eût fait d'une tasse de lait.

– Allons, Haller ! Il faut que nous allions voir les wagons. Les affaires d'abord, le plaisir après, autant du moins que nous pourrons nous en procurer au milieu de ces tas de briques. Mais nous trouverons de quoi nous distraire à Chihuahua.

– Vous pensez que nous irons jusque-là ?

– Certainement. Nous n'aurons pas acheteurs ici pour le quart de notre cargaison. Il faudra porter le reste sur le marché principal. Au camp ! allons !

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