LVI UNE VIBRATION DES CORDES DE LA MÉMOIRE.

Le deuxième soir après notre arrivée à la vieille maison du Del Norte, nous étions réunis, Séguin, Saint-Vrain et moi, sur l'azotea. J'ignore dans quel but notre hôte nous avait conduits là. Peut-être voulait-il contempler une fois encore cette terre sauvage, théâtre de tant de scènes de sa vie aventureuse. Nos plans étaient arrêtés. Nous devions partir le lendemain, traverser les grandes plaines et regagner le Mississipi. Elles partaient avec nous.

C'était une belle et chaude soirée. L'atmosphère était légère et élastique comme elle l'est toujours sur les hauts plateaux du monde occidental. Son influence semblait s'étendre sur toute la nature animée ; il y avait de la joie dans le chant des oiseaux, dans le bourdonnement des abeilles domestiques. La forêt lointaine nous envoyait la mélodie de son doux murmure ; on n'entendait pas les rugissements habituels de ses hôtes sauvages et cruels : tout semblait respirer la paix et l'amour. Les arrieros chantaient gaiement, en s'occupant en bas des préparatifs de départ. Moi aussi, je me sentais joyeux ; depuis plusieurs jours le bonheur était dans mon âme, mais cet air pur, le plus brillant avenir qui s'ouvrait devant moi, ajoutaient encore â ma félicité.

Il n'en était pas ainsi de mes compagnons. Tous deux semblaient tristes. Séguin gardait le silence. Je croyais qu'il était monté là pour regarder une dernière fois la belle vallée. Sa pensée était ailleurs. Il marchait de long en large, les bras croisés, les yeux baissés et fixés sur le ciment de la terrasse. Il ne regardait rien ; il ne voyait rien. L'œil de son esprit seul était éveillé. Ses sourcils froncés accusaient de pénibles préoccupations. Je n'en savais que trop la cause. Elle persistait à ne pas le reconnaître. Mais Saint-Vrain, – le spirituel, le brillant, le bouillonnant Saint-Vrain, – quelle infortune l'avait donc frappé ? quel nuage était venu assombrir le ciel rose de sa destinée ? quel serpent s'était glissé dans son cœur ? à quel chagrin si vif pouvait-il être en proie, que le pétillant Paso lui-même était impuissant à dissiper ? Saint-Vrain ne parlait plus ; Saint-Vrain soupirait ; Saint-Vrain était triste ! J'en devinais à moitié la cause : Saint-Vrain était….

On entend sur l'escalier des pas légers et un frôlement de robes. Des femmes montent. Nous voyons paraître madame Séguin, Adèle et Zoé. Je regarde la mère ; – sa figure aussi est voilée de tristesse. Pourquoi n'est-elle pas heureuse ? pourquoi n'est-elle pas joyeuse d'avoir retrouvé son enfant si longtemps perdue ! Ah ! C'est qu'elle ne l'a pas encore retrouvée !

Mes yeux se portent sur la fille – l'aînée – la reine. L'expression de ses traits est des plus étranges. Avez-vous vu l'ocelot captif ? Avez-vous vu l'oiseau sauvage qui refuse de s'apprivoiser, et frappe, de ses ailes saignantes, les barreaux de la cage qui lui sert de prison. Vous pouvez alors vous imaginer cette expression. Je ne saurais la dépeindre. Elle ne porte plus le costume indien. On l'a remplacé par les vêtements de la vie civilisée, qu'elle supporte impatiemment. On s'en aperçoit aux déchirures de la jupe, au corsage béant, découvrant à moitié son sein qui se soulève, agité par des pensées cruelles. Elle suit sa mère et sa sœur, mais non comme une compagne. Elle semble prisonnière ; elle est comme un aigle à qui on a coupé les ailes. Elle ne regarde personne. Les tendres attentions dont on l'a entourée ne l'ont point touchée. Dès que sa mère, qui l'a conduite sur l'azotea, lui lâche la main, elle s'éloigne, va s'accroupir à l'écart, et change plusieurs fois de place, sous l'influence d'émotions profondes. Accoudée sur le parapet, à l'extrémité occidentale de l'azotea, elle regarde au loin – du côté des Mimbres. Elle connaît bien ces montagnes, ces pics de sélénite brillante, ces sentinelles immobiles du désert ; elle les connaît bien : son cœur suit ses yeux.

Tous nous l'observons, elle est l'objet de notre commune sollicitude. C'est à elle que se rapportent toutes les douleurs. Son père, sa mère, sa sœur, l'observent avec une profonde tristesse ; Saint-Vrain aussi. Cependant, chez ce dernier l'expression n'est pas la même. Son regard trahit l'….

Elle s'est retournée subitement ; et s'apercevant que tous nos yeux sont fixés sur elle, nous regarde l'un après l'autre… Ses yeux rencontrent ceux de Saint-Vrain ! Sa physionomie change tout à coup ; elle s'illumine, comme le soleil se dégageant des nuages. Ses yeux s'allument. Je connais cette flamme : je l'ai vue déjà, non dans ses yeux, mais dans des yeux qui ressemblaient aux siens, dans ceux de sa sœur ; je connais cette flamme : c'est celle de l'amour. Saint-Vrain, lui aussi, est en proie à la même émotion. Heureux Saint-Vrain ! heureux, car son amour est partagé. Il l'ignore encore, mais je le sais, moi. Je pourrais d'un seul mot combler son cœur de joie.

Quelques moments se passent ainsi. Ils se regardent : leurs yeux échangent des éclairs. Ni l'un ni l'autre ne peut les détourner. Ils obéissent à la puissance suprême de l'amour. L'énergique et fière attitude de la jeune fille s'affaisse peu à peu ; ses traits se détendent ; son regard devient plus doux ; tout son extérieur s'est transfiguré. Elle se laisse aller sur un banc et s'appuie contre le parapet. Elle ne se tourne plus vers l'est ; ses regards ne cherchent plus les Mimbres. Son cœur n'est plus au désert ! il a suivi ses yeux qui restent continuellement fixés sur Saint-Vrain. De temps en temps, ils s'abaissent sur les dalles de l'azotea ; mais sa pensée les ramène au même objet ; elle le regarde tendrement, plus tendrement chaque fois qu'elle y revient. L'angoisse de la captivité est oubliée. Elle ne désire plus s'enfuir. L'endroit où il est n'est plus pour elle une prison ; c'est un paradis. On peut maintenant laisser les portes ouvertes. L'oiseau ne fera plus d'efforts pour sortir de sa cage : il est apprivoisé. Ce que la mémoire, l'amitié, les caresses, n'ont pu faire, est accompli par l'amour en un instant ; la puissance mystérieuse de l'amour a transformé ce cœur sauvage ; le temps d'une pulsation a suffi pour cela : les souvenirs du désert sont effacés. Je crus voir que Séguin avait tout remarqué, car il observait avec attention les moindres mouvements de sa fille. Il me sembla que cette découverte lui faisait plaisir ; il Paraissait moins triste qu'auparavant. Mais je ne continuai pas à suivre cette scène. Un intérêt plus vif m'attira d'un autre côté, et, obéissant à une douce attraction, je me dirigeai vers l'angle méridional de l'azotea. Je n'étais pas seul. Ma bien-aimée était avec moi, et nos mains étaient jointes, comme nos cœurs. Notre amour n'avait point à se cacher ; avec Zoé, il n'avait jamais été question de secrets sous ce rapport. Notre passion s'abandonnait aux impulsions de la nature. Zoé ne savait rien des usages conventionnels du monde, de la société, des cercles soi-disant raffinés. Elle ignorait que l'amour fût un sentiment dont on pût avoir à rougir. Jusque-là, nuls témoins ne l'avaient gênée. La présence même de ses parents, si redoutable aux amoureux moins purs que nous ne l'étions, n'avait jamais mis le moindre obstacle à l'expression de ses sentiments. Seule ou devant eux, sa conduite était la même. Elle ignorait les hypocrisies de la nature conventionnelle ; les scrupules, les intrigues, les luttes simulées. Elle ignorait les terreurs des âmes coupables. Elle suivait naïvement les impulsions placées en elle par le Créateur. Il n'en était pas tout à fait de même chez moi. J'avais vécu dans la société ; peu, il est vrai, mais assez pour ne pas croire autant à l'innocente pureté de l'amour ; assez pour être devenu quelque peu sceptique sur sa sincérité. Grâce à elle, je me débarrassais de ce misérable scepticisme ; mon âme s'ouvrait à l'influence divine : je comprenais toute la noblesse de la passion. Notre attachement était sanctionné par ceux-là mêmes qui seuls avaient le droit de le sanctionner. Il était sanctifié par sa propre pureté. Nous contemplons le paysage, rendu plus beau par le coucher du soleil, dont les rayons ne frappent plus la rivière, mais dorent encore le feuillage des cotonniers qui la couvrent, et envoient, çà et là, une traînée lumineuse sur les flots. La forêt est diaprée des riches nuances de l'automne. Les feuilles vertes sont entremêlées de feuilles rouges ; ici elles revêtent le jaune d'or, là le marron foncé. Sous cette brillante mosaïque, le fleuve déploie ses courbes sinueuses, comme un serpent gigantesque dont la tête va se perdre dans les bois sombres qui environnent El Paso. Tout cela se déroule à nos yeux, car la place que nous occupons domine le paysage. Nous voyons les maisons brunes du village, le clocher brillant de son église.

Combien de fois, dans nos heures d'ivresse, nous avons regardé ce clocher ! Jamais avec autant de bonheur que dans ce moment. Nous sentons que nos cœurs débordent. Nous parlons du passé comme du présent ; car Zoé compte maintenant des événements dans sa vie. Sombres tableaux, il est vrai ; mais souvent ce sont ceux-là dont on aime le plus à évoquer le souvenir. Les scènes du désert ont ouvert à son intelligence tout un horizon de pensées nouvelles qui provoquent de sa part des questions sans nombre. Nous parlons de l'avenir. Il est tout lumière, quoique un long et périlleux voyage nous en sépare encore. Nous n'y pensons pas. Nous regardons au delà ; nous pensons à l'époque où je lui enseignerai, où elle apprendra de moi ce que c'est que le mariage.

Les vibrations d'une mandoline se font entendre. Nous nous retournons. Madame Séguin est assise sur un banc ; elle tient l'instrument dans ses mains ; elle l'accorde. Jusqu'à ce moment, elle n'y avait pas touché. Il n'y avait pas eu de musique depuis notre retour. C'est à la demande de Séguin que l'instrument a été apporté, il veut, par la musique, chasser les sombres souvenirs ; ou peut-être espère-t-il adoucir les pensées cruelles qui tourmentent encore son enfant. Madame Séguin se dispose à jouer ; nous nous rapprochons pour entendre. Séguin et Saint-Vrain causent à part. Adèle est encore assise où nous l'avons laissée, silencieuse, absorbée.

La musique commence ; c'est un air joyeux, un fandango ; un de ces airs dont les Andalouses aiment à suivre la cadence avec leurs pieds. Séguin et Saint-Vrain se sont retournés ; nous regardons tous la figure d'Adèle. Nous tâchons de lire dans ses traits. Les premières notes l'ont fait tressaillir ; ses yeux vont de l'un à l'autre, de l'instrument à celle qui le tient ; elle semble étonnée, curieuse. La musique continue. La jeune fille s'est levée, et par un mouvement machinal, elle se rapproche du banc où sa mère est assise. Elle s'accroupit à ses pieds, place son oreille tout près de la boite vibrante, et prête une oreille attentive. Sa figure revêt une expression singulière.

Je regarde Séguin ; sa physionomie n'est pas moins étrange ; ses yeux sont fixés sur ceux de sa fille ; il la dévore du regard ; ses lèvres sont entrouvertes ; il semble ne pas respirer. Ses bras pendent sans mouvement, et il se penche vers elle comme pour lire sur son visage les pensées qui agitent son âme. Il se relève, comme frappé d'une idée soudaine.

– Oh ! Adèle ! Adèle ! s'écrie-t-il d'une voix oppressée ! En s'adressant à sa femme, oh ! chante cette chanson, cette romance si douce, tu te rappelles ? cette chanson que tu avais l'habitude de lui répéter si souvent. Tu te la rappelles ? Adèle ! Regarde-la ! vite ! vite ! Oh ! mon Dieu ! peut-être elle pourra…

La musique l'interrompt. La mère l'a compris, et, avec l'habileté d'une virtuose, elle amène par une modulation savante un chant d'un caractère tout différent : je reconnais la douce cantilène espagnole : « La madre a su hija » (La mère à son enfant).

Elle chante en s'accompagnant de la mandoline. Elle y met toute son âme ; l'amour maternel l'inspire. Elle donne aux paroles l'accent le plus passionné, le plus tendre :

Tu duermes, cara niña.

Tu duermes en la paz.

Los angeles del cielo

Los angeles guardan,

Guardan Niña mia !

Cara ni…

* * * *

Le chant est interrompu par un cri, – un cri dont l'expression est impossible à rendre. Les premiers mots de la romance avaient fait tressaillir la jeune fille, et son attention avait redoublé, s'il était possible. Pendant que le chant continuait, l'expression singulière que nous avons remarquée sur sa figure devenait de plus en plus visible et marquée. Quand la voix arriva au refrain de la mélodie, une exclamation étrange sortit de ses lèvres. Elle se dressa sur ses pieds, regarda avec égarement celle qui chantait.

Ce fut un éclair ! L'instant d'après, elle criait d'un accent profond et passionné : « Maman ! maman ! » et tombait dans les bras de sa mère.

Séguin avait dit vrai lorsqu'il s'était écrié : « Peut-être un jour Dieu permettra qu'elle se rappelle ! » Elle se rappelait non seulement sa mère, mais, bientôt après, elle le reconnaissait lui aussi. Les cordes de la mémoire avaient vibré, les portes du souvenir s'étaient ouvertes. Elle retrouvait les impressions de son enfance. Elle se rappelait tout !

Je ne veux point tenter de décrire la scène qui suivit. Je n'essayerai pas de peindre les sentiments des acteurs de cette scène, les cris de joie céleste mêlés de sanglots et de larmes, larmes de bonheur !

Nous étions tous heureux, ivres de joie ; mais pour Séguin, cette heure était l'heure de sa vie.

FIN

Share on Twitter Share on Facebook