À Lucien Priou.
M. Sud regardait les chardonnerets tantôt se poser sur le peuplier, et tantôt joncher la terre, comme une bande de fleurs volantes. Sans doute, il en désirait un pour le mettre à sa boutonnière. Longtemps il attendit qu’ils fussent bien en tas, irrésolu dès que l’un d’eux s’écartait.
Soudain, dans un accès de férocité et de bravoure, il déchargea son beau fusil, en détournant la tête.
Quand il revint à lui, son chien Pyrame mangeait les chardonnerets morts. Quelques autres, blessés à peine ou étourdis, échappaient aux happements de la gueule. M. Sud les ramassa et les mit dans sa poche, tout fier.
Ainsi, il avait tué : grâce à lui, là, des plumes s’étaient éparpillées ; la terre buvait du sang ; des cervelles se répandaient, blanches comme du lait d’herbe à verrues. Et si, malgré ces preuves, un incrédule doutait encore, il suffirait, pour le convaincre, de dire à Pyrame :
– Montre ta langue !
– Je veux garder la douille de ma cartouche ! se dit M. Sud.
Il s’en alla. Il éprouvait le besoin de marcher vite et droit. Il avait hâte de rentrer à la maison et de retourner sa poche, tous ses amis assemblés.
Il entendait cette exclamation : « Fameux coup ! » et répondait, modeste : « Vous êtes trop aimable, j’ai eu de la chance. Merci. La prochaine fois je ferai mieux ! »
Il se flatta la barbe comme il faisait toujours à chaque contentement. Jamais elle n’avait été plus élastique. Il la soulevait haut, par les deux pointes, et la laissait ensuite retomber, écarter toute sa neige sur sa poitrine d’homme. Les chardonnerets remuèrent. M. Sud en prit un, avec des précautions, et l’examina pour voir « comment c’était fait ».
Le chardonneret avait la tête rouge, les ailes jaunes et brunes ; l’une d’elles, cassée, pendait. La mobilité de son bec et de ses yeux était l’unique signe de sa souffrance fine. Mais une remarque, entre toutes, frappa M. Sud. Cette miniature d’être ne lui faisait pas l’effet d’une « pièce de gibier ». Il croyait soupeser un fragile objet d’art, fini au point de donner l’illusion de la vie. Il mania les chardonnerets les uns après les autres, et tous le troublèrent par leur effarement menu. Ses impressions tournèrent comme des roues folles. Il s’imagina penaud, et non plus triomphant, sous les regards de ses amis, et il écouta les fous rires des coquettes petites filles, déjà femmes par le don de se moquer.
– Oui, se dit-il, j’ai fait un beau coup. Quelle honte !
Il ralentit le pas. En ce moment, le chardonneret qu’il tenait s’envola, hésita un peu en l’air, étonné de se sentir libre, et partit. Cette espièglerie réjouit M. Sud :
– Celui-là n’avait pas trop de mal, dit-il. Les autres l’imiteront peut-être !
Il les percha tour à tour au bout de son doigt, avec des paroles encourageantes. Mais, désormais incapables d’essor, ils retombèrent au creux de la main.
– Qu’en faire ? se demanda M. Sud.
Il ne songea pas à les élever dans une cage bien aménagée.
Il s’assura que personne ne pouvait le surprendre, regretta de ne point se trouver derrière une porte dont le verrou serait poussé, et déposa délicatement les chardonnerets au bord de la rivière. Le courant félin les saisit, noua, comme avec un fil, leurs ailes à peine battantes, les emporta. Vraiment, ils furent noyés sans avoir lutté plus que des mouches.
– Vois-tu, dit M. Sud à Pyrame, je préfère, décidément, la pêche à la chasse. Les poissons, ça n’a pas l’air de bêtes. Ils n’ont ni poil, ni plumes, et meurent tout seuls, quand ils veulent, sur le gazon, dans un coin, sans qu’on s’en occupe. Assez de carnage ! À partir de demain, nous pêcherons : tu porteras le filet !
Ensuite, M. Sud jeta sa douille de cartouche, moins précieuse, maintenant, qu’un bout de cigare éteint, et, comme son pantalon en velours gris-souris était taché de sang, il trempa dans l’eau son mouchoir et s’efforça – ainsi qu’un criminel – de laver et de frotter les gouttes rouges qui reparaissaient toujours !