J’efface un à un les péchés de son goût.
MADAME VERNET
Vous devriez me composer une petite bibliothèque qui me serait personnelle.
HENRI
Volontiers.
MADAME VERNET
Qu’y mettrez-vous ?
HENRI
Madame Bovary, d’abord. C’est l’histoire d’une dame qui est un peu comme vous. Elle ne sait pas ce qu’elle veut et finit par en mourir.
MADAME VERNET
Pauvre femme ! Est-ce bien écrit, au moins ?
HENRI
Assez bien, comme ça, oui.
MADAME VERNET
Et il n’y a pas de choses trop fortes ?
HENRI
Des choses trop fortes ?
MADAME VERNET
Des saletés, enfin, comme dans Zola.
HENRI
Non, je vous le garantis. C’est propre comme votre âme, et d’un luisant ! Vous pourriez vous y mirer.
MADAME VERNET
De qui est-ce ?
HENRI
De Flaubert, Madame. Flaubert Gustave.
MADAME VERNET
Je connais. Vous m’en aviez souvent parlé. N’a-t-il pas fait un autre livre qui a un titre drôle, un titre qui m’a frappée : La Tentation de saint Antoine ? Ce doit être raide, hein.
HENRI
Très raide. Je ne vous le conseille pas : vous n’iriez pas jusqu’au bout.
MADAME VERNET
Et après, qu’y mettrez-vous ?
HENRI
Un peu de Balzac ?
MADAME VERNET
J’en ai lu. Les descriptions m’ont arrêtée. Est-ce qu’il y a des descriptions dans tous ses livres ?
HENRI
On en retrouve par ci, par là.
MADAME VERNET
Alors pas de Balzac, si cela ne vous fait rien.
HENRI
Ça m’est égal. Ce que j’en dis, c’est pour causer. D’ailleurs je suis de votre avis. Les descriptions embrouillent ; on perd le fil : c’est agaçant.
MADAME VERNET
Et après, qu’y mettrez-vous ?
HENRI
C’est comme si nous jouions au corbillon. J’y mettrai un peu des Goncourt, un tout petit peu, pour donner du goût.
MADAME VERNET
Je les connais aussi ceux-là. Vous ne faites qu’en parler. Deux frères qui s’aimaient bien, n’est-ce pas ?
HENRI
Ils s’adoraient.
MADAME VERNET
C’est gentil, ça. Lequel des deux est donc mort, déjà ?
HENRI
Le plus jeune.
MADAME VERNET
Lequel des deux écrivait le mieux ?
HENRI
Le plus jeune, naturellement, puisqu’il est mort.
MADAME VERNET
Qu’est-ce que vous me donnerez des Goncourt ?
HENRI
Renée Mauperin. C’est encore l’histoire d’une jeune fille qui ne sait pas ce qu’elle veut et qui en meurt.
MADAME VERNET
Pauvre fille ! Ensuite.
HENRI
Ensuite Germinie Lacerteux : c’est l’histoire d’une servante.
MADAME VERNET
Oh ! non ! pas de bonne. Ces gens-là savent-ils aimer ?
HENRI
Voulez-vous Madame Gervaisais ? Cela se passe à Rome.
MADAME VERNET
J’aime beaucoup les livres de voyage.
HENRI
Sœur Philomène. Il s’agit d’une Sœur d’hôpital.
MADAME VERNET
Est-ce qu’il y a des tableaux de la souffrance humaine ? Oui ? N’en parlons plus. Je me trouverais mal à chaque instant. Qu’est-ce que nous prendrons de Zola ?
HENRI
Rien, à cause de votre odorat. Vous me demandez mon avis : je vous le donne.
MADAME VERNET
Mais il faut du Zola dans une bibliothèque de choix. Je suis une femme mariée. La délicatesse a des bornes. Ne dirait-on pas que vous me prenez pour une petite fille ? Je vous assure qu’il m’est tombé, par hasard, sous les yeux, quelques passages de Germinal et de la Terre, ceux qui ont fait le plus de bruit, et je ne les ai pas trouvés si « choses ». Et puis, en souvenir des beautés de premier ordre, il ne faut pas se montrer sévère pour les taches. Allons, accordez-moi quelques volumes de Zola.
HENRI
Vous les aurez tous, chère femme de mon cœur.
MADAME VERNET
Ensuite.
HENRI
Tenons-nous-en là pour l’instant. Nous continuerons demain la revue. Nous remplirons encore quelques casiers avec ce qui reste d’écrivains en prose pour dames, et nous demanderons ensuite aux poètes s’ils n’ont pas en réserve quelques poésies de derrière les fagots, pour faire la bonne bouche.
MADAME VERNET
N’oubliez pas au moins qu’un rayon tout entier, capitonné de soie, est destiné à vos œuvres futures, richement reliées.
HENRI
En peau de chagrin d’amour, avec des fers spéciaux, ceux que vous m’avez mis au cœur. C’est la grâce que je me souhaite. Allons déjeuner !