De loin, ils virent un groupe de quatre personnes – deux agents et deux civils – pénétrer dans le couloir qui menait directement à l’atelier.
– Déjà ! marmonna Crépin.
– Vous avez donc prévenu la police ? chuchota Stéphen.
Rosine cherchait des relations entre cette mort et les faits qui la rendaient si particulièrement déplorable. L’émotion, la déception foudroyante et sans bornes lui avaient redonné toutes les crédulités. M. de Crochans était-il allé chercher sa confirmation dans un monde que l’on ne quitte point à son gré ? Ceux qui devaient la lui fournir l’avaient-ils gardé parmi eux ?…
Quelques badauds s’attroupaient devant la porte. Un agent placide s’y tenait.
Il leur opposa ses mains contondantes, qui n’étaient que des poings mal desserrés.
Crépin parlementa. L’autre, rogue et typique, les laissa passer. Un de ses collègues contenait dans le couloir les locataires de la maison de rapport qui affluaient par les portes de derrière.
Ils montèrent.
On entrait librement dans l’atelier.
Là, au centre, c’était un tohu-bohu, un champ de bataille. Mais l’intérêt se concentrait sur le divan. Des messieurs l’entouraient, dont on ne voyait que le dos. Ils s’écartèrent sous la poussée de Rosine.
Le cadavre du chevalier s’offrit à ses yeux.
Ce n’était pas un mort d’ivoire, couché dans la sagesse et la sérénité.
Arqué, les jambes en crochet, les bras ramassés sous le menton, la tête rentrée dans les épaules, il avait la posture d’un homme qui, de toutes ses forces, repousse quelque chose d’écrasant ou quelqu’un qui l’étouffe. Sa main droite tenait une canne à pomme d’or, sa gauche se crispait dans la fourrure d’ours. La cravate défaite, le col fripé la veste décousue attestaient une lutte acharnée. Une horreur lugubre s’exprimait par les yeux vitreux, effroyablement exorbités dans le visage sombre ; et la bouche tordue découvrait des gencives livides et des dents jaunes qui mordaient une langue énorme et violacée.
Un des messieurs, long personnage voûté et barbu, disait, montrant par là qu’il était médecin :
– La mort remonte à sept heures environ. Il est rigide et froid.
– Le crime a donc été commis entre minuit et une heure, conclut un autre, qui portait le bouc républicain.
– C’est vous le domestique qui a prévenu l’agent de service ?
– C’est moi…, confirma Crépin.
– Comment s’appelle la victime ?
– De Crochans, Tristan…
– Crochans ?…
– Sans t, avec un s…
Agenouillée au chevet mortuaire, Rosine, à ces mots, sanglota. Toute la gaieté de son vieil ami, consommée maintenant, se tournait en tristesse.
Le personnage au bouc sécha ses larmes en lui demandant, ainsi qu’à Stéphen, ce qu’ils venaient faire et qui ils étaient.
C’est alors que le troisième monsieur, s’adressant à Mme Orlac, lui dit le plus doucement qu’il put :
– Laissez monsieur le commissaire achever ses constatations, madame. Éloignez-vous un instant. Et permettez à une ancienne connaissance de se rappeler à vous…
– M. Gaston Breteuil ! dit-elle en lui tendant la main. Dans quelles sombres circonstances je vous retrouve, monsieur !… »
Ici, en effet, se place l’entrée en scène de celui qui s’efforce de conter cette histoire avec précision, et qui s’excuserait d’avoir à parler pour son propre compte, si le devoir d’exactitude ne l’y forçait.
Je le répète : ma présence auprès de feu M. de Crochans était des plus fortuites. Descendant la rue d’Assas pour une promenade matinale, j’avais aperçu un domestique tout défait en train d’exposer au gardien de la paix du coin une affaire assurément dramatique. Je tirai ma carte de reporter judiciaire. Crépin nous persuada, l’agent et moi, de nous rendre sur les lieux. Nous le fîmes, et il nous quitta pour aller chez le commissaire de police. C’est de là que, sachant l’amitié réciproque de Stéphen et du chevalier, il avait cru opportun de passer boulevard Montparnasse.
J’avais connu Mme Orlac du temps de maman Monet, à qui j’achetais des cordes à violon, de la colophane et de la musique ; et j’étais devenu assez ami de la bonne vieille pour être invité au mariage de sa nièce. Depuis, je n’avais pas revu la charmante Rosine. Mais ses yeux étaient inoubliables, et dès l’abord, bien que sa beauté portât les traces de la peine, j’avais retrouvé dans la nouvelle venue la jeune fille d’autrefois.
Pour Stéphen, cela était bien différent. S’il n’avait pas accompagné sa femme, je crois que sa vue ne m’aurait rien rappelé, et que le nom d’Orlac ne serait pas venu sur mes lèvres à l’aspect de ce petit homme boiteux et rabougri dont les traits ravagés demeuraient tendus dans un rictus souffrant.
Il me salua d’un air absorbé.
Je dis à Rosine :
– Vous étiez donc en rapport avec M. de Crochans ?
Sans doute avais-je aperçu le chevalier au mariage d’antan, mais son nom ne me disait plus rien, et son masque de mort ne faisait plus qu’une lointaine allusion à sa figure de vivant.
Rosine m’apprit les liens qui les unissaient, sans me demander la raison de ma présence, justifiée par ma profession. Puis, cédant à ma prière, elle me renseigna sur la personnalité de M. de Crochans, dont le logis excentrique avait provoqué mon ébahissement.
Elle promenait des regards navrés sur les chaises renversées et les toiles crevées. Une portière pendait en loques. Des pinceaux jonchaient les tapis refoulés et plissés. Guillaume le squelette, décroché au cours du combat, s’était affalé sur ses rotules, le crâne enfoui derrière un pouf. Oscar, tout de blanc habillé, gisait le nez à terre.
Le médecin examinait avec attention le cou du cadavre.
– Il n’y a pas l’ombre d’un doute ! affirma-t-il. Strangulation. Voyez, monsieur le commissaire. Les marques des doigts sont nettes. Et quelles marques !
À son tour, le commissaire se pencha, fronçant les sourcils.
– Appelez l’agent Ramud, fit-il.
L’un des deux hommes qui ne disaient rien sortit.
– Quels sont ces gens ? me demanda Rosine.
– Des policiers.
– Vous avouerez que ce n’est pas banal ! fit le commissaire, mi-maussade mi-déconcerté.
Le médecin, prudent, hocha la tête.
Mais l’agent Ramud s’introduisit avec respect.
– Monsieur Breteuil, me dit le commissaire, c’est bien vous et Ramud qui êtes arrivés les premiers ?
– Oui, appelés par Monsieur, répondis-je en désignant le valet de chambre.
– Comment vous nommez-vous, mon garçon ?
Une bouffée de rhum et de café embauma l’atmosphère. Crépin déclinait ses nom, prénoms et qualité.
À ce moment, la porte du fond s’ouvrit et donna passage à deux figures que je voyais pour la première fois. Un grand vieillard pâle s’avançait vers nous, précédant une femme coiffée d’un bonnet tuyauté et affligée d’un bizarre effacement de physionomie ; ses traits, sauf la bouche rapace, n’étaient qu’intentions et velléités.
Le vieillard marchait droit ; ses yeux durs, enfoncés dans des orbites d’ombre, semblaient ne voir personne. Mais son regard tomba sur le divan, et sa pâleur, qui était extrême, s’accentua pourtant.
Je devinai que c’était là M. Édouard Orlac, avant qu’il l’eût dit au commissaire de police ; car Stéphen et lui, malgré l’âge et la taille, se ressemblaient. Seulement, Stéphen n’était que la copie émoussée de ce modèle anguleux.
Le père et le fils se donnèrent la main silencieusement, tandis que l’épouse Crépin desserrait ses lèvres cupides pour répondre à l’interrogatoire du fonctionnaire.
– Reprenons ! dit celui-ci. Crépin, vous êtes entré ici à quelle heure ?
– Six heures et demie, monsieur le commissaire.
– Décrivez-moi ce que vous avez vu.
Un cruel embarras hébétait le bonhomme.
Le docteur intervint :
– Il n’y a aucun inconvénient à ce que la scène soit reconstituée, dit-il. L’examen du corps nécessitera le découpage des vêtements, et je n’en vois pas l’urgence. Le cadavre a gardé son attitude…
– Parfait ! acquiesça le commissaire. D’ailleurs, le juge d’instruction ne tardera pas… Il sera content de voir les choses comme elles étaient… Bouillard, on a téléphoné pour la photographie ?
– Oui, monsieur le commissaire, répondit l’un des policiers.
– Eh bien ! allons-y ! Monsieur Breteuil, et vous, Ramud, arrangez ça, puisque c’est vous qui l’avez dérangé. Crépin, vous n’avez touché à rien, n’est-ce pas ?
– Oh ! non, monsieur ; j’ai poussé un cri et je me suis sauvé dans la rue…
Mme Orlac m’a dit, par la suite, quelle avait été sa stupeur de nous voir, le gardien de la paix et moi, appréhender Oscar le mannequin comme un malfaiteur, le porter au divan et le déposer sur le cadavre de M. de Crochans. N’avions-nous pas l’air, en effet, de profaner ce qu’il y a de plus sacré ?
Rompu aux mœurs judiciaires, avant de déplacer les choses, j’avais scrupuleusement noté leur disposition. Ce fut donc avec certitude que j’agenouillai la grande poupée sur le corps du chevalier ; que j’enlaçai la jambe droite de l’un à la jambe gauche de l’autre, et que je logeai les doigts de buis dans les profondes meurtrissures qui stigmatisaient le cou de l’assassiné. Ils s’y adaptaient exactement.
La remarque en fut faite par le docteur, qui ajouta :
– Et je réponds que la victime a été étranglée avec ces mains-là : des mains de bois ! Une main de chair n’aurait pas laissé des traces aussi nettes, aussi rudes. Une main d’homme, incrustée dans un cou, n’y laisserait pas des empreintes de jointures articulées !
– Et moi, dis-je, je jure que voici le spectacle qui s’est offert à ma vue quand j’ai pénétré dans cet atelier.
– Oui, c’est bien cela ! reconnut Crépin en levant les bras au ciel.
– Parfaitement ! appuya l’agent Ramud.
Je repris :
– Sauf le mannequin, rien n’a été touché. Le chapeau, qui a roulé sous la table, y est encore. Je suis entré par la porte que M. Crépin avait laissée bâillante, et j’ai vu cela : dans le désordre bousculé de ces meubles, ce cadavre étranglé par ce fantoche, pendant que ce squelette, blotti, apeuré, semblait se cacher la tête et se boucher les cavités auriculaires, pour ne rien percevoir du meurtre incroyable ! C’est fou, c’est impossible, mais c’est comme cela !…
Ramaud me soutint d’un énergique :
– Parfaitement !
– Notre premier soin, poursuivis-je, fut de débarrasser M. de Crochans du mannequin qui l’étouffait ; peut-être tout espoir n’était-il pas perdu ! Hélas ! nous ne pûmes que constater la mort… Vous remarquerez que le mannequin porte, lui aussi, des traces de lutte. Ses habits sont déchirés, et sa tête de carton est fortement cabossée. Des coups de canne, semble-t-il, lui ont été distribués sans compter…
Tout en parlant, je regardais à la ronde les témoins de cette étrange démonstration. Je ne savais rien de l’aventure fantastique qui, depuis plusieurs mois, tournoyait dans notre vie parisienne comme un muet cyclone dont Stéphen était le centre. J’attribuai son trouble et celui de Rosine au seul étonnement et au seul chagrin. Il faut dire que l’événement légitimait toutes les émotions et que pas un de nous ne se sentait dans son assiette.
Hermance, croisant sur son ventre les orteils de ses mains, déclara :
– M’sieu Crochans a dû rentrer vers minuit et quart, par là. J’l’ai entendu. C’t-à-dire, j’ai entendu qu’on montait l’escalier et qu’on ouvrait la porte. Aussitôt, y a eu du potin. Alors, j’ai pensé qu’i’n’avait pas d’lumière et qu’i’butait dans les chaises. Mais je n’men suis pas fait pour ça, parce que ça n’a duré qu’une estant.
– Après ? dit le commissaire. Silence complet ?
– Voui. J’mai rendormie ; mais moi, je n’dors jamais qu’d’un œil, et j’n’ai pus rien entendu, aussi sûr et certain que m’voilà !
Crépin s’enhardit :
– Le mannequin était toujours posté contre l’entrée… Vous auriez dit qu’il était embusqué derrière la porte pour se jeter sur les arrivants…
– Oui, oui, grommela le commissaire avec impatience. Mais tout cela, c’est de la mise en scène. Il y a deux portes par où le véritable meurtrier a pu s’introduire dans cet atelier : celle-ci, qui donne dans l’hôtel, n’est-ce pas ? et celle-là, qui communique par l’escalier avec la maison de rapport…
Les traits d’Hermance se pétrifièrent, et elle dit avec une irritation à peine refrénée :
– Ah ! Jamais d’la vie personne n’a passé pa’ la porte ed’ l’hôtel ! Ça, d’vant Dieu et d’vant les hommes, vous savez ! Sans qu’ça paraisse, moi j’fais bonne garde ! L’atelier c’est l’atelier, et l’hôtel c’est l’hôtel ! L’hôtel, moi, j’ny suis pas pour bayer aux corneilles !
– Alors, ce serait par l’autre porte…
– N’oubliez pas, dit le docteur au commissaire, que les mains de la poupée s’ajustent comme de cire aux creux du cou et du larynx…
Le commissaire fit un haut-le-corps et tira sur son bouc.
– On ne distingue qu’une seule prise au cou de la victime, détailla le médecin. Autant dire que M. de Crochans a été saisi à la gorge dès sa rentrée chez lui, ici, au seuil de cette pièce ; et son agresseur ne l’a plus lâché. D’abord il s’est démené, pris dans l’étau qui l’asphyxiait et l’empêchait de crier. Il a tapé, il s’est défendu des pieds, des poings et de la canne. Mais l’assaillant le tenait bien et, pour éviter le bruit, il l’aura poussé dans les coussins de ce sofa. C’est là qu’il en finit commodément… Je vous donne ma version pour ce qu’elle vaut, mais vous reconnaîtrez que les apparences…
Il s’arrêta pour ouvrir un panneau de la grande baie vitrée, Mme Orlac donnant des signes de défaillance. Elle essuyait en tremblant son visage décomposé. Le combat évoqué par le médecin l’avait glacée d’horreur. L’affreux groupe formé par le chevalier et son mannequin diabolique, lui était un supplice intolérable. Elle se mit à la fenêtre et respira le grand air à pleins poumons.
– Un mannequin criminel ! Nous voilà propres, avec cette histoire ! grogna le commissaire en haussant les épaules.
– Parbleu, c’est inadmissible ! lui dis-je. Mais, jusqu’à nouvel ordre, il faut l’admettre. Il faut l’admettre provisoirement, parce que cette hypothèse-là est corroborée par les faits brutaux, et qu’une explication provisoire est préférable à l’absence de toute explication. Il sera temps, plus tard, de la remplacer par une autre, meilleure, plausible – à moins qu’elle-même ne vienne s’expliquer et que nous ne trouvions un synonyme raisonnable à ce mot insensé : une poupée criminelle !
– Une poupée criminelle ? Non pas !
Nous nous tournâmes vers celui qui, d’une voix caverneuse, venait de prononcer cette dénégation. Droit comme dans une armure. M. Orlac père semblait quelque prophète inspiré.
– Non pas ! répéta-t-il. Mais un mort assassin !
Et il reprit après une pause :
– Depuis quelque temps, messieurs, c’est à l’aide de ce mannequin que mon ami et confrère se livrait aux pratiques de la nécromancie. C’est dans cet homme artificiel qu’il appelait l’âme des morts et que ces âmes venaient tour à tour lui parler.
Le docteur, sans cesser de regarder le vieillard, chuchota quelque chose à l’oreille du commissaire, et j’entendis celui-ci lui répondre tout bas :
– Mais oui : Édouard Orlac, vous savez bien… Apollonius d’Endor ! Le spirite !… L’autre aussi. Deux types ! Le plus bel ornement de mon quartier !… Attendez, nous allons l’interroger. Monsieur Orlac, pouvez-vous me dire comment M. de Crochans s’y prenait pour causer avec les âme ?
– C’est toute une initiation que vous me demandez là !…
– De quelle façon se manifestaient les esprits, par l’intermédiaire de ce mannequin ?
– Tantôt par des phrases qui s’échappaient du simulacre, dans les ténèbres ; tantôt par des coups frappés à l’intérieur.
– Savez-vous si M. de Crochans avait l’intention d’évoquer les morts cette nuit ?
– Je ne crois pas qu’il l’ait jamais fait dans la solitude. Il ne m’a rien confié. Nous n’avons pas dîné ensemble.
Hermance alors reprit la parole :
– Moi, j’peux vous dire que m’sieu Crochans a fait séance pas plus tard qu’hier, de sept à huit !
Le spirite saisit cette révélation.
– Les esprits, dit-il, sont avides d’incarnation. Être évoqués, c’est pour eux une sorte de résurrection passagère qui les remplit d’une âpre joie. L’un d’eux serait resté dans le mannequin que cela ne me surprendrait pas.
Mais Hermance, tenace, insistait :
– Moi, j’ai l’œil et l’oreille ! De sept à huit. Hier. Et j’pourrais p’t-être vous dire avec qui qu’il était, m’sieu Crochans ?
La mégère dardait sur Stéphen un regard de chouette.
Il fit un pas en avant et dit :
– C’est avec moi… j’allais vous en parler.
Nous avions tous l’impression du contraire. À coup sûr, Hermance n’était pas sympathique ; mais nous ne pouvions savoir qu’elle haïssait en Stéphen l’héritier de son maître, le fils unique à qui les millions de l’ancien notaire devaient bientôt échoir. Femme de charge consciencieuse et méfiante, il nous semblait normal et même il nous semblait heureux qu’elle exerçât dans cette maison baroque une étroite surveillance. Au rebours, rien ne nous expliquait l’attitude et les hésitations de Stéphen. Il était hâve, mal peigné, pas rasé, pas lavé. Ses yeux fuyaient, moins timides que peureux ; et il se tenait les mains avec force, pour qu’on ne vît pas qu’elles tremblaient.
– Voilà ! fit la servante avec un petit gloussement de jouissance.
– Quoi ! s’écria M. Édouard Orlac. Tu venais ici, Stéphen ? Et vous faisiez de l’occultisme, Crochans et toi ?…
Un tel ébahissement arrondissait ses yeux, que nous eûmes la certitude d’être engagés sur une bonne piste. Stéphen le comprit, et ne put s’empêcher de le laisser paraître. Ramud s’adossa négligemment à la porte de l’escalier. Bouillard se rapprocha de l’autre sortie, et son collègue ferma la vitre.
Rosine, verdâtre, triturait son mouchoir.
– Il est parfaitement exact, dit Stéphen avec une fermeté soudaine, que je suis resté ici, en compagnie de M. de Crochans, hier, de sept à huit, et que ce mannequin lui a servi pour ce qu’il appelait « l’évocation des morts ». Mais je m’empresse d’ajouter… – il hésita, devant son père, à décrier l’occultisme, et dit seulement : – Il s’agissait pour lui de me donner une idée de sa science ; je ne suis pas un adepte…
– Quante même, fit Hermance d’un ton narquois et doucereux, dites voir un peu quels morts que vous avez fait venir ?
Stéphen, d’un geste, voulut traduire son mépris.
– M’sieu l’commissaire, glapit Hermance, moi j’suis franche ! I’s ont fait venir Pranzini, Anastay, Ravachol, une bande d’assassins, d’éventreurs, d’étrangleurs !
Elle agitait furieusement ses mains déplaisantes qui semblaient en rupture de chaussettes. Puis il y eut un instant de silence. Et le commissaire, observant Stéphen, articula :
– Ce que je retiens surtout, monsieur, c’est que vous êtes sans doute la dernière personne qui ait vu M. de Crochans…
– On vous a dit qu’il était sorti sur le tard…
– Non. On nous a dit que quelqu’un était entré ici vers minuit quinze. Est-ce lui qui rentrait ? La question se pose. Nous rechercherons s’il est sorti et, dans ce cas, où il a passé la soirée.
– Mais son chapeau, sa canne, monsieur, voilà des preuves…
Rosine, qui depuis un instant paraissait plus nerveuse, s’élança auprès de son mari :
– Ce n’est pas lui, monsieur ! ce n’est pas lui ! C’est moi !
Stéphen la considérait, plein d’effarement.
Rosine suffoquait. Sa véhémence, son trouble, la fatigue de ses traits, la négligence de sa tenue pourtant élégante, composaient un ensemble louche, le même qui caractérisait Stéphen. La violence de son cri aviva les soupçons du commissaire.
– Que voulez-vous dire ? fit-il sévèrement.