La mort funambulesque de M. de Crochans était de ces événements propres à ce que la légende s’en empare. Si l’on remontait à la source des mythes les plus merveilleux – de ceux du moins qui tirent leur origine d’une action humaine –, on ne trouverait pas de fait aussi singulier que cette mort, et déjà revêtu d’autant de fabuleux. Que sera-t-elle devenue dans mille ans ? Transmise d’âge en âge, sublimée à travers les siècles, il se peut qu’elle apparaisse aux peuples futurs comme une fiction lyrique et chargée de symboles. Toujours est-il que la presse contemporaine en parla si peu que pas.
Il y avait à cela deux raisons.
La première était que M. Bourquerin, le juge d’instruction, craignait le ridicule. Cette affaire bouffonne et tragique se présentait de telle sorte qu’il n’y avançait qu’avec prudence. Il eût souffert de compromettre la Justice en sa propre personne. Aussi nous pria-t-il de donner à l’assassinat la plus faible publicité, ce que nous fîmes d’autant plus volontiers que nous ne savions nous-mêmes si l’aventure ne se dénouerait pas à la confusion de ceux qui l’auraient publiée au porte-voix, avec accompagnement de grosse caisse et de tam-tam.
La deuxième raison qui nous fit glisser sur la mort de M. de Crochans – et qui, au fond, n’était peut-être bien qu’une face de la première – se trouva dans cette circonstance que M. Bourquerin avait décidé d’attendre l’inspecteur Cointre avant de faire quoi que ce fût de décisif. Le journalisme ne s’accommode pas de semblables façons. Le public, une fois alléché exige sa petite dose quotidienne d’allèchement. Il arriva donc que l’assassinat de la rue d’Assas, tout bizarre et sensationnel qu’on le vît, ne fut pas reconnu journalistique.
Personnellement, j’avais des motifs de m’intéresser à l’instruction d’une affaire où j’étais témoin principal et qui touchait d’assez près une femme exquise, digne de tous les hommages et, semblait-il, désormais sans soutien.
Jusqu’au retour de M. Cointre, la police borna son activité à des surveillances exercées dans le monde des Lydia Truchet et des Eusebio Nera. Il est vrai que M. de Crochans n’employait pas de médiums ; mais il n’en était pas de même de M. Édouard Orlac ; et, chaque jour, M. de Crochans s’était trouvé chez l’ancien notaire avec des individus des deux sexes, de provenance douteuse, que la Sûreté, à tort ou à raison, tenait à l’œil. Ces gens-là font profession d’astuce et de dextérité ; pour peu que le génie du mal les talonne, voilà donc de dangereux bandits. Aussi bien, l’un d’eux avait pu être reçu par M. de Crochans, soit en confrère, soit en modèle pour un tableau. L’escalier de la maison de rapport, une fausse clef… Jusque-là, tout s’expliquait. Ensuite, tout n’était plus que noire opacité.
Le mobile du crime ? Insaisissable. On n’avait rien volé. Et puis, qu’est-ce qu’on eût volé ? Le chevalier ne possédait que ses tableaux ; et, sans être La Joconde, une peinture psychiste n’est pas d’un écoulement facile ; la joie de la détenir ne vaut pas que l’on commette un crime, et, dans l’espèce, la vendre eût été se vendre.
Pendant les quatre semaines où M. Cointre s’attarda en Italie à débrouiller quelque autre imbroglio, j’eus l’occasion, sans fruit aucun, de causer plusieurs fois avec M. Bourquerin, avec M. Pinguy – et surtout avec Mme Orlac.
J’avais saisi la rencontre du drame pour renouer avec elle et son mari des relations que le caprice du destin avait seul interrompues.
Il est à croire que nous avions gardé, les uns des autres, un bon souvenir : car on m’accueillait boulevard Montparnasse avec autant d’empressement que je mettais d’assiduité à m’y rendre. Une sourde intuition me faisait un devoir d’offrir mon dévouement à Mme Orlac, en l’absence définitive du chevalier de Crochans.
Bien entendu, les confidences ne vinrent pas tout de suite. Il fallut, pour les provoquer, l’accumulation des péripéties et le rétablissement de l’intimité. Je ne puis faire grief à Mme Orlac d’une retenue si naturelle et de l’explication imparfaite qu’elle me donna tout d’abord des allures de son mari.
Elle sentit en effet – et d’elle-même – qu’il fallait motiver l’extravagance de Stéphen, excuser ses airs égarés, son mutisme, ses distractions, ses manies, sa fureur de soins, ses masseuses et ses manucures.
Au dire de Rosine, tout cela, pêle-mêle, était la conséquence d’une même cause, et cette cause il fallait la voir dans la perte de cette virtuosité que le pianiste ne recouvrerait sans doute jamais, en dépit de tous ses efforts.
Le lecteur, plus averti que je ne l’étais, sait déjà ce qu’il en faut penser ; mais, à ma place, il aurait accepté l’explication de Mme Orlac, tant les apparences l’accréditaient.
Cependant, tout éloigné que je fusse de pressentir l’existence d’un secret considérable, je ne tardai pas à m’apercevoir que Stéphen avait d’autres soucis que de ses mains, de sa gaucherie et de sa déchéance. Je démêlai sans peine qu’il avait des ennuis d’argent, et que la solitude de son père, livré dorénavant à ses domestiques et à ses médiums, l’inquiétait.
Stéphen, depuis la mort de M. de Crochans, se rendait tous les jours chez M. Édouard Orlac.
Le vieillard le recevait mieux que par le passé, non que l’affection de son fils lui parût convenable à remplacer celle du chevalier, mais pour la raison que Stéphen avait assisté à la dernière nécromancie du peintre-spirite et que M. Orlac espérait de ses révélations faire jaillir la lumière.
« Faire jaillir la lumière », c’est-à-dire trouver le nom du mort qui avait assassiné son ami, et l’obliger à l’aveu de son crime.
Pour ne pas contrarier l’irascible géronte, Stéphen dut lui dire et redire comment la séance s’était passée ; établir la liste des meurtriers qui avaient été évoqués, reproduire les demandes et les réponses de cette interview d’outre-tombe. Le vieux, cyniquement, contrôlait les dires de son fils par les vérifications d’Hermance qui, on s’en souvient, avait écouté à la porte. Puis, appelant ses médiums à la rescousse, il évoquait à son tour les âmes soupçonnées, les faisait comparaître à la barre du spiritisme et vous les questionnait de la belle façon.
C’était, dans le royaume des morts, une instruction parallèle à celle que M. Bourquerin menait de son côté dans la république des mortels. L’ancien notaire apportait à cette magistrature la froide malice et l’implacable vindicte d’un juge de profession. Palmyre, la table parlante, frémit plus d’une fois sous la pesée de ses mains, comme une accusée saisie dans un dilemme ou chancelant aux atteintes d’une invective. Les esprits comparants n’en menaient pas large. Mais chacun trouvait le moyen de se disculper, et nul d’entre eux ne consentit à trahir le frère qui avait fait le coup. Ces suppliciés ont une manière de noblesse ; exécutés dans les formes, ils se croient au sommet de la hiérarchie criminelle – quelque chose comme les martyrs de la foi sanguinaire. Et ce n’est pas d’un martyr que l’on fait un mouchard.
Il y eut, paraît-il, des manifestations spirites – des comparutions, pour mieux dire – beaucoup plus impressionnantes que le balancement de Palmyre et les petits chocs de ses pieds sur le parquet. On a parlé de véritables apparitions, de têtes lumineuses surgies dans les ténèbres, de mains phosphorescentes et de formes indécises qui flottaient un moment. Des voix s’élevaient au sein de l’espace ; pour répondre sans lèvres et sans langue aux accusations d’Appollonius d’Endor. Mais ces prodiges, pour lui, n’avaient rien de nouveau. C’était la menue monnaie des séances auxquelles les médiums prêtaient leur concours. Il n’y attachait pas d’importance, ayant accoutumé de vivre ainsi, parmi les fantômes.
C’est en vain que Stéphen cherchait à le tirer de ces besognes sibyllines pour lui remontrer les ennuis, voire les dangers, de l’isolement. Le vieillard ne ressentait pas les uns et n’apercevait pas les autres. De plus, Hermance le dominait maintenant tout à fait. Lorsque Stéphen risqua de timides ouvertures, relatives au second étage de l’hôtel, désormais vacant, où Rosine et lui auraient pu s’installer, M. Édouard Orlac feignit d’être distrait et de n’avoir pas entendu.
Stéphen n’y revint pas. Mais son incurable tendresse était blessée une fois de plus ; et il souffrait aussi de voir léser son intérêt le plus légitime.
Car cette phase de son histoire coïncidait avec de grands embarras financiers. Ses dépenses n’avaient pas cessé d’être excessives, le Concert Pourpre était fermé pour deux mois, Stéphen avait emprunté à un usurier dix mille francs qui venaient à échéance le 1er septembre, et, ne voyant, pour s’acquitter de cette dette, que l’alternative de vendre à la baisse les Charbonnages de Karikal ou de céder au-dessous de leur valeur les chers bijoux de sa chère Rosine, le pauvre artiste goûtait dans toute son amertume l’aversion persistante du riche homme son père.
Si peu de chances qu’il eût de réussir, il était pourtant bien décidé à solliciter de lui les dix mille francs nécessaires. Rosine l’y encourageait, arguant qu’il n’avait rien à perdre à cette tentative ; et Régina, promue décidément au rang de confidente, l’y poussait elle-même.
Ce fut dans ces conditions que Stéphen sortit de chez lui le 30 août, vers huit heures du soir, et prit le chemin de la rue d’Assas, au moment où, convoqué par le commissaire Pinguy, j’entrais dans son cabinet pour m’aboucher avec l’inspecteur Cointre et l’entretenir de l’assassinat de M. de Crochans.
Stéphen avait différé sa démarche jusqu’à la dernière limite. En cas de refus, il avait vingt-quatre heures pour se retourner.
Sa concierge prenait le frais sur le pas de la porte. Bien que la nuit fût presque venue, elle remarqua son air absent et contrarié. Il s’en aperçut et s’efforça de surmonter sa faiblesse.
Elle se dissipa, quand il fut arrivé à destination, pour faire place à une surprise non exempte d’anxiété.
C’est que la porte du petit hôtel était entrouverte, et qu’une pareille négligence, si contraire aux us, lui parut sur-le-champ le signe d’un malheur.
Il sonna. Mais personne ne vint, et le tintement de la clochette n’éveilla que les résonances du vestibule.
S’étant reculé, il ne vit, aux lueurs d’un réverbère, que des fenêtres sombres, celles du bas masquées de leurs persiennes.
Il revint au seuil, et, de l’extérieur, entourant sa bouche de ses mains, il appela timidement :
– Hermance !… Crépin !… Papa !…
Maison coite. Maison déserte.
Alors il entra, raidi par l’émotion.
À droite, la porte du salon n’était pas plus fermée que celle de la rue. Elle s’entrebâillait sur des ténèbres. Il la poussa.
– Personne ? dit-il à voix haute, en tâchant de décontracter sa gorge et de prendre un accent mâle et posé. Personne ?…
Il chercha le commutateur.
Pas de courant.
Alors, sentant qu’il fallait en finir, que le temps passait, qu’une vie dépendait peut-être de son sang-froid et de sa vitesse, il avança dans l’obscurité, vers la fenêtre qu’il savait là, sur la droite.
Il progressait à petits pas, derrière l’avant-garde de ses mains ouvertes, les yeux démesurément élargis…
Quelque chose le fit buter, qui n’était pourtant pas un tabouret. Il se baissa. C’était une chaise tombée. Il la redressa et reprit sa route d’aveugle, les bras tendus.
Autre chose l’arrêta, d’un faible contact sur la cuisse. Il reconnut la table tournante, mais s’aperçut avec horreur qu’elle était gluante. Il la repoussa dans une crispation, perdit la tête, et, tout frissonnant se jeta rudement vers la fenêtre qu’il devinait.
Il ne l’atteignit qu’après avoir heurté un fauteuil avec une force que l’épouvante seule pouvait lui donner.
Enfin ses mains mouvantes saisirent un rideau. Les cordons firent grincer les poulies, la croisée s’ouvrit, les volets battirent, et le réverbère fit entrer dans la chambre sa pauvre clarté de trottoir.
M. Édouard Orlac apparut à la faveur du gaz. Il était assis dans un fauteuil contre la cheminée, les yeux à demi fermés, le visage blanc, la bouche noire. Du sang maculait l’étoffe claire de son gilet ; un couteau se voyait planté dans le plastron de sa chemise.
Sa mort n’était que trop certaine. Cependant, on pourra reprocher à Stéphen de n’avoir rien fait pour s’en convaincre. Le spectacle qu’il avait sous les yeux le rendait fou. Il se serait tué plutôt que de rester une seconde de plus seul à seul avec son père poignardé, plutôt que de porter la main sur lui. L’idée de prévenir la justice immédiatement, sans barguigner, le possédait, comme si le salut de son âme eût été subordonné à cette démarche. Et lui qui n’avait pas eu assez de véhémence pour reprocher à Crépin la même lâcheté, il s’échappa de la maison du crime en courant du mieux qu’il pouvait.
La pendule marquait huit heures et quart lorsqu’il fit irruption dans le cabinet de M. Pinguy.
Nous causions tranquillement, le commissaire, l’inspecteur Cointre et moi. Nous vîmes ce petit boiteux, transi de peur, essoufflé, hâtif, se précipiter au milieu de nous, et tenter vainement d’articuler sa requête.
Il nous fit signe de le suivre. Cointre voulait rester, mais je lui dis que M. Stéphen Orlac témoignerait dans l’affaire de Crochans.
– Mon père… vient d’être… assassiné ! balbutia Stéphen.
Le commissaire jura.
– Ça se corse et ça se complique, fit Cointre.
– J’ai laissé les choses en l’état, déclara Stéphen. Venez, s’il vous plaît… Il n’y a personne dans l’hôtel…
– Lavez-vous les mains, conseilla l’inspecteur ; elles sont pleines de sang.
Il les considéra d’un air dément.
Nous fûmes frappés de sa terreur, et mes compagnons échangèrent un regard que je surpris avec inquiétude.