Animé du désir d’assister à la capture du maître chanteur, j’avais obtenu de Cointre l’autorisation d’y coopérer.
Ma mission consistait à rester blotti sous le comptoir de zinc de la buvette de la rue Saint-André-des-Arts, en compagnie d’un agent de la Sûreté, jusqu’au coup de sifflet qui nous intimerait l’ordre de bondir et de prêter main-forte à l’inspecteur. Celui-ci arriverait tout simplement par la porte. Un autre de ses subordonnés avait reçu des instructions plus compliquées, qu’il serait oiseux de reproduire.
Je sortis de chez moi de grand matin. L’ouragan ne faisait que de s’apaiser. Le sol était jonché de branches, d’ardoises et d’autres débris arrachés aux toitures.
J’ouvris un journal, et je lus que le Pr Cerral avait trouvé la mort dans un naufrage où le paquebot qui le ramenait s’était perdu corps et biens.
Ainsi, il fallait, il fallait absolument que la souris fût prise à la souricière. L’appoint de Cerral manquait à Stéphen. Privé de cet appui secondaire, mais qui peut-être eût gagné de l’importance par des révélations concernant les aides du chirurgien, le malheureux ne pouvait plus compter que sur la fatuité de Vasseur et l’adresse de Cointre. Que l’un manquât au rendez-vous, ou que l’autre manquât son coup, c’en était fait de mon protégé.
Ce comptoir de zinc était, ma foi, logeable.
Assis face à face sur un tapis paillasson, l’agent et moi nous avions toutes nos aises ; et quand j’eus percé la planche au moyen d’une vrille pour surveiller la salle du débit, nous ne trouvâmes rien de mieux à faire que d’engager une partie de piquet.
Le patron, bien dressé, nous ignorait totalement. Nous n’apercevions de lui que ses jambes. Il allait et venait, servant avec nonchalance des consommateurs pleins de hâte, et bourrant son poêle dont l’odeur délétère se mêlait aux arômes du vin et des spiritueux. Les verres et les cuillers tintaient sur nos têtes, et l’eau du bassin clapotait.
De temps en temps, je mettais l’œil à mon minuscule judas, et je découvrais la place convenue où Stéphen, arrivé le premier, devait attendre son persécuteur. C’était là qu’ils s’étaient assis tous deux, l’avant-veille.
Enfin Stéphen se montra. Je laissai les cartes.
Le rendez-vous était pour neuf heures ; la pendule sonna huit fois ; le plan de Cointre s’exécutait méticuleusement.
Un peu pâlot, notre Stéphen.
– Un grog ! dit-il.
Puis il s’accouda sur sa serviette – la serviette du million ! – et il se mit à fumer des cigarettes.
À huit heures et demie, la porte s’ouvrit devant un homme à barbe blonde, d’assez petite taille, qui marcha droit vers lui et s’assit à ses côtés sur la banquette de toile cirée.
Mon cœur tressauta d’allégresse. C’était bien l’individu que Stéphen nous avait décrit ; rien n’y manquait, et il suffisait de regarder notre ami pour comprendre qu’il retrouvait là le damné compagnon de l’autre soir.
Leur colloque se devinait :
– Vous avez la somme ? demandait l’escroc.
– Oui, dans cette serviette. Mais vous, vous avez le gant moulé ?
– Je l’ai.
L’homme, avec sa main raide, fit sauter les pressions de son imperméable, et fouilla dans la poche intérieure de sa veste.
Je le vis tressaillir avec violence.
Depuis un instant, sous la banquette, deux mains robustes, invisibles pour lui, étaient sorties du plancher par une ancienne bouche de chaleur. J’avais suivi leur ascension. Elles venaient de se refermer comme deux étaux sur les chevilles de Vasseur.
Il se baissa. Mais la porte s’était ouverte. Un coup de sifflet retentit, et, quand nous arrivâmes sur le bandit, la besogne était faite. Maintenu de chaque côté par Cointre et Stéphen, pris par les bras, pris par les pieds, les six poignes le clouaient sur place.
Des gardiens de la paix, survenus, faisaient évacuer la buvette et tenaient, dans la rue, les passants à l’écart.
Cointre exhiba des menottes. Mais Stéphen l’avertit :
– Attention ! Rappelez-vous qu’il a de fausses mains !
En effet, passer les menottes à de fausses mains, n’était-ce pas saisir un homme par son parapluie ?
– De fausses mains ? Pensez-vous ! fit l’inspecteur d’un ton suave.
– Mais, monsieur Cointre objecta Stéphen tout interdit, prenez garde ! C’est parfaitement celui d’avant-hier ! C’est Vasseur !
– Vasseur, ça ?
L’inspecteur, sans la moindre précaution, releva les manches du captif. Il riait comme ferait un tigre si le rire n’était le propre de l’homme.
Pendant ce temps, mon camarade de comptoir rendait la liberté à son collègue du sous-sol en passant des chaînettes aux jambes du bandit, qui dès lors fut amené en avant.
Mme Orlac parut sur ces entrefaites. Elle put voir le bourreau de Stéphen, immobile, farouche, baissant la tête et semblant se désintéresser des actes de l’inspecteur.
Celui-ci examinait de près les mains orthopédiques.
– Retire ça ! ordonna-t-il.
L’autre haussa les épaules et sourit dédaigneusement. Il appuya le poignet sur le coin d’une table. Aussitôt, sa main postiche s’ouvrit par le bas ; et s’aidant de l’autre main, qui n’avait plus son apparence paralytique, il l’enleva comme on se dégante…
Car ce n’était qu’un gantelet d’acier mince.
L’autre pièce dépouillée de la même façon, l’homme tendit aux menottes deux mains vivantes, fines et nerveuses, où les gants de métal n’avaient pas laissé la plus faible meurtrissure.
– Deux petits chefs-d’œuvre, ces gants métalliques ! gouaillait Cointre. Moulés à l’intérieur sur les mains de monsieur, et à l’extérieur sur celles du mannequin de M. de Crochans !… Monsieur s’est introduit dans l’atelier ! Monsieur…
Mais il dut s’interrompre pour s’accrocher à Stéphen qui, soudain furieux, s’était précipité sur l’imposteur et, sans souci de justice, s’appliquait à l’étrangler.
On les sépara. Stéphen, blanc de rage, secouait une espèce de chose qui lui collait aux doigts comme une bande de papier tue-mouches.
– Qu’est-ce que cette horreur ? s’exclama Rosine.
Cointre se tenait les côtes :
– C’est… Ah ! ah ! C’est la cicatrice de la recollation !… Ça… Oh ! oh ! oh !… Ça vient du cou de Monsieur !
Il débarrassa Stéphen de la sordide banderole qui ne voulait pas le lâcher, et fit voir à l’assistance un ruban de papier-collodion, peint et découpé à l’imitation d’une abominable cicatrice.
Dépouillée de cet ornement, la chair de l’homme restait marquée d’une trace rouge comme celle d’un sinapisme. Cointre nous la fit voir en obligeant le faux décapité à lever la tête. Mais cela n’était qu’une feinte de sa part. Comme son prisonnier haussait le menton, il lui saisit la barbe par-dessous et commença de la détacher.
Elle vint peu à peu, n’étant qu’une barbe factice. La moustache suivit le mouvement. Et quand l’inspecteur, d’un geste brusque, eut fait sauter la casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, nous eûmes devant nous un gaillard aux joues bleues, aux cheveux calamistrés, de type italien, noir comme un pruneau.
– Madame et messieurs, dit Cointre, je vous présente le signore Eusebio Nera, un garçon de ressources, tour à tour ouvrier orthopédiste, opérateur de cinéma, médium, infirmier – et quelque chose encore que vous n’ignorez pas.
« Monsieur Orlac, voilà celui qui vous mène depuis la catastrophe de Montgeron. Et il vous mène tout seul, sans autre complice que votre ancienne bonne, Régina Jubès, qui sera bientôt écrouée, à présent qu’elle est privée de son… soutien.
« Ah ! monsieur Breteuil, je vous le disais bien, que les médiums sont des psychologues fieffés !
« Disparu du monde des spirites pour éviter d’être convaincu de fraude, Eusebio Nera, qui avait toute la confiance de M. Édouard Orlac, l’a laissé en plan avec son livre Six Expériences de communications avec l’au-delà, à l’aide du médium Eusebio Nera. Entré comme infirmier chez le Pr Cerral, ayant assisté aux deux opérations que vous avez subies, monsieur Stéphen Orlac, il a indignement abusé du secret professionnel en combinant et en exécutant l’ignoble campagne dont vous fûtes victime et qui consista d’abord à vous suivre, à votre insu, de la clinique à la maison de convalescence, puis à disparaître de tout établissement et à travailler dans l’ombre…
– Je le reconnais, fit Mme Orlac. Je l’ai vu, moi, à Neuilly, entre deux portes, qui se défilait…
L’Italien excitait en moi divers sentiments. À l’aversion qu’il m’inspirait se mêlait étrangement cette curiosité que l’on éprouve à la fin d’un spectacle, quand l’auteur de la pièce sort de la coulisse et paraît sur la scène, parmi les interprètes dont il a dicté les paroles et réglé les actions.
– De tous les médiums qui ont passé rue d’Assas, reprit Cointre, Eusebio Nera est le seul que je n’arrivais pas à rejoindre. Je le recherche activement depuis la mort de M. Orlac. C’est hier, quand M. Stéphen Orlac nous a fait le portrait du bonhomme… J’ai été frappé de certains détails de voix, de prononciation, de tics et d’allure, qu’on ne fait pas figurer sur les fiches signalétiques. Ces traits ne correspondaient pas au signalement de Vasseur, mais à celui d’Eusebio… Alors j’ai compris… J’ai compris que votre histoire de recollation avait été inventée de toutes pièces par l’ancien médium, et que je tenais enfin celui que je cherchais !
« C’est bien lui ! Et tout s’explique ! entends-tu, Eusebio ? Tout ! Plus de choses que tu ne crois !… Montre un peu le gant moulé qui t’a servi, rue d’Assas, pour jouer du couteau…
Eusebio Nera fit la sourde oreille.
– Fouillez-le !
Tout de bon, ce gant-là était un chef-d’œuvre. Il paraît que de tels produits s’obtiennent aisément, et qu’un bon ouvrier, avec du plâtre et du caoutchouc, vous en fera des douzaines à la journée. On n’en fut pas moins émerveillé de voir M. Cointre saisir ce gant élastique, couleur de gutta-percha, le retourner de bout en bout à l’envers, en ganter la main gauche par un retournement en sens opposé, et se trouver de la sorte nanti d’une peau artificielle qui reproduisait toutes les lignes d’une tierce main.
Mais une voiture cellulaire s’arrêta devant la buvette, et l’image de la cour d’assises se dressa parmi nous sous la figure d’un garde républicain.
– Une seconde ! dit l’inspecteur sans détourner les yeux de dessus sa main caoutchoutée.
– Que regardez-vous donc avec tant d’attention ? lui demandai-je.
– C’est bien ce que je pensais ! murmura-t-il. Ce gant n’a pas été fait en décembre dernier. La matière en est plus ancienne. Je m’en doutais depuis hier… Il y a au moins deux ans qu’Eusebio Nera l’a confectionné… N’est-ce pas, Eusebio ?
L’Italien fit entendre un souffle méprisant.
– Un de plus ou un de moins…, dit-il. Qu’importe, à présent ! Mon compte est bon.
– Emmenez-le ordonna l’inspecteur. Oui, on te la fera, va, la coupure ! Et pour de vrai ! Sans collation ! C’est moi qui te le dis !
Cointre, justicier, devenait beau. Mais, comme la veille, je restais surpris de la vibration qui le soulevait, lui si maître de soi dans l’habitude de la vie…
La voiture cellulaire s’éloignait avec un roulement sourd, et nous allions, à notre tour, quitter le théâtre de l’arrestation, lorsque je m’aperçus qu’une altercation passionnée venait de s’élever entre Stéphen et Rosine.
– Quand tu me le répéteras cent foi, disait Stéphen ; quand tu me rediras que je n’ai tué personne, cela ne m’empêche pas d’avoir des mains d’assassin !
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, chevrotait Rosine, moi qui étais si contente d’avoir deviné que Vasseur n’était pas ressuscité ! Mon ami ! Stéphen ! Mon trésor aimé ! Voyons : ces mains, elles sont devenues tiennes aujourd’hui ! Depuis le temps que ton sang les parcourt !…
– Tout à l’heure j’ai failli étrangler cet homme, de ces deux mains-là ! Moi ! Moi, Stéphen Orlac ! Elles ont tué jadis ! Elles tueront, te dis-je !
– Non, monsieur ! s’écria l’inspecteur d’une voix impétueuse.
– Eh ! Qu’en savez-vous ! N’ai-je pas les mains de Vasseur !
– J’y consens…
– Vous voyez bien !… Ah ! plutôt les tuer, elles ! Plutôt…
Avec une promptitude qui déjoua la nôtre, Stéphen s’élança vers le poêle incandescent.
Cointre, plus rapide que moi, lui saisit les poignets au dernier moment, et, gardant ses mains dans les siennes, il lui dit :
– Comme hier, monsieur Orlac, c’est avec joie que je serre vos mains. C’est avec une triste satisfaction que je serre les mains de Vasseur !
« On se trompe quelquefois, je le répète ; et l’erreur des hommes prend souvent, hélas ! cette forme épouvantable : l’erreur judiciaire !
« Écoutez-moi bien. Ce n’est pas sur vous que ce gant élastique a été moulé, pendant votre sommeil ; et le meurtre de votre père ne fut pas la seule occasion que l’on eut de s’en servir.
« Ce gant, c’est lui qui a laissé son empreinte sur les trois couteaux dont la veuve Mouchot, dont M. Virgogne, dont la petite Pitois furent frappés. C’est lui, c’est le gant. Ce n’est pas la main nue de Vasseur, comme je l’ai cru pour mon désespoir éternel !
« Dernièrement, par la découverte tardive de faits nouveaux et par l’étude du meurtre de votre père, j’ai pu me convaincre que j’avais eu tort de rester sourd aux protestations du malheureux horloger ! C’est à lui que je pensais hier en parlant de réparation. Le vrai coupable, celui qui aurait dû mourir à sa place, c’est Eusebio Nera, l’homme au gant, l’homme qui poignarde en X ! J’en ai maintenant toutes les preuves.
« Avant six mois, la réhabilitation du supplicié sera prononcée. Je m’en fais fort.
– Dites-vous vrai ? supplia Stéphen. Et la chiromancie avait-elle raison ?…
Cointre étendit le bras pour jurer :
– Vasseur était innocent, monsieur Orlac. Vos mains sont pures !