III M. ORLAC PÈRE, SPIRITE

Un murmure inintelligible :

– Je vous écrirai, monsieur. Merci…

L’agent d’assurances s’esquive, assez ahuri ; et Rosine, prostrée contre la porte close, reste là sans bouger, fixant un point qu’elle ne voit pas.

Elle se rappelle avec stupeur… Tout un monde d’affreuses possibilités se découvre… Oui, les grands artistes se font assurer, maintenant. Les danseurs font garantir leurs pieds, les pianistes leurs mains…

Les mains de Stéphen devaient être assurées aujourd’hui, chacune pour cinq cent mille francs !

Et peut-être qu’il est trop tard ! Dans quel état sont-elles ? Voyons, un effort ! Ah, oui : tailladées, lacérées… brisées peut-être ! Elle n’a pas bien vu. C’était si peu de chose, ces mains, quand il s’agissait de la vie elle-même !…

Mais l’art, pour Stéphen, son art, n’est-ce pas la moitié de sa vie ! N’est-ce pas aussi toute sa fortune !… Ah ! ses mains, ses belles mains blanches, fines, souples, si prestes et si nerveuses, ses mains virtuoses, les deux fées danseuses du clavier, dispensatrices de joie, de gloire et d’abondance !… Ah ! s’il doit rester mutilé, plutôt que frappé de la sorte, ne vaudrait-il pas mieux, cent fois, qu’il soit aveugle comme tant de musiciens ! qu’il soit sourd, au besoin, comme Beethoven ou Smetana !… Mais ses mains ! Non, non, pas cela ! Il en mourrait ! Il ne faut pas !

Elle se jette sur le téléphone :

– Le Pr Cerral !… Je veux dire Kléber 25-43 !

Un temps s’écoule. On est allé chercher le chirurgien, là-bas, dans l’hôtel blanc…

– Qui me demande !

– C’est moi, maître : Mme Orlac. J’ai oublié de vous dire… Les mains… Mon mari… C’est Stéphen Orlac, le pianiste. Alors, les mains, docteur, sauvez-les ! Il faut les sauver à tout prix, vous comprenez !… Comment va-t-il ?

On répond très posément :

– M. Orlac, petite madame, ne va ni mieux ni plus mal. Il a bien supporté la première intervention. Toujours sans connaissance. Ce qui domine notre affaire, c’est que le blessé puisse affronter l’opération de demain. Pour le moment, il est, si j’ose dire, imprégné de sérums. C’est une fleur coupée dans un vase plein d’eau. Une fleur qu’il s’agit de replanter. Nous en sommes là. La contusion au cerveau, voilà le hic. Le reste est secondaire, y compris les mains. Je ne puis vous assurer que d’une chose, c’est que tout sera fait de ce qui est faisable, et que j’emploierai tout mon pouvoir à sauver l’artiste avec l’homme.

« Votre chambre vous attend. Adieu, petite madame. Et courage !

Une force mystérieuse, l’obscur qui nous porte tous à préciser nos douleurs, la pousse vers le salon.

Là, le grand piano à queue dort son sommeil d’eau noire, dans un silence qui fait penser au mutisme d’une sirène.

Ce piano, ce silence, rien ne peut matérialiser plus cruellement l’inquiétude de Rosine. Et le salon lui-même n’est pas le lieu qui l’apaiserait. Non seulement à cause de sa couleur blanche et noire, qui est funéraire. Non seulement à cause des palmes qui tapissent les murs de trophées artistiques, et qui maintenant parlent tout haut de cimetière. Mais à cause, aussi, de son luxe.

À quoi tient ce luxe, en effet ? À la vie de Stéphen, à son talent. À ses mains. Dieu ! s’il venait à mourir, Rosine se moquerait pas mal de tous les luxes du monde ! Mais il vivra. Il le faut. Et si ses mains le trahissent, si son talent disparaît, comment s’en passera-t-il, lui, de ce luxe auquel il est habitué désormais ? ce luxe qui lui va si bien, dont il s’entoure si naturellement ? Pourrait-il s’en priver ? Pourrait-il, sans désespoir, reprendre la piètre vie d’autrefois ?…

Rosine est accoudée au piano. Elle y plonge son regard comme dans un lac taciturne où le passé mirerait ses rivages…

Elle revoit Stéphen entrant, un jour d’hiver, dans la petite boutique de maman Monet, la marchande de musique de la rue Monsieur-le-Prince, la bonne tante de Rosine…

Ce jour d’hiver, Rosine a dix-sept ans. Elle est sortie du lycée l’année d’avant, bachelière, orpheline. La tante Monet, sœur de sa pauvre mère, l’a recueillie chez elle. Qu’est-ce que Rosine deviendra ? On ne sait. En attendant, elle range des morceaux de musique dans des cartons.

Et voilà qu’en ce jour d’hiver, ce jeune homme entre dans la boutique. Il est maigre et mal habillé, l’air pas riche, mais content tout de même. Il demande, en location, les Arabesques de Debussy. La tante est sortie, par hasard. On cause… Ils se sont aimés tout à coup, pour la vie. Stéphen est revenu chaque jour. La tante a bien vu de quoi il retournait. Le mariage s’est décidé comme cela. Et c’est alors que les choses se sont compliquées.

Stéphen, à cette époque, suivait les cours du Conservatoire. C’était l’année de son premier prix. Depuis trois ans, il avait envoyé promener le notariat, et quitté l’étude paternelle où M. Édouard Orlac le préparait à prendre dignement sa succession. La vocation de l’artiste avait tout emporté. Mais le terrible tabellion ne pardonnait pas. Il avait coupé les vivres à son fils, et refusait de le revoir. Oui, depuis trois ans le pauvre Stéphen vivait misérablement, grâce aux subsides que son vieil ami, M. de Crochans, lui glissait à l’insu du notaire. Celui-ci, jetant le manche après la cognée, avait vendu son étude. Il ne s’occupait plus que d’occultisme, avec M. de Crochans !… Bon M. de Crochans ! Excellent « chevalier » ! Comme il s’était donné du mal pour fléchir le père Orlac et tâcher d’obtenir son consentement au mariage ! Mais rien n’avait attendri le féroce original, et l’on s’était passé de lui avec tristesse…

Quel homme que ce vieillard, ce veuf au nez crochu, qui aurait pu être le grand-père de son fils !… Rosine aperçoit sa tête d’épervier, au fond du miroir ténébreux. Il s’y dresse tel qu’il s’est montré à elle, lorsqu’il voulut bien les recevoir, après le premier prix. Ces lauriers l’ont adouci. Pressé par M. de Crochans, il a reconnu, de mauvaise grâce, que Stéphen pouvait devenir « quelqu’un ». Il n’a point nié que Rosine fût honnête. Mais il les a reçus froidement, malgré tout. Et depuis lors, on ne le voit que de temps à autre, quand on lui fait de ces visites glaciales qui terrorisent sa bru plusieurs jours à l’avance…

Pourtant, Dieu sait que Stéphen est devenu « quelqu’un » ! Une renommée foudroyante l’a placé au premier rang, du jour au lendemain. Sans aide, que celle de ses maîtres, sans commanditaires d’aucune sorte, sans cabotinage, sans exotisme, il s’est trouvé dans la lumière du triomphe, coude à coude avec les meilleurs ! Tout à coup on s’est littéralement jeté sur lui. La surabondance les comble de ses biens…

« Surabondance », tel serait du moins le vrai mot, si Stéphen n’était pas ce qu’il est : artiste, épris de beaux objets, charitable jusqu’à la prodigalité, insoucieux d’épargne, hostile à toute prévoyance… Ce qu’il gagne ne fait que passer chez lui. Son coffre n’est qu’un réservoir d’où l’or, né de ses mains, roule constamment vers les fournisseurs et les pauvres. Que de ses mains cesse de sourdre le magique Pactole, que lui restera-t-il ? Ces meubles d’art, ces tentures signées, ces vases uniques – et des factures à payer.

Et penser que l’indigence ne serait rien, en regard du désespoir de l’artiste privé de sa dextérité !…

Ah ! Si pareil malheur arrivait, c’est alors que le père Orlac triompherait, à son tour !… De quel ricanement ne va-t-il pas accueillir l’annonce de l’accident ! Car il va l’apprendre, si ce n’est déjà fait…

N’est-il pas indispensable que Rosine aille chez lui, de sa personne ? Évidemment. Il faut le mettre au courant, lui donner sans tarder des nouvelles de son fils… Petite corvée sur grand chagrin.

Rosine contemple tristement le décor du bonheur compromis.

Elle tient l’enveloppe destinée au médecin-major et qui n’est pas encore fermée. Un instant, elle hésite, reprend l’un des cinq billets, songe quelques secondes, puis le remet dans l’enveloppe, et la cachette, disant avec un geste de défi :

– Nous verrons bien ! D’ici là, restons chic !

La voici prête, un petit sac de voyage à la main.

Le temps est maussade, il bruine, et les rues sont boueuses. Va-t-elle demander un taxi, par téléphone ?

Elle regarde le beau décor, le piano, l’enveloppe, et sort à pied.

Jamais Rosine n’est allée seule chez le père Orlac. Elle y accompagnait Stéphen ; là se bornent leurs relations. Cette fois, plus encore que d’habitude, elle appréhende l’abord du vieillard bougon et maniaque.

L’ancien notaire habite tout près, rue d’Assas, un petit hôtel encastré dans l’étau de deux grandes maisons de rapport, et dont il abandonne le deuxième étage au « chevalier » de Crochans.

M. de Crochans, chevalier pour rire et peintre pour de vrai, est son inséparable. Rosine n’a jamais très bien démêlé si le gentilhomme est aussi passionné de spiritisme que le notaire. Il a tant d’intérêt, lui qui est pauvre, à flatter la marotte de son ami ! Toujours est-il que les vieux compagnons vivent, ainsi superposés, en bonne intelligence, l’un acceptant avec le sourire la tyrannie de l’autre, « les deux spirites », comme on les appelle dans le quartier.

Et Rosine trotte en trottin sous son parapluie, élégante, rythmique et légère, d’un joli pas de Paris.

La sonnette de la grille fait un bruit de l’autre siècle.

Les volets du rez-de-chaussée sont clos. Au deuxième étage, l’atelier de M. de Crochans expose à la pluie sa grande baie vitrée.

On ouvre. On entrouvre, plutôt. C’est Crépin, le valet de chambre.

Il montre sa face de sexagénaire, que la variole a criblée de petits trous comme un champ de bataille vu en avion. M. de Crochans, qui aime à plaisanter, prétend que Crépin est l’ouvrage d’un dieu pointilliste, et ne laisse pas de l’estimer, moins pour une extraction si artistique que pour de suffisantes vertus.

Par contre, il ne prise en aucune façon Mme Crépin, Hermance, dont la tête blafarde vient d’apparaître derrière celle de son époux. Celle-là, il faut toujours qu’elle fourre son nez partout. Rien ne se passe ici qu’elle n’y fasse figurer sa figure. Et quelle figure ! Par quel apprenti Créateur modelée ! Pas de forme, pas de couleur : une ébauche maladroite et plâtreuse, un effacement qui ferait croire qu’on est devenu soudain myope ou presbyte, et qu’on ne voit plus les choses qu’à travers un brouillard.

En quelques mots, Rosine a dit son malheur, sur les marches, à la pluie, le couple ancillaire obstruant l’entrée.

Crépin reste bouche bée. Mais Hermance fait entendre des sons mal graissés :

– Monsieur n’est pas visible, mâme Stéphen. Ça tombe ben mal, ben mal, pour sûr ! Mais, voyez-vous, il a séance, à c’matin. Une séance estrordinaire, mâme Stéphen. A’r’gardez les persiennes du salon : a sont fermées. Ça vient seurement d’commencer. Y a v’nu trois médiums.

Aujourd’hui, l’occultisme, dont Rosine se rit d’ordinaire, lui semble tout à coup redoutable et vraiment mystérieux. Pourtant, ce qui l’agite en premier, c’est l’indignation.

– Mais enfin, son fils ! s’écrie-t-elle.

– Chttt ! Chttt ! siffle Hermance. Faut pas faire tant d’bruit, pace qu’on s’f’rait enlever !

– Son fils ! répète la jeune femme en sourdine.

Hermance lève aux cieux ses prunelles incolores :

– Y a pas d’fils qui tienne, mâme Stéphen, vous savez ben : avec Monsieur, y a pas d’fils. Y a qu’l’espiritisse !

Hélas ! Rosine sait bien, en effet, qu’au sens du père Orlac, une table tournante est plus digne d’intérêt que Stéphen ! Mais elle ne peut se défendre d’un mouvement de haine envers cette répugnante créature qui a toujours excité le père contre le fils, ne cherchant qu’à soutirer de son maître le plus de libéralités possible, de la main à la main, entre vifs ou par testament.

La femme de charge s’est placée devant Crépin. On voit ses mains, qui ressemblent à des pieds d’homme ; et de ces mains pédestres, elle ne cesse de palper ses hanches, comme surprise et navrée de ne jamais les trouver au rendez-vous.

Crépin dit alors avec timidité, portant sur la mégère un œil consultatif :

– Tu sais, M. de Crochans n’est pas encore descendu… Mme Stéphen pourrait peut-être le voir ?…

– I’va s’faire enlever. L’est en retard ! jubile Hermance. Voulez-vous monter là-haut, mâme Stéphen ?… Dites-y qu’i s’dépêche !… Quoi qu’i fait donc là-haut ?

Rosine se dispose à entrer. Mais Hermance a lorgné ses bottines qui ont un peu de boue ; et faisant de son corps un obstacle hideux :

– Passez pa’l’colidor, dit-elle. Comme ça, Monsieur n’vous entendra pas.

Le « colidor », c’est le long couloir sombre de l’immeuble voisin. Cet immeuble appartient au père Orlac, et, pour permettre au chevalier de Crochans d’avoir une entrée particulière, il y a fait pratiquer une porte. De là, un escalier monte directement au deuxième étage de l’hôtel.

– Soit ! dit Rosine.

Ce qui l’offusque, ce qui la met hors d’elle, ce n’est pas d’être traitée de la sorte. C’est l’indifférence des gens à l’égard de Stéphen. Est-il possible qu’il y ait des indifférents aujourd’hui, quand cet être délicieux est entre la vie et la mort !

Et elle éprouve de la gêne, à penser qu’elle va se trouver devant M. de Crochans, perpétuel chanteur, qui ne saura rien encore et qui aura son bon sourire de Napoléon III chauve et facétieux…

Qu’il est gentil, M. de Crochans ! Il n’est pas gai. Pas gai du tout.

Le voilà planté comme un terme.

Quoi ! Point de chanson ? Point de sourire ?… Eh ! c’est ce journal qu’il tient et qui porte en manchette : La catastrophe de Montgeron.

– Vous savez déjà ! Quel malheur, dites !

– Quoi ! Quoi ? s’effare le chevalier.

– Vous n’avez pas lu le journal ? La catastrophe de Montgeron…

– Eh bien ! ma chère petite ?… Non. J’allais lire. Qu’avez-vous, Seigneur ?…

Voilà qu’il faut encore raconter. Il y en a qui trouveraient un soulagement, voire une espèce de plaisir, à retracer ainsi, tout le temps, de mieux en mieux, l’aventure dramatique. Mais Rosine, qu’elle en est loin !

– Asseyez-vous, mon enfant.

Le récit est commencé. Mais la conteuse a beau faire, l’étrangeté de cet atelier lui coupe toujours la respiration. Jamais elle ne s’habituera à la danse macabre de ce squelette qui gigote avec cliquetis toutes les fois qu’on remue la porte. Jamais non plus cette chose, là, qu’elle découvre en se retournant pour s’asseoir, ne l’a pareillement émue, émue jusqu’à l’effroi !

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