Le lendemain.
C’était le jour fatal de l’aveu.
Mme Orlac – nous l’avons déjà vu – savait employer les repas à servir ses desseins.
C’est à l’issue d’un déjeuner succulent, arrosé de vins généreux, qu’elle s’ouvrit à Stéphen du triste état de leurs finances.
Elle se rendit compte de la révolution que ce rapport fomentait dans l’âme délabrée de son mari.
Cependant il lui prit la main, et dit, le front chargé de rides :
– Je m’en doutais. Je me suis dépêché de me soigner. Je n’avais qu’une frayeur : que tu m’annonces la ruine avant ma… restauration. Et nous y voilà ! C’est arrivé !
Mais Rosine ne le laissa point s’appesantir sur la tristesse de l’irréparable, et l’aiguilla vers l’action :
– Ce qui est fait est fait, dit-elle. À ton avis, quel parti prendre ? Moi, je commencerais par réduire notre train et, pour parer au plus pressé, je me déferais de quelques objets…
Stéphen, sans répondre, se leva et se dirigea vers le salon. Elle l’y suivit.
Le pianiste exécuta un Nocturne de Chopin, facile.
C’était le jeu d’un bon élève, qui accroche une note par-ci par-là.
L’essai terminé, ses yeux interrogèrent Rosine. Elle se taisait.
Alors, il entama un concerto de Rubinstein. Mais il s’arrêta de lui-même au seuil des difficultés, renonçant à aborder l’inaccessible.
– Ce n’est pas encore cela, fit-il en essuyant la sueur de son visage.
– Il faut de la patience ! répliqua courageusement Rosine. Tu as déjà fait de grands progrès. Encore un effort, et dans quelques mois…
– Que faire ? demanda-t-il d’un air perdu.
– D’abord, continuer avec persévérance la rééducation de tes mains. Ensuite, si tu pouvais donner quelques leçons ? Cela nous aiderait à gagner le moment où tu reprendras tes concerts… Ton nom…
– Des leçons de solfège, d’harmonie, alors ? parce que le piano…
Il descendit une gamme mineure, et, frappant la tonique :
– Ainsi de moi, fit-il. Je suis toujours Orlac, mais à l’octave au-dessous.
Et sa tête était d’un saint Sébastien percé de flèches.
Rosine sentait venir le moment où elle ne pourrait plus contenir sa peine. Son masque souriant s’amincissait à mesure qu’elle assénait à Stéphen révélation sur révélation. Ce masque, malgré toute son énergie devenait transparent. Une seconde encore, il laisserait voir la vérité en pleurs…
Alexandre parut sur ces entrefaites, dans sa livrée marron à passepoil jonquille.
Un visiteur jovial criait de l’antichambre :
– Annoncez Napoléon le Petit !
Le valet, condescendant, se mit à rire.
– M. de Crochans, dit-il.
Le vieux peintre était déjà là.
Au spectacle de Stéphen et de Rosine, il connut sans retard que la destinée avait fait des siennes et il se retint de jeter aux alentours des regards condoléants, comme si des fragments de cœur fussent éparpillés en tous sens et que les deux tronçons d’une existence brisée jonchassent le tapis.
– Hum ! fit-il. Du sable dans les rouages ?
Stéphen lui expliqua la situation :
– N’est-ce que cela ? dit le chevalier. Allons, allons, il faut voir les choses comme elles sont ! Ton père n’est pas éternel ; il va sur ses soixante-douze ans et il est cardiaque. C’est triste à dire, mais d’ici peu de temps tu seras millionnaire. Alors, quoi ? tu ne trouverais pas le moyen de vivre jusque-là en conservant tes manucures, tes manumasseuses, tes manumachines, enfin toutes tes manies ?… Eh bien ! moi, alors ? moi que ton père loge, nourrit, chauffe et blanchit depuis l’avènement de Félix Faure, est-ce que je ne suis pas là ?…
– Mon bon ami ! s’écria Rosine, pleine de reconnaissance. Vous êtes le meilleur des êtres. Mais je ne veux pas que vous vendiez pour nous une seule de vos toiles.
– Silence ! nasilla le chevalier à l’imitation d’un huissier-audiencier. J’entends me mêler de vos affaires, mais je ne permets pas la réciproque ! Je suis majeur, peut-être. Allons, voilà qui va bien. Vous décimez vos serviteurs, momentanément ; vous changez de caverne, momentanément ; je vous aide, momentanément ; et pendant ce temps-là Stéphen redevient un grand pianiste – définitivement !
Stéphen prit la parole :
– Va pour les restrictions, nous y sommes prêts. Quant à votre aide, mon très cher ami, je vous en remercie de tout cœur, mais je ne puis l’accepter.
– Stéphen, c’est une leçon ?
Le jeune homme, interloqué, rougit.
– Non, dit-il en faisant craquer les jointures de ses mains. Et vous le savez bien, n’est-ce pas ? Vous avez rendu à mon père des services inappréciables. Sans vous, sans la tutelle affectueuse et vigilante que vous exercez sur lui à son insu, je vous demande où nous en serions ! C’est encore une raison pour que je n’accepte pas de vivre à vos crochets. Je veux travailler et gagner ma vie.
Rosine se transfigurait. La tirade de Stéphen, si mâle, si noble, la délivrait d’une contrainte qui la bridait depuis bien des semaines sans qu’elle s’en rendît compte. Tel un rayon d’avril perce la voûte des nuages après un long hiver où l’on s’accoutuma.
– Travailler…, répéta M. de Crochans méditatif. Bien. Eh ! mais, j’y pense… Que dirais-tu de… Tu connais le Concert Pourpre, rue Saint-Sulpice ?
– Parfaitement. Bonne boîte. Rudiment symphonique. Excellent petit orchestre. J’y ai des camarades du Conservatoire.
– Je suis un vieil habitué de l’endroit ; j’y vais souvent, le soir, prendre mon café ; et Pourpre, le patron, n’a rien de caché pour moi…
– Eh bien ?
– Chef d’orchestre, là, cela t’irait ?
Stéphen fit le mouvement d’un homme qui reçoit un caillou. Le passé et l’avenir lui apparaissaient en leur contraste. Mais, à tout prendre, le Concert Pourpre avait, musicalement, la meilleure renommée ; chef d’orchestre, cela valait mieux que professeur, il disposerait de beaucoup de temps pour soigner ses mains ; enfin, cette situation n’était que temporaire.
– Je n’ai qu’à te nommer, dit M. de Crochans. Pourpre t’engagera tout de suite, comme tu penses. Quelle aubaine pour lui !
Rosine se jeta au cou de Stéphen, et ils s’embrassèrent. Mais le chevalier veillait aux attendrissements. Il mit la main sur son cœur, roula des yeux pâmés et, prenant une voix de soprano aigu, il appela M. Charpentier à la rescousse :
– Je suis heu-reu-eu-se ! Trop heu-reu-eu-se ! Et je trrrremble dai-li-ci-eu-se-ment…
Rosine, riant parmi ses larmes, le bâillonna d’une main charmante, que le vieux gentilhomme baisa galamment.
Sur quoi, il s’en fut chez M. Pourpre, plus léger que son impérial sosie au soir glorieux de Solferino.
Or, il arriva que M. Pourpre ; s’il engagea Stéphen avec empressement, ne put lui confier sur l’heure le bâton de chef d’orchestre. Le titulaire actuel ne viderait l’estrade qu’au moment d’un mariage qui lui assurerait les douceurs de la richesse ; pas plus tôt, pas plus tard. Ce mariage, il espérait le conclure prochainement ; mais jusque-là, en homme avisé, il conserverait au Concert Pourpre un emploi qu’il tenait à la satisfaction de tous.
Dès les premiers pas, Stéphen retrouvait la décourageante compétition que les vedettes ont vite fait d’oublier dès qu’elles sont sorties de la cohue.
Il prit le parti d’attendre que l’hymen du confrère lui permît de prendre sa place.
Rosine, sans plus tarder, supprima le téléphone, l’auto – qui était au mois – et congédia ses gens.
Alexandre était condamné d’avance ; un valet de chambre est un homme de luxe. Esther, sa femme entendait le suivre, comme son cœur et la loi le lui dictaient. Un instant, on songea à garder Cécile comme bonne à tout faire, à cause des soufflés au fromage dont elle avait le secret ; mais, vraiment elle était trop grosse. M. de Crochans avait dit : « Magdebourg, on ne saurait l’épouser sans devenir bigame. » Du moment qu’on ne voulait plus qu’une bonne, il eût été absurde d’en prendre une double.
Ils partirent donc tous trois, émus, reconnaissants, et donnèrent une haute idée de la maison à leur remplaçante.
Elle s’appelait Régina, tout simplement. Régina Jubès, pour tout dire. Elle était jeune, brune et rose, leste et jolie, faite au tour. Son œil noir brillait d’un feu vif. Plus délurée que stylée, plus hardie qu’éduquée, elle travaillait comme un petit cheval, et pourtant vous avait des mines de soubrette à ravir les habitués de nos scènes subventionnées. Rosine ne tarissait pas d’éloges sur sa trouvaille, dont l’esprit faubourien la divertissait lorsqu’elles faisaient toutes deux le ménage.
Car Mme Orlac s’était remise à la besogne, comme au temps de maman Monet. Il le fallait bien. Il le faudrait surtout jusqu’à ce qu’on eût découvert un appartement plus petit – découverte d’autant moins facile que Stéphen ne voulait pas s’éloigner de son père.
Il nourrissait pour ce vieillard antipathique une sourde affection que rien n’avait rebutée. « C’est mon père, disait-il avec quelque raison. Je n’ai d’autre parent que lui. Et puis, je ne saurais oublier qu’il adorait ma pauvre mère. S’il a donné dans l’occultisme, ce fut d’abord pour essayer de la revoir, souvenez-vous-en ! Et puis encore, voyez que M. de Crochans disparaisse, je serais seul à pouvoir veiller sur papa ! »
La crise du logement sévissait alors dans toute son âpreté. À l’intérieur du cercle idéal que Stéphen avait tracé autour du petit hôtel de la rue d’Assas, personne ne réussissait à lui trouver un gîte.
Rosine s’y appliquait de son mieux.
Les concierges qu’elle pressentait tour à tour la prenaient pour une musicienne, en raison de la serviette de maroquin, à poignée, dont elle ne se séparait jamais et qui semblait bondée de morceaux de musique.
C’étaient les valeurs, qu’elle emportait avec elle, de peur que la bande infrarouge ne les subtilisât en son absence.
Un jour, le hasard lui fit rencontrer certaine de ses amies, femme d’ordre et d’action, mais fort endiablée, qui, par espièglerie, voulut connaître le contenu de la serviette. Rosine dut avouer que c’étaient des titres, des Charbonnages de Karikal.
Elle ajouta par respect humain :
– Je vais chez l’agent de change…
Et emportée par l’élan, elle fignola son mensonge :
– … Vendre, pour souscrire à l’Emprunt.
– Il est un peu tard pour vendre ! ironisa la femme d’ordre et d’action. Vous avez ça depuis l’émission, n’est-ce pas ? Et bien ! réaliser cinquante pour cent de perte, c’est avoir de l’estomac !
Bouleversée par une nouvelle aussi désastreuse, Rosine resta quelques secondes sans pouvoir parler. Enfin, mobilisant toutes les énergies de son être, elle demanda d’un ton dégagé :
– Les intérêts varieront-ils ?
– Mais non, voyons ! Vous n’êtes pas très calée, mon chou… Laissez-moi vous donner un conseil : ne vendez pas. Vos Charbonnages constituent un excellent placement. Vous les verrez dans quelques années doubler leur taux d’émission. La baisse actuelle n’est que le résultat d’un coup de Bourse. Elle n’a pas fini de s’accentuer ; n’y faites pas attention.
Piètre réconfort ! On a beau être décidé à ne point vendre une chose ; on a beau apprendre qu’un jour elle vaudra le double de son prix d’achat, il n’y a aucune espèce de volupté à savoir qu’elle n’en vaut plus que la moitié et que demain elle n’en vaudra plus que le quart… Du reste, si les auteurs du « coup de Bourse » étaient des financiers de l’autre monde, si les puissances occultes, ne pouvant escamoter les valeurs, avaient pris le parti de les déprécier, la baisse, en effet, « n’avait pas fini de s’accentuer » !… Fait brutal : au lieu de cinquante mille francs, les vignettes n’en représentaient plus que vingt-cinq mille.
Stéphen, maintenant, prenait quelque intérêt à l’économie de la maison. Il pouvait apprendre par un tiers la dégringolade des Charbonnages de Karikal. Rosine préféra l’en informer.
Le ciel s’obscurcissait de nouvelles nuées.
On fit venir un expert, afin qu’il estimât les meubles, les tableaux et les objets d’art. Autre désillusion.
Stéphen était un moderne. Sans mépriser les maîtres d’autrefois, il jugeait sot et féroce de méconnaître ceux d’à présent. Par goût, par raison, par humanité, puis par entêtement et par une sorte de snobisme réfléchi, cet artiste avait proscrit de sa demeure toute œuvre non seulement ancienne, mais encore acceptée. On n’y voyait que des productions contemporaines dont les auteurs étaient violemment contestés, lorsqu’ils n’étaient pas inconnus. L’expert ne pouvait traiter ces chefs-d’œuvre hypothétiques comme des Palissy, des Boule et des Corot. Son inventaire fournit un chiffre dérisoire.
Donc, pour les objets d’art comme pour les valeurs, il était sage de se tenir en posture d’attente. C’étaient là des richesses plus virtuelles que réelles, à qui l’avenir seul donnerait tout leur prix.
Serré de près, Stéphen dut se résoudre à faire une démarche auprès de son père.
Il sortit de l’entrevue parfaitement dégoûté de la famille et ruminant ce douloureux dilemme : « Ou bien il est faux qu’un père soit un banquier donné par la nature, ou bien il est faux que mon père soit mon père. »
Le vieux l’avait fait attendre une heure dans le vestibule en compagnie d’Hermance, qui le surveillait sous prétexte de charmer son attente. Enfin, des gens baroques avaient évacué le salon, et Stéphen s’était assis dans un fauteuil encore tout chaud de la séance que venait d’y faire Mlle Lydia Truchet, somnambule extra-lucide et médium. D’autres sièges entouraient Palmyre, la table tournante. Des écharpes de fumée odoriférante flottaient dans l’air alourdi.
M. de Crochans, qui était de toutes les fêtes spirites, voulut se retirer par discrétion. Le père et le fils s’unirent pour l’en dissuader.
– Ouais ! fit l’ancien notaire, quand Stéphen l’eut mis au fait de ses tribulations. Si monsieur avait repris l’étude…
Il y en avait encore pour une heure. Quand les laconiques se mettent à parler, rien ne les arrête. L’odieux bonhomme se soulageait sans vergogne, moins peut-être d’avoir été jadis désobéi, que d’avoir cru pendant quelques années s’être trompé. La gloire de Stéphen avait fait la honte de ce misérable orgueilleux. Le destin, présentement, lui donnait raison, et, sans songer que le destin pouvait, dans peu de temps, lui redonner tort, il triomphait sans mesure et sans pitié.
Cependant le chevalier s’était posté derrière lui, et se livrait à une débauche de grimaces dont Stéphen ne pénétrait pas le sens ésotérique. Il comprit seulement, à ces jeux de physionomie, qu’il ne fallait pas insister ; que le refus du vieillard n’avait aucune espèce d’importance ; et, d’ailleurs excédé, pris par une envie forcenée d’ouvrir la porte et de tirer à l’épouse Crépin l’oreille qu’il devinait collée à la feuillure, il se leva, embrassa son père avec une rage froide, et, sans attendre la péroraison de sa diatribe, le priva soudain d’auditoire.
L’autre se retourna contre le chevalier. Mais celui-ci, se faufilant derrière Stéphen, lui dit dans un murmure :
– Il se marie demain !
Une telle stupéfaction se peignit aux traits du jeune homme, que le chevalier, redoutant de sa part quelque exclamation, toussa cruellement pour la couvrir.
– Le chef d’orchestre ! expliqua-t-il. Le chef d’orchestre !
– Oui ? fit Stéphen sur le seuil de l’hôtel. Alors, tout va bien. Mais quelle venette, mon empereur !
Il faisait nuit. Aucune étoile ne lui parut assez brillante pour être la sienne.