Or, Stéphen n’était pas sans connaître le genre de recherches et d’expériences auxquelles se livraient les deux spirites de la rue d’Assas.
Aucune branche de l’occultisme ne leur était étrangère. Mais ils s’étaient fait une spécialité d’entretenir avec les morts un commerce assidu. C’étaient des nécromants. Ainsi du moins se laissaient-ils nommer sans trop de justesse. Car le nécromant ou nécromancien fait état d’évoquer les morts afin d’obtenir de leur complaisance quelques indiscrétions touchant l’avenir ; et les spirites de la rue d’Assas négligeaient une pratique qui ne leur avait procuré que des déboires. Ils se contentaient d’entrer en rapport avec les défunts, sans les mettre en demeure d’inventer des balivernes ou d’avouer leur ignorance – ce que, de mémoire d’homme, un mort n’a jamais fait. La conversation, d’un monde à l’autre, roulait uniquement sur les affaires du présent et du passé ; et les erreurs que les esprits commettaient sur ce chapitre prouvaient a fortiori combien les temps futurs leur sont inconnaissables, malgré cette réputation de devins qu’ils s’efforcent si résolument de soutenir.
M. Édouard Orlac évoquait les trépassés par le moyen de tables et guéridons, ou par l’intermédiaire de ces personnes privilégiées bien connues sous le nom de médiums. Il avait publié sur la matière des ouvrages fort appréciés, signés du pseudonyme Apollonius d’Endor ; L’ombre de Samuel, Mysterium, maximum, Précis d’incantation et Six Expériences de communication avec l’au-delà, à l’aide du médium Eusebio Nera. Ce dernier travail faisait autorité. Il est vrai que le sieur Eusebio Nera avait disparu mystérieusement le jour même où les six expériences devaient être répétées sous les yeux de savants, commis à cet effet. Mais l’auteur jura, foi d’officier ministériel, que son livre était l’expression de la pure vérité, et maître Édouard Orlac soutenant Apollonius d’Endor, le notaire sauva le spirite.
Le chevalier, en sa qualité de peintre psychiste, employait d’autres truchements pour communiquer avec les ombres. Il n’avait pas jugé utile de publier sa méthode. D’ailleurs, la nécromancie l’intéressait moins que la peinture, à laquelle on va voir qu’il l’avait associée d’une façon curieuse et subtile.
Il y avait peut-être une heure que Régina avait remis à M. de Crochans la lettre de Rosine lorsque Stéphen pénétra dans l’atelier de la rue d’Assas. Il le retrouva tel qu’il l’avait vu lors de sa dernière visite, plusieurs semaines auparavant.
– Toi ! s’écria le chevalier exprimant la plus joyeuse surprise. Toi chez moi ! Quel bonheur !
– Que voulez-vous, dit Stéphen avec un pâle sourire ; n’êtes-vous pas avec mon père toutes les fois que je viens dans cette maison ? Je vous vois donc en même temps que lui, et je suis loin de m’en plaindre !… N’empêche que c’est un vrai plaisir pour moi de me retrouver au milieu de vos œuvres. J’adore cet atelier… Ah ! ah ! qu’est-ce que ça représente, ça ?
Il désignait une toile commencée, posée sur un chevalet.
M. de Crochans, vêtu d’un sarrau noir, tenait une large palette enduite d’un frais barbouillage multicolore. Son pouce embrassait un faisceau de brosses dont le bout s’allumait des teintes les plus vives. La peinture à l’huile exhalait son odeur.
– Ça, fit le peintre. Tu ne saisis pas ?
– Heu… Une aurore boréale ?…
– Béotien ! Ça s’appelle Volupté.
Il observait Stéphen, et remarqua ses efforts pour paraître à l’aise. Il lui versa un verre de malaga, et ils fumèrent des cigarettes turques en buvant le vin d’Espagne.
Guillaume le squelette tressaillait encore de la gigue dont l’entrée de Stéphen l’avait secoué. En face de lui, le mannequin attira l’attention du visiteur :
– Eh ! voilà Oscar ! Toujours sympathique, Oscar. Pourquoi l’avez-vous habillé en pâtissier ? On dirait la poupée du marchand d’habits.
M. de Crochans, placé dans l’ombre un peu en arrière de Stéphen, ne le quittait pas du regard.
Oscar, bien éclairé, n’était plus le yoghi de naguère. Un complet-veston, tout neuf et tout blanc, l’habillait à l’européenne. Une casquette de voyage laissait voir ses yeux verts. Ses mains de bois étaient ornées de verroteries violettes.
Stéphen le considérait sans donner le moindre signe d’effarement.
– Pâtissier ? se récria le chevalier. Tu en as de bonnes ! C’est de la flanelle, mon garçon. Oscar est un gentleman !… Qu’est-ce qui t’intrigue ?
– Mais rien du tout ! répondit Stéphen.
Il n’avait pas sourcillé ! Parfaitement calme. Ils étaient debout ; d’un geste familier, le peintre ceintura le torse du jeune homme, sous prétexte de l’entraîner vers une toile et put constater que son cœur battait sans hâte, avec une régularité parfaite.
Le chevalier allongeait sa main vers le tableau.
– Que penses-tu de cette Mélancolie ? demanda-t-il. Ton père en est toqué. Et sans attendre la réponse :
– Tu sais, il est furieux, ton père. Ses médiums ne lui donnent aucune satisfaction. Les morts n’obéissent plus comme autrefois…
– Il regrette le temps d’Eusebio Nera ! dit Stéphen s’engageant volontiers dans la voie qu’on lui offrait. C’était donc un homme extraordinaire ?… Un peu farceur, n’est-ce pas ?
– Et comment ! fit le chevalier qui se reprit pour dire avec précipitation : Mais tous les médiums ne sont pas des farceurs, comme tous les occultistes ne sont pas des dupes !
– Hum !
– Tu as beau faire : « Hum ! », c’est comme ça. J’ai connu d’assez grandes figures, en occultisme : Éliacin Ramadan, Jules Python, le Sâr Melchior. Ah ! le Sâr Melchior, voilà un beau type de spirite, tiens ! C’était mon ami. Nous avons réussi, ton père, lui et moi, des expériences admirables. Tu ne l’as pas connu, toi, le Sâr ? Melchior Chaplot, tu sais bien ?
– Je ne fréquente point chez les mages, s’excusa Stéphen en souriant.
– Celui-là était un dandy. Tu aurais pu le rencontrer dans le monde. Il est mort trop tôt pour la science. Il aurait convaincu les plus incrédules. Il t’aurait convaincu toi !
Stéphen, peut-être méfiant, éluda ce coup direct.
– Les médiums, dit-il, qu’est-ce que c’est que ces gens-là, dans la société ? Y a-t-il des médiums de profession ?
M. de Crochans se garda bien de contrefaire la surprise qu’une telle question, de la part de Stéphen, aurait dû lui causer. Il dit négligemment :
– On en rencontre de toutes les façons. La plupart ne sont pas assez renommés pour vivre de leurs facultés médiumniques. Eusebio Nera avait fait tous les métiers, je l’ai connu orthopédiste. Lydia Truchet est devenue somnambule après avoir été sage-femme. John Smith, dit Ethelred, fut jadis prestidigitateur, mais il voudrait bien qu’on l’ignorât… Ne prends pas cet air entendu, Ethelred est plus loyal que bien d’autres. Du reste, Antonini, qui est cartonnier, extériorise des formes humaines, tangibles et photographiables, et la fleuriste Thérèse Panard, que nous appelons Stella, crayonne d’admirables portraits quand les esprits lui guident la main.
– Ne peut-on se passer de leur intermédiaire ?
– Moi, je m’en passe, dit le chevalier fort satisfait de la tournure que prenait la conversation. Je n’ai besoin de personne pour entrer en relation avec les esprits. Et le premier venu peut en faire autant, s’il emploie mon système. Veux-tu téléphoner, ou plutôt télégraphier dans le royaume des ombres ? Il ne t’en coûtera rien !
– Quoi ! je pourrais, comme cela… Quelle farce !
– C’est un mot que l’on dit parfois avant l’expérience, rarement après. Essayons, pour voir !… Tu as peur, eh !
– Peur ! Vous voulez rire. Moi ? J’ai peur d’être un nigaud.
– Oui-da ! Vous êtes tous les mêmes. Vous avez peur des morts !
– Vous n’aurez pas le dernier ! dit Stéphen. Essayons.
De petites taches rouges enflammaient ses pommettes, son œil brillait d’un éclat fébrile ; le souci reprenait possession de sa face.
M. de Crochans ferma sur la grande baie vitrée un rideau sombre et fit la nuit dans l’atelier.
Presque aussitôt, une lumière de sépulcre éclaira faiblement un coin reculé, où des cassolettes se mirent à fumer comme par enchantement. Le relent des caveaux et l’arôme des chapelles frappèrent à la fois les narines de Stéphen.
– Je ne connaissais pas vos talents de magicien, prononça-t-il d’un ton légèrement guttural.
On ne répondit pas. Le chevalier l’emmenait vers l’encoignure hypogéenne. Cette clarté verdâtre prêtait à toutes choses une apparence lugubre.
Entre deux trépieds d’où s’échappait un nuage onduleux, on découvrait, en pan coupé, une sorte d’autel argenté supportant une manière de cadre terminé par un fronton triangulaire. Ce fronton se hiératisait d’inscriptions cabalistiques, et ce cadre, qui ressemblait à la fois au portique d’un temple et à la scène d’un théâtre, était clos par une draperie noire, frangée d’argent.
– Assieds-toi, dit le chevalier d’une voix qui semblait résonner sous une voûte. Aujourd’hui, je ne te ferai pas connaître le suprême arcane de mon savoir ; mon dernier procédé pourrait effrayer les plus braves ; ce sera pour une autre fois.
– Ah ça ! C’est merveilleux ! ricana Stéphen. On se croirait dans une catacombe, et vous avez l’air d’un cadavre !
– Prends ces glands, un dans chaque main.
Deux tresses pendaient à droite et à gauche du cadre ; chacune d’elles s’achevait par un gland. Stéphen, assis devant l’autel, sur un tabouret, prit les glands comme il était prescrit.
– Écoute, à présent. Un tableau va paraître à tes yeux. Il est peint sur une toile tissée d’aloès et de lin ; les fils de cette toile se continuent au-delà du châssis ; nattés en deux tresses, c’est eux dont tu tiens l’extrémité. Les fils de trame aboutissent à ta main gauche, les fils de chaîne à ta main droite. Regarde, à présent !
Les deux tresses accusèrent le frisson de celui qui les tenait. Le rideau noir venait de s’écarter, et l’on apercevait, au fond d’une logette, un spectacle inoubliable.
C’était, dans le clair-obscur des cryptes, une tête coupée, suspendue par les cheveux. Une tête de jeune homme barbu, d’une auguste beauté. Les cheveux bruns avaient des reflets roux. Le visage, empreint de la sévérité mortuaire affectait la pâleur superlative qui suit les décapitations. Dans l’ombre bleue des orbites, les yeux fermés joignaient leurs longs cils ; et les lèvres exsangues étaient la représentation du silence. L’éclairage savant augmentait l’illusion ; un relief étonnant modelait le trompe-l’œil. Stéphen ne pouvait croire que ce fût une peinture étalée sur une toile plate, et non quelque simulacre exécuté d’après nature par un artiste affreusement habile. On eût dit un Henner dans l’espace. Il y avait là toute l’horreur de la vérité avec toute l’émotion de l’art. Mais le rideau noir, en s’écartant, avait livré passage à une vague de froid imprégnée d’une odeur terreuse si étrangement sépulcrale, qu’un doute subsista dans l’esprit de Stéphen touchant la véritable nature de cette machination.
– Saint Jean-Baptiste ? demanda-t-il.
– Personne et tous, répondit le chevalier. Tous les morts. Ceci n’est pas de la nécromancie proprement dite. Comme tu vas le voir, nous sommes en présence d’un simple perfectionnement des tables parlantes. Mais les esprits semblent préférer ceci aux tables.
– Que dois-je faire ?
– Fixer les yeux du mort.
– Voilà. Et après ?
– Attendre qu’ils s’ouvrent.
– Plaît-il ? s’exclama Stéphen en sursautant.
– Les paupières se lèveront et s’abaisseront autant de fois qu’il y a de lettres dans l’alphabet jusqu’à celle que le mort veut indiquer. Cette méthode accouple le système des tables parlantes et le moyen utilisé par certains docteurs qui, d’accord avec les patients, ont tenté de savoir si la tête d’un guillotiné survit quelques instants à la décollation.
Stéphen se retourna :
– Vous avez un truc, allons ?
– Sur mon honneur, je te jure que non. Ah ! j’oubliais : rien ne doit transpirer des révélations de l’au-delà. Ni toi ni moi n’en devons rien trahir. Le secret du tombeau ne peut être confié qu’à des tombeaux.
La gravité du spirite déroutait son élève. Ce joyeux drille, devenu tout à coup sérieux comme un officiant, donnait de l’occultisme une assez haute idée. Stéphen eut un mouvement involontaire des sourcils. M. de Crochans l’observait, et cela était aisé, car la lueur de l’antre projetait sa lividité sur la figure du jeune homme et l’éclairait comme un soupirail. Cette figure, ainsi revêtue des teintes du trépas, se montrait attentive et quelque peu soucieuse.
– Regarde. Je noterai les lettres à mesure que tu les énonceras.
– Les énoncer, moi ? Pourquoi pas vous ?
– Parce que tu seras seul à voir les yeux s’ouvrir, étant seul à tenir les tresses.
Pendant quelques instants, Stéphen concentra toute son attention sur les yeux du décapité.
– Est-il nécessaire que je pense à quelque chose de spécial ? dit-il sans interrompre sa visée.
– Nullement, nullement ! Le mort commencera par nous révéler son nom.
– J’ai distingué un frémissement…
– Bien. Qui es-tu, ô Mort ? Sois le bienvenu ! Ne crains pas d’animer cette forme inerte. Descends parmi ceux qui n’ont pour tes pareils que du respect. Ô Mort, qui es-tu ?
– A, dit Stéphen.
Les paupières s’ouvraient lentement. Deux yeux posaient sur lui un regard doux et pénétrant. Il vit les paupières se refermer et commencer de battre sans hâte, ralentissant parfois leur diction muette.
– B, C, D, E, F…
Il y eut plusieurs hésitations, des lettres s’espacèrent, notamment vers la fin, puis, comme si en vérité le mort eût clignoté pour s’éclaircir la vue, M. de Crochans entendit se succéder précipitamment :
– … U, V, W, X, Y, Z.
– Z ! s’écria-t-il. Continue !
De nouveau, le mort indiqua la lettre Z. Puis Stéphen déclara que les yeux ne voulaient plus bouger.
– Ça ne marche pas, conclut le spirite. Il y a quelque chose qui cloche.
– Je suis fatigué, dit Stéphen.
– Allons ! Un peu d’énergie !… C’est ma faute, aussi. J’aurais dû préciser. Les morts seront venus en foule… Voyons, précisons. Désires-tu converser avec un mort particulier ? Veux-tu que nous appelions… qui ? Un grand musicien ?… Précisons davantage : un grand pianiste ?
– Si vous voulez ; mais dans une minute. Je ne sais pas pourquoi : vous me voyez éreinté.
– Rien que de naturel, mon garçon. Repose-toi.
En face de la tête blafarde qui diffusait sur lui sa réverbération, Stéphen, à bout de forces, fermait les yeux comme elle.
– Bois un peu de malaga.
Il vida son verre.
– Eh bien ?
– M’y voici.
– Commences-tu à croire que je ne suis pas un illusionniste ? Cette fatigue…
– Oui, j’ai tendance à le croire.
– Tendance, tendance… Je veux que cette tendance devienne la foi. Reprends les tresses. Esprits des morts ! Nous appelons ici les mânes d’un grand pianiste défunt. Ombre, accours ! Dis-nous le nom que tu portais parmi les vivants !
– A, B, C, D…
Les yeux battants s’arrêtèrent sur la lettre S. Puis sur le T. Puis sur E.
Stéphen, malgré son émotion, continuait vaillamment à lire et à parler.
La dernière lettre fut un C.
Le néophyte avait lâché les tresses, et regardait, dans la demi-ténèbre, la silhouette confuse du chevalier. Celui-ci restait silencieux. Tous deux cherchaient des phrases qu’ils ne trouvaient pas. Le mort avait dicté son nom, et ce nom s’écrivait : STÉPHEN ORLAC.