La conjuration du comte Jean-Louis de Fiesque

Au commencement de l’année 1547, la république de Gênes se trouvait dans un état que l’on pouvait appeler heureux, s’il eût été plus affermi. Elle jouissait en apparence d’une glorieuse tranquillité, acquise par ses propres armes, et conservée par celle du grand Charles Quint, qu’elle avait choisi pour protecteur de sa liberté. L’impuissance de tous ses ennemis la mettait à couvert de leur ambition, et les douceurs de la paix y faisaient revenir l’abondance que les désordres de la guerre en avaient si longtemps bannie ; le trafic se remettait dans la ville avec un avantage visible du public et des particuliers, et si l’esprit des citoyens eût été aussi exempt de jalousie que leurs fortunes l’étaient de la nécessité, on eût eu juste sujet de croire que cette république se fût relevée, en peu de jours, de ses misères passées, par un repos plein d’opulence et de bonheur ; mais le peu d’union qui était parmi eux, et les semences de haine que les divisions précédentes avaient laissées dans les cœurs étaient des restes dangereux qui marquaient bien que ce grand corps n’était pas encore remis de ses maladies, et que sa guérison était semblable à la santé apparente de ces visages bouffis, sur lesquels beaucoup d’embonpoint cache beaucoup de mauvaises humeurs. La noblesse, qui avait le gouvernement entre ses mains, ne pouvait oublier les injures qu’elle avait reçues du peuple dans le temps qu’elle était éloignée des affaires. Le peuple, de son côté, ne pouvait souffrir la domination de la noblesse que comme une tyrannie nouvelle, qui était contraire aux ordre de l’Etat ; une partie même des gentilshommes qui prétendaient à une plus haute fortune enviait ouvertement la grandeur des autres : ainsi les uns commandaient avec orgueil ; les autres obéissaient avec rage, et beaucoup croyaient obéir parce qu’ils ne commandaient pas assez absolument, quand la Providence permit qu’il arriva un accident qui fit éclater tout d’un coup ces différents sentiments, et qui confirma pour la dernière fois, les uns dans le commandement et les autres dans la servitude.

C’est la conjuration de Jean-Louis de Fiesque, comte de Lavagne, qu’il faut reprendre de plus loin pour en connaître mieux les suites et les circonstances.

Au temps de ces fameuses guerres dans lesquelles Charles Quint, empereur, et François Ier, roi de France, désolèrent toute l’Italie, André Doria ; sorti d’une des meilleures maisons de Gênes, et le plus grand homme de mer qui fût à cette heure-là dans l’Europe, suivait avec ardeur le parti de la France, et soutenait la grandeur et la réputation de cette couronne sur les mers, avec un courage, une conduite et un bonheur qui donnaient autant d’avantage à son parti que d’éclat à sa gloire particulière. Mais c’est un malheur ordinaire aux plus grands princes de ne considérer pas assez les hommes de service quand une fois ils croient être assurés de leur fidélité ; cette raison fit perdre à la France un serviteur si considérable, et cette perte produisit des effets si fâcheux, que la mémoire en sera toujours funeste et déplorable à cet Etat. En même temps que ce grand personnage fut engagé dans le service du Roi, en qualité de général de ses galères, avec des conditions qui étaient avantageuses pour ses intérêts et éclatantes pour sa réputation, ceux qui tenaient les premières places de la faveur et de la puissance dans les conseils commencèrent à envier et sa gloire et sa charge, et formèrent le dessein de perdre celui qu’ils voyaient trop grand seigneur pour se résoudre jamais à dépendre d’autres personnes que de son maître. Comme ils jugèrent qu’il ne serait d’abord ni sûr ni utile à leur dessein de lui rendre des mauvais offices auprès du Roi, qui venait de témoigner une trop bonne opinion de lui pour en concevoir sitôt une mauvaise, ils prirent une voie plus délicate, et, joignant les louanges aux applaudissements publics que l’on donnait aux premières armes que Doria avait prises pour la France, ils se résolurent de lui donner peu à peu des mécontentements que l’on pouvait attribuer à la nécessité des affaires générales, plutôt qu’à leur malice particulière, et qui néanmoins ne laisseraient pas de faire l’effet qu’ils prétendaient : ils s’appliquèrent à donner à cet esprit altier et glorieux matière de s’échapper, pour avoir un moyen plus aisé de le ruiner dans l’esprit du Roi. Les affaires que sa charge lui donnait dans le Conseil ne fournirent à ceux qui y avaient toute l’autorité que trop d’occasions de le désobliger : tantôt l’on trouvait les finances trop épuisées pour fournir à de si hauts appointements ; tantôt on le payait en mauvaises assignations ; quelquefois ses demandes étaient trouvées injustes et déraisonnables ; à la fin, ses remontrances sur les torts qu’on lui faisait furent rendues par les artifices de ses ennemis si criminelles auprès du Roi, qu’il commença d’être importun et fâcheux, et peu à peu il passa auprès de lui pour un esprit intéressé, insolent et incompatible. Enfin on le désobligea ouvertement en lui refusant la rançon du prince d’Orange son prisonnier, que son neveu Philippin Doria avait pris devant Naples, et que le Roi avait retiré de ses mains. On lui demanda même avec des menaces le marquis Du Gast et Ascagne Colone pris à la même bataille ; on ne parla plus de lui tenir la parole qu’on lui avait donnée de rendre Savone à la république de Gênes ; et comme on vit que cet esprit prenait feu au lieu de cacher ses dégoûts sous une modération apparente, ses ennemis n’oublièrent rien pour les accroître. M. de Barbezieux fut commandé pour se saisir de ses galères, et même pour l’arrêter s’il était possible : cette faute était aussi pleine d’imprudence que de mauvaise foi, et l’on ne saurait assez blâmer les ministres de France d’avoir, pour leur intérêt, trahi celui de leur maître et ôté à leur parti le seul homme qui pouvait le maintenir en Italie ; et puisqu’ils voulaient le perdre, on peut dire qu’ils furent fort malhabiles de ne l’avoir pas perdu tout à fait, et de l’avoir laissé dans un état où il pouvait extrêmement nuire à la France en général et à eux-mêmes en particulier par le chagrin que le Roi pouvait prendre de leurs conseils et par les mauvaises suites qu’ils avaient attirées contre son royaume.

Doria, se voyant traité si criminellement, fait un manifeste de ses plaintes, proteste qu’elles ne procèdent pas tant de ses intérêts particuliers que de l’injustice avec laquelle on refusait à sa chère patrie de lui rendre Savone, qui lui avait été tant de fois promise par le Roi. Il traite avec le marquis Du Gast, son prisonnier, se déclare pour l’Empereur, et accepte la généralité de ses mers ; la conduite de ce vieux politique fut en cela pour le moins aussi malicieuse que celle des ministres de France, mais beaucoup plus adroite et plus judicieuse. On ne le peut excuser d’une ingratitude extraordinaire de s’être laissé emporter au mouvement d’une si dangereuse vengeance contre un prince à qui l’on peut dire qu’il avait obligation de tout son honneur, puisqu’il en avait acquis les plus belles marques en commandant ses armées, et il est difficile de le justifier d’une trahison lâche et indigne de ses premières actions, d’avoir commandé à Philippin Doria, son lieutenant, de laisser entrer des vivres dans Naples, alors extrêmement pressé par messire de Lautrec, au moment même qu’il protestait encore de vouloir demeurer dans le service du Roi ; mais il faut avouer aussi que ce même procédé le doit faire passer pour un homme fort habile dans la politique intéressée, en ce qu’il mit avec tant d’adresse les apparences de son côté, que ses amis pouvaient dire que le manquement de parole dont il se plaignait pour sa patrie, était la véritable cause de son changement, et que ses ennemis ne pouvaient nier qu’il n’y eût été poussé par des traitements trop rudes et trop difficiles à souffrir : outre qu’il n’ignorait pas que le moyen d’être en beaucoup de considération dans un parti, était celui d’y apporter d’abord un grand avantage. En effet, il prit si bien son temps et ménagea sa révolte avec tant de conduite, qu’elle sauva Naples à l’Empereur, que les Français lui allaient ravir en peu de jours si Philippin Doria eût continué de les servir fidèlement, et fit perdre un des plus grands capitaines qui fût jamais sorti de la France, et mit enfin la république de Gênes sous la protection de la couronne d’Espagne, à laquelle elle est si nécessaire à cause du voisinage de ses Etats d’Italie : aussi fut-ce la première action d’André Doria pour le service de l’Empereur, après qu’il se fut ouvertement déclaré contre le Roi.

Cet homme habile et ambitieux, connaissant, au point qu’il faisait, les intrigues de Gênes et les inclinations des Génois, ne manqua pas de ménager des esprits qu’on a de tout temps accusés d’aimer naturellement la nouveauté. Comme il avait beaucoup d’amis et de partisans secrets dans la ville, qui lui rendaient compte de ce qui s’y passait, il avait soin aussi d’y confirmer les uns dans le mécontentement qu’ils témoignaient du gouvernement présent, et d’essayer d’en faire naître dans l’esprit des autres ; de persuader au peuple que les Français ne lui laissaient que le nom de la souveraineté, pendant qu’ils en retenaient tout le pouvoir ; il faisait représenter à la noblesse l’image du gouvernement ancien qui avait toujours été entre ses mains ; et enfin il insinuait à tout le monde l’espérance du rétablissement général des affaires dans un changement. Sa cabale étant faite, il s’approcha de Gênes avec ses galères ; il mit pied à terre et rangea ses gens en bataille sans trouver aucune résistance ; il marcha dans la ville suivi de ceux de son parti, qui avaient pris les armes au signal arrêté ; il occupa les principaux lieux, et s’en rendit maître presque sans mettre l’épée à la main. Théodore Trivulce, qui y commandait pour le Roi, perdit avec Gênes toute la réputation qu’il s’était acquise dans les guerres d’Italie, parce qu’il négligea de rompre les pratiques qui s’y étaient tramées, quoiqu’il en fût averti, et qu’il aima mieux, pour sauver sa vie et son argent, faire une honteuse composition dans le Châtelet, que de s’ensevelir honorablement dans les ruines de cette place si importante au service de son maître.

Les Français ne furent pas plus tôt chassés de Gênes, que l’on entendit crier dans les rues le nom de Doria, les uns suivant dans ces acclamations leurs véritables sentiments, les autres essayant de cacher, par des cris de joie dissimulés, l’opinion qu’ils avaient donnée en diverses occasions, que leurs pensées n’étaient pas conformes à la joie publique. Et la plupart se réjouissaient de ces choses, comme c’est l’ordinaire des peuples, par la seule raison qu’elles étaient nouvelles.

Doria ne laissa pas refroidir cette ardeur : il assembla la noblesse, lui mit le gouvernement entre les mains, et protestant qu’il n’y prétendait aucune part que celle qui lui serait commune avec tous les autres gentilshommes, il donna lui-même la forme à la République, et, après avoir reçu tous les témoignages imaginables des obligations que lui avaient ses concitoyens, qui lui érigèrent une statue en public avec le titre de Restaurateur de la liberté et de Père de la patrie, il se retira dans son palais, pour y goûter en repos le fruit de ses peines passées.

Il y a beaucoup de personnes qui croient qu’en effet Doria avait terminé toute son ambition au présent qu’il faisait à son pays de la liberté, et que l’applaudissement général qu’il recevait des siens lui donnait plutôt la pensée de jouir de cette gloire avec tranquillité, que de s’en servir avec trouble pour des desseins plus élevés. D’autres ne se peuvent imaginer que le grand emploi qu’il avait pris tout de nouveau dans le service de l’Empereur, et le soin continuel qu’il eut toujours de tenir la noblesse de Gênes attachée à sa maison partissent d’un esprit enclin au repos et absolument désintéressé ; ils croient qu’étant trop habile homme pour ne pas voir qu’un souverain dans Gênes ne pouvait plaire au Conseil d’Espagne, il voulait seulement l’entretenir par une modération apparente, et remettre de plus hautes entreprises à des temps plus favorables.

Sa vieillesse néanmoins eût pu diminuer justement l’appréhension que l’on avait de son autorité, si l’on n’eût pas vu un autre lui-même dans une puissance presque égale à la sienne. Jeannetin Doria, son cousin et son fils adoptif, âgé d’environ vingt-huit ans, était extrêmement vain, altier et insolent ; il avait en survivance toutes les charges de son père, et tenait par ce moyen la noblesse de Gênes dans ses intérêts ; il menait une façon de vie plus éclatante que celle d’un citoyen qui ne veut pas s’attirer de l’envie et donner de l’ombrage à la République. Il témoignait même assez ouvertement qu’il en dédaignait la qualité. L’élévation extraordinaire de cette maison produisit le grand mouvement dont nous allons parler, et donna ensuite un exemple mémorable à tous les Etats de ne souffrir jamais dans leurs corps une personne si éminente, que son autorité puisse faire naître le dessein de l’abaisser, et le prétexte de l’entreprendre.

Jean-Louis de Fiesque, comte de Lavagne, sorti de la plus illustre et la plus ancienne maison de Gênes, riche de plus de deux cent mille écus de rente, âgé de vingt-deux ans, doué d’un des plus beaux et plus élevés esprits du monde, ambitieux, hardi et entreprenant, menait, en ce temps-là, dans Gênes, une vie bien contraire à ses inclinations. Comme il était passionnément amoureux de la gloire, et qu’il manquait d’occasions d’en acquérir, il ne songeait qu’aux moyens d’en faire naître ; mais, quelque peu de matière qu’il en eût alors, il eût pu se promettre néanmoins que son mérite lui aurait ouvert le chemin de la gloire où il aspirait, en servant son pays, si l’extrême pouvoir de Jeannetin Doria, dont nous avons déjà parlé, lui eût laissé quelque lieu d’y espérer de l’emploi ; mais, comme il était trop grand par sa naissance et trop estimé par ses bonnes qualités pour ne donner pas de l’appréhension à celui qui voulait attirer à lui seul toute la réputation et les forces de la République, il voyait bien qu’il ne pouvait avoir de prétentions raisonnables en un lieu où son rival était presque le maître, parce qu’il est certain que tous ceux qui prennent de l’ombrage dans les premières places ne songent jamais aux intérêts de celui qui le donne que pour le ruiner. Voyant donc qu’il devait tout appréhender de l’élévation de Doria, et qu’il n’avait rien à espérer pour la sienne, il crut être obligé de prévenir, par son esprit et par son courage, les mauvaises suites d’une grandeur si contraire à celle de sa maison ; n’ignorant pas qu’il ne faut jamais rien attendre des personnes qui se font craindre, qu’une extrême défiance, et un abaissement continuel de ceux qui ont quelque mérite et qui sont capables de s’élever.

Toutes ces considérations mettant dans le cœur de Jean-Louis de Fiesque le désespoir de s’agrandir dans le service de sa patrie, lui firent prendre le dessein d’abattre la puissance de la famille de Doria, avant qu’elle eût acquis de plus grandes forces ; et, comme le gouvernement de Gênes y était attaché, il forma la résolution de joindre le changement de l’un à la perte de l’autre.

Les grands fleuves ne font jamais de mal tant que rien n’empêche leur cours ; mais au moindre obstacle qu’ils rencontrent, ils s’emportent avec violence, et la résistance d’une petite digue est cause bien souvent qu’ils inondent les campagnes qu’ils arroseraient avec utilité. Ainsi l’on peut juger que si le naturel du comte de Fiesque n’eût point trouvé le chemin de la gloire traversé par l’autorité des Doria, il fût assurément demeuré dans les bornes d’une conduite plus modérée, et aurait employé utilement pour le service de la République les mêmes qualités qui pensèrent la ruiner. Ces sentiments d’ambition furent entretenus dans l’esprit du comte par les persuasions de beaucoup de personnes qui espéraient de trouver leurs avantages dans les désordres publics ; mais surtout par les sollicitations pressantes des Français, qui lui firent porter quantité de paroles, et faire des offres considérables : premièrement par César Fregoze et Cagnino Gonzague, et ensuite par M. Du Bellay, qui eut des entretiens secrets avec lui par l’entremise de Pierre-Luc de Fiesque. L’opinion commune de ce temps-là était que le pape Paul III, espérant d’abattre d’un même coup André Doria, qu’il haïssait pour quelques intérêts secrets, et ôter à l’Empereur, déjà trop puissant, un partisan redoutable dans l’Italie, avait travaillé soigneusement à nourrir l’ambition de Jean-Louis de Fiesque, et lui avait inspiré les plus forts mouvements du dessein d’entreprendre sur Gênes.

Il n’y a rien qui flatte si puissamment un homme de cœur, et qui le porte à des résolutions si hasardeuses, que de se voir recherché par des personnes qui sont beaucoup au-dessus des autres ou par leur dignité ou par leur réputation. Cette marque de leur estime lui remplit d’abord l’âme d’une grande confiance de lui-même, et lui fait croire qu’il est capable de réussir dans les plus grandes affaires. Celle que Jean-Louis avait dans l’esprit devait par cette raison lui paraître glorieuse et facile, puisqu’il s’y voyait poussé par le plus grand prince de l’Europe et par le plus habile homme de son temps : l’un fut François Ier, qui donna ordre à Pierre Strozzi, en passant les montagnes voisines de Gênes avec des troupes, de l’en solliciter de sa part ; et l’autre fut le cardinal Augustin Trivulce, protecteur de France à la cour de Rome, duquel il reçut tous les honneurs imaginables au voyage que le comte y fit pour se divertir en apparence, mais en effet pour communiquer plus aisément son dessein au Pape, et s’instruire mieux de ses sentiments.

Ce cardinal, qui était en grande réputation et qui passait pour un homme fort éclairé dans les affaires d’Etat, sut animer Jean-Louis par une émulation à laquelle il n’était que trop sensible, en lui mettant devant les yeux, avec tout l’art qui pouvait exciter sa jalousie, la grandeur présente de Jeannetin Doria, et celle dont il commençait à s’assurer par les profondes racines qu’il donnait à son autorité ; et augmentant ainsi l’envie qu’il avait contre l’une et la crainte qu’il avait conçue de l’autre, il lui représenta combien il est insupportable à un homme de cœur de vivre dans une république où il ne peut trouver aucun moyen légitime de s’élever, et où la grande naissance et le mérite ne mettent presque pas de différence entre des personnes illustres et les hommes les plus ordinaires.

Après qu’il l’eut bien confirmé dans son dessein, il lui offrit toutes les assistances possibles de la part de la France ; et il pressa si fortement cet esprit déjà ébranlé, qu’enfin il témoigna d’accepter avec beaucoup de joie la proposition que l’on lui fit de lui donner la paie et le commandement de six galères pour le service du Roi, de deux cents hommes de garnison dans Montobio, d’une compagnie de gens d’armes, et de douze mille écus de pension, demandant néanmoins le délai pour en rendre une réponse assurée jusqu’à son retour à Gênes : tant il est vrai qu’il n’y a rien de plus difficile en des affaires d’importance que de prendre sur-le-champ une dernière résolution, parce que la quantité de considérations qui se détruisent l’une l’autre, et qui viennent en foule dans l’esprit, font croire que l’on n’a jamais assez délibéré.

Les grandes actions ressemblent aux coups de foudre : le tonnerre ne fait jamais de violents éclats ni des effets dangereux que quand les exhalaisons dont il se forme se sont longtemps combattues ; autrement ce n’est qu’un amas de vapeurs qui ne produit qu’un bruit sourd et qui, bien loin de se faire craindre, a de la peine à se faire entendre. Il en est ainsi des résolutions dans les grandes affaires : lorsqu’elles entrent d’abord dans un esprit et qu’elles y sont reçues sans y trouver que de faibles résistances, c’est une marque infaillible qu’elles n’y font qu’une impression légère et de peu de durée, qui peut bien exciter quelque trouble, mais qui ne sera jamais assez forte pour produire aucun effet considérable.

On ne peut pas désavouer avec raison que Jean-Louis de Fiesque n’ait considéré très mûrement et avec beaucoup de réflexion ce qu’il avait envie d’entreprendre ; car, lorsqu’il fut de retour à Gênes, quoiqu’il eût un désir violent d’exécuter son dessein, il balança longtemps néanmoins sur les diverses routes qui le pouvaient conduire à la fin qu’il s’était proposée ; et tantôt l’assistance d’un grand roi le faisait pencher vers le parti de se jeter entre les bras des Français, tantôt la défiance naturelle que l’on a des étrangers, jointe à un certain chatouillement de gloire, qui fait toujours souhaiter avec passion de ne devoir qu’à soi-même les belles actions que l’on veut faire, le portaient à chercher dans ses propres forces des moyens qui eussent quelque proportion à de si grandes pensées, et peut-être que ces divers mouvements eussent plus longtemps agité son esprit, et tiré quelque temps les choses en longueur, s’il n’eût eu, à tous moments, de nouveaux et de justes sujets d’indignation contre l’orgueil extraordinaire de Jeannetin Doria, qui portant son insolence jusqu’à mépriser généralement tout le monde, traita le comte de Fiesque, depuis son retour, avec des façons si hautaines, qu’il ne put s’empêcher de prendre feu ouvertement, et de témoigner qu’il ne consentait pas à la servitude honteuse de tous ses concitoyens. Les politiques ont repris cette conduite de peu de jugement, suivant en ceci la règle générale, qui veut que l’on ne fasse jamais la moindre démonstration de colère contre ceux que l’on hait, que dans le moment que l’on porte le coup pour les abattre ; mais s’il a manqué de prudence dans cette occasion, il faut avouer que c’est une faute ordinaire aux grands courages, que le mépris irrite trop violemment pour leur donner le temps de consulter leur raison et de se rendre maîtres d’eux-mêmes. Cette faute a servi du moins à le mettre à couvert du blâme que quelques historiens lui ont voulu donner, en disant qu’il avait l’esprit naturellement couvert et dissimulé, qu’il était plus intéressé qu’ambitieux, et plus amoureux de la fortune que de la gloire : cette chaleur, dis-je, que l’on a remarquée dans son procédé, fait voir qu’il ne s’est porté à cette entreprise que par une émulation d’honneur et une ambition généreuse, puisque tous ceux qui se sont engagés dans de semblables desseins par un esprit de tyrannie et des intérêts qui ne vont point à la grande réputation, ont commencé par une patience toujours soumise et des abaissements honteux.

Il est certain que l’insolence de Jeannetin Doria allait jusqu’à un excès insupportable, et qu’il suivait en toutes choses cette méchante maxime qui dit que les rudesses et la fierté sont les plus sûrs moyens pour régner, et qu’il est inutile de ménager par la douceur ceux que l’on peut retenir dans leur devoir par la crainte et par l’intérêt. Cette conduite augmenta de telle force l’aversion que le comte Jean-Louis avait pour lui, qu’elle avança la résolution qu’il avait prise de le perdre, et lui donna lieu de se servir utilement contre lui des effets de cet orgueil avec lequel Jeannetin prétendait abattre tout le monde.

Le cardinal Augustin Trivulce, qui savait bien qu’il ne faut pas en ces occasions laisser refroidir les esprits des jeunes gens, lui envoya, incontinent après son retour à Gênes, Nicolas Foderato, gentilhomme de Savone et allié de la maison de Fiesque, pour tirer la réponse de ce qu’il avait résolu. Celui-ci l’ayant trouvé plus aigri que jamais, et dans l’état que nous venons de dire, lui fit signer tout ce qu’il voulut, et s’en retourna aussitôt pour faire ratifier le traité par les ministres du Roi qui étaient à Rome ; mais il n’eut pas fait trente ou quarante lieues qu’il fut rappelé en grande diligence, le comte ayant fait réflexion qu’il s’était trop précipité, et qu’il ne devait pas conclure une affaire de cette importance sans en conférer avec quelques-uns de ses amis dont il connaissait la capacité. Il en appela trois sur la fidélité desquels il pouvait s’assurer, et qu’il estimait extrêmement pour leurs bonnes qualités, et, après leur avoir déclaré en général la résolution qu’il avait prise de ne plus souffrir le gouvernement présent de la République, il les pria de lui dire leur avis sur ce sujet.

Vincent Calgagno de Varèse, serviteur passionné de la maison de Fiesque et homme de jugement, mais d’un esprit assez timide, commença son discours avec la liberté que lui donnaient ses longs services, et, s’adressant au comte, il parla de la sorte :

« Il me semble que l’on a beaucoup de raison de plaindre le malheur de ceux qui sont embarqués dans les grandes affaires, parce qu’ils sont comme sur une mer agitée où l’on ne découvre aucun endroit qui ne soit marqué par quelque naufrage ; mais il est juste de redoubler ses frayeurs quand on voit des particuliers et de jeunes personnes que l’on aime exposées à ce danger, puisque les uns n’ont pas assez de force pour résister à une navigation si pénible, ni assez d’expérience pour éviter les écueils et se conduire heureusement au port. Tous vos serviteurs doivent être sensiblement touchés des mouvements où vous porte votre courage. Permettez-moi de vous dire qu’ils sont au-dessus de votre jeunesse et de l’état où vous êtes ; vous pensez à des choses où l’on a besoin d’une considération dans le monde à laquelle la réputation d’un homme de votre âge, quelque grande qu’elle puisse être, ne saurait s’élever, et vous formez un dessein qui demande des forces qu’un des plus grands rois de la terre n’a pu encore jusqu’à présent mettre sur pied. Ces pensées naissent dans votre esprit de deux faux raisonnements, lesquels sont comme attachés à la nature de l’homme, qui, pour l’ordinaire, se considère trop lui-même, c’est-à-dire que de ce qu’il croit pouvoir il fait la règle de ce qu’il peut, et qu’il juge toujours peu sûrement des autres, parce qu’il en juge par rapport à lui plutôt qu’à eux, et qu’il regarde comme ils le peuvent servir, et non pas comme ils le doivent, ou comme ils le veulent pour leur intérêt. Le premier est très dangereux, parce que, comme on ne fait pas une grande affaire tout seul et que l’on a besoin de la communiquer à beaucoup de gens, il est très important qu’ils la croient raisonnable et possible, ou autrement celui qui l’entreprendra trouvera peu d’amis qui veuillent suivre sa fortune ; le second est encore plus général, et n’est pas moins dangereux, parce que, dans les mêmes personnes de qui on prétend tirer du secours, on trouve assez souvent les plus fortes résistances. Prenez donc garde que les grandes lumières que la nature vous a données, et que vous croyez, peut-être avec justice, pouvoir suppléer au défaut d’expérience, ne vous fassent tomber dans le premier inconvénient, et songez que, quelques brillantes qu’elles soient, il est bien malaisé qu’elles vous acquièrent, dans les esprits mêmes les mieux disposés à vous servir, une estime proportionnée à l’exécution d’une affaire si difficile et si dangereuse. Mais il n’est pas croyable qu’elles éblouissent vos ennemis jusqu’au point de les empêcher de se servir avec utilité contre vous du prétexte que leur donnera votre jeunesse. Prenez garde que la grandeur de votre naissance et la réputation que vos bonnes qualités vous ont acquise, l’abondance de votre bien, et les secrètes intelligences que peut-être vous avez ménagées, ne vous jettent dans le second inconvénient, et ne vous fassent croire que le secours de ceux qui vous ont promis ne peut vous manquer au besoin. Changez donc cette pensée, ou, si vous l’avez, ne considérez plus les autres par un rapport à vous, mais par rapport à eux-mêmes. Regardez leurs intérêts : songez que c’est ce qui fait agir presque tous les hommes, que la plupart de ceux qui vous estiment et qui vous aiment s’aiment encore mille fois mieux et craignent beaucoup plus leur perte qu’ils ne souhaitent votre grandeur ; et enfin représentez-vous que ceux qui vous font espérer leur assistance sont ou étrangers, ou de votre pays même ; les plus considérables entre les premiers sont les Français, qui ne sauraient l’entreprendre, parce qu’ils sont assez empêchés maintenant à se défendre, dans leur propre pays, des armées de l’Empire et de l’Espagne ; et que ceux qui le peuvent, qui sont les Génois, ne le voudront pas, parce que la peur fera appréhender aux uns les dangers qui sont attachés aux affaires de cette nature, et que l’intérêt fera craindre aux autres la perte de leur repos et de leur fortune ; la plupart de ceux qui n’ont point ces considérations sont des gens d’une si petite naissance et de si peu de pouvoir, que l’on n’en peut rien espérer d’avantageux à votre parti : de sorte que la trop grande puissance de Doria et la mauvaise condition du temps, qui vous donnent des pensées de révolte, vous en devraient donner de patience, puisqu’elles ont tellement abattu les esprits des Génois qu’ils se font présentement un honneur de soumettre, par reconnaissance, à l’autorité d’André la liberté qu’il leur a rendue, et qu’il n’avait arrachée des mains des étrangers que pour en usurper la domination. Ne voyez-vous pas que cette république n’a eu, depuis longtemps, que l’image d’un gouvernement libre, et qu’elle ne saurait plus se passer de maître ? Ne voyez-vous point que la maison de Doria attache à ses intérêts la meilleure partie de la noblesse par les emplois qu’elle lui donne sur la mer, et qu’à la faveur de l’Empire et de l’Espagne, elle tient tout le reste dans la crainte ? Ne voyez-vous pas, dis-je, que tous les Génois sont comme ensevelis dans une profonde léthargie, et que les moins lâches ne croient point qu’il soit déshonnête de céder à cette haute puissance, pourvu qu’ils ne l’adorent pas. Je ne prétends point justifier ici l’imprudence de la République, qui a permis l’élévation de cette maison qu’elle ne saurait plus souffrir sans honte, ni abattre sans danger ; mais j’ose soutenir qu’un particulier ne peut songer avec raison de changer lui seul une nécessité qui a pris de si fortes racines, et que tout ce qu’un homme généreux peut faire en cette rencontre, est d’imiter les sages mariniers, qui au lieu de s’opiniâtrer contre les vents pour prendre port, se rejettent à la mer et se laissent emporter au gré de la vague et de l’orage. Cédez donc au temps lorsque la fortune le veut ; ne cherchez point de remèdes où l’on n’en peut trouver que de ceux qui sont pires que le mal ; attendez-les de la Providence, qui dispose, comme il lui plaît, du changement des Etats et qui ne manquera jamais à cette république ; jouissez paisiblement du repos et des avantages que votre naissance vous donne, ou prenez des emplois légitimes pour exercer votre valeur, dont les guerres étrangères vous fourniront assez d’occasions. N’exposez point aux suites d’une révolte criminelle cette grande fortune que vous possédez, et qui contenterait toute autre ambition que la vôtre, et songez que, si Jeannetin a de la haine ou de l’envie contre votre mérite, vous ne sauriez l’obliger davantage qu’en suivant les pensées que vous avez maintenant, puisque vous lui donnerez lieu de couvrir son ressentiment particulier sous le prétexte du bien général, et de vous perdre avec l’autorité de la République, et qu’enfin vous travaillez vous-même à élever les trophées de sa gloire et de sa grandeur sur vos propres ruines. Ces fortunes qui s’élèvent sans peine à des degrés éminents tombent presque toujours d’elles-mêmes, parce que ceux qui ont l’ambition et les qualités propres pour y monter, n’ont pas d’ordinaire celles qu’il faut avoir pour s’y soutenir ; et lorsque quelqu’un de ceux que le bonheur a portés à ces élévations précipitées, atteint le comble sans broncher, il faut qu’il ait trouvé, dès le commencement, beaucoup de difficultés qui l’aient formé peu à peu à se soutenir sur un endroit si glissant. César avait au souverain degré toutes les qualités nécessaires à un grand prince, et néanmoins il est certain que ni sa courtoisie, ni sa prudence, ni son courage, ni son éloquence, ni sa libéralité ne l’eussent pas élevé à l’empire du monde, s’il n’eût trouvé de grandes résistances dans la République romaine. Le prétexte que lui fournit la persécution de Pompée ; la réputation que leurs démêlés lui donnèrent occasion d’acquérir, le profit qu’il tira des divisions de ses citoyens, ont été les véritables fondements de sa puissance, et cependant il semble que vous ayez dessein d’ajouter à l’établissement de la maison de Doria le seul avantage qui lui manquait, et que, à cause que son bonheur lui a trop peu coûté jusqu’ici pour être bien assuré, vous ayez impatience de l’affermir par des efforts qui, étant trop faibles pour le renverser, ne serviront qu’à justifier ses entreprises et mieux établir son autorité. Mais je donne, si vous voulez, à vos sentiments que vous ayez heureusement exécuté, toutes vos pensées : imaginez-vous la maison de Doria massacrée, toute la noblesse qui suit ses intérêts dans les fers ; représentez-vous tous vos ennemis abattus, l’Espagne et l’Empire dans l’impuissance ; flattez-vous de triompher déjà dans cette désolation générale : si vous pouvez trouver quelque douceur dans ces images funestes de la ruine de la République, que ferez-vous au milieu d’une ville désolée qui vous regardera comme un nouveau tyran plutôt que comme son libérateur ? Où trouverez-vous des fondements solides qui puissent appuyer votre nouvelle grandeur ? Pourrez-vous prendre de la confiance dans les bizarreries d’un peuple lequel, dès l’heure même qu’il vous aura mis la couronne sur la tête, si vous en avez la pensée, concevra peut-être de l’horreur pour vous, et ne songera plus qu’aux moyens de vous l’ôter ? Car, comme je vous l’ai déjà dit, il ne saurait jouir de sa liberté, ni souffrir longtemps un même maître ; ou, si vous remettez Gênes sous la domination des étrangers, si elle leur ouvre encore les portes par votre moyen, au premier mauvais traitement qu’elle recevra d’eux, elle vous considérera comme le destructeur de son pays et comme celui qui aura vendu sa patrie, et enfin comme le parricide du peuple ; ne craignez-vous point que ceux qui sont maintenant les plus échauffés à votre service soient peut-être les premiers à travailler à votre perte par le dépit de vous être soumis ? Et quand même cette considération ne les y porterait pas, vous ne pouvez ignorer que ceux qui servent un rebelle croient l’obliger si fortement, que, ne pouvant jamais être récompensés selon leur gré, ils deviennent presque toujours ses ennemis ; et comme ceux qui roulent d’une montagne sont fracassés par les mêmes pointes des rochers auxquelles ils s’étaient pris pour y monter, de même ceux qui tombent d’une fortune extrêmement élevée sont presque toujours ruinés par les moyens qu’ils avaient employés pour y arriver. Je sais bien que l’ambition chatouille incessamment les personnes de votre condition, de votre âge et de votre mérite, et qu’elle ne vous met devant les yeux, en cette occasion, que des images pompeuses et éclatantes de gloire et de grandeur ; mais, en même temps que votre imagination vous représente tous les objets de cette passion qui fait les hommes illustres, il faut que votre jugement vous la fasse connaître aussi pour celle qui les rend d’ordinaire les plus malheureux, et qui renverse les biens assurés pour courir après des espérances incertaines. Songez que, si son juste usage fait les hautes vertus, son excès fait aussi les grands crimes ; imaginez-vous que c’est elle qui a autrefois mêlé tant de poisons et affilé tant de poignards contre les usurpateurs et les tyrans, et que c’est elle-même qui vous pousse maintenant à être le Catilina de Gênes.

« Ne vous flattez pas que le motif que vous avez de sauver la liberté de la République puisse être autrement reçu dans le monde que comme un prétexte commun à tous les factieux, et, quand il n’y aurait, en effet, que le zèle du bien public qui vous porterait à ce dessein, n’espérez pas que l’on vous fasse la justice de le croire, puisque, dans toutes les actions qui peuvent être attribuées indifféremment au vice ou à la vertu, quand il n’y a que la seule intention de celui qui les sait qui peut les justifier, les hommes, qui ne sauraient juger que par les apparences, expliquent rarement les plus innocentes en bonne part ; mais, en celle-ci, de quelque côté que l’on se tourne, il est impossible d’y voir autre chose que des massacres, des pillages et des objets funestes que la meilleure intention du monde ne saurait justifier. Apprenez donc à régler votre ambition, souvenez-vous que la seule qui doit être suivie est celle qui se dépouille de son propre intérêt, et qui n’a pour but que son devoir. Il s’est trouvé bien des conquérants, qui ont ravagé des Etats et renversé des couronnes, qui n’avaient pas cette grandeur de courage qui fait regarder d’un œil indifférent les élévations et les abaissements, le bonheur et le malheur, les plaisirs et les peines, la vie et la mort ; et cependant c’est cette amour de la belle gloire, et cette hauteur d’âme qui fait les hommes véritablement grands et qui les élève au-dessus du reste du monde ; c’est la seule qui peut vous rendre parfaitement heureux, quand même les dangers que vous vous figurez vous environneraient de toutes parts, puisque vous ne sauriez avoir l’autre sans vous noircir du plus grand de tous les crimes. Embrassez donc celle-ci par prudence et par générosité, puisqu’elle est plus utile, moins dangereuse et plus honorable. »

Le comte fut extrêmement touché de ce discours, parce que les raisons lui en paraissaient fortes, et que la confiance qu’il avait eue, dès sa plus grande jeunesse, en celui qui le faisait, y ajoutait encore beaucoup d’autorité. Verrina, qui était un de ceux qui furent appelés à ce conseil, homme d’un esprit vaste, impétueux, porté aux grandes choses, ennemi passionné du gouvernement présent, presque ruiné par ses grandes dépenses, attaché fortement, et par intérêt, et par inclination, à Jean-Louis, prit la parole pour répondre, et parla ainsi :

« Je m’étonnerais qu’il y eût un seul homme dans Gênes capable des sentiments que vous venez d’entendre, si mes étonnements n’étaient épuisés par la considération de ce que souffre la République. Tout le monde endurant l’oppression avec une soumission si lâche, il est bien naturel que l’on cache ses déplaisirs, et que l’on cherche des excuses à sa faiblesse. Cette insensibilité néanmoins est une marque de la déplorable condition de cet Etat, et Vincent Calcagno l’a bien judicieusement touchée, comme le symptôme qui donne le plus de témoignage de la violence de notre maladie. Mais il me semble qu’il n’est pas raisonnable de ne tirer aucun fruit de la connaissance que l’on a de son mal, puisque la nature même nous enseigne que nous sommes obligés de nous en servir pour y apporter les remèdes nécessaires. Néanmoins la santé de cette république n’est pas encore désespérée jusqu’au point que tous ses membres soient corrompus, et le comte Jean-Louis, que la fortune a élevé en grandeur, en biens et en naissance, au-dessus de tous ceux de cet Etat, se porte par les lumières de son esprit jusqu’où les vues trop affaiblies des Génois ne sauraient aller, et s’élève par son courage au-dessus de la corruption générale. Pour connaître si un homme est né pour les choses extraordinaires, il ne le faut pas seulement considérer selon les avantages de la nature et de la fortune, parce qu’il s’est trouvé quantité de personnes qui ont possédé parfaitement les uns et les autres, et qui sont néanmoins demeurées toute leur vie dans le train d’une conduite fort commune ; mais il faut remarquer si un homme de condition se trouvant dans des conjonctures extrêmement mauvaises, et dans un pays où une tyrannie se forme, conserve alors les semences des vertus et les belles qualités que sa naissance lui a données ; car, s’il ne les perd pas dans ces rencontres et s’il résiste à la contagion de ces maximes lâches qui infectent tout le reste du monde, et particulièrement les esprits des grands, parce que les tyrans prennent plus de peine à les corrompre, comme ceux qu’ils craignent davantage, alors on doit juger que sa réputation sera un jour égale à son mérite, et que la fortune le destine à quelque chose de merveilleux. Cela étant, Monsieur, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu personne de qui la République ait pu attendre avec justice de si grandes choses qu’elle en doit espérer de votre courage : vous êtes né dans des temps qui ne vous produisent presque aucun exemple de force et de générosité qui n’ait été puni, et qui vous en représentent tous les jours de bassesse et de lâcheté qui sont récompensés. Ajoutez à cela que vous êtes dans un pays où la puissance de la maison de Doria tient le cœur de toute la noblesse abattu par une honteuse crainte, ou engagé par un intérêt servile ; et cependant vous ne tombez point dans cette bassesse générale, vous soutenez ces nobles sentiments que votre illustre naissance vous inspire, et votre esprit forme des entreprises dignes de votre valeur. Ne négligez donc point ces qualités admirables, n’abusez pas des grâces que la nature vous a faites, servez votre patrie, jugez par la beauté de vos inclinations de la grandeur des actions qu’elles peuvent produire, songez qu’il ne faut qu’un homme seul de votre condition et de votre mérite pour redonner cœur aux Génois, et les enflammer du premier amour de leur liberté. Représentez-vous que la tyrannie est le plus grand mal qui puisse arriver dans une république. L’état où est la nôtre tient de la nature de ces grandes maladies qui, malgré l’abattement qu’elles causent, excitent, dans l’esprit des malades, de violents désirs pour la guérison. Répondez aux souhaits de tout le peuple, qui gémit sous l’injuste autorité de Doria ; secondez les vœux de la plus saine partie de la noblesse, qui déplore en secret le malheur commun de tous les Génois, et songez enfin que, si la faiblesse et la lâcheté s’augmentent tous les jours parmi eux, on ne blâmera pas tant Jeannetin Doria d’en être cause par son orgueil, que le comte Jean-Louis de Fiesque de l’avoir souffert par son irrésolution. La grande estime que vos bonnes qualités vous ont donnée a déjà fait le coup le plus important de cette affaire. Qu’on ne me parle point de votre jeunesse, comme d’un obstacle au succès d’un dessein si glorieux : c’est un âge où la chaleur du sang, qui fait les plus nobles mouvements du courage, n’inspire que de grandes choses, et, dans les actions extraordinaires, on a toujours plus besoin de vigueur et de hardiesse que des froides réflexions d’une prudence timide qui en découvre les inconvénients ; mais, outre cela, votre réputation est si bien établie que l’on peut dire, sans vous flatter, qu’avec tout ce que la jeunesse a de charmes pour attirer des amis, vous avez acquis cette créance dans le monde que l’on n’obtient d’ordinaire que dans un âge plus avancé. C’est pourquoi vous êtes dans une heureuse obligation de soutenir cette haute idée que l’on a conçue de votre vertu. Vous connaissant désintéressé au point que vous l’êtes, je ne sais si je dois ajouter aux considérations du malheur de notre république des motifs qui vous regardent en particulier ; mais, puisqu’il y a des rencontres où l’intérêt se trouve si attaché avec l’honneur, qu’il est presque aussi honteux de ne le considérer pas, qu’il est quelquefois glorieux de le mépriser, je vous supplie de jeter les yeux sur l’état où vous serez si le gouvernement présent dure encore quelque temps. Ceux qui joignent un grand mérite à une grande naissance ont toujours dans le monde deux puissantes ennemies : l’envie des courtisans, et la haine de ceux qui occupent les premières places. Il est extrêmement difficile de ne s’attirer pas la première quand on a de grands établissements, mais il est impossible d’éviter la seconde quand on a beaucoup de cœur et de considération dans le monde : la prudence et l’honnêteté peuvent bien diminuer la jalousie que l’intérêt fait naître entre les égaux, mais elles ne peuvent jamais ôter tout l’ombrage que met dans l’esprit des supérieurs le soin de leur sûreté. Il y a des vertus si belles qu’elles forcent l’envie même de leur rendre hommage, mais, en même temps qu’elles remportent une victoire sur celle-ci, elles augmentent les forces de l’autre, la haine s’accroît à mesure que le mérite s’élève, et la vertu ressemble, dans ces rencontres, aux vaisseaux agités de la tempête qui n’ont pas sitôt surmonté une vague qu’ils sont incontinent attaqués par une autre, plus violente que la première. Pouvez-vous ignorer que Jeannetin Doria n’ait une envie secrète contre votre naissance, beaucoup plus élevée que la sienne, contre vos biens, plus légitimement acquis que ceux qu’il possède, et contre votre réputation, qui passe de bien loin toute celle qu’il peut espérer en sa vie ? Quel sujet avez-vous de croire qu’une envie que ces considérations ont fait naître, et qui est animée par une ambition violente, ne produira dans l’esprit de cet insolent que des pensées faibles et languissantes, et qu’elle n’ira pas directement à votre ruine ? Avez-vous raison d’espérer que, quand, par votre prudence et par l’effort de votre vertu, vous auriez surmonté cette envie, vous pussiez éviter cette haine que la différence de vos humeurs lui donne pour vous, et que cet esprit altier, que jusqu’ici la sagesse d’André a un peu retenu, souffrît plus longtemps celui qui est le seul obstacle de ses desseins ? Pour moi, je suis persuadé que les suites en sont inévitables, parce que vous ne sauriez vous défaire des qualités qui vous les attireront, ni vous dépouiller de votre naturel et cesser d’être généreux. Mais quand il serait en votre pouvoir de cacher sous un extérieur modeste cette noble fierté qui vous élève si fort au-dessus du commun, croyez-vous que Jeannetin Doria, soupçonneux comme il est et comme le sont tous les tyrans, ne fût pas dans une défiance continuelle de votre conduite ? Toutes les marques de votre modération et de votre patience lui paraîtraient des artifices et des pièges pour le perdre ; il ne pourrait s’imaginer qu’un homme du nom de Fiesque fût capable d’une pareille bassesse, et, jugeant avec raison de ce que vous seriez par ce que vous devez être, il se servirait pour votre ruine de cette soumission apparente que vous affecteriez auprès de lui pour votre sûreté. Toute la différence qu’il y aurait donc entre ce que vous êtes à cette heure et ce que vous seriez alors, serait seulement que vous auriez une assurance certaine de périr avec une honte éternelle, au lieu qu’en suivant les sentiments généreux où votre inclination vous porte, vous êtes assuré que le seul malheur qui vous puisse arriver sera de mourir dans une entreprise glorieuse, et d’acquérir en mourant tout l’honneur qu’un particulier ait jamais acquis. Si vous voyez ces choses, comme sans doute vous les pouvez voir, plus clairement que moi, je n’ai que faire de les exagérer davantage : je vous supplie seulement d’en tirer deux conséquences importantes.

« La première est de reconnaître la fausseté de ces maximes qui défendent de prévenir le coup d’un ennemi qui ne songe qu’à nous perdre, et qui nous conseillent d’attendre qu’il se perde lui-même. C’est se tromper que de croire que la fortune ne fasse monter ceux que nous haïssons au comble du bonheur que pour nous donner le plaisir de les voir tomber. Toutes les grandeurs ne sont pas voisines des précipices, tous les usurpateurs n’ont pas été malheureux, et le Ciel enfin ne punit pas toujours les méchants, à point nommé, pour réjouir les bons et les garantir de la violence de ceux qui les veulent opprimer. La nature, plus infaillible que la politique, nous enseigne d’aller au-devant du mal qui nous menace ; il devient incurable pendant que la prudence délibère sur les remèdes. Que nous servira d’examiner, avec tant de délicatesse, les exemples qu’on nous a proposés ? Ne savons-nous pas que la trop grande subtilité du raisonnement amollit le courage, et s’oppose souvent aux plus belles actions ? Toutes les affaires ont deux visages différents, et les mêmes politiques qui blâment Pompée d’avoir affermi la puissance de César en l’irritant, ont loué la conduite de Cicéron dans la ruine de Catilina.

L’autre fruit que vous devez tirer de ces considérations est que les belles connaissances que la nature vous a données ne doivent pas ressembler à ces lumières faibles et stériles qui n’ont qu’un peu d’éclat et qui n’ont aucune chaleur : il faut qu’elles soient comme la lumière du soleil, qui produit ce qu’elle éclaire ; il faut que les grandes pensées soient suivies de grands effets, et que, dans l’exécution aussi bien que dans le projet de cette entreprise, votre courage ne trouve rien qui l’empêche de vous rendre le dompteur des monstres, le vengeur des crimes, l’asile des affligés, l’allié des grands rois et l’arbitre de l’Italie. Mais si, dans le moment que je vous parle, cette apparence de liberté que l’on voit encore dans notre république se présente à votre esprit, je crains, avec quelque sujet, qu’elle n’arrête le cours de votre ambition ; car je sais qu’une âme aussi délicate que la vôtre et aussi jalouse de sa gloire, aura peine à souffrir de se voir ternie par ces noms terribles de rebelle, de factieux et de traître. Cependant ces fantômes d’infamie que l’opinion publique a formés pour épouvanter les âmes du vulgaire, ne causent jamais de honte à ceux qui les portent pour des actions éclatantes, quand le succès en est heureux. Les scrupules et la grandeur ont été de tout temps incompatibles, et ces maximes faibles d’une prudence ordinaire sont plus propres à débiter à l’école du peuple qu’à celle des grands seigneurs. Le crime d’usurper une couronne est si illustre qu’il peut passer pour une vertu ; chaque condition des hommes a sa réputation particulière : l’on doit estimer les petits par la modération, et les grands par l’ambition et par le courage. Un misérable pirate qui s’amusait à prendre de petites barques du temps d’Alexandre passa pour un infâme voleur, et ce grand conquérant qui ravissait les royaumes entiers est encore honoré comme un héros, et, si, l’on condamne Catilina comme un traître, l’on parle de César comme du plus grand homme qui ait jamais vécu. Enfin je n’aurais qu’à vous mettre devant les yeux tous les princes qui règnent aujourd’hui dans le monde, et à vous demander si ceux dont ils tiennent leurs couronnes ne furent pas des usurpateurs. Mais si ces maximes ont quelque chose qui ne s’accommode pas avec votre délicatesse, si l’amour de votre pays est plus fort dans votre cœur que celui de votre gloire, s’il vous reste encore quelque égard pour l’autorité mourante de la République, voyons quel honneur vous reviendra de la respecter lorsque vos ennemis la méprisent, et si c’est un parti fort avantageux pour vous que de vous exposer à devenir leur sujet. Plût à Dieu qu’elle fût dans son premier éclat ! Personne alors ne vous dissuaderait plus fortement que moi du dessein où je vous anime présentement. Si cette république qui n’a presque plus rien de libre que le nom pouvait conserver son autorité, toute languissante qu’elle est, dans l’état où nous la voyons, j’avoue qu’il y aurait quelque raison de souffrir notre malheur avec patience, et que, s’il n’était ni sûr ni utile, il serait au moins généreux de sacrifier nos propres intérêts à cette vaine image qui nous reste de sa liberté ; mais à présent que les artifices d’André Doria ont renfermé tous les conseils de la République dans sa seule tête, et que l’insolence de Jeannetin en a mis toutes les forces entre ses mains ; à cette heure que Gênes se trouve dans le période où elle doit changer, par cette fatalité secrète, mais inévitable, qui marque de certaines bornes à la révolution des Etats ; à cette heure que les esprits de ses citoyens sont trop désunis pour pouvoir vivre davantage sous le gouvernement de plusieurs ; à présent, dis-je, qu’on ne peut résister à la tyrannie qu’en établissant une monarchie légitime, que ferons-nous dans cette extrémité ? Tendrons-nous la gorge à ces bourreaux qui veulent joindre notre perte à celle de la liberté publique ? Le comte Jean-Louis de Fiesque verra-t-il avec patience Jeannetin Doria monter insolemment sur le trône de sa patrie, où sa fortune et son ambition le portent sans avoir aucune qualité pour le mériter ? Non, non, Monsieur : il faut que votre vertu lui dispute un avantage qui n’est dû qu’à vous seul. C’est une chose rare et souhaitable tout ensemble de se trouver dans une occasion où l’on soit obligé, comme vous l’êtes aujourd’hui, par le motif du bien public et de votre gloire particulière, de vous mettre une couronne sur la tête. Ne craignez point que cette action vous donne le nom d’intéressé : au contraire, il n’y a que la crainte du danger, qui est le plus bas de tous les intérêts, qui vous puisse empêcher de l’entreprendre, et il n’y a que la gloire, qui est directement opposée à l’intérêt, qui soit capable de vous porter à un si grand dessein. Si vous êtes délicat jusqu’au point de ne pouvoir souffrir l’apparence du blâme, qui vous empêchera de rendre à votre république la liberté que vous lui aurez acquise, et de lui remettre entre les mains la couronne que vous aurez si bien méritée ? Alors il ne tiendra qu’à vous de donner un témoignage éclatant du mépris que vous faites de tous les intérêts du monde quand vous les pouvez séparer de l’honneur.

La seule chose qui me reste à vous représenter, c’est qu’il me semble que vous ne devez pas vous servir des Français. Les intelligences avec les étrangers sont toujours extrêmement odieuses ; mais celle-ci, dans les conjonctures présentes, ne vous saurait être utile ; parce que, comme Calcagno l’a remarqué, la France est maintenant assez empêchée à se défendre contre les forces de l’Empire et de l’Espagne, qui l’attaquent puissamment de tous côtés ; mais, quand vous en pourriez tirer de l’assistance, songez que la condition où vous passeriez ne serait qu’un changement de servitude, et que vous seriez l’esclave des Français, au lieu que vous pouvez être leur allié. Jugez enfin si c’est le parti d’un homme habile, de mérite et de qualité comme vous êtes, de se résoudre à tout souffrir et d’être la victime de l’insolence de Doria, ou bien, en hasardant toutes choses pour secouer le joug de sa tyrannie, de vous exposer sans besoin à devenir l’esclave d’une puissance étrangère et de vous renfermer comme auparavant dans les bornes de la fortune d’un particulier. »

Raphaël Sacco, qui servait de juge dans les terres de la maison de Fiesque et qui était le troisième qui fut appelé à ce conseil, voyant bien que le comte penchait absolument du côté des sentiments de Verrina, crut qu’il serait inutile de les contredire, et jugeant d’ailleurs que cette action était extrêmement périlleuse, il ne voulut pas lui conseiller de l’entreprendre, et ne déclara point ses pensées sur ce sujet, se remettant entièrement, pour le gros de l’affaire, aux volontés de son maître. C’est pourquoi il ne s’attacha qu’à soutenir seulement que, si elle était entièrement résolue, il était absolument nécessaire de se servir des Français, disant que ce serait une imprudence extraordinaire de ne pas employer tout son crédit et toutes ses forces où le comte hasardait toute sa fortune ; qu’il ne pouvait comprendre comment on conseillait Jean-Louis de résister lui seul aux armes de l’Empire, de l’Espagne et de l’Italie, qui s’uniraient assurément contre lui ; que l’on pouvait bien prendre une ville par une entreprise, mais non pas assurer un Etat ; que le dernier ne se pouvait faire que par une longue suite d’années, et que la pensée de se rendre souverain de Gênes, dans la disposition où se trouvaient les affaires de l’Europe, était une résolution téméraire que l’on voulait faire passer sous le nom d’une entreprise glorieuse.

Verrina résista de tout son pouvoir à ce raisonnement de Raphaël Sacco, et remit dans l’esprit du comte les raisons qu’il avait apportées sur ce sujet dans son discours, en lui représentant, plus fortement qu’il n’avait fait, que les amitiés des princes ne duraient jamais davantage que leurs intérêts, et qu’encore que la faveur de la maison d’Autriche semblât inséparablement attachée aux Doria, parce qu’ils lui étaient utiles, elle finirait dès qu’ils ne le seraient plus : au lieu que, si l’Empereur voyait Jean-Louis en état de le servir ou de lui nuire, il oublierait bientôt les services des autres pour rechercher son amitié ; mais que, s’il appelait les Français, il se fermerait toutes les voies d’accommodement avec l’Empereur, dont la puissance était plus considérable en Italie que la leur ; qu’il suffirait de rechercher le secours de la France lorsqu’il se verrait entièrement exclu de l’alliance de l’Empire ; qu’elle aurait, en ce cas, tant d’intérêt à ne le point abandonner, qu’elle ne manquerait pas de le secourir, parce que, le comte Jean-Louis demeurant le maître de Gênes, les Français seraient toujours dans la crainte qu’il ne s’accordât avec leurs ennemis, s’ils lui refusaient les assistances nécessaires pour sa défense ; qu’au reste il n’était pas besoin de plus grandes forces pour réussir dans ce dessein que celles qu’il pouvait avoir de lui-même, puisqu’il savait bien qu’il n’y avait que deux cent cinquante hommes de guerre dans Gênes, et que les galères de Jeannetin Doria étaient entièrement désarmées. Ces raisons donnèrent le dernier coup dans l’esprit du comte, parce qu’elles étaient conformes à l’inclination naturelle qu’il avait toujours eue pour la gloire, et à cette grandeur d’âme qui faisait qu’aucune chose ne lui paraissait difficile pourvu qu’elle fût honorable : il se résolut enfin d’entreprendre celle-ci avec ses propres forces, et de n’y employer que les amis et les serviteurs que sa haute naissance, sa courtoisie extraordinaire, sa libéralité inépuisable et toutes ses autres bonnes qualités lui avaient acquis.

Il se trouve assez de personnes qui ont du mérite, du courage et de l’ambition et qui roulent dans leur esprit des pensées générales de s’élever et de rendre leur condition meilleure ; mais il s’en rencontre rarement qui, après les avoir formées, sachent faire le choix des moyens qui sont propres à l’exécution, et qui ne se relâchent pas du soin continuel qu’il faut avoir pour les faire réussir, ou, quand ils s’en donnent la peine, c’est presque toujours à contre-temps, et avec trop d’impatience d’en voir le succès. Et cela est si vrai, que, dans les affaires de la nature de celle-ci, la plupart des hommes prennent d’ordinaire plus de loisir qu’il ne faut pour s’y résoudre, mais ils n’en prennent jamais autant qu’il est nécessaire pour exécuter ce qu’ils ont résolu ; ils ne songent pas d’assez loin à disposer toutes leurs actions pour la fin qu’ils se sont proposée, à conduire tous leurs pas sur le plan qu’ils ont formé une fois, à s’établir un fonds de réputation, à s’acquérir des amis, et faire enfin toutes choses en vue de leur premier dessein : au contraire, on les voit souvent changer de vie tout à coup, leur esprit paraît inquiet et surchargé du secret et du poids de leur entreprise, et dans les changements et l’irrégularité de leur conduite ils laissent toujours échapper quelque chose qui peut donner prise à leurs surveillants et de l’ombrage à leurs ennemis.

Le comte Jean-Louis de Fiesque remédia très sagement à ces inconvénients ; car, se connaissant d’un esprit porté aux grandes choses, et voyant bien qu’il serait un jour capable de ramener ces inclinations générales à quelque dessein particulier et important pour son élévation, il se donna tout entier à cette pensée, et, comme il avait de lui-même une ardeur incroyable pour la gloire et beaucoup d’adresse pour accroître sa réputation, il vivait de manière que toutes les grandes qualités que l’on remarquait en lui paraissaient venir du fonds de son naturel et non pas d’une conduite étudiée. Il avait un air toujours égal, ouvert, agréable, et même enjoué ; il était civil avec tout le monde, mais avec des distinctions obligeantes selon le mérite et la qualité ; sa libéralité était si grande qu’il allait au-devant du besoin de ses amis ; il gagnait de la sorte les pauvres par ses largesses et les riches par son honnêteté. Il observait religieusement ses paroles ; il avait une chaleur à obliger qui ne se relâchait jamais ; sa maison et sa table étaient ouvertes à tous venants, et il était magnifique en toutes choses jusqu’à la profusion et jamais personne n’a été mieux persuadé que lui que l’avarice, la sécheresse et l’orgueil ternissent les plus belles qualités des grands hommes ; mais ce qui donnait un lustre merveilleux aux siennes, c’est qu’il était bien fait de sa personne et que tout ce qu’il faisait était accompagné d’un air noble et grand, qui sentait sa naissance illustre et qui attirait l’inclination et le respect de tout le monde.

Cette conduite lui assura tellement les cœurs de ses amis, que pas un de ceux qui lui avaient promis de le servir ne manqua de foi ni de discrétion dans une affaire si délicate : chose extraordinaire, à la vérité, dans les conjurations, où il faut tant d’acteurs et tant de secret, que, quand il n’y aurait point d’infidèle, il est malaisé qu’il ne s’y trouve toujours quelque imprudent. Mais ce qu’il y eut de plus admirable en celle-ci, ce fut que ses ennemis voyant son procédé toujours égal, ils n’en prirent aucun ombrage, parce qu’ils attribuaient plutôt ce qu’il y avait de trop éclatant dans ses actions à son humeur naturelle qu’à un dessein formé.

Ce fut sans doute une des causes du mépris que fit André Doria des avis qu’il reçut de Ferrand Gonzague et de deux ou trois autres, touchant cette entreprise : je dis une des causes, parce qu’encore que la conduite de Jean-Louis contribuât à ôter la méfiance de l’esprit de ce vieux politique jaloux de son autorité, il fallait néanmoins qu’il y eût quelque autre raison d’un si grand aveuglement ; mais il est difficile de la pénétrer, si nous ne la rapportons à la Providence, qui prend plaisir de faire connaître la vanité de la prudence humaine, et de confondre l’orgueil de ceux qui se flattent de pouvoir démêler les replis du cœur des hommes et d’avoir un discernement infaillible pour toutes les choses du monde. Cette présomption n’est jamais plus ridicule que dans ces grands génies qu’une étude continuelle, une profonde méditation et une longue expérience ont tellement élevés au-dessus du commun, et enivrés de la bonne opinion d’eux-mêmes, qu’ils se reposent sur la foi de leur propres lumières dans les affaires les plus difficiles, et n’écoutent les conseils d’autrui que pour les mépriser. Il est vrai que la plupart de ces hommes extraordinaires que les autres vont consulter comme des oracles, et qui pénètrent si vivement dans l’avenir sur les intérêts qui leur sont indifférents, deviennent presque toujours aveugles sur ceux qui leur importent davantage. Ils sont plus malheureux que les autres, en ce qu’ils ne sauraient se conduire ni par leur raison, ni par celle de leurs amis.

L’action de libéralité qui donna le plus de partisans au comte Jean-Louis de Fiesque parmi le peuple, fut celle qu’il fit aux fileurs de soie, qui forment un corps d’habitants considérable dans Gênes : ils étaient alors extrêmement incommodés de la misère des guerres passées. Le comte ayant appris de leur consul l’état où ils se trouvaient, il témoigna beaucoup de compassion de leur pauvreté et lui commanda en même temps d’envoyer en son palais ceux qui avaient le plus besoin de son secours. Il leur fournit abondamment de l’argent et des vivres, et les pria de ne point faire éclater ses présents, parce qu’il n’en prétendait aucune récompense que la satisfaction qu’il sentait en lui-même de secourir les affligés ; et, accompagnant ces choses d’une courtoisie et d’une douceur civile et caressante qui lui était naturelle, il gagna tellement les cœurs de ces pauvres gens, qu’ils furent depuis ce jour-là entièrement dévoués à son service.

Mais, s’il s’attirait par ses bienfaits l’amour et l’estime du menu peuple, il n’oubliait pas de se rendre agréable à ceux qui étaient les plus considérables dans cet ordre, par des paroles de liberté qu’il laissait couler adroitement dans ses discours, qui leur faisaient comprendre qu’encore qu’il fût du corps de la noblesse, il était trop raisonnable pour ne pas compatir avec beaucoup de douleur à l’oppression du peuple.

Quelques personnes accusent la République d’avoir manqué de conduite en cette occasion, et soutiennent que ce fut une imprudence extrême au Sénat de souffrir que Jean-Louis obligeât ainsi tout le monde et s’acquît avec tant de soin les cœurs de ses citoyens. Je ne puis désavouer que la maxime qui sert de fondement à cette opinion ne soit un trait de fine politique ; et il semble qu’ayant pour but la médiocrité des particuliers, elle doive avoir pour effet la sûreté générale ; mais je suis persuadé qu’elle est fort injuste, en ce qu’elle corrompt la nature des bonnes qualités, qui deviennent, par cette raison, nuisibles ou dangereuses à celui qui les possède, et je la crois même pernicieuse, parce qu’en rendant le mérite suspect, elle étouffe toutes les semences de la vertu et dégoûte tellement de l’amour de la gloire, qu’on ne se porte jamais qu’avec crainte aux belles actions, et que l’on se détourne de celles qui pourraient être utiles à l’Etat, pour éviter de donner de l’ombrage au gouvernement : il arrive aussi qu’au lieu de retenir les hommes de grand cœur dans les bornes de cette égalité qu’elle prescrit, elle les porte quelquefois à donner un cours plus libre à leur ambition, et à prendre des résolutions extrêmes pour secouer le joug d’une loi si tyrannique.

Le comte ne se fiait pas tellement aux bonnes volontés de cette populace, que cette confiance l’empêchât de s’assurer des gens de guerre, qui sont principalement nécessaires pour de semblables entreprises. Il partit au commencement de l’été, en apparence pour visiter ses terres ; mais, dans la vérité, ce fut pour remarquer les gens de service qui se trouvaient alors parmi ses sujets et pour les accoutumer aux exercices de la guerre, sous prétexte de la crainte qu’il disait avoir alors du duc de Plaisance. Il voulait aussi donner les ordres nécessaires au dessein qu’il avait de faire entrer secrètement du monde dans Gênes quand il serait temps, et s’assurer des sentiments de ce duc, qui lui promit secrètement deux mille hommes de ses meilleures troupes.

Le comte, revenant sur la fin de l’automne, ajouta à sa vie ordinaire une profonde dissimulation pour ce qui regardait la maison de Doria, témoignant en toutes les rencontres une grande vénération envers la personne d’André et une amitié très étroite à Jeannetin, afin de faire connaître à tout le monde que ses divisions passées étaient entièrement assoupies, et de leur donner toutes les marques imaginables d’une liaison extrêmement assurée.

S’il est vrai, ce que dit le comte Jean-Louis de Fiesque le jour même qu’il exécuta son entreprise, qu’il était averti depuis longtemps que sa perte était résolue dans l’esprit de Jeannetin, et que cet homme injuste et violent, qui n’était retenu que par la prudence d’André, voyant que son oncle était sujet à de grandes maladies, avait commandé au capitaine Lercaro de se défaire de tous les Fiesques dans le moment qu’André Doria mourrait ; qu’il avait des lettres convaincantes par lesquelles il lui était aisé de prouver que le même Jeannetin avait essayé de l’empoisonner par trois diverses fois, et qu’il était avec cela très assuré que l’Empereur était prêt de lui mettre entre les mains la souveraineté de Gênes ; si dis-je, tout cela est vrai, je ne pense pas que l’on puisse blâmer avec justice la dissimulation du comte, parce que, dans les affaires où il s’agit de notre vie et de l’intérêt général de l’Etat, la franchise n’est pas une vertu de saison, la nature nous faisant voir, dans l’instinct des moindres animaux, qu’en ces extrémités l’usages des finesses est permis pour se défendre de la violence qui nous veut opprimer.

Mais si les plaintes de Jean-Louis n’étaient que des calomnies inventées contre la maison de Doria pour donner des couleurs plus honnêtes à son dessein et pour aigrir les esprits, on ne peut désavouer que ces fausses marques d’amitié, données avec tant d’affectation, ne fussent des artifices indignes d’un grand courage comme le sien ; et sans doute il serait difficile de justifier une pareille conduite, si ce n’est par la raison de cette nécessité que l’insolence et le pouvoir de Jeannetin lui avaient imposée de vivre de la sorte.

Le comte avait acheté quatre galères du duc de Plaisance et les entretenait de la paie du Pape, sous le nom de son frère Hiérôme. Jugeant bien que la chose la plus nécessaire à son entreprise était de se rendre maître du port, il en fit venir une à Gênes, sous prétexte qu’il la voulait envoyer en course au Levant, et prit en même temps l’occasion de faire entrer dans la ville, sans soupçon, une partie des soldats qui lui venaient de ses terres et de l’Etat de Plaisance, dont les uns passaient comme étant de la garnison, les autres comme aventuriers qui demandaient à prendre parti, quelques-uns comme mariniers, et beaucoup même comme forçats.

Verrina fit couler adroitement dans les compagnies de la ville quinze ou vingt soldats qui étaient sujets du comte, et en gagna d’autres de la garnison. Il se fit promettre, par les plus considérés et les plus entreprenants d’entre le peuple, toutes sortes d’assistances pour exécuter, leur disait-il, un dessein particulier qu’il avait contre quelques-uns de leurs ennemis. Calcagno et Sacco travaillaient de leur côté avec beaucoup de diligence et de soin ; et il me semble que l’on ne peut mieux exprimer l’adresse avec laquelle ces quatre personnes conduisirent cette entreprise, qu’en disant qu’ils y engagèrent plus de dix mille hommes sans en découvrir le véritable sujet à aucun.

Les choses étant ainsi disposées, il ne manquait qu’à choisir le jour pour les exécuter, à quoi il se trouva quelques difficultés. Verrina était d’avis que l’on priât à une nouvelle messe André et Jeannetin Doria, et Adam Centurione, avec ceux de la noblesse qui étaient les plus affectionnés à ce parti : il s’offrait de les tuer lui-même. Cette ouverture fut aussitôt rejetée par le comte, qui conçut une telle horreur de cette proposition, qu’il s’écria que jamais il ne consentirait à manquer de respect au mystère le plus saint de notre religion pour faciliter le succès de son dessein. L’on proposa ensuite de prendre l’occasion des noces d’une sœur de Jannetin Doria avec Jules Cibo, marquis de Masse, beau-frère du comte, et l’on trouvait que l’exécution en serait facile dans cette rencontre, parce que Jean-Louis aurait le prétexte de faire un festin à tous les parents de cette maison et la commodité entière de les perdre tous à la fois ; mais la générosité du comte s’opposa encore à cette noire trahison, ainsi que beaucoup de personnes l’assurent, et qu’il est aisé à croire d’un homme de son naturel, quoique les partisans de Doria aient publié qu’il avait résolu de se servir de ce moyen, si une affaire qui engagea, ce même jour, Jeannetin à un petit voyage hors de Gênes ne lui en eût fait changer la pensée. Enfin, après plusieurs délibérations, la nuit du second jour de janvier fut choisie pour cette entreprise, et, en même temps, les ordres nécessaires furent donnés pour cet effet avec beaucoup de conduite, Verrina, Calcagno et Sacco disposant de leur côté ceux qu’ils avaient pratiqués. Le comte fit apporter chez lui secrètement grande quantité d’armes, et envoya remarquer les lieux dont il fallait se rendre maître. Il fit passer peu à peu et sans bruit dans un corps de logis séparé du reste de son palais, les gens de guerre qui étaient destinés pour commencer l’exécution ; et, le jour étant arrivé, le comte, pour mieux couvrir son dessein, fit quantité de visites, et alla même, sur le soir, au palais de Doria, où, rencontrant les enfants de Jeannetin, il les prit l’un après l’autre entre ses bras et les caressa longtemps en présence de leur père, qu’il pria ensuite de commander aux officiers de ses galères de ne donner aucun empêchement à la partance de la sienne, qui devait la même nuit faire voile au Levant : après quoi, il prit congé de lui avec ses civilités ordinaires, et, en retournant à son palais, il passa chez Thomas Assereto, où il rencontra plus de trente de ces gentilshommes que l’on appelait populaires, que Verrina avait fait trouver par adresse en son logis, d’où le comte les emmena souper avec lui. Quand il fut arrivé, il envoya Verrina, par toute la ville, au palais de la République à celui de Doria, pour observer si l’on n’avait aucune lumière de son dessein, et, après avoir appris que toutes choses étaient dans le calme accoutumé ; il commanda que l’on fermât les portes de son logis, avec ordre néanmoins d’y laisser entrer tous ceux qui le demanderaient, et défense d’en laisser sortir qui que ce soit.

Comme il s’aperçut que ceux qu’il avait conviés étaient extrêmement étonnés de ne trouver, au lieu d’un festin préparé, que des armes, des gens inconnus et des soldats, il les assembla dans une salle, et, faisant paraître sur son visage une fierté noble et assurée, il leur tint ce discours :

« Mes amis, c’est trop souffrir de l’insolence de Jeannetin et de la tyrannie d’André Doria : il n’y a pas un moment à perdre si nous voulons garantir nos vies et notre liberté de l’oppression dont elles sont menacées. Y a-t-il quelqu’un ici qui puisse ignorer le danger pressant où se trouve la République ? À quoi pensez-vous que soient destinées les vingt galères qui assiègent votre port, tant de forces et d’intelligences que ces deux tyrans ont préparées ? Les voilà sur le point de triompher de notre patience et d’élever leur injuste autorité sur les ruines de cet Etat : il n’est plus temps de déplorer nos misères en secret ; il faut hasarder toutes choses pour nous en délivrer. Puisque le mal est violent, les remèdes le doivent être, et si la crainte de tomber dans un esclavage honteux a quelque pouvoir sur vos esprits, il faut vous résoudre à faire un effort pour briser vos chaînes et prévenir ceux qui vous en veulent charger ; car je ne puis m’imaginer que vous soyez capables d’endurer davantage de l’injustice de l’oncle, ni de l’orgueil du neveu : je ne pense pas, dis-je, qu’il y ait aucun d’entre vous qui soit d’humeur d’obéir à des maîtres qui se devraient contenter d’être vos égaux. Quand nous serions insensibles pour le salut de la République, nous ne pouvons pas l’être pour le nôtre : chacun de nous n’a que trop de sujet de se venger ; et notre vengeance est légitime et glorieuse tout ensemble, puisque notre ressentiment particulier est joint au zèle du bien public et que nous ne pouvons abandonner nos intérêts sans trahir ceux de notre patrie. Il ne tient plus qu’à vous d’assurer son repos et le vôtre ; vous n’avez qu’à vouloir être heureux pour le devenir. J’ai pourvu à tout ce qui pouvait traverser votre bonheur, je vous ai facilité le chemin de la gloire, et je suis prêt de vous le montrer, si vous êtes disposés à me suivre. Ces préparatifs que vous voyez doivent vous animer, à cette heure, plus qu’ils ne vous ont surpris, et l’étonnement que j’ai remarqué d’abord sur vos visages doit se changer en une glorieuse résolution d’employer ces armes avec vigueur pour travailler à la perte de nos ennemis communs et à la conservation de notre liberté. J’offenserais votre courage si je m’imaginais qu’il fût capable de balancer entre la vue de ces objets et l’usage qu’il en doit faire ; il est sûr par le bon ordre que j’ai mis à toutes choses, il est utile par l’avantage que vous en tirerez, il est juste à cause de l’oppression que vous souffrez, et il glorieux enfin par la grandeur de l’entreprise. Je pourrais justifier, par les lettres que voici, que l’Empereur a promis à André Doria la souveraineté de Gênes et qu’il est prêt d’exécuter sa parole ; je pourrais vous faire voir, par d’autres que j’ai entre mes mains, que Jeannetin a voulu suborner, par trois fois, des gens pour m’empoisonner ; il me serait facile de vous prouver qu’il a donné ordre à Lercaro de me massacrer avec tous ceux de ma maison au moment que son oncle viendrait à mourir ; mais la connaissance de ces trahisons, quoique noires et infâmes, n’ajouteraient rien à l’horreur que vous avez déjà pour ces monstres. Il me semble que j’aperçois dans vos yeux cette noble ardeur qu’inspire une vengeance légitime : je vois que vous avez plus d’impatience que moi-même de faire éclater votre ressentiment, d’assurer vos biens, votre repos et l’honneur de vos familles. Allons donc, mes chers concitoyens, sauvons la réputation de Gênes ; conservons la liberté de notre patrie et faisons connaître aujourd’hui à toute la terre qu’il se trouve encore des gens de bien dans cette république, qui savent perdre les tyrans. »

Les assistants se trouvèrent extrêmement étonnés de ces paroles, mais, comme ils étaient presque tous passionnés pour le comte de Fiesque, et que les uns joignaient à cette amitié les hautes espérances dont ils se flattaient au cas que l’entreprise réussît, et que les autres craignaient son ressentiment s’ils refusaient de suivre sa fortune, ils lui promirent toute sorte de services. Il n’y en eut que deux, de ce nombre assez considérable, qui le prièrent de ne les point engager dans cette affaire, soit que leur profession éloignée des périls, et leur humeur ennemie des violences les rendît incapables, comme ils disaient, de servir dans une action où il y avait beaucoup de dangers à essuyer et de meurtres à commettre, soit qu’ils couvrissent de l’apparence d’une peur simulée l’affection véritable qu’ils avaient pour la maison de Doria ou pour quelques-uns de son parti. Il est certain que le comte ne les pressa pas davantage et qu’il se contenta de les enfermer dans une chambre, afin de leur ôter le moyen de découvrir son dessein. La douceur dont il usa envers ces deux personnes fait que je ne puis croire ce que quelques historiens passionnés contre sa mémoire ont publié, qui est que le discours qu’il fit dans cette assemblée ne fut rempli que de menaces contre ceux qui refuseraient de l’assister ; et je crois que l’on peut avec raison faire le même jugement des paroles impies et cruelles qu’ils l’accusent d’avoir dites, le soir de son entreprise ; car quelle apparence y a-t-il qu’un homme de sa condition, né avec une passion extraordinaire d’acquérir de la gloire, se soit laissé emporter à des discours dont il est impossible de se ressouvenir sans horreur et qui ne servaient en façon du monde à ses desseins ?

Quoi qu’il en soit, dès qu’il eut achevé de parler à ces gentilshommes et qu’il les eut informés de l’ordre de son entreprise, il s’en alla dans l’appartement de sa femme, qu’il trouva dans les pleurs, prévoyant bien que ces grands préparatifs qui se faisaient dans sa maison ne pouvaient être destinés par son mari qu’à quelque action dangereuse. Il crut donc qu’il ne devait pas lui en cacher plus longtemps la vérité ; mais il essaya de diminuer ses craintes par toutes les raisons dont il put s’aviser, en lui représentant à quel point les choses étaient engagées et l’impossibilité où il était de s’en retirer. Elle fit tous les efforts imaginables pour le détourner de cette action et se servit de tout le pouvoir que lui donnait sur son esprit la tendresse qu’il avait pour elle ; mais ni ses larmes ni ses prières ne purent ébranler sa résolution. Paul Pansa, qui avait été son gouverneur et pour lequel il avait une grande vénération, se joignit à la comtesse et n’oublia rien pour le ramener dans les bornes d’un citoyen et lui représenter tout ce qu’il hasardait dans cette occasion. Le comte fut aussi peu touché des conseils de son gouverneur que des caresses et des pleurs de sa femme. Il avait, comme on dit de César, passé le Rubicon, et, rentrant dans la salle où il avait laissé ceux qui avaient soupé avec lui, il donna les derniers ordres pour l’exécution de son entreprise.

Il commanda cent cinquante hommes choisis entre ce qu’il avait de gens de guerre, pour aller dans cette partie de la ville que l’on appelle le Bourg, où il les devait suivre accompagné de la noblesse. Corneille, son frère bâtard, eut ordre, dès qu’on serait arrivé au Bourg, de se séparer, avec trente hommes détachés, pour marcher à la porte de l’Arc et s’en rendre maître ; Hiérôme et Ottobon, ses frères, avec Vincent Calcagno, eurent charge de prendre celle de Saint-Thomas, en même temps qu’ils entendraient le coup de canon que l’on tirerait de sa galère, commandée par Verrina, qui était toute prête pour serrer la bouche de la Darse et investir celle du prince Doria. Le comte devait se rendre par terre à cette porte, après avoir laissé des corps de garde, en passant, à l’arc de Saint-André, de Saint-Donat, et à la place des Sauvages, avec le moins de bruit qu’il se pourrait. Thomas Assereto fut commandé pour se saisir de cette porte, en donnant le mot, qu’il pouvait aisément savoir, parce qu’il avait charge sous Jeannetin Doria. Comme cette action était le point le plus important de l’entreprise, parce que, si elle ne réussissait pas, ceux qui étaient sur la galère de Fiesque ne pouvaient avoir nulle communication avec les autres conjurés, on jugea à propos, pour la rendre encore plus aisée, que Scipion Borgognino, sujet du comte et déterminé soldat, se jetât dans la Darsène avec des felouques armées, et mît pied à terre de ce côté-là, en même temps que Thomas Assereto attaquerait cette porte par-dehors. Il fut aussi résolu qu’au moment que Hiérôme et Ottobon de Fiesque se seraient rendus maîtres de la porte de Saint-Thomas, qui est proche du palais de Doria, l’un d’eux l’irait forcer et tuer André et Jeannetin ; et parce qu’il y avait quelque sujet de croire que celui-ci, s’éveillant au bruit qui se ferait aux portes, pourrait se mettre sur la felouque de Louis Giulia pour y venir donner ordre, on laissa deux felouques pour y prendre garde. À ces ordres il en fut ajouté un général, que tous les conjurés appelassent le peuple avec le nom de Fiesque et criassent : « Liberté ! » afin que ceux de la ville, de l’affection desquels on était assuré, ne se trouvassent point surpris, et que, voyant que le comte était auteur de cette affaire, ils se joignissent à ses gens.

Il n’est pas aisé de décider s’il n’eût point été plus avantageux et plus sûr de ne faire qu’un gros de toutes ces troupes qui étaient séparées en tant de quartiers différents et éloignés les uns des autres, que de les désunir, parce que le nombre en était assez considérable pour croire que, si elles fussent entrées par un même endroit dans la ville, elles auraient poussé tout ce qui se serait présenté devant elles et auraient attiré le peuple en faveur du parti victorieux partout où elles auraient passé, au lieu qu’étant divisées, elles ne pouvaient agir que faiblement, au hasard de faire des contretemps et d’être défaites l’une après l’autre ; car il est certain qu’il faut une grande justesse pour accorder l’heure des attaques et bien du bonheur pour qu’elles réussissent également : tant de bras et de têtes doivent, en ces rencontres, concourir à une même action, que la moindre faute déconcerte bien souvent tout le reste, de même que le désordre d’une seule roue peut arrêter le mouvement des plus grandes machines. Cependant il est fort difficile que, durant la nuit et parmi le tumulte qui accompagne d’ordinaire ces entreprises, le cœur ou le jugement ne manquent à quelqu’un des conjurés, et que, trouvant le péril de près plus terrible que de loin, il ne se repente de s’y être engagé. Mais, lorsqu’ils marchent tous ensemble, l’exemple anime et rassure les plus timides, et quand ils voudraient lâcher le pied, ils ne le peuvent pas, étant contraints de se laisser entraîner par le nombre et de faire par nécessité ce que les braves font par valeur.

Ceux qui sont d’une opinion contraire soutiennent que dans ces entreprises qui se font la nuit dans une ville où l’on a de grandes intelligences et la plupart du peuple favorable, et où les conjurés peuvent se rendre maîtres des postes principaux avant que leurs ennemis soient en état de les disputer, il vaut mieux former divers corps, et faire des attaques différentes en beaucoup d’endroits, parce qu’en donnant plusieurs alarmes à la fois en des lieux éloignés, on oblige ceux qui se défendent à séparer leurs forces, sans savoir combien ils en doivent détacher ; et l’épouvante que ces surprises causent ordinairement est bien plus forte lorsque le bruit vient de tous côtés, que quand il ne faut pourvoir qu’à un seul, outre que, dans des rues étroites comme sont celles de Gênes, un nombre médiocre fait autant d’effet que le plus grand, et que dix hommes, à la faveur de la moindre barricade, dans un lieu serré, n’étant attaqués que de front, y peuvent en arrêter cent fois autant des plus braves gens du monde, et donner le loisir à ceux qui sont derrière eux de se rallier. Enfin ceux qui sont de la dernière opinion croient que, dans une entreprise comme celle-ci, il est moins avantageux au parti des conjurés d’unir leurs forces en un seul corps que de les répandre en divers endroits de la ville, ayant la faveur de la plupart des habitants, parce que l’on soulève tout à la fois, et qu’ils prennent plus aisément les armes quand ils se voient appuyés, et sont plus capables de servir lorsqu’ils ont des troupes réglées et des personnes de créance à leur tête.

Toutes ces raisons étant justement balancées de part et d’autre, je crois que le comte de Fiesque en usa très judicieusement ; car il me semble qu’en cette occasion les inconvénients que nous venons de dire étaient moins à craindre qu’ils ne sont d’ordinaire, parce que son parti n’était pas seulement composé de gens de guerre et de noblesse, mais encore d’un grand nombre de peuple dont il était assuré : de sorte qu’ayant dans tous les quartiers de Gênes des forces considérables, il avait sujet de croire que la garnison, qui était extrêmement faible, et ceux qui ne lui étaient pas favorables, ne pourraient apporter aucun obstacle à ses desseins, ni faire de résistance qui fût capable d’ébranler ceux qui combattaient pour lui. C’est pourquoi, étant sorti de son palais, il divisa ses gens selon l’ordre qu’il avait résolu ; et en même temps que le coup de canon qui avait été donné pour signal fut tiré de sa galère, Corneille surprit la garde qui était à la porte de l’Arc, et s’en rendit maître sans aucune peine. Ottobon et Hiérôme, frères du comte, accompagnés de Calcagno et de soixante soldats, ne trouvèrent pas tant de facilité à celle de Saint-Thomas, par la résistance de Sébastien Lercaro, capitaine, et de son frère, qui firent ferme assez longtemps ; mais celui-ci ayant été tué et l’autre pris, quelques-uns même de leurs soldats qui étaient de l’intelligence ayant tourné leurs armes en faveur des Fiesque, ceux de la garde lâchèrent le pied et abandonnèrent leur poste aux ennemis. Jeannetin Doria, éveillé ou par le bruit qui se fit à cette porte ou par les cris qui se faisaient en même temps dans le port, se leva en grande hâte, et, sans être suivi d’autre personne que d’un page qui portait un flambeau devant lui, il accourut à la porte de Saint-Thomas, où, ayant été reconnu par les conjurés, il fut tué en arrivant.

Cette précipitation de Jeannetin sauva la vie à André Doria, et lui donna le temps de monter à cheval et de se retirer à quinze milles de Gênes, parce que Hiérôme de Fiesque, qui avait eu ordre de son frère de forcer le palais de Doria incontinent après qu’il se serait saisi de la porte de Saint-Thomas, voyant que Jeannetin s’était fait tuer par son imprudence, préféra la conservation des richesses immenses qui étaient dans le palais et qu’il eût été bien malaisé de sauver des mains des soldats, à la prise d’André Doria, qu’il ne considérait plus que comme un vieillard cassé dont la perte devait être indifférente.

Pendant que ces choses se passaient au quartier de la porte de Saint-Thomas, Assereto et Scipion Borgognino exécutèrent ce qui leur avait été commandé avec toute sorte de bonheur : ils tuèrent ceux qui firent quelque résistance à la porte de la Darsène, et poussèrent les autres si vivement, qu’ils ne leur donnèrent pas le loisir de se reconnaître, et s’assurèrent enfin d’un lieu si considérable.

Le comte, après avoir laissé en passant de grands corps de garde dans les places qu’il jugeait les plus importantes, se rendit dans la Darsène, dont il trouva l’entrée tout à fait libre, et se joignit à Verrina, qui avait déjà investi avec sa galère celles du prince Doria : il les trouva presque toutes désarmées et s’en rendit maître avec beaucoup de facilité ; mais craignant que, dans cette confusion, la chiourme ne relevât la capitane, sur laquelle il entendait beaucoup de bruit, il courut en diligence pour y donner ordre, et, comme il était sur le point d’y entrer, la planche sur laquelle il passait venant à se renverser, il tomba dans la mer ; la pesanteur de ses armes et la vase, qui était profonde en cet endroit, l’empêchèrent de se relever, et l’obscurité de la nuit jointe au bruit confus qui se faisait de toutes parts ôtèrent aux siens la connaissance de cet accident, en sorte que, sans s’apercevoir de la perte qu’ils avaient faite, ils achevèrent de s’assurer du port et des galères.

Ottobon, qui était venu en ce lieu après avoir exécuté son premier dessein, y demeura pour commander, et Hiérôme, qui l’avait suivi, après avoir laissé Vincent Calcagno à la porte de Saint-Thomas, sortit du port et se jeta dans les rues, avec deux cents hommes, pour émouvoir la populace, et rallier auprès de lui le plus de gens qu’il pourrait. Verrina fit, d’un autre côté, la même chose, et ainsi un grand nombre de peuple se rangeant auprès d’eux, personne n’osait plus paraître dans la ville sans se déclarer pour le parti de Fiesque. La plus grande partie de la noblesse demeura renfermée pendant le bruit, chacun craignant le pillage de sa maison ; les plus courageux se rendirent au palais, avec l’ambassadeur de l’Empereur, qui avait été sur le point de s’enfuir de la ville, sans les remontrances de Paul Lasagna, homme de grande autorité parmi le peuple. Le cardinal Doria et Adam Centurione s’y trouvèrent aussi, et résolurent avec Nicolas Franco, en ce temps-là chef de la république, parce qu’il n’y avait point de duc, d’envoyer Boniface Lomellino, Christofle Palavicini et Antoine Calva, avec cinquante soldats de la garnison, pour défendre la porte de Saint-Thomas ; mais ceux-ci ayant rencontré une troupe de conjurés et se trouvant abandonnés d’une partie de leurs gens, ils furent obligés de se retirer dans la maison d’Adam Centurione, où ayant trouvé François Grimaldi et Dominique Doria, et quelques autres gentilshommes, ils reprirent cœur et retournèrent encore à la même porte par un chemin différent ; mais ils la trouvèrent si bien gardée, et ils furent chargés avec tant de vigueur, qu’ils laissèrent Boniface Lomellino prisonnier, qui se fit remarquer en cette action par son courage, et se sauva heureusement des mains des conjurés.

Le Sénat ayant éprouvé que la force ne réussissait pas, eut recours aux remontrances, et députa Hiérôme de Fiesque, parent du comte, et Hiérôme Canevale, pour lui demander le sujet qui le portait à ce mouvement ; et, incontinent après, le cardinal Doria, son allié, assisté de deux sénateurs, dont l’un était Jean-Baptiste Lercaro et l’autre Bernard Castagna, se résolut, à la prière du Sénat, d’aller parler au comte, pour essayer de l’adoucir ; mais voyant que les choses étaient dans une si grande confusion que, s’il sortait par la ville, il exposerait inutilement sa dignité à l’insolence d’un peuple furieux, il ne voulut point passer outre et demeura dans le palais : si bien que le Sénat donna cette commission à Augustin Lomellino, Hector de Fiesque, Ansaldo Justiniani ; Ambroise Spinola et Jean Balliano, lesquels, voyant une troupe de gens armés venir à leur rencontre, crurent que c’était le comte, et s’arrêtèrent à Saint-Siro, pour l’attendre. En même temps que les conjurés les aperçurent, ils les chargèrent sans reconnaître, et firent fuir Lomellino et Hector de Fiesque. Ansaldo Justiniani se tint ferme, et s’adressant à Hiérôme, qui conduisait cette brigade, il lui demanda, de la part de la République, où était le comte. Les conjurés venaient d’apprendre sa mort. Verrina, après l’avoir cherché longtemps en vain, s’était remis sur sa galère comme désespéré, parce que les nouvelles qui venaient de tous les quartiers de la ville portaient qu’il ne paraissait en aucune part. Cela fit que Hiérôme répondit audacieusement et avec une extrême imprudence à Justiniani qu’il n’était plus temps de chercher d’autre comte que lui-même, et qu’il voulait que tout présentement on lui remît le palais.

Le Sénat ayant appris par ce discours la mort du comte, reprit courage, et envoya douze gentilshommes pour rallier ceux de la garde et du peuple qu’ils pourraient mettre en état de se défendre. Quelques-uns des plus échauffés même pour le parti de Fiesque commencèrent à s’étonner ; plusieurs qui n’avaient pas tant d’affection ni de confiance pour Hiérôme qu’ils en avaient eu pour son frère, se dissipèrent au seul bruit de sa mort ; et le désordre se mettant parmi les conjurés, ceux du palais s’en aperçurent, et délibérèrent s’ils les iraient charger ou s’ils traiteraient avec eux. Le premier avis fut proposé, comme le plus honorable ; mais le second fut suivi, comme le plus sûr. Paul Pansa, homme extrêmement considéré dans la République, et attaché de tout temps à la maison de Fiesque, fut choisi comme un instrument très propre pour cet effet. Le Sénat le chargea de porter à Hiérôme un pardon général pour lui et pour tous ses complices ; il consentit à cet accord par les persuasions de Pansa ; l’abolition fut signée en même temps, et scellée, avec toutes les formes nécessaires, par Ambroise Senaregua, secrétaire de la République. Et ainsi Hiérôme de Fiesque sortit de Gênes avec tous ceux de son parti, et se retira à Montobio ; Ottobon, Verrina, Calcagno et Sacco, qui s’étaient sauvés sur la galère de Fiesque, tinrent la route de France, et se rendirent à Marseille, après avoir renvoyé à la bouche du Var, sans leur faire aucun mal, Sébastien Lercaro, Manfredo Centurion et Vincent Vaccaro, qu’ils avaient pris à la porte de Saint-Thomas. Le corps du comte fut trouvé au bout de quatre jours, et ayant été laissé quelque temps sur le port sans sépulture, il fut enfin jeté dans la mer par le commandement d’André Doria.

Benoît Centurion et Dominique Doria furent députés, le lendemain, vers André, pour lui faire compliment, au nom de la République, sur la mort de Jeannetin, et le reconduire dans la ville, où il fut reçu avec tous les honneurs imaginables. Il se rendit au Sénat, le jour suivant, où il représenta, par un discours véhément et qu’il prit soin d’appuyer du crédit de ses amis, que la République n’était point obligée de tenir l’accord qu’elle avait fait avec les Fiesque, puisqu’il avait été conclu contre toutes les formes, et signé, pour ainsi dire, l’épée à la main. Il exagéra fort combien il était dangereux de souffrir que les sujets traitassent de la sorte avec leur souverain ; et que l’impunité d’un crime de cette importance serait un exemple fatal à la République. Enfin André Doria sut couvrir avec tant d’adresse ses intérêts particuliers sous le voile du bien général, et soutenir si fortement sa passion par son autorité, qu’encore qu’il y eût beaucoup de personnes qui ne pouvaient approuver que l’on manquât à la foi publique, le Sénat déclara néanmoins tous les conjurés criminels de lèse-majesté, fit raser le superbe palais de Fiesque, condamna ses frères et les principaux de sa faction à la mort, punit de cinquante ans de bannissement ceux qui avaient eu la moindre part à cette entreprise, et ordonna que l’on ferait commandement à Hiérôme de Fiesque de remettre entre les mains de la République la forteresse de Montobio.

Le dernier point n’était pas si aisé à exécuter que les autres, et comme la place était bonne par sa situation et par ses fortifications, auxquelles on travaillait encore continuellement, on jugea plus à propos d’essayer toutes les voies de la douceur pour la tirer des mains des Fiesque, avant que d’en venir à la force, dont l’événement est toujours douteux. Paul Pansa eut commandement du Sénat de s’y rendre au plus tôt, et d’offrir des conditions raisonnables à Hiérôme de la part de la République ; mais elle ne reçut de lui, pour toutes réponses, que des reproches de la foi violée envers les siens, et un refus assez fier d’entrer en aucun traité avec les Génois. L’Empereur, qui craignait que les Français ne se rendissent maîtres de ce château, très important à la sûreté de Gênes, pressa fortement le Sénat de l’assiéger, et lui donna pour cet effet toutes les assistances nécessaires. Augustin Spinola, capitaine de réputation, homme de cœur et d’expérience, eut cet emploi, investit la place, la battit quarante jours durant, et obligea ceux qui étaient dedans de se rendre à discrétion.

Quelques historiens accusent Verrina, Calcagno et Sacco d’avoir conseillé à Hiérôme une capitulation si peu honorable, à cause des dégoûts qu’ils avaient reçus en France, d’où ils étaient revenus pour se jeter dans la place. Cette prise fit naître dans la République de nouveaux désordres par la diversité qui se trouva dans les avis des sénateurs touchant la punition des prisonniers. Beaucoup de personnes penchaient du côté de la douceur, et voulaient que l’on pardonnât à la jeunesse de Hiérôme, soutenant que le crime de cette famille avait été suffisamment puni par la perte du comte et par celle de tous ses biens ; mais André Doria, passionnément animé contre elle, l’emporta encore une fois sur la clémence du Sénat, et fut cause qu’il fit exécuter Hiérôme de Fiesque, Verrina, Calcagno et Assereto, et que l’on donna le sanglant arrêt contre Ottobon, qui porte défenses à sa postérité, jusqu’à la cinquième race, de s’approcher de Gênes.

Arrêtons-nous ici, et considérons exactement ce qui s’est passé dans l’exécution de ce grand dessein ; tirons, s’il nous est possible, de ce nombre infini de fautes que nous y pouvons remarquer, des exemples de la faiblesse humaine, et avouons que cette entreprise, considérée dans ses commencements comme un chef-d’œuvre du courage et de la conduite des hommes, paraît, dans ses suites, toute pleine des effets ordinaires de la bassesse et de l’imperfection de notre nature ; car, après tout, quelle honte n’a-ce pas été pour André Doria d’abandonner la ville au premier bruit, et de ne faire pas le moindre effort pour essayer d’apaiser, par son autorité, cette émeute populaire ! Quel aveuglement d’avoir négligé les avis qui lui venaient de beaucoup d’endroits sur l’entreprise du comte ! Quelle imprudence fut celle de Jeannetin de venir, seul et dans les ténèbres de la nuit, à la porte de Saint-Thomas, pour remédier à un désordre qu’il n’avait pas raison de mépriser puisqu’il en ignorait la cause ! Quelle timidité au cardinal Doria de n’oser sortir du palais pour essayer de retenir le peuple par le respect de sa dignité ! Quelle imprudence au Sénat de n’assembler pas toutes ses forces, à la première alarme, pour arrêter d’abord le progrès des conjurés dans les postes principaux de la ville, au lieu d’y envoyer de faibles secours qui ne pouvaient faire aucun effet considérable ! Et quelle conduite enfin était celle-là de vouloir ramener par des remontrances un rebelle déclaré qui avait les armes à la main et qui se voyait le plus fort ! Mais, après avoir traité dans les formes, quelle maxime à ce même Sénat de violer la foi publique et de contrevenir à une parole si solennellement donnée à Hiérôme et Ottobon de Fiesque ! car, si la crainte d’un pareil traitement peut être utile à un Etat, en ce qu’elle retient dans le devoir ceux qui auraient quelque pensée de révolte, elle peut aussi lui être pernicieuse, en ce qu’elle ôte toute espérance de pardon à ceux qui se sont révoltés. En effet, il est malaisé de comprendre comment ces politiques qui passaient pour avoir de l’habileté, n’appréhendèrent pas de désespérer, par cet exemple, Hiérôme de Fiesque, qui tenait encore la roque de Montobio, qu’il pouvait mettre entre les mains des étrangers et dont la perte était d’une extrême importance à la ville de Gênes.

Mais, si ceux dont nous venons de parler firent des fautes remarquables en cette occasion, nous pouvons dire que les conjurés en firent encore de plus grandes, après qu’ils eurent perdu leur chef. Sa valeur et sa bonne conduite, qui étaient comme les suprêmes intelligences de tous les mouvements de son parti, venant à manquer par sa mort, il tomba tout à coup dans un désordre qui acheva de le ruiner. Hiérôme de Fiesque, qui, par beaucoup de raisons, était obligé de cacher la mort de son frère, fut le premier à la publier, et, par cette nouvelle, il redonna cœur aux ennemis, et jeta l’épouvante dans l’esprit des siens. Ottobon, Verrina, Calcagno et Sacco, qui s’étaient sauvés sur la galère, remirent en liberté, presque au sortir de Gênes, les prisonniers qu’ils avaient entre leurs mains, sans prévoir qu’ils leur pourraient être nécessaires pour leur accommodement. Verrina, ayant appris la mort du comte, se retira dans sa galère et abandonna lâchement une affaire de cette importance à la conduite de Hiérôme, qui n’avait ni assez d’expérience ni assez d’autorité parmi les conjurés pour l’achever. Ce même Hiérôme fit un traité avec le Sénat, et consentit à rentrer dans la condition d’un particulier, après s’être vu sur le point de se rendre souverain ; il fit ensuite une capitulation honteuse dans Montobio, sur la parole de ceux qui lui en avaient déjà manqué. Verrina, Calcagno et Sacco, les principaux ministres de cette conjuration, et les plus criminels de tous les complices du comte, le portèrent à cette bassesse, sur l’espérance qu’on leur donna de l’impunité, aimant mieux s’exposer à mourir par la main infâme d’un bourreau, que de périr honorablement sur une brèche.

Ainsi finit cette grande entreprise ; ainsi mourut Jean-Louis de Fiesque, comte de Lavagne, que les uns honorent de grands éloges, et les autres chargent de blâme, et que plusieurs excusent. Si l’on considère cette maxime qui conseille de respecter toujours le gouvernement présent du pays où l’on est, sans doute que son ambition est criminelle ; si l’on regarde son courage et toutes les grandes qualités qui éclatèrent dans la conduite de cette action, elle paraît noble et généreuse ; si l’on a égard à la puissance de la maison de Doria, qui lui donnait un juste sujet d’appréhender la ruine de la république et la sienne propre, elle est excusable ; mais de quelque façon que l’on en parle, les langues et les plumes passionnées ne sauraient désavouer que le mal qu’elles en peuvent dire ne lui soit commun avec les hommes les plus illustres. Il était né dans un petit Etat où toutes les conditions particulières étaient au-dessous de son cœur et de son mérite ; l’inquiétude naturelle de sa nation, portée de tout temps à la nouveauté, l’élévation de son propre génie, sa jeunesse, ses grands biens, le nombre et la flatterie de ses amis, la faveur du peuple, les recherches des princes étrangers, et enfin l’estime générale de tout le monde, étaient de puissants séducteurs pour inspirer de l’ambition à un esprit encore plus modéré que le sien. La suite de son entreprise est un de ces coups que la sagesse des hommes ne saurait prévoir. Si le succès en eût été aussi heureux, que sa conduite fut pleine de vigueur et d’habileté, il est à croire que la souveraineté de Gênes n’eût pas borné son courage ni sa fortune, et que ceux qui condamnèrent sa mémoire après sa mort auraient été les premiers à lui donner de l’encens durant sa vie ; les auteurs qui l’ont noirci de tant de calomnies pour satisfaire la passion des Doria, et justifier la mauvaise foi du Sénat de Gênes, auraient fait son panégyrique par un intérêt contraire à celui-là ; et la postérité l’aurait mis au nombre des héros de son siècle : tant il est vrai que le bon ou le mauvais événement est la règle ordinaire des louanges ou du blâme que l’on donne aux actions extraordinaires. Néanmoins je crois que nous pouvons dire, avec toute l’équité que doit garder un historien qui porte son jugement sur la réputation des hommes, qu’il n’y avait rien à désirer, dans celle du comte Jean-Louis, qu’une vie plus longue, et des occasions plus légitimes pour acquérir de la gloire.

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