Livre second

Je commençai mes sermons de l’Avent dans Saint-Jean-en-Grève, le jour de la Toussaint, avec le concours naturel à une ville aussi peu accoutumée que l’était Paris à voir ses archevêques en chaire. Le grand secret de ceux qui entrent dans les emplois est de saisir d’abord l’imagination des hommes par une action que quelques circonstances leur rendent particulière.

Comme j’étais obligé de prendre les ordres, je fis une retraite dans Saint-Lazare, où je donnai à l’extérieur toutes les apparences ordinaires. L’occupation de mon intérieur fut une grande et profonde réflexion sur la manière que je devais prendre pour ma conduite. Elle était très difficile. Je trouvais l’archevêché de Paris dégradé, à l’égard du monde, par les bassesses de mon oncle, et désolé, à l’égard de Dieu, par sa négligence et par son incapacité. Je prévoyais des oppositions infinies à son rétablissement ; et je n’étais pas si aveugle, que je ne connusse que la plus grande et la plus insurmontable était dans moi-même. Je n’ignorais pas de quelle nécessité est la règle des mœurs à un évêque. Je sentais que le désordre scandaleux de ceux de mon oncle me l’imposait encore plus étroite et plus indispensable qu’aux autres ; et je sentais, en même temps, que je n’en étais pas capable, et que tous les obstacles et de conscience et de gloire que j’opposerais au dérèglement ne seraient que des digues fort mal assurées. Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein, ce qui est sans comparaison le plus criminel devant Dieu, mais ce qui est sans doute le plus sage devant le monde : et parce qu’en le faisant ainsi l’on y met toujours des préalables, qui en couvrent une partie ; et parce que l’on évite, par ce moyen, le plus dangereux ridicule qui se puisse rencontrer dans notre profession, qui est celui de mêler à contretemps le péché avec la dévotion.

Voilà la sainte disposition avec laquelle je sortis de Saint-Lazare. Elle ne fut pourtant pas de tout point mauvaise ; car je pris une ferme résolution de remplir exactement tous les devoirs de ma profession, et d’être aussi homme de bien pour le salut des autres, que je pourrais être méchant pour moi-même.

Monsieur l’archevêque de Paris, qui était le plus faible de tous les hommes, était, par une suite assez commune, le plus glorieux. Il s’était laissé précéder partout par les moindres officiers de la couronne, et il ne donnait pas la main, dans sa propre maison, aux gens de qualité qui avaient affaire à lui. Je pris le chemin tout contraire. Je donnai la main chez moi à tout le monde ; j’accompagnai tout le monde jusqu’au carrosse, et j’acquis par ce moyen la réputation de civilité à l’égard de beaucoup, et même d’humilité à l’égard des autres. J’évitai, sans affectation, de me trouver aux lieux de cérémonie avec les personnes d’une condition fort relevée, jusqu’à ce que je me fusse tout à fait confirmé dans cette réputation ; et quand je crus l’avoir établie, je pris l’occasion d’un contrat de mariage pour disputer le rang de la signature à M. de Guise. J’avais bien étudié et fait étudier mon droit, qui était incontestable dans les limites du diocèse. La préséance me fut adjugée par arrêt du Conseil, et j’éprouvai, en ce rencontre, par le grand nombre de gens qui se déclarèrent pour moi, que descendre jusqu’aux petits est le plus sûr moyen pour s’égaler aux grands. Je faisais ma cour, une fois la semaine, à la messe de la Reine, après laquelle j’allais presque toujours dîner chez M. le cardinal Mazarin, qui me traitait fort bien, et qui était dans la vérité très content de moi, parce que je n’avais voulu prendre aucune part dans la cabale que l’on appelait des Importants, quoique il y en eût d’entre eux qui fussent extrêmement de mes amis. Peut-être ne serez-vous pas fâchée que je vous explique ce que c’était que cette cabale.

M. de Beaufort, qui avait le sens beaucoup au-dessous du médiocre, voyant que la Reine avait donné sa confiance à M. le cardinal Mazarin, s’emporta de la manière du monde la plus imprudente. Il refusa tous les avantages qu’elle lui offrait avec profusion ; il fit vanité de donner au monde toutes les démonstrations d’un amant irrité ; il ne ménagea en rien Monsieur ; il brava, dans les premiers jours de la Régence, feu Monsieur le Prince ; il l’outra ensuite par la déclaration publique qu’il fit contre Mme de Longueville, en faveur de Mme de Montbazon, qui véritablement n’avait offensé la première qu’en contrefaisant ou montrant cinq des lettres que l’on prétendait qu’elle avait écrites à Coligny. M. de Beaufort, pour soutenir ce qu’il faisait contre la Régente, contre le ministre et contre tous les princes du sang, forma une cabale de gens qui sont tous morts fous, mais qui, dès ce temps-là, ne me paraissaient guère sages : Beaupré, Fontrailles, Fiesque. Montrésor, qui avait la mine de Caton, mais qui n’en avait pas le jeu, s’y joignit avec Béthune. Le premier était mon parent proche, et le second était assez de mes amis. Ils obligèrent M. de Beaufort à me faire beaucoup d’avances. Je les reçus avec respect, mais je n’entrai à rien ; je m’en expliquai même à Montrésor, en lui disant que je devais la coadjutorerie de Paris à la Reine, et que la grâce était assez considérable pour m’empêcher de prendre aucune liaison qui pût ne lui être pas agréable. Montrésor m’ayant répondu que je n’en avais nulle obligation à la Reine, puisqu’elle n’avait rien fait en cela que ce qui lui avait été ordonné publiquement par le feu Roi, et que d’ailleurs la grâce m’avait été faite dans un temps où la Reine ne donnait rien à force de ne rien refuser, je lui dis ces propres mots : « Vous me permettrez d’oublier tout ce qui pourrait diminuer ma reconnaissance et de ne me ressouvenir que de ce qui la doit augmenter. » Ces paroles, qui furent rapportées à M. le cardinal Mazarin par Goulas, à ce que lui-même m’a dit depuis, lui plurent. Il les dit à la Reine le jour que M. de Beaufort fut arrêté. Cette prison fit beaucoup d’éclat, mais elle n’eut pas celui qu’elle devait produire ; et comme elle fut le commencement de l’établissement du ministre, que vous verrez dans toute la suite de cette histoire jouer le plus considérable rôle de la comédie, il est nécessaire, à mon sens, de vous en parler un peu plus en détail.

Vous avez vu ci-dessus que ce parti, formé dans la cour par M. de Beaufort, n’était composé que de quatre ou cinq mélancoliques, qui avaient la mine de penser creux ; et cette mine, ou fit peur à M. le cardinal Mazarin, ou lui donna lieu de feindre qu’il avait peur. Il y a eu des raisons de douter de part et d’autre ; ce qui est certain est que La Rivière, qui avait déjà beaucoup de part dans l’esprit de Monsieur, essaya de la donner au ministre par toute sorte d’avis, pour l’obliger de le défaire de Montrésor, qui était sa bête ; et que Monsieur le Prince n’oublia rien aussi pour la lui faire prendre, par l’appréhension qu’il avait que Monsieur le Duc, qui est Monsieur le Prince d’aujourd’hui, ne se commît par quelque combat avec M. de Beaufort, comme il avait été sur le point de faire dans le démêlé de Mmes de Longueville et de Montbazon. Le palais d’Orléans et l’hôtel de Condé, étant unis ensemble par ces intérêts, tournèrent en moins de rien en ridicule la morgue qui avait donné aux amis de M. de Beaufort le nom d’Importants ; et ils se servirent, en même temps, très habilement des grandes apparences que M. de Beaufort, selon le style de tous ceux qui ont plus de vanité que de sens, ne manqua pas de donner en toute sorte d’occasions aux moindres bagatelles. On tenait cabinet mal à propos, l’on donnait des rendez-vous sans sujet ; les chasses mêmes paraissaient mystérieuses. Enfin l’on fit si bien que l’on se fit arrêter au Louvre par Guitaut, capitaine des gardes de la Reine. Les Importants furent chassés et dispersés, et l’on publia par tout le royaume qu’ils avaient fait une entreprise contre la vie de Monsieur le Cardinal. Ce qui a fait que je ne l’ai jamais cru, est que l’on n’en a jamais vu ni déposition ni indice, quoique la plupart des domestiques de la maison de Vendôme aient été très longtemps en prison. Vaumorin et Ganseville, auxquels j’en ai parlé cent fois dans la Fronde, m’ont juré qu’il n’y avait rien au monde de plus faux. L’un était capitaine des gardes, et l’autre écuyer de M. de Beaufort. Le marquis de Nangis, maître de camp du régiment de Navarre ou de Picardie, je ne m’en ressouviens pas précisément, et enragé contre la Reine et contre le Cardinal pour un sujet que je vous dirai incontinent, fut fort tenté d’entrer dans la cabale des Importants, cinq ou six jours avant que M. de Beaufort fût arrêté ; et je le détournai de cette pensée, en lui disant que la mode, qui a du pouvoir en toute choses, ne l’a si sensible en aucune qu’à être bien ou mal à la cour. Il y a des temps où la disgrâce est une manière de feu qui purifie toutes les mauvaises qualités et qui illumine toutes les bonnes ; il y a des temps où il ne sied pas bien à un honnête homme d’être disgracié. Je soutins à Nangis que celui des Importants était de cette nature ; et je vous marque cette circonstance pour avoir lieu de vous faire le plan de l’état où les choses se trouvèrent à la mort du feu Roi. C’est par où je devais commencer ; mais le fil de mon discours m’a emporté.

Il faut confesser, à la louange de M. le cardinal de Richelieu, qu’il avait conçu deux desseins que je trouve presque aussi vastes que ceux des Césars et des Alexandres. Celui d’abattre le parti de la religion avait été projeté par M. le cardinal de Retz, mon oncle ; celui d’attaquer la formidable maison d’Autriche n’avait été imaginé de personne. Il a consommé le premier ; et à sa mort, il avait bien avancé le second. La valeur de Monsieur le Prince, qui était Monsieur le Duc en ce temps-là, fit que celle du Roi n’altéra point l’état des choses. La fameuse victoire de Rocroi donna autant de sûreté au royaume qu’elle lui apporta de gloire ; et ses lauriers couvrirent le berceau du Roi qui règne aujourd’hui. Le Roi, son père, qui n’aimait ni n’estimait la Reine, sa femme, lui donna, en mourant, un conseil nécessaire pour limiter l’autorité de sa régence ; et il y nomma M. le cardinal Mazarin, Monsieur le Chancelier, M. Bouthillier et M. de Chavigny. Comme tous ces sujets étaient extrêmement odieux au public, parce qu’ils étaient tous créatures de M. le cardinal de Richelieu, ils furent sifflés par tous les laquais, dans les cours de Saint-Germain, aussitôt que le Roi fut expiré ; et si M. de Beaufort eût eu le sens commun, ou si M. de Beauvais n’eût pas été une bête mitrée, ou s’il eût plu à mon père d’entrer dans les affaires, ces collatéraux de la Régence auraient été infailliblement chassés avec honte, et la mémoire du cardinal de Richelieu aurait été sûrement condamnée par le Parlement avec une joie publique.

La Reine était adorée beaucoup plus par ses disgrâces que par son mérite. L’on ne l’avait vue que persécutée, et la souffrance, aux personnes de ce rang, tient lieu d’une grande vertu. L’on se voulait imaginer qu’elle avait eu de la patience, qui est très souvent figurée par l’indolence. Enfin il est constant que l’on en espérait des merveilles ; et Bautru disait qu’elle faisait déjà des miracles, parce que les plus dévots avaient même oublié ses coquetteries.

M. le duc d’Orléans fit quelque mine de disputer la Régence, et La Frette, qui était à lui, donna de l’ombrage, parce qu’il arriva, une heure après la mort du Roi, à Saint-Germain, avec deux cents gentilshommes qu’il avait amenés de son pays. J’obligeai Nangis, dans ce moment, à offrir à la Reine le régiment qu’il commandait, qui était en garnison à Mantes. Il le fit marcher à Saint-Germain ; tout le régiment des gardes s’y rendit ; l’on amena le Roi à Paris. Monsieur se contenta d’être lieutenant-général de l’État ; Monsieur le Prince fut déclaré chef du Conseil. Le Parlement confirma la régence à la Reine, mais sans limitation ; tous les exilés furent rappelés, tous les prisonniers furent mis en liberté, tous les criminels furent justifiés, tous ceux qui avaient perdu des charges y rentrèrent : on donnait tout, on ne refusait rien ; et Mme de Beauvais, entre autres, eut permission de bâtir dans la place Royale. Je ne me ressouviens plus du nom de celui à qui l’on expédia un brevet pour un impôt sur les messes. La félicité des particuliers paraissait pleinement assurée par le bonheur public. L’union très parfaite de la maison royale fixait le repos en dedans. La bataille de Rocroi avait anéanti pour des siècles la vigueur de l’infanterie d’Espagne ; la cavalerie de l’Empire ne tenait pas devant les Weimariens. L’on voyait sur les degrés du trône, d’où l’âpre et redoutable Richelieu avait foudroyé plutôt que gouverné les humains, un successeur doux, bénin, qui ne voulait rien, qui était au désespoir que sa dignité de cardinal ne lui permettait pas de s’humilier autant qu’il l’eût souhaité devant tout le monde, qui marchait dans les rues avec deux petits laquais derrière son carrosse. N’ai-je pas eu raison de vous dire qu’il ne seyait pas bien à un honnête homme d’être mal à la cour en ce temps-là ? Et n’eus-je pas encore raison de conseiller à Nangis de ne s’y pas brouiller, quoique, nonobstant le service qu’il avait rendu à Saint-Germain, il fût le premier homme à qui l’on eût refusé une gratification de rien qu’il demanda ? Je la lui fis obtenir.

Vous ne serez pas surprise de ce que l’on le fut de la prison de M. de Beaufort, dans une cour où l’on venait de les ouvrir à tout le monde sans exception ; mais vous le serez sans doute de ce que personne ne s’aperçut des suites. Ce coup de rigueur, fait dans un temps où l’autorité était si douce qu’elle était comme imperceptible, fit un très grand effet. Il n’y avait rien de si facile que ce coup par toutes les circonstances que vous avez vues, mais il paraissait grand ; et tout ce qui est de cette nature est heureux, parce qu’il a de la dignité et n’a rien d’odieux. Ce qui attire assez souvent je ne sais quoi d’odieux sur les actions des ministres, même les plus nécessaires, est que pour les faire ils sont presque toujours obligés de surmonter des obstacles dont la victoire ne manque jamais de porter avec elle de l’envie et de la haine. Quand il se présente une occasion considérable dans laquelle il n’y rien à vaincre, parce qu’il n’y a rien à combattre, ce qui est fort rare, elle donne à leur autorité un éclat pur, innocent, non mélangé, qui ne l’établit pas seulement, mais qui leur fait même tirer, dans la suite, du mérite de tout ce qu’ils ne font pas, presque également que de tout ce qu’ils font.

Quand on vit que Cardinal avait arrêté celui qui, cinq ou six semaines auparavant, avait ramené le Roi à Paris avec un faste inconcevable, l’imagination de tous les hommes fut saisie d’un étonnement respectueux ; et je me souviens que Chapelain, qui enfin avait de l’esprit, ne pouvait se lasser d’admirer ce grand événement. On se croyait bien obligé au ministre de ce que, toutes les semaines, il ne faisait pas mettre quelqu’un en prison, et l’on attribuait à la douceur de son naturel les occasions qu’il n’avait pas de mal faire. Il faut avouer qu’il seconda fort habilement son bonheur. Il donna toutes les apparences nécessaires pour faire croire que l’on l’avait forcé à cette résolution ; que les conseils de Monsieur et de Monsieur le Prince l’avaient emporté dans l’esprit de la Reine sur son avis. Il parut encore plus modéré, plus civil et plus ouvert le lendemain de l’action. L’accès était tout à fait libre, les audiences étaient aisées, l’on dînait avec lui comme avec un particulier ; il relâcha même beaucoup de la morgue des cardinaux les plus ordinaires. Enfin il fit si bien, qu’il se trouva sur la tête de tout le monde, dans le temps que tout le monde croyait l’avoir encore à ses côtés. Ce qui me surprend, est que les princes et les grands du royaume, qui pour leurs intérêts doivent être plus clairvoyants que le vulgaire, furent les plus aveuglés. Monsieur se crut au-dessus de l’exemple ; Monsieur le Prince, attaché à la cour par son avarice, voulut s’y croire ; Monsieur le Duc était d’un âge à s’endormir aisément à l’ombre des lauriers ; M. de Longueville ouvrit les yeux, mais ce ne fut que pour les refermer ; M. de Vendôme était trop heureux de n’avoir été que chassé ; M. de Nemours n’était qu’un enfant ; M. de Guise, revenu tout nouvellement de Bruxelles, était gouverné par Mme de Pons, et croyait gouverner la cour ; M. de Bouillon croyait de jour en jour que l’on lui rendrait Sedan ; M. de Turenne était plus que satisfait de commander les armées d’Allemagne ; M. d’Epernon était ravi d’être rentré dans son gouvernement et dans sa charge ; M. de Schomberg avait toute sa vie été inséparable de tout ce qui était bien à la cour ; M. de Gramont en était esclave ; et MM. de Retz, de Vitry et de Bassompierre se croyaient, au pied de la lettre, en faveur, parce qu’ils n’étaient plus ni prisonniers ni exilés. Le Parlement, délivré du cardinal de Richelieu, qui l’avait tenu fort bas, s’imaginait que le siècle d’or serait celui d’un ministre qui leur disait tous les jours que la Reine ne se voulait conduire que par leurs conseils. Le clergé, qui donne toujours l’exemple de la servitude, la prêchait aux autres sous le titre d’obéissance. Voilà comme tout le monde se trouva en un instant mazarin.

Ce plan vous paraîtra peut-être avoir été bien long : mais je vous supplie de considérer qu’il contient les quatre premières années de la Régence, dans lesquelles la rapidité du mouvement donné à l’autorité royale par M. le cardinal de Richelieu, soutenue par les circonstances que je vous viens de marquer, et par les avantages continuels remportés sur les ennemis, maintint toutes les choses dans l’état où vous les voyez. Il y eut, la troisième et la quatrième année, quelque petit nuage entre Monsieur et Monsieur le Duc pour des bagatelles ; il y en eut entre Monsieur le Duc et M. le cardinal Mazarin, pour la charge d’amiral, que le premier prétendit par la mort de M. le duc de Brézé, son beau-frère. Je ne parle point ici de ce détail, et parce qu’il n’altéra en rien la face des affaires, et parce qu’il n’y a point de Mémoires de ce temps-là où vous ne le trouviez imprimé.

M. de Paris partit de Paris, deux mois après mon sacre, pour aller l’été à Angers, dans une abbaye qu’il y avait, appelée Saint-Aubin, et il m’ordonna, quoique avec beaucoup de peine, de prendre soin de son diocèse. Ma première fonction fut la visite des religieuses de la Conception, que la Reine me força de faire. Comme je n’ignorais pas qu’il y avait dans ce monastère plus de quatre-vingts filles, dont il y en avait plusieurs de belles et quelques-unes de coquettes, j’avais peine à me résoudre à y exposer ma vertu. Il le fallut toutefois, et je la conservai avec l’édification du prochain, parce que je n’en vis jamais une seule au visage, et je ne leur parlai jamais qu’elles n’eussent le voile baissé ; et cette conduite, qui dura six semaines, donna un merveilleux lustre à ma chasteté. Je crois que les leçons que je recevais tous les soirs chez Mme de Pommereux la fortifiaient beaucoup pour le lendemain. Ce qui est d’admirable, est que ces leçons, qui n’étaient plus secrètes, ne me nuisirent point dans le monde. La dame eût été bien fâchée que l’on ne les eût pas sues ; mais elle les mêlait, et à ma prière et parce qu’elle-même y était assez portée, de tant de diverses apparences, où il n’y avait pourtant rien de réel, que notre affaire, en beaucoup de choses, avait l’ait de n’être pas publique, quoiqu’elle ne fût pas cachée. Cela paraît galimatias ; mais il est de ceux que la pratique fait connaître quelquefois et que la spéculation ne fait jamais entendre. J’en ai remarqué de cette sorte en tout genre d’affaires.

Je continuai à faire dans le diocèse tout ce que la jalousie de mon oncle me permit d’y entreprendre sans le fâcher. Mais comme, de l’humeur dont il était, il y avait peu de choses qui ne le pussent fâcher, je m’appliquai bien davantage à tirer du mérite de ce que je n’y faisais pas que de ce que je faisais ; et ainsi je trouvai le moyen de prendre même des avantages de la jalousie de M. de Paris, en ce que je pouvais, à jeu sûr, faire paraître ma bonne intention en tout : au lieu que si j’eusse été le maître, la bonne conduite m’eût obligé à me réduire purement à ce qui eût été praticable.

M. le cardinal Mazarin m’avoua, longtemps après, dans l’intervalle de l’une de ces paix fourrées que nous faisions quelquefois ensemble, que la première cause de l’ombrage qu’il prit de mon pouvoir à Paris fut l’observation qu’il fit de cette manœuvre, qui était pourtant, à son égard, très innocente. Une autre rencontre lui en donna avec aussi peu de sujet.

J’entrepris d’examiner la capacité de tous les prêtres du diocèse, ce qui était, dans la vérité, d’une utilité inconcevable. Je fis pour cet effet trois tribunaux composés de chanoines, de curés et de religieux, qui devaient réduire tous les prêtres en trois classes, dont la première était des capables, que l’on laissait dans l’exercice de leurs fonctions ; la seconde, de ceux qui ne l’étaient pas, mais qui le pouvaient devenir ; la troisième, de ceux qui ne l’étaient pas et qui ne le pouvaient jamais être. On séparait ceux de ces deux dernières classes : l’on les interdisait de leurs fonctions ; l’on les mettait dans des maisons distinctes, et l’on instruisait les uns et l’on se contentait d’apprendre purement aux autres les règles de la piété. Vous jugez bien que ces établissements devaient être d’une dépense immense ; mais l’on m’apportait des sommes considérables de tous côtés. Toutes les bourses des gens de bien s’ouvrirent avec profusion.

Cet éclat fâcha le ministre, et il fit que la Reine manda, sous un prétexte frivole, M. de Paris, qui, deux jours après qu’il fut arrivé, me commanda, sous un autre encore plus frivole, de ne pas continuer l’exécution de mon dessein. Quoique je fusse très bien averti, par mon ami l’aumônier, que le coup me venait de la cour, je le souffris avec bien plus de flegme qu’il n’appartenait à ma vivacité. Je n’en témoignai quoi que ce soit, et je demeurai dans ma conduite ordinaire à l’égard de Monsieur le Cardinal. Je ne parlai pas si judicieusement sur un autre sujet, quelques jours après, que j’avais agi sur celui-là. Le bonhomme M. de Morangis me disant, dans la cellule du prieur de sa chartreuse, que je faisait trop de dépense, comme il n’était que trop vrai que je la faisais excessive, je lui répondis fort étourdiment : « J’ai bien supputé ; César, à mon âge, devait six fois plus que moi. » Cette parole, très imprudente en tout sens, fut rapportée par un malheureux docteur qui se trouva là à M. Servien qui la dit malicieusement à Monsieur le Cardinal. Il s’en moqua, et il avait raison ; mais il la remarqua, et il n’avait pas tort.

L’assemblée du clergé se tint en 1645. J’y fus invité comme diocésain, et elle se peut dire le véritable écueil de ma médiocre fortune.

M. le cardinal de Richelieu avait donné une atteinte cruelle à la dignité et à la liberté du clergé dans l’assemblée de Mantes, et il avait exilé, avec des circonstances atroces, six de ses prélats les plus considérables. On résolut, en celle de 1645, de leur faire quelque sorte de réparation, ou plutôt de donner quelque récompense d’honneur à leur fermeté, en les priant de venir prendre place dans la compagnie, quoiqu’ils n’y fussent pas députés. Cette résolution, qui fut prise d’un consentement général dans les conversations particulières, fut portée innocemment et sans aucun mystère dans l’assemblée, où l’on ne songea pas seulement que la cour y pût faire réflexion ; et il arriva par hasard que lorsque l’on y délibéra, le tour, qui tomba ce jour-là sur la province de Paris, m’obligea à parler le premier.

J’ouvris donc l’avis, selon que nous l’avions tout concerté, et il fut suivi de toutes les voix. À mon retour chez moi, je trouvai l’argentier de la Reine qui me portait ordre de l’aller trouver à l’heure même. Elle était sur son lit, dans sa petite chambre grise, et elle me dit avec un ton de voix fort aigre, qui lui était assez naturel, qu’elle n’eût jamais cru que j’eusse été capable de lui manquer au point que je venais de le faire, dans une occasion qui blessait la mémoire du feu Roi, son seigneur. Il ne me fut pas difficile de la mettre en état de ne pouvoir que me dire sur mes raisons, et elle sortit d’embarras par le commandement qu’elle me fit de les aller faire connaître à Monsieur le Cardinal. Je trouvai qu’il les entendait aussi peu qu’elle. Il me parla de l’air du monde le plus haut ; il ne voulut point écouter mes justifications, et il me déclara qu’il me commandait, de la part du Roi, que je me rétractasse le lendemain en pleine assemblée. Vous croyez bien qu’il eût été difficile de m’y résoudre. Je ne m’emportai toutefois nullement ; je ne sortis point du respect, et comme je vis que ma soumission ne gagnait rien sur son esprit, je pris le parti d’aller trouver M. d’Arles, sage et modéré, et de le prier de vouloir bien se joindre à moi pour faire entendre ensemble nos raisons à Monsieur le Cardinal. Nous y allâmes, nous lui parlâmes, et nous conclûmes, en revenant de chez lui, qu’il était l’homme du monde le moins entendu dans les affaires du clergé. Je ne me souviens pas précisément de la manière dont cette affaire s’accommoda ; je crois de plus que vous n’en avez pas grande curiosité, et je ne vous en ai parlé un peu au long que pour vous faire connaître et que je n’ai eu aucun tort dans le premier démêlé que j’ai eu avec la cour, et que le respect que j’eus pour M. le cardinal Mazarin, à la considération de la Reine, alla jusqu’à la patience.

J’en eus encore plus de besoin, trois ou quatre mois après, dans une occasion que son ignorance lui fournit d’abord, mais que sa malice envenima. L’évêque de Varmie, l’un des ambassadeurs qui venaient quérir la reine de Pologne, prit en gré de vouloir faire la cérémonie du mariage dans Notre-Dame. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que les évêques et archevêques de Paris n’ont jamais cédé ces sortes de fonctions dans leurs églises qu’aux cardinaux de la maison royale ; et que mon oncle avait été blâmé au dernier point par tout son clergé, parce qu’il avait souffert que M. le cardinal de La Rochefoucauld mariât la reine d’Angleterre.

Il était parti justement pour son second voyage d’Anjou la veille de la Saint-Denis ; et le jour de la fête, Sainctot, lieutenant des cérémonies, m’apporta, dans Notre-Dame même, une lettre de cachet, qui m’ordonnait de faire préparer l’église pour M. l’évêque de Varmie, et qui me l’ordonnait dans les mêmes termes dans lesquels on commande au prévôt des marchands de préparer l’Hôtel de Ville pour un ballet. Je fis voir la lettre de cachet au doyen et aux chanoines, qui étaient avec moi ; et je leur dis en même temps que je ne doutais point que ce ne fût une méprise de quelque commis de secrétaire d’État ; que je partirais, dès le lendemain, pour Fontainebleau, où était la cour, et pour éclaircir moi-même ce malentendu. Ils étaient fort émus, et ils voulaient venir avec moi à Fontainebleau. Je les en empêchai, en leur promettant de les mander s’il en était besoin.

J’allai descendre chez Monsieur le Cardinal. Je lui représentai les raisons et les exemples. Je lui dis qu’étant son serviteur aussi particulier que je l’étais, j’espérais qu’il me ferait la grâce de les faire entendre à la Reine ; et j’ajoutai assurément tout ce qui l’y pouvait obliger.

C’est en cette occasion où je connus qu’il affectait de me brouiller avec elle ; car, quoique je visse clairement que les raisons que je lui alléguais le touchaient, au point d’être certainement fâché d’avoir donné cet ordre avant que d’en savoir la conséquence, il se remit après un peu de réflexion, et il l’opiniâtra de la manière du monde la plus extravagante. Comme je parlais au nom de Monsieur l’Archevêque et de toute l’Église de Paris ; il éclata comme il eût pu faire si un particulier, de son autorité privée, l’eût voulu haranguer à la tête de cinquante séditieux. Je lui en voulus faire voir, avec respect, la différence ; mais il était si ignorant de nos mœurs et de nos manières, qu’il prenait tout de travers le peu que l’on lui en voulait faire entendre. Il finit brusquement et incivilement la conversation, et il me renvoya à la Reine. Je la trouvai fixée et aigrie ; et tout ce que j’en pus tirer fut qu’elle donnerait audience au chapitre, sans lequel je lui déclarai que je ne pouvais ni ne devais rien conclure.

Je le mandai à l’heure même. Le doyen arriva le lendemain avec seize députés. Je les présentai : ils parlèrent, et ils parlèrent très sagement et très fortement. La Reine nous renvoya à Monsieur le Cardinal, qui, pour vous dire le vrai, ne nous dit que des impertinences ; et comme il ne savait encore que très médiocrement la force des mots français, il finit sa réponse en me disant que je lui avais parlé la veille fort insolemment. Vous pouvez juger que cette parole me choqua. Comme toutefois j’avais pris une résolution ferme de faire paraître de la modération, je ne lui répondis qu’en souriant, et je me tournai aux députés, en leur disant : « Messieurs, le mot est gai. » Il se fâcha de mon souris, et il me dit d’un ton très haut : « À qui croyez-vous parler ? Je vous apprendrai à vivre. » Je vous confesse que ma bile s’échauffa. Je lui répondis que je savais fort bien que j’étais le coadjuteur de Paris qui parlais à M. le cardinal Mazarin ; mais que je croyais que lui pensait être le cardinal de Lorraine qui parlait au suffragant de Metz. Cette expression, que la chaleur me mit à la bouche, réjouit les assistants, qui étaient en grand nombre.

Je ramenai les députés du chapitre dîner chez moi ; et nous nous préparions pour retourner aussitôt après à Paris, quand nous vîmes entrer M. le maréchal d’Estrées, qui venait pour m’exhorter de ne point rompre, et pour me dire que les choses se pourraient accommoder. Comme il vit que je ne me rendais pas à son conseil, il s’expliqua nettement, et il m’avoua qu’il avait ordre de la Reine de m’obliger à aller chez elle. Je ne balançai point ; j’y menai les députés. Nous la trouvâmes radoucie, bonne, changée à un point que je ne vous puis exprimer. Elle me dit, en présence des députés, qu’elle avait voulu me voir, non pas pour la substance de l’affaire, pour laquelle il serait aisé de trouver des expédients, mais pour me faire une réprimande de la manière dont j’avais parlé à ce pauvre Monsieur le Cardinal, qui était doux comme un agneau, et qui m’aimait comme son fils. Elle ajouta à cela toutes les bontés possibles, et elle finit par un commandement qu’elle fit au doyen et aux députés de me mener chez Monsieur le Cardinal, et d’aviser ensemble ce qu’il y aurait à faire. J’eus un peu de peine à faire ce pas, et je marquai à la Reine qu’il n’y aurait eu qu’elle au monde qui m’y aurait pu obliger.

Nous trouvâmes le ministre encore plus doux que la maîtresse. Il me fit un million d’excuses du terme insolemment. Il me dit, et il pouvait être vrai, qu’il avait cru qu’il signifiât insolito. Il me fit toutes les honnêtetés imaginables, mais il ne conclut rien, et il nous remit à un petit voyage qu’il croyait faire au premier jour à Paris. Nous y revînmes pour attendre ses ordres ; et quatre ou cinq jours après, Sainctot, lieutenant des cérémonies, entra chez moi à minuit, et il me présenta une lettre de Monsieur l’Archevêque, qui m’ordonnait de ne m’opposer en rien aux prétentions de M. l’évêque de Varmie, et de lui laisser faire la cérémonie du mariage. Si j’eusse été bien sage, je me serais contenté de ce que j’avais fait jusque-là, parce qu’il est toujours judicieux de prendre toutes les issues que l’honneur permet pour sortir des affaires que l’on a avec la cour ; mais j’étais jeune, et j’étais des plus en colère, parce que je voyais que l’on m’avait joué à Fontainebleau, comme il était vrai, et que l’on ne m’avait bien traité en apparence que pour se donner le temps de dépêcher à Angers un courrier à mon oncle. Je ne fis toutefois rien connaître de ma disposition à Sainctot : au contraire, je lui témoignai de la joie de ce que M. de Paris m’avait tiré d’embarras.

J’envoyai quérir, un quart d’heure après, les principaux du chapitre, qui étaient tous dans ma disposition. Je leur expliquai mes intentions, et Sainctot, qui, le lendemain au matin, les fit assembler, pour leur donner aussi, selon la coutume, leur lettre de cachet, s’en retourna à la cour avec cette réponse : « Que Monsieur l’Archevêque pouvait disposer comme il lui plairait de la nef ; mais que comme le chœur était au chapitre, il ne le céderait jamais qu’à son archevêque ou à son coadjuteur. » Le Cardinal entendit bien ce jargon, et il prit le parti de faire faire la cérémonie dans la chapelle du Palais-Royal, dont il disait que le grand aumônier était évêque. Comme cette question était encore plus importante que l’autre, je lui écrivis pour lui en représenter les inconvénients. Il était piqué, et il tourna ma lettre en raillerie. Je fis voir à la reine de Pologne que si elle se mariait ainsi, je serais forcé, malgré moi, de déclarer son mariage nul ; mais qu’il y avait expédient, qui était qu’elle se mariât véritablement dans le Palais-Royal, mais que l’évêque de Varmie vînt chez moi en recevoir la permission par écrit. La chose pressait : il n’y avait pas de temps pour attendre une nouvelle permission d’Angers. La reine de Pologne ne voulait rien laisser de problématique dans son mariage, et la cour fut obligée de plier et de consentir à ma proposition, qui fut exécutée.

Voilà un récit bien long, bien sec et bien ennuyeux ; mais comme ces trois ou quatre petites brouilleries que j’eus en ce temps-là ont eu beaucoup de rapport aux plus grandes qui sont arrivées dans les suites, je crois qu’il est comme nécessaire de vous en parler, et je vous supplie, par cette raison, d’avoir la bonté d’essuyer encore deux ou trois historiettes de même nature, après lesquelles je fais état d’entrer dans des matières et plus importantes et plus agréables.

Quelque temps après le mariage de la reine de Pologne, M. le duc d’Orléans vint, le jour de Pâques, à Notre-Dame, à vêpres, et un officier de ses gardes, ayant trouvé, avant qu’il y fût arrivé, mon drap de pied à ma place ordinaire, qui était immédiatement au-dessous de la chaire de Monsieur l’Archevêque, l’ôta, et y mit celui de Monsieur. On m’en avertit aussitôt, et comme la moindre ombre de compétence avec un fils de France a un grand air de ridicule, je répondis même assez aigrement à ceux du chapitre qui m’y voulurent faire faire réflexion. Le théologal, qui était homme de doctrine et de sens, me tira à part ; il m’apprit là-dessus un détail que je ne savais pas. Il me fit voir la conséquence qu’il y avait à séparer, pour quelque cause que ce pût être, le coadjuteur de l’archevêque. Il me fit honte, et j’attendis Monsieur à la porte de l’église, où je lui représentai ce que, pour vous dire le vrai, je ne venais que d’apprendre. Il le reçut fort bien, il commanda que l’on ôtât son drap de pied, il fit remettre le mien. On me donna l’encens devant lui, et comme vêpres furent finies, je me moquai de moi-même avec lui, et je lui dis ces propres paroles : « Je serais bien honteux, Monsieur, de ce qui se vient de faire, si l’on ne m’avait assuré que le dernier frère convers des Carmes qui adora avant-hier la croix devant Votre Altesse Royale le fit sans aucune peine. » Je savais que Monsieur avait été aux Carmes à l’office du vendredi saint, et il n’ignorait pas que tous ceux du clergé vont à l’adoration les premiers. Ce mot plut à Monsieur, et il le redit le soir au cercle, comme une politesse.

Il alla le lendemain à Petit-Bourg, chercher La Rivière, qui lui tourna la tête, et qui lui fit croire que je lui avais fait un outrage public, de sorte que le jour même qu’il en revint, il demanda tout haut à M. le maréchal d’Estrées, qui avait passé les fêtes à Cœuvres, si son curé lui avait disputé la préséance. Vous voyez l’air qui fut donné à la conversation. Les courtisans commencèrent par le ridicule ; et Monsieur finit par un serment qu’il m’obligerait d’aller à Notre-Dame prendre ma place et recevoir l’encens après lui. M. de Rohan-Chabot, qui se trouva à ce discours, vint me le raconter tout effaré, et une demi-heure après, un aumônier de la Reine vint me commander de sa part de l’aller trouver. Elle me dit d’abord que Monsieur était dans une colère terrible, qu’elle en était très fâchée, mais qu’enfin c’était Monsieur, et que l’on ne pouvait pas n’être point dans ses sentiments ; qu’elle voulait absolument que je le satisfisse, et que j’allasse, le dimanche suivant, faire dans Notre-Dame la réparation dont je vous viens de parler. Je lui répondis ce que vous pouvez vous figurer, et elle me renvoya, à son ordinaire, à Monsieur le Cardinal, qui me témoigna d’abord qu’il prenait une part très sensible à la peine dans laquelle il me voyait, qui blâma l’abbé de La Rivière d’avoir engagé Monsieur, et qui, par cette voie douce et obligeante en apparence, n’oublia rien pour me conduire à la dégradation que l’on prétendait. Comme il vit que je ne donnais pas dans le panneau, il voulut m’y pousser : il prit un ton haut et d’autorité ; il me dit qu’il m’avait parlé comme mon ami, mais que je le forçais de parler en ministre. Il mêla dans ses réflexions des menaces indirectes, et la conversation s’échauffant, il passa jusqu’à la picoterie tout ouverte, en me disant que quand l’on affectait de faire des actions de saint Ambroise, il en fallait faire la vie. Comme il affecta d’élever sa voix en cet endroit pour se faire entendre de deux ou trois prélats qui étaient au bout de la chambre, j’affectai aussi de ne pas baisser la mienne pour lui repartir : « J’essaierai, Monsieur, de profiter de l’avis que Votre Éminence me donne ; mais je vous dirai qu’en attendant, je fais état d’imiter saint Ambroise dans l’occasion dont il s’agit, afin qu’il obtienne pour moi la grâce de le pouvoir imiter en toutes les autres. » Le discours finit assez aigrement, et je sortis ainsi du Palais-Royal.

M. le maréchal d’Estrées et M. de Senneterre vinrent chez moi, au sortir de table, munis de toutes les figures de rhétorique, pour me persuader que la dégradation était honorable. Comme ils n’y réussirent pas, ils m’insinuèrent que Monsieur pourrait bien venir aux voies de fait, et me faire enlever par ses gardes, pour me faire mettre à Notre-Dame au-dessous de lui. La pensée m’en parut si ridicule que je n’y fis pas d’abord beaucoup de réflexion. L’avis m’en étant donné le soir par M. de Choisy, chancelier de Monsieur, je me mis de mon côté très ridiculement sur la défensive ; car vous pouvez juger qu’elle ne pouvait être en aucun sens judicieuse contre un fils de France, dans un temps calme et où il n’y avait pas seulement apparence de mouvement. Cette sottise est, à mon avis, la plus grande que j’ai faite en ma vie. Elle me réussit toutefois. Mon audace plut à Monsieur le Duc, de qui j’avais l’honneur d’être parent, et qui haïssait l’abbé de La Rivière, parce qu’il avait eu l’insolence de trouver mauvais, quelques jours auparavant, que l’on lui eût préféré M. le prince de Conti pour la nomination au cardinalat. De plus, Monsieur le Duc était très persuadé de mon bon droit, qui était, dans la vérité, fort clair et justifié pleinement par un petit écrit que j’avais jeté dans le monde. Il le dit à Monsieur le Cardinal, et il ajouta qu’il ne souffrirait, en façon quelconque, que l’on usât d’aucune violence ; que j’étais son parent et son serviteur, et qu’il ne partirait point pour l’armée qu’il ne vît cette affaire finie.

La cour ne craignait rien tant au monde que la rupture entre Monsieur et Monsieur le Duc ; Monsieur le Prince l’appréhendait encore davantage. Il faillit à transir de frayeur quand la Reine lui dit le discours de monsieur son fils. Il vint tout courant chez moi : il y trouva soixante ou quatre-vingts gentilshommes ; il crut qu’il y avait quelque partie liée avec Monsieur le Duc, ce qui n’était nullement vrai. Il jura, il menaça, il pria, il caressa, et dans ses emportements il lâcha des mots qui me firent connaître que Monsieur le Duc prenait plus de part à mes intérêts qu’il ne me l’avait témoigné à moi-même. Je ne balançai pas à me rendre à cet instant, et je dis à Monsieur le Prince que je ferais toutes choses sans exception, plutôt que de souffrir que la maison royale se brouillât à ma considération. Monsieur le Prince, qui m’avait trouvé jusque-là inébranlable, fut si touché de voir que je me radoucissais à celle de monsieur son fils, précisément dans l’instant qu’il me venait d’apprendre lui-même que j’en pouvais espérer une puissante protection, qu’il changea aussi de son côté, et qu’au lieu qu’à l’abord il ne trouvait point de satisfaction assez grande pour Monsieur, il décida nettement en faveur de celle que j’avais toujours offerte, qui était d’aller lui dire, en présence de toute la cour, que je n’avais jamais prétendu manquer au respect que je lui devais, et que ce qui m’avait obligé de faire ce que j’avais fait à Notre-Dame était l’ordre de l’Église, duquel je lui venais rendre compte. La chose fut ainsi exécutée, quoique Monsieur le Cardinal et l’abbé de La Rivière en enrageassent du meilleur de leur cœur. Mais Monsieur le Prince leur fit une telle frayeur de Monsieur le Duc, qu’il fallut plier. Il me mena chez Monsieur, où toute la cour se trouva par curiosité. Je ne lui dis précisément que ce que je vous viens de marquer. Il trouva mes raisons admirables ; il me mena voir ses médailles, et ainsi finit l’histoire, dont le fond était très bon, mais qu’il ne tint pas à moi de gâter par mes manières.

Comme cette affaire et le mariage de la reine de Pologne m’avaient fort brouillé à la cour, vous pouvez bien vous imaginer le tour que les courtisans y voulurent donner. Mais j’éprouvai, en cette occasion, que toutes les puissances ne peuvent rien contre un homme qui conserve sa réputation dans son corps. Tout ce qu’il y eut de savant dans le clergé se déclara pour moi ; et au bout de six semaines, je m’aperçus que la plupart même de ceux qui m’avaient blâmé croyaient ne m’avoir que plaint. J’ai fait cette observation en mille autres rencontres.

Je forçai même la cour, quelque temps après, à se louer de moi. Comme la fin de l’assemblée du clergé approchait, et que l’on était sur le point de délibérer sur le don que l’on a coutume de faire au Roi, je fus bien aise de témoigner à la Reine, par la complaisance que je me résolus d’avoir pour elle en cette rencontre, que la résistance à laquelle ma dignité m’avait obligé dans les deux précédents ne venait d’aucun principe de méconnaissance. Je me séparai de la bande des zélés, à la tête desquels était M. de Sens ; je me joignis à MM. d’Arles et de Châlons, qui ne l’étaient pas moins en effet, mais qui étaient aussi plus sages. Je vis même, avec le premier, Monsieur le Cardinal, qui demeura très satisfait de moi, et qui dit publiquement, le lendemain, qu’il ne me trouvait pas moins ferme pour le service du Roi que pour l’honneur de mon caractère. L’on me chargea de la harangue qui se fait toujours à la fin de l’assemblée, et de laquelle je ne vous dis pas le détail, parce qu’elle est imprimée. Le clergé en fut content, la cour s’en loua, et M. le cardinal Mazarin me mena, au sortir, souper tête à tête avec lui. Il me parut pleinement désabusé des impressions que l’on avait voulu lui donner contre moi, et je crois, dans la vérité, qu’il croyait l’être. Mais j’étais trop bien à Paris pour être longtemps bien à la cour. C’était là mon crime dans l’esprit d’un Italien politique par livre ; et ce crime était d’autant plus dangereux que je n’oubliais rien pour l’aggraver par une dépense naturelle, non affectée, et à laquelle la négligence même donnait du lustre ; par de grandes aumônes, par des libéralités très souvent sourdes, dont l’écho n’en était quelquefois que plus résonnant. Ce qui est de vrai est que je ne pris d’abord cette conduite que par la pente de mon inclination, et par la pure vue de mon devoir. La nécessité de me soutenir contre la cour m’obligea de la suivre, et même de la renforcer ; mais nous n’en sommes pas encore à ce détail ; et ce que j’en marque en ce lieu n’est que pour vous faire voir que la cour prit de l’ombrage de moi dans le temps même où je n’avais pas fait seulement réflexion que je lui en pusse donner.

Cette considération est une de celles qui m’ont obligé de vous dire quelquefois que l’on est plus souvent dupe par la défiance que par la confiance. Enfin celle que le ministre prit de l’état où il me voyait à Paris, et qui l’avait déjà porté à me faire les pièces que vous avez vues ci-dessus, l’obligea encore, malgré les radoucissements de Fontainebleau, à m’en faire une nouvelle trois mois après.

M. le cardinal de Richelieu avait dépossédé M. l’évêque de Léon, de la maison de Rieux, avec des formes tout à fait injurieuses à la dignité et à la liberté de l’Église de France. L’assemblée de 1645 entreprit de le rétablir. La contestation fut grande : M. le cardinal Mazarin, selon sa coutume, céda après avoir beaucoup disputé. Il vint lui-même dans l’assemblée porter parole de la restitution, et l’on se sépara sur celle qu’il donna publiquement de l’exécuter dans trois mois. Je fus nommé, en sa présence, pour solliciter l’expédition, comme celui de qui le séjour était le plus assuré à Paris. Il donna dans la suite toute sorte de démonstrations qu’il tiendrait fidèlement sa parole ; il me fit écrire deux ou trois fois aux provinces qu’il n’y avait rien de plus assuré. Sur le point de la décision, il changea tout à coup, et il me fit presser par la Reine de tourner l’affaire d’un biais qui m’aurait infailliblement déshonoré. Je n’oubliai rien pour le faire rentrer dans lui-même. Je me conduisis avec une patience qui n’était pas de mon âge ; je la perdis au bout d’un mois, et je me résolus de rendre compte aux provinces de tout le procédé, avec toute la vérité que je devais à ma conscience et à mon honneur. Comme j’étais sur le point de fermer la lettre circulaire que j’écrivais pour cet effet, Monsieur le Duc entra chez moi. Il la lut, il me l’arracha, et il me dit qu’il voulait finir cette affaire. Il alla trouver à l’heure même Monsieur le Cardinal ; il lui en fit voir les conséquences et j’eus mon expédition.

Il me semble que je vous ai déjà dit, en quelque endroit de ce discours, que les quatre premières années de la Régence furent comme emportées par ce mouvement de rapidité que M. le cardinal de Richelieu avait donné à l’autorité royale. M. le cardinal Mazarin, son disciple, et de plus né et nourri dans un pays où celle du Pape n’a point de bornes, crut que ce mouvement de rapidité était le naturel, et cette méprise fut l’occasion de la guerre civile. Je dis l’occasion ; car il en faut, à mon avis, rechercher et reprendre la cause de bien plus loin.

Il y a plus de douze cents ans que la France a des rois ; mais ces rois n’ont pas toujours été absolus au point qu’ils le sont. Leur autorité n’a jamais été réglée, comme celle des rois d’Angleterre et d’Aragon, par des lois écrites. Elle a été seulement tempérée par des coutumes reçues et comme mises en dépôt, au commencement dans les mains des États généraux, et depuis dans celles des parlements. Les enregistrements des traités faits entre les couronnes et les vérifications des édits pour les levées d’argent sont des images presque effacées de ce sage milieu que nos pères avaient trouvé entre la licence des rois et le libertinage des peuples. Ce milieu a été considéré par les bons et sages princes comme un assaisonnement de leur pouvoir, très utile même pour le faire goûter aux sujets ; il a été regardé par les malhabiles et par les malintentionnés comme un obstacle à leurs dérèglements et à leurs caprices. L’histoire du sire de Joinville nous fait voir clairement que saint Louis l’a connu et estimé ; et les ouvrages d’Oresme, l’évêque de Lisieux, et du fameux Jean Juvénal des Ursins, nous convainquent que Charles V, qui a mérité le titre de Sage, n’a jamais cru que sa puissance fût au-dessus des lois et de son devoir. Louis XI, plus artificieux que prudent, donna, sur ce chef, aussi bien que sur tous les autres, atteinte à la bonne foi. Louis XII l’eût rétablie, si l’ambition du cardinal d’Amboise, maître absolu de son esprit, ne s’y fût opposée. L’avarice insatiable du connétable de Montmorency lui donna bien plus de mouvement à étendre l’autorité de François Ier, qu’à la régler. Les vastes et lointains desseins de MM. de Guise ne leur permirent pas, sous François II, de penser à y donner des bornes.

Sous Charles IX et sous Henri III, la cour fut si fatiguée des troubles, que l’on y prit pour révolte tout ce qui n’était pas soumission. Henri IV, qui ne se défiait pas des lois parce qu’il se fiait en lui-même, marqua combien il les estimait par la considération qu’il eut pour les remontrances très hardies de Miron, prévôt des marchands, touchant les rentes de l’Hôtel de Ville. M. de Rohan disait que Louis XIII n’était jaloux de son autorité qu’à force de ne la pas connaître. Le maréchal d’Ancre et M. de Luynes n’étaient que des ignorants, qui n’étaient pas capables de l’en informer.

Le cardinal de Richelieu leur succéda, qui fit, pour ainsi parler, un fonds de toutes ces mauvaises intentions et de toutes ces ignorances des deux derniers siècles, pour s’en servir selon son intérêt. Il les déguisa en maximes utiles et nécessaires pour établir l’autorité royale ; et la fortune secondant ses desseins par le désarmement du parti protestant en France, par les victoires des Suédois, par la faiblesse de l’Empire, par l’incapacité de l’Espagne, il forma, dans la plus légitime des monarchies, la plus scandaleuse et la plus dangereuse tyrannie qui ait peut-être jamais asservi un État. L’habitude, qui a eu la force, en quelques pays, d’accoutumer les hommes au feu, nous a endurcis à des choses que nos pères ont appréhendées plus que le feu même. Nous ne sentons plus la servitude, qu’ils ont détestée, moins pour leur propre intérêt que pour celui de leurs maîtres ; et le cardinal de Richelieu a fait des crimes de ce qui faisait, dans le siècle passé, les vertus. Les Mirons, les Harlays, les Marillacs, les Pibracs et les Fayes, ces martyrs de l’État, qui ont dissipé plus de factions par leurs bonnes et saintes maximes que l’or d’Espagne et d’Angleterre n’en a fait naître, ont été les défenseurs de la doctrine pour la conservation de laquelle le cardinal de Richelieu confina M. le président Barillon à Amboise ; et c’est lui qui a commencé à punir les magistrats pour avoir avancé des vérités pour lesquelles leur serment les obligeait d’exposer leur propre vie.

Les rois qui ont été sages et qui ont connu leurs véritables intérêts ont rendu les parlements dépositaires de leurs ordonnances, particulièrement pour se décharger d’une partie de l’envie et de la haine que l’exécution des plus saintes et même des plus nécessaires produit quelquefois. Ils n’ont pas cru s’abaisser en s’y liant eux-mêmes, semblables à Dieu, qui obéit toujours à ce qu’il a commandé une fois. Les ministres, qui sont presque toujours assez aveuglés par leur fortune, pour ne se pas contenter de ce que ces ordonnances permettent, ne s’appliquent qu’à les renverser ; et le cardinal de Richelieu, plus qu’aucun autre, y a travaillé avec autant d’imprudence que d’application. Il n’y a que Dieu qui puisse subsister par lui seul. Les monarchies les plus établies et les monarques les plus autorisés ne se soutiennent que par l’assemblage des armes et des lois ; et cet assemblage est si nécessaire que les unes ne se peuvent maintenir sans les autres. Les lois, sans le secours des armes, tombent dans le mépris ; les armes qui ne sont point modérées par les lois tombent bientôt dans l’anarchie. La république romaine ayant été anéantie par Jules César, la puissance dévolue par la force de ses armes à ses successeurs subsista autant de temps qu’ils purent eux-mêmes conserver l’autorité des lois. Aussitôt qu’elles perdirent leur force, celle des empereurs s’évanouit ; et elle s’évanouit par le moyen de ceux mêmes qui, s’étant rendus maîtres et de leur sceau et de leurs armes, par la faveur qu’ils avaient auprès d’eux, convertirent en leur propre substance celle de leurs maîtres, qu’ils sucèrent, pour ainsi parler, de ces lois anéanties. L’Empire romain mis à l’encan, et celui des Ottomans exposé tous les jours au cordeau, nous marquent, par des caractères bien sanglants, l’aveuglement de ceux qui ne font consister l’autorité que dans la force.

Mais pourquoi chercher des exemples étrangers où nous en avons tant de domestiques ? Pépin n’employa pour détrôner les Mérovingiens, et Capet ne se servit pour déposséder les Carlovingiens, que de la même puissance que les prédécesseurs de l’un et de l’autre s’étaient acquise sous le nom de leurs maîtres ; et il est à observer et que les maires du palais et que les comtes de Paris se placèrent dans le trône des rois justement et également par la même voie par laquelle ils s’étaient insinués dans leurs esprits, c’est-à-dire par l’affaiblissement et par le changement des lois de l’État, qui plaît toujours d’abord aux princes peu éclairés, parce qu’ils s’y imaginent l’agrandissement de leur autorité, et qui, dans les suites, sert de prétexte aux grands et de motif au peuple pour se soulever.

Le cardinal de Richelieu était trop habile pour ne pas avoir toutes ces vues ; mais il les sacrifia à son intérêt. Il voulut régner selon son inclination, qui ne se donnait point de règles, même dans les choses où il ne lui eût rien coûté de s’en donner ; et il fit si bien, que si le destin lui eût donné un successeur de son mérite, je ne sais si la qualité de premier ministre, qu’il a prise le premier, n’aurait pas pu être, avec un peu de temps, aussi odieuse en France que l’ont été, par l’événement, celles de maire du palais et de comte de Paris. La providence de Dieu y pourvut au moins d’un sens, le cardinal Mazarin, qui prit sa place, n’ayant donné ni pu donner aucun ombrage à l’État du côté de l’usurpation. Comme ces deux ministres ont beaucoup contribué, quoique fort différemment, à la guerre civile, je crois qu’il est nécessaire que je vous en fasse le portrait et le parallèle.

Le cardinal de Richelieu avait de la naissance. Sa jeunesse jeta des étincelles de son mérite : il se distingua en Sorbonne ; on remarqua de fort bonne heure qu’il avait de la force et de la vivacité dans l’esprit. Il prenait d’ordinaire très bien son parti. Il était homme de parole, où un grand intérêt ne l’obligeait pas au contraire ; et en ce cas, il n’oubliait rien pour sauver les apparences de la bonne foi. Il n’était pas libéral ; mais il donnait plus qu’il ne promettait, et il assaisonnait admirablement les bienfaits. Il aimait la gloire beaucoup plus que la morale ne le permet ; mais il faut avouer qu’il n’abusait qu’à proportion de son mérite de la dispense qu’il avait prise sur ce point de l’excès de son ambition. Il n’avait ni l’esprit ni le cœur au-dessus des périls ; il n’avait ni l’un ni l’autre au-dessous ; et l’on peut dire qu’il en prévint davantage par sa sagacité qu’il n’en surmonta par sa fermeté. Il était bon ami ; il eût même souhaité d’être aimé du public ; mais quoiqu’il eût la civilité, l’extérieur et beaucoup d’autres parties propres à cet effet, il n’en eut jamais le je-ne-sais-quoi, qui est encore, en cette matière, plus requis qu’en toute autre. Il anéantissait par son pouvoir et par son faste royal la majesté personnelle du Roi ; mais il remplissait avec tant de dignité les fonctions de la royauté, qu’il fallait n’être pas du vulgaire pour ne pas confondre le bien et le mal en ce fait. Il distinguait plus judicieusement qu’homme du monde entre le mal et le pis, entre le bien et le mieux, ce qui est une grande qualité pour un ministre. Il s’impatientait trop facilement dans les petites choses qui étaient préalables des grandes ; mais ce défaut, qui vient de la sublimité de l’esprit, est toujours joint à des lumières qui le suppléent. Il avait assez de religion pour ce monde. Il allait au bien, ou par inclination ou par bon sens, toutefois que son intérêt ne le portait point au mal, qu’il connaissait parfaitement quand il le faisait. Il ne considérait l’État que pour sa vie ; mais jamais ministre n’a eu plus d’application à faire croire qu’il en ménageait l’avenir. Enfin il faut confesser que tous ses vices ont été de ceux que la grande fortune rend aisément illustres, parce qu’ils ont été de ceux qui ne peuvent avoir pour instruments que de grandes vertus.

Vous jugez facilement qu’un homme qui a autant de grandes qualités et autant d’apparences de celles même qu’il n’avait pas, se conserve assez aisément dans le monde cette sorte de respect qui démêle le mépris d’avec la haine, et qui, dans un État où il n’y a plus de lois, supplée au moins pour quelque temps à leur défaut.

Le cardinal Mazarin était d’un caractère tout contraire. Sa naissance était basse et son enfance honteuse. Au sortir du Colisée, il apprit à piper, ce qui lui attira des coups de bâtons d’un orfèvre de Rome appelé Moreto. Il fut capitaine d’infanterie en Valteline ; et Bagni, qui était son général, m’a dit qu’il ne passa dans sa guerre, qui ne fut que de trois mois, que pour un escroc. Il eut la nonciature extraordinaire en France, par la faveur du cardinal Antoine, qui ne s’acquérait pas, en ce temps-là, par de bons moyens. Il plut à Chavigny par ses contes libertins d’Italie, et par Chavigny à Richelieu, qui le fit cardinal, par le même esprit (à ce qu’on croit) qui obligea Auguste à laisser à Tibère la succession de l’Empire. La pourpre ne l’empêcha pas de demeurer valet sous Richelieu. La Reine l’ayant choisi faute d’autre, ce qui est vrai quoi qu’on en dise, il parut d’abord l’original de Trivelino Principe. La fortune l’ayant ébloui et tous les autres, il s’érigea et on l’érigea en Richelieu ; mais il n’en eut que l’imprudence et l’imitation. Il se fit de la honte de tout ce que l’autre s’était fait de l’honneur. Il se moqua de la religion. Il promit tout ce qu’il ne voulait pas tenir. Il ne fut ni doux ni cruel, parce qu’il ne se souvenait ni des bienfaits ni des injures. Il s’aimait trop, ce qui est le naturel des âmes lâches ; il se craignait trop peu, ce qui est le caractère de ceux qui n’ont pas de soin de leur réputation. Il prévoyait assez bien le mal, parce qu’il avait souvent peur ; mais il n’y remédiait pas à proportion, parce qu’il n’avait pas tant de prudence que de peur. Il avait de l’esprit, de l’insinuation, de l’enjouement, des manières ; mais le vilain cœur paraissait toujours au travers, et au point que ces qualités eurent, dans l’adversité, tout l’air du ridicule, et ne perdirent pas, dans la prospérité, celui de fourberie. Il porta le filoutage dans le ministère, ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui ; et ce filoutage faisait que le ministère, même heureux et absolu, ne lui seyait pas bien, et que le mépris s’y glissa, qui est la maladie la plus dangereuse d’un État, et dont la contagion se répand le plus aisément et le plus promptement du chef dans tous les membres.

Il n’est pas malaisé de concevoir, par ce que je viens de vous dire, qu’il peut et qu’il doit y avoir eu beaucoup de contretemps fâcheux dans une administration qui suivait d’aussi près celle du cardinal de Richelieu, et qui en était aussi différente.

Vous avez vu ci-devant tout l’extérieur des quatre premières années de la Régence, et je vous ai déjà même expliqué l’effet que la prison de M. de Beaufort fit d’abord dans les esprits. Il est certain qu’elle y imprima du respect pour un homme pour qui l’éclat de la pourpre n’en avait pu donner aux particuliers. Ondedeï m’a dit que le Cardinal s’était moqué avec lui, à ce propos, de la légèreté des Français ; mais il m’ajouta en même temps qu’au bout de quatre mois il s’admira lui-même ; qu’il s’érigea, dans son opinion, en Richelieu, et qu’il se crut même plus habile que lui. Il faudrait des volumes pour vous raconter toutes ses fautes, dont les moindres étaient d’une importance extrême, par une considération qui mérite une observation particulière.

Comme il marchait sur les pas du cardinal de Richelieu, qui avait achevé de détruire toutes les anciennes maximes de l’État, il suivait un chemin qui était de tous côtés bordé de précipices ; et comme il ne voyait pas ces précipices, que le cardinal de Richelieu n’avait pas ignorés, mais il ne se servait pas des appuis par lesquels le cardinal de Richelieu avait assuré sa marche. J’expliquerai ce peu de paroles, qui comprend beaucoup de choses, par un exemple.

Le cardinal de Richelieu avait affecté d’abaisser les corps, mais il n’avait pas oublié de ménager les particuliers. Cette idée suffit pour vous faire concevoir tout le reste. Ce qu’il y eut de merveilleux fut que tout contribua à le tromper lui-même. Il y eut toutefois des raisons naturelles de cette illusion ; et vous en avez vu quelques-unes dans la disposition où je vous ai marqué ci-dessus qu’il avait trouvé les affaires, les corps et les particuliers du royaume ; mais il faut avouer que cette illusion fut très extraordinaire, et qu’elle passa jusqu’à un grand excès.

Le dernier point de l’illusion, en matière d’État, est une espèce de léthargie, qui n’arrive jamais qu’après de grands symptômes. Le renversement des anciennes lois, l’anéantissement de ce milieu qu’elles ont posé entre les peuples et les rois, l’établissement de l’autorité purement et absolument despotique, sont ceux qui ont jeté originairement la France dans les convulsions dans lesquelles nos pères l’ont vue. Le cardinal de Richelieu la vint traiter comme un empirique, avec des remèdes violents, qui lui firent paraître de la force, mais une force d’agitation qui en épuisa le corps et les parties. Le cardinal Mazarin, comme un médecin très inexpérimenté, ne connut point son abattement. Il ne le soutint point par les secrets chimiques de son prédécesseur ; il continua de l’affaiblir par des saignées : elle tomba en léthargie, et il fut assez malhabile pour prendre ce faux repos pour une véritable santé. Les provinces, abandonnées à la rapine des surintendants, demeuraient abattues et assoupies sous la pesanteur de leurs maux, que les secousses qu’elles s’étaient données de temps en temps, sous le cardinal de Richelieu, n’avaient fait qu’augmenter et qu’aigrir. Les parlements, qui avaient tout fraîchement gémi sous sa tyrannie, étaient comme insensibles aux misères présentes, par la mémoire encore trop vive et trop récente des passées. Les grands, qui pour la plupart avaient été chassés du royaume, s’endormaient paresseusement dans leurs lits, qu’ils avaient été ravis de retrouver. Si cette indolence générale eût été ménagée, l’assoupissement eût peut-être duré plus longtemps ; mais comme le médecin ne le prenait que pour un doux sommeil, il n’y fit aucun remède. Le mal s’aigrit ; la tête s’éveilla : Paris se sentit, il poussa des soupirs ; l’on n’en fit point de cas : il tomba en frénésie. Venons au détail.

Emery, surintendant des finances, et à mon sens l’esprit le plus corrompu de son siècle, ne cherchait que des noms pour trouver des édits. Je ne vous puis mieux exprimer le fond de l’âme du personnage, qui disait en plein conseil (je l’ai ouï), que la foi n’était que pour les marchands, et que les maîtres des requêtes qui l’alléguaient pour raison dans les affaires qui regardaient le Roi méritaient d’être punis ; je ne vous puis mieux expliquer le défaut de son jugement. Cet homme, qui avait été condamné à Lyon à être pendu, dans sa jeunesse, gouvernait même avec empire, le cardinal Mazarin, en tout ce qui regardait le dedans du royaume. Je choisis cette remarque entre douze ou quinze que je vous pourrais faire de même nature, pour vous donner à entendre l’extrémité du mal, qui n’est jamais à son période que quand ceux qui commandent ont perdu la honte, parce que c’est justement le moment dans lequel ceux qui obéissent perdent le respect ; et c’est dans ce même moment où l’on revient de la léthargie, mais par des convulsions.

Les Suisses paraissaient, pour ainsi parler, si étouffés sous la pesanteur de leurs chaînes, qu’ils ne respiraient plus, quand la révolte de trois de leurs puissants cantons forma des ligues. Les Hollandais se croyaient subjugués par le duc d’Albe quand le prince d’Orange, par le sort réservé aux grands génies, qui voient devant tous les autres le point de la possibilité, conçut et enfanta leur liberté. Voilà des exemples ; la raison y est. Ce qui cause l’assoupissement dans les États qui souffrent est la durée du mal, qui saisit l’imagination des hommes, et qui leur fait croire qu’il ne finira jamais. Aussitôt qu’ils trouvent jour à en sortir, ce qui ne manque jamais lorsqu’il est venu jusqu’à un certain point, ils sont si surpris, si aises et si emportés, qu’ils passent tout d’un coup à l’autre extrémité, et que bien loin de considérer les révolutions comme impossibles, ils les croient faciles ; et cette disposition toute seule est quelquefois capable de les faire. Nous avons éprouvé et senti toutes ces vérités dans notre révolution. Qui eût dit, trois mois avant la petite pointe des troubles, qu’il en eût pu naître dans un État où la maison royale était parfaitement unie, où la cour était esclave du ministre, où les provinces et la capitale lui étaient soumises, où les armées étaient victorieuses, où les compagnies paraissaient de tout point impuissantes : qui l’eût dit eût passé pour insensé, je ne dis pas dans l’esprit du vulgaire, mais je dis entre les d’Estrées et les Senneterres. Il paraît un peu de sentiment, une lueur, ou plutôt une étincelle de vie ; et ce signe de vie, dans le commencement presque imperceptible, ne se donne point par Monsieur, il ne se donne point par Monsieur le Prince, il ne se donne point par les grands du royaume, il ne se donne point par les provinces : il se donne par le Parlement, qui jusqu’à notre siècle n’avait jamais commencé de révolution, et qui certainement aurait condamné par des arrêts sanglants celle qu’il faisait lui-même, si tout autre que lui l’eût commencée.

Il gronda sur l’édit du tarif ; et aussitôt qu’il eut seulement murmuré, tout le monde s’éveilla. On chercha en s’éveillant, comme à tâtons, les lois : l’on ne les trouva plus ; l’on s’effara, l’on cria, l’on se les demanda ; et dans cette agitation les questions que leurs explications firent naître, d’obscures qu’elles étaient et vénérables par leur antiquité, devinrent problématiques ; et de là, à l’égard de la moitié du monde, odieuses. Le peuple entra dans le sanctuaire : il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l’on peut dire, tout ce que l’on peut croire du droit des peuples et de celui des rois qui ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. La salle du Palais profana ces mystères. Venons aux faits particuliers, qui vous feront voir à l’œil ce détail.

Je n’en choisirai d’une infinité que deux, et pour ne vous pas ennuyer, et parce que l’un est le premier qui a ouvert la plaie, et que l’autre l’a beaucoup envenimée. Je ne toucherai les autres qu’en courant.

Le Parlement, qui avait souffert et même vérifié une très grande quantité d’édits ruineux et pour les particuliers et pour le public, éclata enfin au mois d’août de l’année 1647, contre celui du tarif, qui portait une imposition générale sur toutes les denrées qui entraient dans la ville de Paris. Comme il avait été vérifié en la Cour des aides, il y avait plus d’un an, et exécuté en vertu de cette vérification, messieurs du Conseil s’opiniâtrèrent beaucoup à le soutenir. Connaissant que le Parlement était sur le point de faire défense de l’exécuter, ou plutôt d’en continuer l’exécution, ils souffrirent qu’il fût porté au Parlement pour l’examiner, dans l’espérance d’éluder, comme ils avaient fait en tant d’autres rencontres, les résolutions de la Compagnie. Ils se trompèrent : la mesure était comble, les esprits étaient échauffés, et tous allaient à rejeter l’édit. La Reine manda le Parlement ; il fut par députés au Palais-Royal. Le chancelier prétendit que la vérification appartenait à la Cour des aides ; le premier président la contesta pour le Parlement. Le cardinal Mazarin, ignorantissime en toutes ces matières, dit qu’il s’étonnait qu’un corps aussi considérable s’amusât à des bagatelles ; et vous pouvez juger si cette parole fut relevée.

Emery ayant proposé une conférence particulière pour aviser aux expédients d’accommoder l’affaire, elle fut proposée, le lendemain, dans les chambres assemblées. Après une grande diversité d’avis, dont plusieurs allaient à la refuser comme inutile et même comme captieuse, elle fut accordée ; mais vainement : l’on ne put convenir. Ce que voyant le Conseil, et craignant que le Parlement ne donnât arrêt de défenses, qui auraient été infailliblement exécutées par le peuple, il envoya une déclaration pour supprimer le tarif, afin de sauver au moins l’apparence à l’autorité du Roi. L’on envoya, quelques jours après, cinq édits encore plus onéreux que celui du tarif, non pas en espérance de les faire recevoir, mais en vue d’obliger le Parlement à en revenir à celui du tarif. Il y revint effectivement, en refusant les autres, mais avec tant de modifications, que la cour ne crut pas s’en pouvoir accommoder, et qu’elle donna, étant à Fontainebleau au mois de septembre, un arrêt du Conseil d’en haut, qui cassa l’arrêt du Parlement et qui leva toutes ces modifications. La Chambre des vacations y répondit par un autre, qui ordonna que celui du Parlement serait exécuté.

Le Conseil, voyant qu’il ne pouvait tirer aucun argent de ce côté-là, témoigna au Parlement que puisqu’il ne voulait point de nouveaux édits, il ne devait pas au moins s’opposer à l’exécution de ceux qui avaient été vérifiés autrefois dans la Compagnie ; et sur ce fondement, il remit sur le tapis une déclaration qui avait été enregistrée il y avait deux ans, pour l’établissement de la Chambre du domaine, qui était d’une charge terrible pour le peuple et d’une conséquence encore plus grande. Le Parlement l’avait accordée ou par surprise ou par faiblesse. Le peuple se mutina, alla en troupes au Palais, maltraita de paroles le président de Thoré, fils d’Emery ; le Parlement fut obligé de décréter contre les séditieux. La cour, ravie de le commettre avec le peuple, appuya le décret des régiments des gardes, français et suisses. Le bourgeois s’alarma, monta dans les clochers des trois églises de la rue Saint-Denis, où les gardes avaient paru. Le prévôt des marchands avertit le Palais-Royal que tout est sur le point de prendre les armes. L’on fait retirer les gardes en disant que l’on ne les avait posées que pour accompagner le Roi, qui devait aller en cérémonie à Notre-Dame. Il y alla effectivement en grande pompe, dès le lendemain, pour couvrir le jeu ; et le jour suivant, il monta au Parlement, sans l’avoir averti que la veille extrêmement tard. Il y porta cinq ou six édits tous plus ruineux les uns que les autres, qui ne furent communiqués aux gens de Roi qu’à l’audience. Le premier président parla fort hardiment contre cette manière de mener le Roi au Palais, pour surprendre et pour forcer la liberté des suffrages.

Dès le lendemain, les maîtres des requêtes, auxquels un de ces édits vérifiés en la présence du Roi avait donné douze collègues, s’assemblent dans le lieu où ils tiennent la justice, que l’on appelle des requêtes du Palais, et prennent une résolution très ferme de ne point souffrir cette nouvelle création. La Reine les mande, les appelle de belles gens pour s’opposer aux volontés du Roi ; elle les interdit des conseils. Ils s’animent au lieu de s’étonner ; ils entrent dans la Grande Chambre, et ils demandent qu’ils soient reçus opposants à l’édit de création de leurs confrères ; on leur donna acte de leur opposition.

Les chambres s’assemblent le même jour pour examiner les édits que le Roi avait fait vérifier en sa présence. La Reine commanda à la Compagnie de l’aller trouver par députés, au Palais-Royal, et elle leur témoigna être surprise de ce qu’ils prétendaient toucher à ce que la présence du Roi avait consacré : ce furent les propres paroles du chancelier. Le premier président répondit que telle était la pratique du Parlement, et il en allégua les raisons, tirées de la nécessité de la liberté des suffrages. La Reine témoigna être satisfaite des exemples qu’on lui apporta ; mais comme elle vit, quelques jours après, que les délibérations allaient à mettre des modifications aux édits qui les rendaient presque infructueux, elle défendit, par la bouche des gens du Roi, au Parlement de continuer à prendre connaissance des édits jusqu’à ce qu’il lui eût déclaré en forme si il prétendait donner des bornes à l’autorité royale. Ceux qui étaient pour l’intérêt de la cour dans la Compagnie se servirent adroitement de l’embarras où elle se trouva pour répondre à cette question ; ils s’en servirent, dis-je, adroitement pour porter les choses à la douceur, et pour faire ajouter aux arrêts qui portaient les modifications que le tout serait exécuté sous le bon plaisir du Roi. La clause plut pour un moment à la Reine ; mais quand elle connut qu’elle n’empêchait pas que presque tous les édits ne fussent rejetés par le commun suffrage du Parlement, elle s’emporta, et elle leur déclara qu’elle voulait que tous les édits, sans exception, fussent exécutés pleinement, et sans aucune modification.

Dès le lendemain, M. le duc d’Orléans alla à la Chambre des comptes, où il porta ceux qui la regardaient ; et M. le prince de Conti, en l’absence de Monsieur le Prince, qui était déjà parti pour l’armée, alla à la Cour des aides pour y porter ceux qui la concernaient.

J’ai couru jusqu’ici à perte d’haleine sur ces matières, quoique nécessaires à ce récit, pour me trouver plus tôt sur une autre sans comparaison plus importante, et qui, comme je vous ai déjà dit ci-dessus, envenima toutes les autres. Ces deux compagnies que je vous viens de nommer ne se contentèrent pas seulement de répondre à Monsieur et à M. le prince de Conti avec beaucoup de vigueur, par la bouche de leurs premiers présidents ; mais aussitôt après, la Cour des aides députa vers la Chambre des comptes, pour lui demander union avec elle pour la réformation de l’État. La Chambre des comptes l’accepta. L’une et l’autre s’assurèrent du Grand Conseil, et les trois ensembles demandèrent la jonction au Parlement, qui leur fut accordée avec joie, et exécutée à l’heure même au Palais, dans la salle que l’on appelle de Saint-Louis.

La vérité est que cette union, qui prenait pour son motif la réformation de l’État, pouvait avoir fort naturellement celui de l’intérêt particulier des officiers, parce que l’un des édits dont il s’agissait portait un retranchement considérable de leurs gages ; et la cour, qui se trouva étonnée et embarrassée au dernier point de l’arrêt d’union, affecta de lui donner, autant qu’elle put, cette couleur, pour le discréditer dans l’esprit des peuples.

La Reine ayant fait dire, par les gens du Roi, au Parlement, que comme cette union n’était faite que pour l’intérêt particulier des compagnies, et non pas pour la réformation de l’État, comme on le lui avait voulu faire croire d’abord, qu’elle n’y trouvait rien à redire, parce qu’il est toujours permis à tout le monde de représenter au Roi ses intérêts, et qu’il n’est jamais permis à personne de s’ingérer du gouvernement de l’État : le Parlement ne donna point dans ce panneau ; et comme il était aigri par l’enlèvement de Turcan et d’Argouges, conseillers au Grand Conseil, que la cour fit prendre la nuit, l’avant-veille de la Pentecôte, et par celui de Lotin, Dreux et Guérin, que l’on arrêta aussi incontinent après, il ne songea qu’à justifier et soutenir son arrêt d’union par des exemples. Le président de Novion en trouva dans les registres, et l’on était sur le point de délibérer sur l’exécution, quand Le Plessis-Guénégaud, secrétaire d’État, entra dans le parquet, et mit entre les mains des gens du Roi un arrêt du Conseil d’en haut qui portait, en termes même injurieux, cassation de celui d’union des quatre compagnies. Le Parlement, ayant délibéré, ne répondit rien à cet arrêt du Conseil que par un avis, donné solennellement aux députés des trois autres compagnies, de se trouver le lendemain, à deux heures de relevée, dans la salle de Saint-Louis ; la cour, outrée de ce procédé, s’avisa de l’expédient du monde le plus bas et le plus ridicule, qui fut d’avoir la feuille de l’arrêt. Du Tillet, greffier en chef, auquel elle l’avait demandée, ayant répondu qu’elle était entre les mains du greffier commis, Le Plessis-Guénégaud et Carnavalet, lieutenant des gardes du corps, le mirent dans un carrosse, et l’amenèrent au greffe pour la chercher. Les marchands s’en aperçurent ; le peuple se souleva, et le secrétaire et le lieutenant furent très heureux de se sauver.

Le lendemain, à sept heures du matin, le Parlement eut ordre d’aller au Palais-Royal, et d’y porter l’arrêté du jour précédent, qui était celui par lequel le Parlement avait ordonné que les autres compagnies seraient priées de se trouver, à deux heures, dans la Chambre de Saint-Louis. Comme ils furent arrivés au Palais-Royal, M. Le Tellier demanda à Monsieur le Premier Président si il avait apporté la feuille ; et le premier président lui ayant répondu que non, et qu’il en dirait les raisons à la Reine, il y eut dans le Conseil des avis différents. L’on prétend que la Reine était assez portée à arrêter le Parlement ; personne ne fut de son avis, qui, à la vérité, n’était pas soutenable, vu la disposition des peuples. L’on prit un parti plus modéré. Le chancelier fit à la Compagnie une forte réprimande en présence du Roi et de toute la cour, et il fit lire en même temps un second arrêt du Conseil, portant cassation du dernier arrêté, défense de s’assembler sous peine de rébellion, et ordre d’insérer dans les registres cet arrêt, en la place de celui d’union.

Cela se passa le matin. Dès l’après-dînée, les députés des quatre compagnies se trouvèrent dans la salle de Saint-Louis, au très grand mépris de l’arrêt du Conseil d’en haut. Le Parlement s’assembla de son côté, à l’heure ordinaire, pour délibérer de ce qui était à faire à l’égard de l’arrêt du Conseil d’en haut, qui avait cassé celui de l’union, et qui avait défendu la continuation des assemblées. Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’ils y désobéissaient même en y délibérant, parce qu’il leur avait été expressément enjoint de n’y pas délibérer. Comme tout le monde voulait opiner avec pompe et avec éclat sur une matière de cette importance, quelques jours se passèrent avant que la délibération pût être achevée, ce qui donna lieu à Monsieur, qui connut que le Parlement infailliblement n’obéirait pas, de proposer un accommodement.

Les présidents à mortier et le doyen de la Grande Chambre se trouvèrent au palais d’Orléans, avec le cardinal Mazarin et le chancelier. L’on y fit quelques propositions, qui furent rapportées au Parlement, et rejetées avec d’autant plus d’emportement que la première, qui concernait le droit annuel, accordait aux compagnies tout ce qu’elles pouvaient souhaiter pour leur intérêt particulier. Le Parlement affecta de marquer qu’il ne songeait qu’au public, et il donna enfin arrêt par lequel il fut dit que la Compagnie demeurerait assemblée, et que très humbles remontrances seraient faites au Roi pour lui demander la cassation des arrêts du Conseil : les gens du Roi demandèrent audience à la Reine, pour le Parlement, le soir même. Elle les manda, dès le lendemain, par une lettre de cachet. Le premier président parla avec une grande force : il exagéra la nécessité de ne point ébranler ce milieu qui est entre les peuples et les rois ; il justifia par des exemples illustres et fameux la possession où les compagnies avaient été, depuis si longtemps, et de s’unir et de s’assembler. Il se plaignit hautement de la cassation de l’arrêt d’union, et il conclut, par une instance très ferme et très vigoureuse, à ce que les contraires, donnés par le Conseil d’en haut, fussent supprimés. La cour, beaucoup plus émue par la disposition des peuples que par les remontrances du Parlement, plia tout d’un coup, et fit dire par les gens du Roi à la Compagnie que le Roi lui permettait d’exécuter l’arrêt d’union, de s’assembler et de travailler avec les autres compagnies à ce qu’elle jugerait à propos pour le bien de l’État.

Jugez de l’abattement du cabinet ; mais vous n’en jugerez pas assurément comme le vulgaire, qui crut que la faiblesse du cardinal Mazarin, en cette occasion, donnait le dernier coup à l’autorité royale. Il ne pouvait en cette rencontre faire que ce qu’il fit ; mais il est juste de rejeter sur son imprudence ce que nous n’attribuons pas à sa faiblesse ; et il est inexcusable de n’avoir pas prévu et prévenu les conjonctures dans lesquelles l’on ne peut plus faire que des fautes. J’ai observé que la fortune ne met jamais les hommes en cet état, qui est de tous le plus malheureux, et que personne n’y tombe que ceux qui s’y précipitent par leur faute. J’en ai recherché la raison et je ne l’ai point trouvée ; mais j’en suis convaincu par les exemples. Si le cardinal Mazarin eût tenu ferme dans l’occasion dont je vous viens de parler, il se serait sûrement attiré des barricades et la réputation d’un téméraire et d’un forcené. Il a cédé au torrent : j’ai vu peu de gens qui ne l’aient accusé de faiblesse. Ce qui est constant est que l’on en conçut beaucoup de mépris pour le ministre, et que bien qu’il eût essayé d’adoucir les esprits par l’exil d’Emery, à qui il ôta la surintendance, le Parlement, aussi persuadé de sa propre force que de l’impuissance de la cour, la poussa par toutes les voies qui peuvent anéantir le gouvernement d’un favori.

La Chambre de Saint-Louis fit sept propositions, dont la moins forte était de cette nature. La première sur laquelle le Parlement délibéra fut la révocation des intendants. La cour, qui se sentit touchée à la prunelle de l’œil, obligea M. le duc d’Orléans d’aller au Palais, pour en représenter à la Compagnie les conséquences, et la prier de surseoir seulement pour trois jours à l’exécution de son arrêt, pendant lesquels il avait des propositions à faire, qui seraient certainement très avantageuses au public. L’on lui accorda trois jours de délai, à condition qu’il n’en fût rien écrit dans le registre et que la conférence se fit incessamment. Les députés des quatre compagnies se trouvèrent au palais d’Orléans. Le chancelier insista fort sur la nécessité de conserver les intendants dans les provinces, et sur l’inconvénient qu’il y aurait à faire le procès, comme l’arrêt du Parlement le portait, à ceux d’entre eux qui auraient malversé, parce qu’il serait impossible que les partisans ne se trouvassent engagés dans ces procédures, ce qui serait ruiner les affaires du Roi, en obligeant à des banqueroutes ceux qui les soutenaient par leurs avances et par leur crédit. Le Parlement ne se rendant point à cette raison, le chancelier se réduisit à demander que les intendants ne fussent point révoqués par arrêt du Parlement, mais par une déclaration du Roi, afin que les peuples eussent au moins l’obligation de leur soulagement à Sa Majesté. L’on eut peine à consentir à cette proposition ; elle passa toutefois à la pluralité des voix. Mais lorsque la déclaration fut portée au Parlement, elle fut trouvée défectueuse, en ce qu’en révoquant les intendants, elle n’ajoutait pas que l’on recherchât leur gestion.

M. le duc d’Orléans, qui l’était venue porter au Parlement, n’ayant pu la faire passer, la cour s’avisa d’un expédient, qui fut d’en envoyer une autre, qui portait l’établissement d’une chambre de justice, pour faire le procès aux délinquants. La Compagnie s’aperçut bien facilement que la proposition de cette chambre de justice, dont les officiers et l’exécution seraient toujours à la disposition des ministres, ne tendait qu’à tirer les voleurs de la main du Parlement ; elle passa toutefois encore à la pluralité des voix, en présence de M. d’Orléans, qui en fit vérifier une autre le même jour, par laquelle le peuple était déchargé du huitième des tailles, quoique l’on eût promis au Parlement de le décharger du quart.

M. d’Orléans y vint encore, quelques jours après, porter une troisième déclaration, par laquelle le Roi voulait qu’il ne se fît plus aucune levée d’argent qu’en vertu des déclarations vérifiées au Parlement. Rien ne paraissait plus spécieux ; mais comme la Compagnie savait que l’on ne pensait qu’à l’amuser et qu’à autoriser pour le passé toutes celles qui n’y avaient pas été vérifiées, elle ajouta la clause de défense que l’on ne lèverait rien en vertu de celles qui se trouveraient de cette nature. Le ministre, désespéré du peu de succès de ses artifices, de l’inutilité des efforts qu’il avait faits pour semer de la jalousie entre les quatre compagnies, et d’une proposition sur laquelle on était prêt de délibérer, qui allait à la radiation de tous les prêts faits au Roi sous des usures immenses, le ministre, dis-je, outré de rage et de douleur, et poussé par tous les courtisans, qui avaient mis presque tout leur bien dans ces prêts, se résolut à un expédient qu’il crut décisif, et qui lui réussit aussi peu que les autres. Il fit monter le Roi à cheval pour aller au Parlement en grande pompe, et il y porta une déclaration remplie des plus belles paroles du monde, de quelques articles utiles au public et de beaucoup d’autres très obscurs et très ambigus.

La défiance que le peuple avait de toutes les démarches de la cour fit que cette entrée ne fut pas accompagnée de l’applaudissement ni même des cris accoutumés. Les suites n’en furent pas plus heureuses. La Compagnie commença, dès le lendemain, à examiner la déclaration et à la contrôler presque en tous ses points, mais particulièrement en celui qui défendait aux compagnies de continuer les assemblées de la Chambre de Saint-Louis. Elle n’eut pas plus de succès dans la Chambre des comptes et dans la Cour des aides, dont les premiers présidents firent des harangues très fortes à Monsieur et à M. le prince de Conti. Le premier vint quelques jours de suite au Parlement, pour l’exhorter à ne point toucher à la déclaration. Il menaça, il pria ; enfin, après des efforts incroyables, il obtint que l’on surseoirait à délibérer jusqu’au 17 du mois, après quoi l’on continuerait incessamment à le faire, tant sur la déclaration que sur les propositions de la Chambre de Saint-Louis.

L’on n’y manqua pas. L’on examina article par article, et l’arrêt donné par le Parlement sur le troisième, désespéra la cour. Il portait, en modifiant la déclaration, que toutes les levées d’argent ordonnées par déclarations non vérifiées n’auraient point de lieu. M. le duc d’Orléans ayant encore été au Parlement pour l’obliger à adoucir cette clause, et n’y ayant rien gagné, la cour se résolut à en venir aux extrémités, et à se servir de l’éclat que la bataille de Lens fit justement dans ce temps-là, pour éblouir les peuples et pour les obliger de consentir à l’oppression du Parlement.

Voilà un crayon très léger d’un portrait bien sombre et bien désagréable, qui vous a représenté, comme dans un nuage et comme en raccourci, les figures si différentes et les postures si bizarres des principaux corps de l’État. Ce que vous allez voir est d’une peinture plus égayée, et les factions et les intrigues y donneront du coloris.

La nouvelle de la victoire de Monsieur le Prince à Lens arriva à la cour le 24 d’août 1648. Châtillon l’apporta, et il me dit, un quart d’heure après qu’il fut sorti du Palais-Royal, que Monsieur le Cardinal lui avait témoigné beaucoup moins de joie de la victoire, qu’il ne lui avait fait paraître de chagrin de ce qu’une partie de la cavalerie espagnole s’était sauvée. Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’il parlait à un homme qui était entièrement à Monsieur le Prince, et qu’il lui parlait de l’une des plus belles actions qui se soient jamais faites dans la guerre. Elle est imprimée en tant de lieux, qu’il serait fort inutile de vous en rapporter ici le détail. Je ne me puis empêcher de vous dire que le combat étant presque perdu, Monsieur le Prince le rétablit et le gagna par un seul coup de cet œil d’aigle que vous lui connaissez, qui voit tout dans la guerre et qui ne s’y éblouit jamais.

Le jour que la nouvelle en arriva à Paris, je trouvai M. de Chavigny à l’hôtel de Lesdiguières, qui me l’apprit et qui me demanda si je ne gagerais pas que le Cardinal serait assez innocent pour ne se pas servir de cette occasion pour remonter sur sa bête. Ce furent ses propres paroles. Elles me touchèrent, parce que connaissant comme je connaissais et l’humeur et les maximes violentes de Chavigny ; et sachant d’ailleurs qu’il était très mal satisfait du Cardinal, ingrat au dernier point envers son premier bienfaiteur, je ne doutai pas qu’il ne fût très capable d’aigrir les choses par de mauvais conseils. Je le dis à Mme de Lesdiguières, et je lui ajoutai que je m’en allais de ce pas au Palais-Royal, dans la résolution de continuer ce que j’y avais commencé. Il est nécessaire, pour l’intelligence de ces deux dernières paroles, que je vous rende compte d’un petit détail qui me regarde en mon particulier.

Dans le cours de cette année d’agitation que je viens de toucher, je me trouvai moi-même dans un mouvement intérieur qui n’était connu que de fort peu de personnes. Toutes les humeurs de l’État étaient si émues par la chaleur de Paris, qui en est le chef, que je jugeais bien que l’ignorance du médecin ne préviendrait pas la fièvre, qui en était comme la suite nécessaire. Je ne pouvais ignorer que je ne fusse très mal dans l’esprit du Cardinal. Je voyais la carrière ouverte, même pour la pratique, aux grandes choses, dont la spéculation m’avait beaucoup touché dès mon enfance ; mon imagination me fournissait toutes les idées du possible ; mon esprit ne les désavouait pas, et je me reprochais à moi-même la contrariété que je trouvais dans mon cœur à les entreprendre. Je m’en remerciai, après en avoir examiné à fond l’intérieur, et je connus que cette opposition ne venait que d’un bon principe.

Je tenais la coadjutorerie de la Reine ; je ne savais pas diminuer mes obligations par les circonstances : je crus que je devais sacrifier à la reconnaissance mes ressentiments et même les apparences de ma gloire ; et quelques instances que me firent Montrésor et Laigues, je me résolus de m’attacher purement à mon devoir, et de n’entrer en rien de tout ce qui se disait et de tout ce qui se faisait en ce temps-là contre la cour. Le premier de ces deux hommes que je vous viens de nommer avait été toute sa vie nourri dans les factions de Monsieur, et il était d’autant plus dangereux pour conseiller les grandes choses, qu’il les avait beaucoup plus dans l’esprit que dans le cœur. Le gens de ce caractère n’exécutent rien, et par cette raison ils conseillent tout. Laigues n’avait qu’un fort petit sens ; mais il était très brave et très présomptueux : les esprits de cette nature osent tout ce que ceux en qui ils ont confiance leur persuadent. Ce dernier, qui était absolument entre les mains de Montrésor, l’échauffait, comme il arrive toujours, après en avoir été persuadé, et ces deux hommes joints ensemble ne me laissaient pas un jour de repos, pour me faire voir, s’imaginaient-ils, ce que, sans vanité, j’avais vu six mois et plus avant eux.

Je demeurai ferme dans ma résolution ; mais comme je n’ignorais pas que l’innocence et la droiture me brouilleraient dans les suites presque autant avec la cour qu’aurait pu faire le contraire, je pris en même temps celle de me précautionner contre les mauvaises intentions du ministre : et du côté de la cour même, en y agissant avec autant de sincérité et de zèle que de liberté ; et du côté de la ville, en y ménageant avec soin tous mes amis, et en n’oubliant rien de tout ce qui y pouvait être nécessaire pour m’attirer, ou plutôt pour me conserver l’amitié des peuples. Je ne vous puis mieux exprimer le second, qu’en vous disant que depuis le 28 mars jusqu’au 25 août je dépensai trente-six mille écus en aumônes et en libéralités. Je ne crus pas pouvoir mieux exécuter le premier, qu’en disant à la Reine et au Cardinal la vérité des dispositions que je voyais dans Paris, dans lesquelles la flatterie et la préoccupation ne leur permirent jamais de pénétrer. Comme un troisième voyage en Anjou de Monsieur l’Archevêque m’avait remis en fonction, je pris cette occasion pour leur témoigner que je me croyais obligé à leur en rendre compte, ce qu’ils reçurent l’un et l’autre avec assez de mépris ; et je leur en rendis compte effectivement, ce qu’ils reçurent l’un et l’autre avec beaucoup de colère. Celle du Cardinal s’adoucit au bout de quelques jours ; mais ce ne fut qu’en apparence : elle ne fit que se déguiser. J’en connus l’art, et j’y remédiai ; car comme je vis qu’il ne se servait des avis que je lui donnais que pour faire croire dans le monde que j’étais assez intimement avec lui pour lui rapporter ce que je découvrais, même au préjudice des particuliers, je ne lui parlai plus de rien que je ne disse publiquement à table en revenant chez moi. Je me plaignis même à la Reine de l’artifice du Cardinal que je lui démontrai par deux circonstances particulières ; et ainsi, sans discontinuer ce que le poste où j’étais m’obligeait de faire pour le service du Roi, je me servis des mêmes avis que je donnais à la cour pour faire voir au Parlement que je n’oubliais rien pour éclairer le ministère et pour dissiper les nuages, dont les intérêts des subalternes et la flatterie des courtisans ne manquent jamais de l’offusquer.

Comme le Cardinal eut aperçu que j’avais tourné son art contre lui-même, il ne garda presque plus de mesure avec moi ; et un jour, entre autres, que je disais à la Reine, devant lui, que la chaleur des esprits était telle qu’il n’y avait plus que la douceur qui les pût ramener, il ne me répondit que par un apologue italien, qui porte qu’au temps que les bêtes parlaient, le loup assura avec serment un troupeau de brebis qu’il le protégerait contre tous ses camarades, pourvu que l’une d’entre elles allât, tous les matins, lécher une blessure qu’il avait reçue d’un chien. Voilà le moins désobligeant des apophtegmes dont il m’honora trois ou quatre mois durant : ce qui m’obligea de dire, un jour, en sortant du Palais-Royal, à M. le maréchal de Villeroy que j’y avais fait deux réflexions : l’une, qu’il sied encore plus mal à un ministre de dire des sottises que d’en faire ; et l’autre, que les avis que l’on lui donne passent pour des crimes toutes les fois que l’on ne lui est pas agréable.

Voilà l’état où j’étais à la cour quand je sortis de l’hôtel de Lesdiguières, pour remédier, autant que je pourrais, au mauvais effet que la nouvelle de la victoire de Lens et la réflexion de M. de Chavigny m’avaient fait appréhender. Je trouvai la Reine dans un emportement de joie inconcevable. Le Cardinal me parut plus modéré. L’un et l’autre affectèrent une douceur extraordinaire ; et le Cardinal particulièrement me dit qu’il se voulait servir de l’occasion présente pour faire connaître aux compagnies qu’il était bien éloigné des sentiments de vengeance que l’on lui attribuait, et qu’il prétendait que tout le monde confesserait, dans peu de jours, que les avantages remportés par les armes du Roi auraient bien plus adouci qu’élevé l’esprit de la cour. J’avoue que je fus dupé. Je le crus : j’en eus de la joie.

Je prêchai le lendemain à Saint-Louis-des-Jésuites, devant le Roi et devant la Reine. Le Cardinal, qui y était aussi, me remercia, au sortir du sermon, de ce qu’en expliquant au Roi le testament de saint Louis (c’était le jour de sa fête), je lui avais recommandé, comme il est porté par le même testament, le soin de ses grandes villes. Vous allez voir la sincérité de toutes ces confidences.

Le lendemain de la fête, c’est-à-dire le 26 août 1648, le Roi alla au Te Deum. L’on borda, selon la coutume, depuis le Palais-Royal jusqu’à Notre-Dame, toutes les rues de soldats du régiment des gardes. Aussitôt que le Roi fut revenu au Palais-Royal, l’on forma de tous ces soldats trois bataillons, qui demeurèrent sur le Pont-Neuf et à la place Dauphine. Comminges, lieutenant des gardes de la Reine, enleva dans un carrosse fermé le bonhomme Broussel, conseiller de la Grande Chambre, et le mena à Saint-Germain. Blancmesnil, président aux Enquêtes, fut pris en même temps aussi chez lui, et il fut conduit au bois de Vincennes. Vous vous étonnerez du choix de ce dernier ; et si vous aviez connu le bonhomme Broussel, vous ne seriez pas moins surprise du sien. Je vous expliquerai ce détail en temps et lieu ; mais je ne vous puis exprimer la consternation qui parut dans Paris le premier quart d’heure de l’enlèvement de Broussel, et le mouvement qui s’y fit dès le second. La tristesse, ou plutôt l’abattement, saisit jusqu’aux enfants ; l’on se regardait et l’on ne se disait rien.

On éclata tout d’un coup : on s’émut, on courut, on cria, et l’on ferma les boutiques. J’en fus averti, et quoique je ne fusse pas insensible à la manière dont j’avais été joué la veille au Palais-Royal, où l’on m’avait même prié de faire savoir à ceux qui étaient de mes amis dans le Parlement que la bataille de Lens n’y avait causé que des sentiments de modération et de douceur, quoique, dis-je, je fusse très piqué, je ne laissai pas de prendre le parti, sans balancer, d’aller trouver la Reine et de m’attacher à mon devoir préférablement à toutes choses. Je le dis en ces propres termes à Chapelain, à Gomberville et à Plot, chanoine de Notre-Dame et présentement chartreux, qui avaient dîné chez moi. Je sortis en rochet et camail, et je ne fus pas au Marché-Neuf que je fus accablé d’une foule de peuple, qui hurlait plutôt qu’il ne criait. Je m’en démêlai en leur disant que la Reine leur ferait justice. Je trouvai sur le Pont-Neuf le maréchal de La Meilleraye à la tête des gardes, qui, bien qu’il n’eût encore en tête que quelques enfants qui disaient des injures et qui jetaient des pierres aux soldats, ne laissait pas d’être fort embarrassé, parce qu’il voyait que les nuages commençaient à se grossir de tous côtés. Il fut très aise de me voir, il m’exhorta à dire à la Reine la vérité. Il s’offrit d’en venir lui-même rendre témoignage. J’en fus très aise à mon tour, et nous allâmes ensemble au Palais-Royal, suivis d’un nombre infini de peuple, qui criait : « Broussel ! Broussel ! »

Nous trouvâmes la Reine dans le grand cabinet, accompagnée de M. le duc d’Orléans, du cardinal Mazarin, de M. de Longueville, du maréchal de Villeroy, de l’abbé de La Rivière, de Bautru, de Guitaut, capitaine des gardes, et de Nogent. Elle ne me reçut ni bien ni mal. Elle était trop fière et trop aigre pour avoir de la honte de ce qu’elle m’avait dit la veille ; et le Cardinal n’était pas assez honnête homme pour en avoir. Il me parut toutefois un peu embarrassé, et il me fit une espèce de galimatias par lequel, sans me l’oser toutefois dire, il eût été bien aise que j’eusse conçu qu’il y avait eu des raisons toutes nouvelles qui avaient obligé la Reine à se porter à la résolution que l’on avait prise. Je feignis que je prenais pour bon tout ce qu’il lui plut de me dire, et je lui répondis simplement que j’étais venu là pour me rendre à mon devoir, pour recevoir les commandements de la Reine, et pour contribuer de tout ce qui serait en mon pouvoir au repos et à la tranquillité. La Reine me fit un petit signe de la tête, comme pour me remercier ; mais je sus depuis qu’elle avait remarqué, et remarqué en mal, cette dernière parole, qui était pourtant très innocente et même fort dans l’ordre, en la bouche d’un coadjuteur de Paris. Mais il est vrai de dire qu’auprès des princes il est aussi dangereux et presque aussi criminel de pouvoir le bien que de vouloir le mal.

Le maréchal de La Meilleraye, qui vit que La Rivière, Bautru et Nogent traitaient l’émotion de bagatelle, et qu’ils la tournaient même en ridicule, s’emporta : il parla avec force, il s’en rapporta à mon témoignage. Je le rendis avec liberté, et je confirmai ce qu’il avait dit et prédit du mouvement. Le Cardinal sourit malignement, et la Reine se mit en colère, en proférant, de son fausset aigre et élevé, ces propres mots : « Il y a de la révolte à s’imaginer que l’on se puisse révolter ; voilà les contes ridicules de ceux qui la veulent. L’autorité du Roi y donnera bon ordre. » Le Cardinal, qui s’aperçut à mon visage que j’étais un peu ému de ce discours, prit la parole, et, avec un ton doux, il répondit à la Reine : « Plût à Dieu, Madame, que tout le monde parlât avec autant de sincérité que Monsieur le Coadjuteur ! Il craint pour son troupeau ; il craint pour la ville ; il craint pour l’autorité de Votre Majesté. Je suis persuadé que le péril n’est pas au point qu’il se l’imagine ; mais le scrupule sur cette matière est en lui une religion louable. » La Reine, qui entendait le jargon du Cardinal, se remit tout d’un coup : elle me fit des honnêtetés, et j’y répondis par un profond respect, et par une mine si niaise, que La Rivière dit à l’oreille à Bautru, de qui je le sus quatre jours après : « Voyez ce que c’est que de n’être pas jour et nuit en ce pays-ci. Le coadjuteur est homme du monde ; il a de l’esprit : il prend pour bon ce que la Reine lui vient de dire. » La vérité est que tout ce qui était dans ce cabinet jouait la comédie : je faisais l’innocent, et je ne l’étais pas, au moins en ce fait ; le Cardinal faisait l’assuré, et il ne l’était pas autant qu’il le paraissait ; il y eut quelques moments où la Reine contrefit la douce, et elle ne fut jamais plus aigre ; M. de Longueville témoignait de la tristesse, et il était dans une joie sensible, parce que c’était l’homme du monde qui aimait le plus le commencement de toutes les affaires ; M. le duc d’Orléans faisait l’empressé et le passionné en parlant à la Reine, et je ne l’ai jamais vu siffler avec plus d’indolence qu’il siffla une demi-heure en entretenant Guerchi dans la petite chambre grise ; le maréchal de Villeroy faisait le gai pour faire sa cour au ministre, et il m’avouait en particulier, les larmes aux yeux, que l’État était sur le bord du précipice ; Bautru et Nogent bouffonnaient, et représentaient, pour plaire à la Reine, la nourrice du vieux Broussel (remarquez, je vous supplie, qu’il avait quatre-vingts ans), qui animait le peuple à la sédition, quoiqu’ils connussent très bien l’un et l’autre que la tragédie ne serait peut-être pas fort éloignée de la farce. Le seul et unique abbé de La Rivière était convaincu que l’émotion du peuple n’était qu’une fumée : il le soutenait à la Reine, qui l’eût voulu croire, quand même elle eût été persuadée du contraire ; et je remarquai dans un même instant, et par la disposition de la Reine, qui était la personne du monde la plus hardie, et par celle de La Rivière, qui était le poltron le plus signalé de son siècle, que l’aveugle témérité et la peur outrée produisent les mêmes effets lorsque le péril n’est pas connu.

Afin qu’il ne manquât aucun personnage au théâtre, le maréchal de La Meilleraye, qui jusque-là était demeuré très ferme avec moi à représenter la conséquence du tumulte, prit celui du capitan. Il changea tout d’un coup et de ton et de sentiment sur ce que le bonhomme Vannes, lieutenant-colonel des gardes, vint dire à la Reine que les bourgeois menaçaient de forcer les gardes. Comme il était tout pétri de bile et de contretemps, il se mit en colère jusqu’à l’emportement et même jusqu’à la fureur. Il s’écria qu’il fallait périr plutôt que de souffrir cette insolence, et il pressa que l’on lui permît de prendre les gardes, les officiers de la maison et tous les courtisans qui étaient dans les antichambres, en assurant qu’il terrasserait toute cette canaille. La Reine même donna avec ardeur dans son sens ; mais ce sens ne fut appuyé de personne ; et vous verrez par l’événement qu’il n’y en a jamais eu un de plus réprouvé. Le chancelier entra dans le cabinet à ce moment. Il était si faible de son naturel qu’il n’y avait jamais dit, jusqu’à cette occasion, aucune parole de vérité ; mais en celle-ci la complaisance céda à la peur. Il parla, et il parla selon ce que lui dictait ce qu’il avait vu dans les rues. J’observai que le Cardinal parut fort touché de la liberté d’un homme en qui il n’en avait jamais vu. Mais Senneterre, qui entra presque, en même temps, effaça en moins d’un rien les premières idées, en assurant que la chaleur du peuple commençait à se ralentir, que l’on ne prenait point les armes, et qu’avec un peu de patience tout irait bien.

Il n’y a rien de si dangereux que la flatterie dans les conjonctures où celui que l’on flatte peut avoir peur. L’envie qu’il a de ne la pas prendre fait qu’il croit à tout ce qui l’empêche d’y remédier. Ces avis, qui arrivaient de moment à autre, faisaient perdre inutilement ceux dans lesquels on peut dire que le salut de l’État était enfermé. Le vieux Guitaut, homme de peu de sens, mais très affectionné, s’en impatienta plus que les autres, et il dit, d’un ton de voix encore plus rauque qu’à son ordinaire, qu’il ne comprenait pas comment il était possible de s’endormir en l’état où étaient les choses. Il ajouta je ne sais quoi entre ses dents, que je n’entendis pas, mais qui apparemment piqua le Cardinal, qui d’ailleurs ne l’aimait pas, et qui lui répondit : « Hé bien ! M. de Guitaut, quel est votre avis ? – Mon avis est, Monsieur, lui repartit brusquement Guitaut, de rendre ce vieux coquin de Broussel mort ou vif. » Je pris la parole et je lui dis : « Le premier ne serait ni de la piété ni de la prudence de la Reine ; le second pourrait faire cesser le tumulte. » La Reine rougit à ce mot, et elle s’écria : « Je vous entends, Monsieur le Coadjuteur ; vous voudriez que je donnasse la liberté à Broussel : je l’étranglerais plutôt avec les deux mains. » Et en achevant cette dernière syllabe, elle me les porta presque au visage, en ajoutant : « Et ceux qui… » Le Cardinal, qui ne douta point qu’elle ne m’allât dire tout ce que la rage peut inspirer, s’avança ; il lui parla à l’oreille. Elle se composa, et à un point que, si je ne l’eusse bien connue, elle m’eût paru bien radoucie.

Le lieutenant civil entra à ce moment dans le cabinet avec une pâleur mortelle sur le visage, et je n’ai jamais vu à la comédie italienne de peur si naïvement et si ridiculement représentée que celle qu’il fit voir à la Reine en lui racontant des aventures de rien qui lui étaient arrivées depuis son logis jusqu’au Palais-Royal. Admirez, je vous prie, la sympathie des âmes timides. Le cardinal Mazarin n’avait jusque-là été que médiocrement touché de ce que M. de La Meilleraye et moi lui avions dit avec assez de vigueur, et la Reine n’en avait pas été seulement émue. La frayeur du lieutenant civil se glissa, je crois, par contagion, dans leur imagination, dans leur esprit, dans leur cœur. Ils me parurent tout à coup métamorphosés ; ils ne me traitèrent plus de ridicule ; ils avouèrent que l’affaire méritait de la réflexion ; ils consultèrent, et ils souffrirent que Monsieur, M. de Longueville, le chancelier, le maréchal de Villeroy et celui de La Meilleraye, et le coadjuteur prouvassent, par bonnes raisons, qu’il fallait rendre Broussel avant que les peuples, qui menaçaient de prendre les armes, les eussent prises effectivement.

Nous éprouvâmes en cette rencontre qu’il est bien plus naturel à la peur de consulter que de décider. Le Cardinal, après une douzaine de galimatias qui se contredisaient les uns les autres, conclut à se donner encore du temps jusqu’au lendemain, et à faire connaître, en attendant, au peuple que la Reine lui accordait la liberté de Broussel, pourvu qu’il se séparât et qu’il ne continuât pas à la demander en foule. Le Cardinal ajouta que personne ne pouvait plus agréablement ni plus efficacement que moi porter cette parole. Je vis le piège ; mais je ne pus m’en défendre, et d’autant moins que le maréchal de La Meilleraye, qui n’avait point de vue, y donna même avec impétuosité, et m’y entraîna, pour ainsi parler, avec lui. Il dit à la Reine qu’il sortirait avec moi dans les rues et que nous y ferions des merveilles. « Je n’en doute point, lui répondis-je, pourvu qu’il plaise à la Reine de nous faire expédier en bonne forme la promesse de la liberté des prisonniers ; car je n’ai pas assez de crédit parmi le peuple pour m’en faire croire sans cela. » L’on me loua de ma modestie. Le maréchal ne douta de rien : « La parole de la Reine valait mieux que tous les écrits ! » En un mot, l’on se moqua de moi, et je me trouvai tout d’un coup dans la cruelle nécessité de jouer le plus méchant personnage que jamais peut-être particulier ait rencontré. Je voulus répliquer ; mais la Reine entra brusquement dans sa chambre grise ; Monsieur me poussa, mais tendrement, avec ses deux mains, en me disant : « Rendez le repos à l’État » ; le maréchal m’entraîna, et tous les gardes du corps me portaient amoureusement sur leurs bras, en me criant : « Il n’y a que vous qui puissiez remédier au mal. » Je sortis ainsi avec mon rochet et mon camail, en donnant des bénédictions à droite et à gauche, et vous croyez bien que cette occupation ne m’empêchait pas de faire toutes les réflexions convenables à l’embarras dans lequel je me trouvais. Je pris toutefois, sans balancer, le parti d’aller purement à mon devoir, de prêcher l’obéissance et de faire mes efforts pour empêcher le tumulte. La seule mesure que je me résolus de garder fut celle de ne rien promettre en mon nom au peuple, et de lui dire simplement que la Reine m’avait assuré qu’elle rendrait Broussel, pourvu que l’on fît cesser l’émotion.

L’impétuosité du maréchal de La Meilleraye ne me laissa pas lieu de mesurer mes expressions ; car au lieu de venir avec moi comme il m’avait dit, il se mit à la tête des chevau-légers de la garde, et il s’avança, l’épée à la main, en criant de toute sa force : « Vive le Roi ! Liberté à Broussel ! » Comme il était vu de beaucoup plus de gens qu’il n’y en avait qui l’entendissent, il échauffa beaucoup plus de monde par son épée qu’il n’en apaisa par sa voix. L’on cria aux armes. Un crocheteur mit un sabre à la main vis-à-vis des Quinze-Vingts : le maréchal le tua d’un coup de pistolet. Les cris redoublèrent ; l’on courut de tous côtés aux armes ; une foule de peuple, qui m’avait suivi depuis le Palais-Royal, me porta plutôt qu’elle ne me poussa jusqu’à la Croix-du-Tiroir, et j’y trouvai le maréchal de La Meilleraye aux mains avec une foule de bourgeois, qui avaient pris les armes dans la rue de l’Arbre-Sec. Je me jetai dans la foule pour essayer de les séparer, et je crus que les uns et les autres porteraient au moins quelque respect à mon habit et à ma dignité. Je ne me trompai pas absolument ; car le maréchal, qui était fort embarrassé, prit avec joie ce prétexte pour commander aux chevau-légers de ne plus tirer. Les bourgeois s’arrêtèrent, et se contentèrent de tenir ferme dans le carrefour ; mais il y en eut vingt ou trente qui sortirent avec des hallebardes et des mousquetons de la rue des Prouvelles, qui ne furent pas si modérés, et qui ne me voyant pas ou ne me voulant pas voir, firent une charge fort brusque sur les chevau-légers, cassèrent d’un coup de pistolet le bras à Fontrailles, qui était auprès du maréchal l’épée à la main, blessèrent un de mes pages, qui portait le bas de ma soutane, et me donnèrent à moi-même un coup de pierre au-dessous de l’oreille, qui me porta par terre. Je ne fus pas plus tôt relevé, qu’un bourgeois m’appuyant un mousqueton sur la tête, quoique je ne le connusse point du tout, je crus qu’il était bon de ne le lui pas témoigner dans ce moment, et je lui dis au contraire : « Ah ! malheureux ! si ton père te voyait… » Il s’imagina que j’étais le meilleur ami de son père, que je n’avais pourtant jamais vu. Je crois que cette pensée lui donna celle de me regarder plus attentivement. Mon habit lui frappa les yeux : il me demanda si j’étais Monsieur le Coadjuteur ; et aussitôt que je le lui eus dit, il cria : « Vive le coadjuteur ! » Tout le monde fit le même cri ; l’on courut à moi ; et le maréchal de La Meilleraye se retira avec plus de liberté au Palais-Royal, parce que j’affectai, pour lui en donner le temps, de marcher du côté des Halles.

Tout le monde m’y suivit, et j’en eus besoin, car je trouvai une fourmilière de fripiers toute en armes. Je les flattai, je les caressai, je les conjurai, je les menaçai : enfin je les persuadai. Ils quittèrent les armes, ce qui fut le salut de Paris, parce que, si ils les eussent eues encore à la main à l’entrée de la nuit, qui s’approchait, la ville eût été infailliblement pillée.

Je n’ai guère eu en ma vie de satisfaction plus sensible que celle-là ; et elle fut si grande, que je ne fis pas seulement de réflexion sur l’effet que le service que je venais de rendre devait produire au Palais-Royal. Je dis devait ; car vous allez voir qu’il y en produisit un tout contraire. J’y allai avec trente ou quarante mille hommes qui me suivaient, mais sans armes, et je trouvai à la barrière le maréchal de La Meilleraye, qui, transporté de la manière dont j’en avais usé à son égard, m’embrassa presque jusqu’à m’étouffer ; et il me dit ces propres paroles : « Je suis un fou et un brutal, j’ai failli à perdre l’État, et vous l’avez sauvé. Venez, parlons à la Reine en véritables Français et en gens de bien ; et prenons des dates pour faire pendre à notre témoignage, à la majorité du Roi, ces pestes de l’État, ces flatteurs infâmes, qui font croire à la Reine que cette affaire n’est rien. » Il fit une apostrophe aux officiers des gardes, en achevant cette dernière parole, la plus touchante, la plus pathétique et la plus éloquente qui soit peut-être jamais sortie de la bouche d’un homme de guerre, et il me porta plutôt qu’il ne me mena chez la Reine. Il lui dit en entrant et en me montrant de la main : « Voilà celui, Madame, à qui je dois la vie, mais à qui Votre Majesté doit le salut de sa garde et peut-être celui du Palais-Royal. » La Reine se mit à sourire, mais d’une sorte de souris ambigu. J’y pris garde, mais je n’en fis pas semblant ; et pour empêcher M. le maréchal de La Meilleraye de continuer mon éloge, je pris la parole : « Non, Madame, il ne s’agit pas de moi, mais de Paris soumis et désarmé, qui se vient jeter aux pieds de Votre Majesté. – Il est bien coupable et peu soumis, repartit la Reine avec un visage plein de feu ; si il a été aussi furieux que l’on me l’a voulu faire croire, comment se serait-il pu adoucir en si peu de temps ? » Le maréchal, qui remarqua aussi bien que moi le ton de la Reine, se mit en colère, et il lui dit en jurant : « Madame, un homme de bien ne vous peut flatter en l’extrémité où sont les choses. Si vous ne mettez aujourd’hui Broussel en liberté, il n’y aura pas demain pierre sur pierre à Paris. » Je voulus ouvrir la bouche, pour appuyer ce que disait le maréchal ; la Reine me la ferma, en me disant d’un air de moquerie : « Allez vous reposer, Monsieur ; vous avez bien travaillé. »

Je sortis ainsi du Palais-Royal ; et quoique je fusse ce que l’on appelle enragé, je ne dis pas un mot, de là jusqu’à mon logis, qui pût aigrir le peuple. J’en trouvai une foule innombrable qui m’attendait, et qui me força de monter sur l’impériale de mon carrosse, pour lui rendre compte de ce que j’avais fait au Palais-Royal. Je lui dis que j’avais témoigné à la Reine l’obéissance que l’on avait rendue à sa volonté, en posant les armes dans les lieux où l’on les avait prises et en ne les prenant pas dans ceux où l’on était sur le point de les prendre ; que la Reine m’avait fait paraître de la satisfaction de cette soumission, et qu’elle m’avait dit que c’était l’unique voie par laquelle l’on pouvait obtenir d’elle la liberté des prisonniers. J’ajoutai tout ce que je crus pouvoir adoucir cette commune ; et je n’y eus pas beaucoup de peine, parce que l’heure du souper approchait. Cette circonstance vous paraîtra ridicule, mais elle est fondée ; et j’ai observé qu’à Paris, dans les émotions populaires, les plus échauffés ne veulent pas ce qu’ils appellent se désheurer.

Je me fis saigner en arrivant chez moi, car la contusion que j’avais au-dessous de l’oreille était fort augmentée ; mais vous croyez bien que ce n’était pas là mon plus grand mal. J’avais fort hasardé mon crédit dans le peuple, en lui donnant des espérances de la liberté de Broussel, quoique j’eusse observé fort soigneusement de ne lui en pas donner ma parole. Mais avais-je lieu d’espérer moi-même qu’un peuple pût distinguer entre les paroles et les espérances ? D’ailleurs, avais-je lieu de croire, après ce que j’avais connu de passé, après ce que je venais de voir du présent, que la cour fît seulement réflexion à ce qu’elle nous avait fait dire, à M. de La Meilleraye et à moi ? Ou plutôt, n’avais-je pas tout sujet d’être persuadé qu’elle ne manquerait pas cette occasion de me perdre absolument dans le public, en lui laissant croire que je m’étais entendu avec elle pour l’amuser et pour le jouer ? Ces vues, que j’eus dans toute leur étendue, m’affligèrent ; mais elles ne me tentèrent point. Je ne me repentis pas un moment de ce que j’avais fait, parce que je fus persuadé que le devoir et la bonne conduite m’y avaient obligé. Je m’enveloppai pour ainsi dire dans mon devoir ; j’eus honte d’avoir fait réflexion sur l’événement, et Montrésor étant entré là-dessus, et m’ayant dit que je me trompais si je croyais avoir beaucoup gagné à mon expédition, je lui répondis ces propres paroles : « J’y ai beaucoup gagné, en ce qu’au moins je me suis épargné une apologie en explication de bienfaits, qui est toujours insupportable à un homme de bien. Si je fusse demeuré chez moi, dans une conjoncture comme celle-ci, la Reine, dont enfin je tiens ma dignité, aurait-elle sujet d’être contente de moi ? – Elle ne l’est nullement, reprit Montrésor ; et Mme de Navailles et Mme de Motteville viennent de dire au prince de Guémené que l’on était persuadé au Palais-Royal qu’il n’avait pas tenu à vous d’émouvoir le peuple. »

J’avoue que je n’ajoutai aucune foi à ce discours de Montrésor ; car quoique j’eusse vu dans le cabinet de la Reine que l’on s’y moquait de moi, je m’étais imaginé que cette malignité n’allait pas à diminuer le mérite du service que j’avais rendu, et je ne pouvais me figurer que l’on fût capable de me le tourner à crime. Montrésor persistant à me tourmenter, et me disant que mon ami Jean-Louis de Fiesque n’aurait pas été de mon avis, je lui répondis que j’avais toute ma vie estimé les hommes plus par ce qu’ils ne faisaient pas en de certaines occasions que par tout ce qu’ils y eussent pu faire.

J’étais sur le point de m’endormir tranquillement dans ces pensées, lorsque Laigues arriva, qui venait du souper de la Reine, et qui me dit que l’on m’y avait tourné publiquement en ridicule, que l’on m’y avait traité d’homme qui n’avait rien oublié pour soulever le peuple sous prétexte de l’apaiser, que l’on avait sifflé dans les rues, qui avait fait semblant d’être blessé quoiqu’il ne le fût point, enfin qui avait été exposé deux heures entières à la raillerie fine de Bautru, à la bouffonnerie de Nogent, à l’enjouement de La Rivière, à la fausse compassion du Cardinal et aux éclats de rire de la Reine. Vous ne doutez pas que je ne fusse un peu ému ; mais dans la vérité je ne le fus pas au point que vous le devez croire. Je me sentis plutôt de la tentation légère que de l’emportement : tout me vint dans l’esprit, mais rien n’y demeura, et je sacrifiai, presque sans balancer, à mon devoir les idées les plus douces et les plus brillantes que les conjurations passées présentèrent à mon esprit en foule, aussitôt que le mauvais traitement que je voyais connu et public me donna lieu de croire que je pourrais entrer avec honneur dans les nouvelles.

Je rejetai, par le principe de l’obligation que j’avais à la Reine, toutes ces pensées, quoique à vous dire le vrai, je m’y fusse nourri dès mon enfance ; et Laigues et Montrésor n’eussent certainement rien gagné sur mon esprit, ni par leurs exhortations ni par leurs reproches, si Argenteuil, qui depuis la mort de Monsieur le Comte, dont il avait été premier gentilhomme de la chambre, s’était fort attaché à moi, ne fût venu. Il entra dans ma chambre avec un visage fort effaré, et il me dit : « Vous êtes perdu ; le maréchal de La Meilleraye m’a chargé de vous dire que le diable possède le Palais-Royal ; qu’il leur a mis dans l’esprit que vous avez fait tout ce que vous avez pu pour exciter la sédition ; que lui, maréchal de La Meilleraye, n’a rien oublié pour témoigner à la Reine et au Cardinal la vérité ; mais que l’un et l’autre se sont moqués de lui ; qu’il ne les peut excuser dans cette injustice, mais qu’aussi il ne les peut assez admirer du mépris qu’ils ont toujours eu pour le tumulte ; qu’ils en ont vu la suite comme des prophètes ; qu’ils ont toujours dit que la nuit ferait évanouir cette fumée ; que lui maréchal ne l’avait pas cru, mais qu’il en était pour le présent très convaincu, parce qu’il s’était promené dans les rues, où il n’avait pas seulement trouvé un homme ; que ces feux ne se rallumaient plus quand ils s’étaient éteints aussi subitement que celui-là ; qu’il me conjurait de penser à ma sûreté ; que l’autorité du Roi paraîtrait dès le lendemain avec tout l’éclat imaginable ; qu’il voyait la cour très disposée à ne pas perdre le moment fatal ; que je serais le premier sur qui l’on voudrait faire un grand exemple ; que l’on avait même déjà parlé de m’envoyer à Quimper-Corentin ; que Broussel serait mené au Havre-de-Grâce, et que l’on avait résolu d’envoyer, à la pointe du jour, le chancelier au Palais, pour interdire le Parlement et pour lui commander de se retirer à Montargis. » Argenteuil finit son discours par ces paroles : « Voilà ce que le maréchal de La Meilleraye vous mande. Celui de Villeroy n’en dit pas tant, car il n’ose ; mais il m’a serré la main, en passant, d’une manière qui me fait juger qu’il en sait encore peut-être davantage ; et moi je vous dis, ajouta Argenteuil, qu’ils ont tous deux raisons, car il n’y a pas une âme dans les rues : tout est calme, et l’on prendra demain qui l’on voudra. »

Montrésor, qui est de ces gens qui veulent toujours avoir tout deviné, s’écria qu’il n’en doutait point et qu’il l’avait bien prédit. Laigues se mit sur les lamentations de ma conduite, qui faisait pitié à mes amis, quoiqu’elle les perdît. Je leur répondis que si il leur plaisait de me laisser en repos un petit quart d’heure, je leur ferais voir que nous n’en étions pas réduits à la pitié, et il était vrai.

Comme ils m’eurent laissé tout seul pour le quart d’heure que je leur avais demandé, je ne fis pas seulement réflexion sur ce que je pouvais, parce que j’en étais très assuré : je pensai seulement à ce que je devais, et je fus embarrassé. Comme la manière dont j’étais poussé et celle dont le public était menacé eurent dissipé mon scrupule, et que je crus pouvoir entreprendre avec honneur et sans être blâmé, je m’abandonnai à toutes mes pensées. Je rappelai tout ce que mon imagination m’avait jamais fourni de plus éclatant et de plus proportionné aux vastes desseins ; je permis à mes sens de se laisser chatouiller par le titre de chef de parti, que j’avais toujours honoré dans les Vies de Plutarque ; mais ce qui acheva d’étouffer tous mes scrupules fut l’avantage que je m’imaginai à me distinguer de ceux de ma profession par un état de vie qui les confond toutes. Le déréglement de mœurs, très peu convenable à la mienne, me faisait peur ; j’appréhendais le ridicule de M. de Sens. Je me soutenais par la Sorbonne, par des sermons, par la faveur des peuples ; mais enfin cet appui n’a qu’un temps, et ce temps même n’est pas fort long, par mille accidents qui peuvent arriver. Dans le désordre, les affaires brouillent les espèces, elles honorent même ce qu’elles ne justifient pas ; et les vices d’un archevêque peuvent être, dans une infinité de rencontres, les vertus d’un chef de parti. J’avais eu mille fois cette vue ; mais elle avait toujours cédé à ce que je croyais devoir à la Reine. Le souper du Palais-Royal et la résolution de me perdre avec le public l’ayant purifiée, je la pris avec joie, et j’abandonnai mon destin à tous les mouvements de la gloire.

Minuit sonnant, je fis rentrer dans ma chambre Laigues et Montrésor, et je leur dis : « Vous savez que je crains les apologies ; mais vous allez voir que je ne crains pas les manifestes. Toute la cour me sera témoin de la manière dont l’on m’a traité depuis plus d’un an au Palais-Royal ; c’est au public à défendre mon honneur ; mais l’on veut perdre le public, et c’est à moi de le défendre de l’oppression. Nous ne sommes pas si mal que vous vous le persuadez, messieurs, et je serai demain, avant qu’il soit midi, maître de Paris. » Mes deux amis crurent que j’avais perdu l’esprit, et eux qui m’avaient, je crois, cinquante fois en leur vie, persécuté pour entreprendre, me firent à cet instant des leçons de modération. Je ne les écoutai pas, et j’envoyai quérir à l’heure même Miron, maître des comptes, colonel du quartier de Saint-Germain de l’Auxerrois, homme de bien et de cœur, et qui avait beaucoup de crédit parmi le peuple. Je lui exposai l’état des choses ; il entra dans mon sentiment : il me promit d’exécuter tout ce que je désirerais. Nous convînmes de ce qu’il y aurait à faire, et il sortit de chez moi en résolution de faire battre le tambour et de faire reprendre les armes au premier ordre qu’il recevrait de moi.

Il trouva, en descendant mon degré, un frère de son cuisinier, qui, ayant été condamné à être pendu et n’osant marcher le jour par la ville, y rôdait assez souvent la nuit. Cet homme venait de rencontrer, par hasard, auprès du logis de Miron, deux espèces d’officiers qui parlaient ensemble et qui nommaient souvent le maître de son frère. Il les écouta, caché derrière une porte, et il ouït que ces gens-là (nous sûmes depuis que c’étaient Vannes, lieutenant-colonel des gardes, et Rubantel, lieutenant au même régiment) discouraient de la manière dont il faudrait entrer chez Miron pour le surprendre, et des postes où il serait bon de mettre les gardes, les Suisses, les gendarmes, les chevau-légers, pour s’assurer de tout ce qui était depuis le Pont-Neuf jusqu’au Palais-Royal. Cet avis, joint à celui que nous avions par le maréchal de La Meilleraye, nous obligea à prévenir le mal, mais d’une façon toutefois qui ne parût pas offensive, n’y ayant rien de si grande conséquence dans les peuples que de leur faire paraître, même quand l’on attaque, que l’on ne songe qu’à se défendre. Nous exécutâmes notre projet en ne postant que des manteaux noirs sans armes, c’est-à-dire des bourgeois considérables, dans les lieux où nous avions appris que l’on se disposait de mettre des gens de guerre, parce que ainsi l’on se pouvait assurer que l’on ne prendrait les armes que quand on l’ordonnerait. Miron s’acquitta si généreusement et si heureusement de cette commission, qu’il y eut plus de quatre cents gros bourgeois assemblés par pelotons, avec aussi peu de bruit et aussi peu d’émotion qu’il y en eût pu avoir si les novices des chartreux y fussent venus pour y faire leur méditation.

Je donnai ordre à L’Épinay, dont je vous ai déjà parlé à propos des affaires de feu Monsieur le Comte, de se tenir prêt pour se saisir, au premier ordre, de la barrière des Sergents, qui est vis-à-vis de Saint-Honoré, et pour y faire une barricade contre les gardes qui étaient au Palais-Royal. Et comme Miron nous dit que le frère de son cuisinier avait ouï nommer plusieurs fois la porte de Nesle à ces deux officiers dont je vous ai déjà parlé, nous crûmes qu’il ne serait pas mal à propos d’y prendre garde, dans la pensée que nous eûmes que l’on pensait peut-être à enlever quelqu’un par cette porte. Argenteuil, brave et déterminé autant qu’homme qui fût au monde, en prit le soin, et il se mit chez un sculpteur, qui logeait tout proche, avec vingt bons soldats que le chevalier d’Humières, qui faisait une recrue à Paris, lui prêta.

Je m’endormis après avoir donné ces ordres, et je ne fus réveillé qu’à six heures, par le secrétaire de Miron, qui me vint dire que les gens de guerre n’avaient point paru la nuit, que l’on avait vu seulement quelques cavaliers qui semblaient être venus pour reconnaître les pelotons de bourgeois, et qu’ils s’en étaient retournés au galop après les avoir un peu considérés ; que ce mouvement lui faisait juger que la précaution que nous avions prise avait été utile pour prévenir l’insulte que l’on pouvait avoir projetée contre les particuliers ; mais que celui qui commençait à paraître chez Monsieur le Chancelier marquait que l’on méditait quelque chose contre le public ; que l’on voyait aller et venir des hoquetons, et que Ondedei y était allé quatre fois en deux heures.

Quelque temps après, l’enseigne de la colonelle de Miron me vint avertir que le chancelier marchait, avec toute la pompe de la magistrature, droit au Palais ; et Argenteuil m’envoya dire que deux compagnies des gardes suisses s’avançaient du côté du faubourg, vers la porte de Nesle. Voilà le moment fatal.

Je donnai mes ordres en deux paroles, et ils furent exécutés en deux moments. Miron fit prendre les armes. Argenteuil, habillé en maçon et une règle à la main, chargea les Suisses en flanc, en tua vingt ou trente, prit un des drapeaux, dissipa le reste : le chancelier, poussé de tous côtés, se sauva à peine dans l’hôtel d’O, qui était au bout du quai des Augustins, du côté du pont Saint-Michel. Le peuple rompit les portes, y entra avec fureur ; et il n’y eut que Dieu qui sauva le chancelier et l’évêque de Meaux, son frère, à qui il se confessa, en empêchant que cette canaille, qui s’amusa, de bonne fortune pour lui, à piller, ne s’avisât pas de forcer une petite chambre dans laquelle il s’était caché.

Ce mouvement fut comme un incendie subit et violent, qui se prit du Pont-Neuf à toute la ville. Tout le monde, sans exception, prit les armes. L’on voyait les enfants de cinq et six ans avec les poignards à la main ; on voyait les mères qui les leur apportaient elles-mêmes. Il y eut dans Paris plus de douze cents barricades en moins de deux heures, bordées de drapeaux et de toutes les armes que la Ligue avait laissées entières. Comme je fus obligé de sortir un moment, pour apaiser un tumulte qui était arrivé par le malentendu de deux officiers du quartier, dans la rue Neuve-Notre-Dame, je vis entre autres une lance, traînée plutôt que portée par un petit garçon de huit ans, qui était assurément de l’ancienne guerre des Anglais. Mais j’y vis encore quelque chose de plus curieux : M. de Brissac me fit remarquer un hausse-col, de vermeil doré, sur lequel la figure du jacobin qui tua Henri III était gravée, avec cette inscription : « Saint Jacques Clément. » Je fis une réprimande à l’officier qui le portait, et je fis rompre le hausse-col à coups de marteau, publiquement, sur l’enclume d’un maréchal. Tout le monde cria : « Vive le Roi ! » mais l’écho répondait : « Point de Mazarin ! »

Un moment après que je fus rentré chez moi, l’argentier de la Reine y arriva, qui me commanda et me conjura, de sa part, d’employer mon crédit pour apaiser la sédition, que la cour, comme vous voyez, ne traitait plus de bagatelle. Je répondis froidement et respectueusement que les efforts que j’avais faits la veille pour cet effet m’avaient rendu si odieux parmi le peuple, que j’avais même couru fortune pour avoir voulu seulement m’y montrer un moment ; que j’avais été obligé de me retirer chez moi, même fort brusquement : à quoi j’ajoutai ce que vous vous pouvez imaginer de respect, de douleur, de regret, de soumission. L’argentier, qui était au bout de la rue quand l’on criait : « Vive le Roi ! » et qui avait ouï que l’on y ajoutait presque à toutes les reprises : « Vive le coadjuteur ! » fit ce qu’il put pour me persuader de mon pouvoir ; et quoique j’eusse été très fâché qu’il l’eût été de mon impuissance, je ne laissai pas de feindre que je la lui voulais toujours persuader. Les favoris des deux derniers siècles n’ont su ce qu’ils ont fait, quand ils ont réduit en style l’égard effectif que les rois doivent avoir pour leurs sujets ; il y a, comme vous voyez, des conjonctures dans lesquelles, par une conséquence nécessaire, l’on réduit en style l’obéissance réelle que l’on doit aux rois.

Le Parlement, s’étant assemblé ce jour-là, de très bon matin, et devant même que l’on eût pris les armes, apprit le mouvement par les cris d’une multitude immense, qui hurlait dans la salle du Palais : « Broussel ! Broussel ! » et il donna arrêt par lequel il fut ordonné que l’on irait en corps et en habit au Palais-Royal redemander les prisonniers ; qu’il serait décrété contre Comminges, lieutenant des gardes de la Reine ; qu’il serait défendu à tous gens de guerre, sous peine de la vie, de prendre des commissions pareilles, et qu’il serait informé contre ceux qui avaient donné ce conseil comme contre des perturbateurs du repos public. L’arrêt fut exécuté à l’heure même : le Parlement sortit au nombre de cent soixante officiers. Il fut reçu et accompagné dans toutes les rues avec des acclamations et des applaudissements incroyables ; toutes les barricades tombaient devant lui.

Le premier président parla à la Reine avec toute la liberté que l’état des choses lui donnait. Il lui représenta au naturel le jeu que l’on avait fait, en toutes occasions, de la parole royale, les illusions honteuses et même puériles par lesquelles on avait éludé mille et mille fois les résolutions les plus utiles et même les plus nécessaires à l’État ; il exagéra avec force le péril où le public se trouvait par la prise tumultuaire et générale des armes. La Reine, qui ne craignait rien, parce qu’elle connaissait peu, s’emporta, et elle lui répondit avec un ton de fureur plutôt que de colère : « Je sais bien qu’il y a du bruit dans la ville ; mais vous m’en répondrez, messieurs du Parlement, vous, vos femmes et vos enfants. » En prononçant cette dernière syllabe, elle rentra dans sa petite chambre grise, et elle en ferma la porte avec force.

Le Parlement s’en retournait, et il était déjà sur les degrés, quand le président de Mesmes, qui est extrêmement timide, faisant réflexion sur le péril auquel la Compagnie s’allait exposer parmi le peuple, l’exhorta à remonter et à faire encore un effort sur l’esprit de la Reine. M. le duc d’Orléans, qu’ils trouvèrent dans le grand cabinet, et qu’ils exhortèrent pathétiquement, les fit entrer au nombre de vingt dans la chambre grise. Le premier président fit voir à la Reine toute l’horreur de Paris armé et enragé ; c’est-à-dire qu’il essaya de lui faire voir, car elle ne voulut rien écouter, et elle se jeta de colère dans la petite galerie.

Le Cardinal s’avança, et proposa de rendre les prisonniers, pourvu que le Parlement promît de ne plus tenir ses assemblées. Le premier président répondit qu’il fallait délibérer sur la proposition. On fut sur le point de le faire sur-le-champ ; mais beaucoup de ceux de la Compagnie ayant représenté que les peuples croiraient qu’elle aurait été violentée si elle opinait au Palais-Royal, l’on résolut de s’assembler l’après-dînée au Palais, et l’on pria M. le duc d’Orléans de s’y trouver.

Le Parlement, étant sorti du Palais-Royal, et ne disant rien au peuple de la liberté de Broussel, ne trouva d’abord qu’un morne silence, au lieu des acclamations passées. Comme il fut à la barrière des Sergents, où était la première barricade, il y rencontra du murmure, qu’il apaisa en assurant que la Reine lui avait promis satisfaction. Les menaces de la seconde furent éludées par le même moyen. La troisième, qui était à la Croix-du-Tiroir, ne se voulut pas payer de cette monnaie ; et un garçon rôtisseur, s’avançant avec deux cents hommes, et mettant la hallebarde dans le ventre du premier président, lui dit : « Tourne, traître ; et si tu ne veux être massacré toi-même, ramène-nous Broussel ou le Mazarin et le chancelier en otage. » Vous ne doutez pas, à mon opinion, ni de la confusion ni de la terreur qui saisit presque tous les assistants ; cinq présidents au mortier et plus de vingt conseillers se jetèrent dans la foule pour s’échapper. Le seul premier président, le plus intrépide homme, à mon sens, qui ait paru dans son siècle, demeura ferme et inébranlable. Il se donna le temps de rallier ce qu’il put de la Compagnie ; il conserva toujours la dignité de la magistrature et dans ses paroles et dans ses démarches, et il revint au Palais-Royal au petit pas, dans le feu des injures, des menaces, des exécrations et des blasphèmes.

Cet homme avait une sorte d’éloquence qui lui était particulière : il ne connaissait point d’interjection ; il n’était pas congru dans sa langue ; mais il parlait avec une force qui suppléait à tout cela, et il était naturellement si hardi qu’il ne parlait jamais si bien que dans le péril. Il se passa lui-même, lorsqu’il revint au Palais-Royal, et il est constant qu’il toucha tout le monde, à la réserve de la Reine, qui demeura inflexible. Monsieur fit mine de se jeter à genoux devant elle ; quatre ou cinq princesses, qui tremblaient de peur, s’y jetèrent effectivement. Le Cardinal, à qui un jeune conseiller des Enquêtes avait dit en raillant qu’il serait assez à propos qu’il allât lui-même dans les rues voir l’état des choses, le Cardinal, dis-je, se joignit au gros de la cour, et l’on tira enfin à toute peine cette parole de la bouche de la Reine : « Hé bien ! messieurs du Parlement, voyez donc ce qu’il est à propos de faire. » L’on s’assembla en même temps dans la grande galerie ; l’on délibéra, et l’on donna arrêt par lequel il fut ordonné que la Reine serait remerciée de la liberté accordée aux prisonniers.

Aussitôt que l’arrêt fut rendu, on expédia les lettres de cachet, et le premier président montra au peuple les copies qu’il avait prises en forme de l’un et de l’autre ; mais l’on ne voulut pas quitter les armes que l’effet ne s’en fût ensuivi. Le Parlement même ne donna point d’arrêt pour les faire poser, qu’il n’eût vu Broussel dans sa place. Il y revint le lendemain, ou plutôt il y fut porté sur la tête des peuples, avec des acclamations incroyables. L’on rompit les barricades, l’on ouvrit les boutiques, et en moins de deux heures Paris parut plus tranquille que je ne l’ai jamais vu le Vendredi saint.

Comme je n’ai pas cru devoir interrompre le fil d’une narration qui contient le préalable le plus important de la guerre civile, j’ai remis à vous rendre compte en ce lieu d’un certain détail, sur lequel vous vous êtes certainement fait des questions à vous-même, parce qu’il a des circonstances qui ne se peuvent presque concevoir avant que d’être particulièrement expliquées. Je suis assuré, par exemple, que vous avez de la curiosité de savoir quels ont été les ressorts qui ont donné le mouvement à tous ces corps, qui se sont presque ébranlés tous ensemble ; quelle a été la machine qui, malgré toutes les tentatives de la cour, tous les artifices des ministres, toute la faiblesse du public, toute la corruption des particuliers, a entretenu et maintenu ce mouvement dans une espèce d’équilibre. Vous y soupçonnez apparemment bien du mystère, bien de la cabale et bien de l’intrigue. Je conviens que l’apparence y est, et à un point que je crois que l’on doit excuser les historiens qui ont pris le vraisemblable pour le vrai en ce fait.

Je puis toutefois et je dois même vous assurer que jusqu’à la nuit qui a précédé les barricades il n’y a pas eu un grain de ce qui s’appelle manège d’État dans les affaires publiques, et que celui même qui y a pu être de l’intrigue du cabinet y a été si léger qu’il ne mérite presque pas d’être pesé. Je m’explique. Longueil, conseiller de la Grande Chambre, homme d’un esprit noir, décisif et dangereux, et qui entendait mieux le détail de la manœuvre du Parlement que tout le reste du corps ensemble, pensait, dès ce temps-là, à établir le président de Maisons, son frère, dans la surintendance des finances ; et comme il s’était donné une grande créance dans l’esprit de Broussel, simple et facile comme un enfant, l’on a cru, et je le crois aussi, qu’il avait pensé, dès les premiers mouvements du Parlement, à pousser et à animer son ami, pour se rendre considérable par cet endroit auprès des ministres.

Le président Viole était ami intime de Chavigny, qui était enragé contre le Cardinal, parce qu’ayant été la principale cause de sa fortune auprès du cardinal de Richelieu, il en avait été cruellement joué dans les premiers jours de la Régence, et comme ce président fut un des premiers qui témoigna de la chaleur dans son corps, l’on soupçonna qu’elle ne lui fût inspirée par Chavigny. N’ai-je pas eu raison de vous dire que ce grain était bien léger ? car supposé même qu’il fût aussi bien préparé que toute la défiance se le peut figurer, dont je doute fort, qu’est-ce que pouvaient faire dans une compagnie composée de plus de deux cents officiers, et agissant avec trois autres compagnies où il y en avait encore presque une fois autant, qu’est-ce que pouvaient faire, dis-je, deux des plus simples et des plus communes têtes de tout le corps ?

Le président Viole avait toute sa vie été un homme de plaisir et de nulle agitation, point appliqué à son métier ; le bonhomme Broussel avait vieilli entre les sacs, dans la poudre de la Grande Chambre, avec plus de réputation d’intégrité que de capacité. Les premiers qui se joignirent le plus ouvertement à ces deux hommes furent Charton, président aux Requêtes, un peu moins que fou, et Blancmesnil, président aux Enquêtes ; vous le connaissez : il était au Parlement comme vous l’avez vu chez vous. Vous jugez bien que si il y eût eu de la cabale dans la Compagnie, l’on n’eût pas été choisir des cervelles de ce caractère, au travers de tant d’autres qui avaient sans comparaison plus de poids ; et que ce n’est pas sans sujet que je vous ai dit, en plus d’un endroit de ce récit, que l’on ne doit rechercher la cause de la révolution que je décris que dans le dérangement des lois, qui a causé insensiblement celui des esprits, et qui fit qu’avant que l’on se fût presque aperçu du changement, il y avait déjà un parti. Il est constant qu’il n’y en avait pas un de tous ceux qui opinèrent dans le cours de cette année, au Parlement et dans les autres compagnies souveraines, qui eût la moindre vue, je ne dis pas seulement de ce qui s’en est suivi, mais de ce qui en pouvait suivre. Tout se disait et tout se faisait dans l’esprit des procès ; et comme il avait l’air de la chicane, il en avait la pédanterie, dont le propre essentiel est l’opiniâtreté, directement opposée à la flexibilité, qui de toutes les qualités est la plus nécessaire pour le maniement des grandes affaires.

Et ce qui était admirable était que le concert, qui seul peut remédier aux inconvénients qu’une cohue de cette nature peut produire, eût passé, dans ces sortes d’esprits, pour une cabale. Ils la faisaient eux-mêmes, mais ils ne la connaissaient pas ; et l’aveuglement, en ces matières, des bien intentionnés, est suivi pour l’ordinaire, bientôt après, de la pénétration de ceux qui mêlent la passion et la faction dans les intérêts publics, et qui voient le futur et le possible dans le temps que les compagnies réglées ne songent qu’au présent et qu’à l’apparent.

Cette petite réflexion, jointe à ce que vous avez vu ci-devant des délibérations du Parlement, vous marque suffisamment la confusion où étaient les choses quand les barricades se firent, et l’erreur de ceux qui prétendent qu’il ne faut point craindre de parti quand il n’y a point de chefs. Ils naissent quelquefois dans une nuit. L’agitation que je viens de vous représenter si violente et de si longue durée, n’en produisit point dans le cours d’une année entière ; et un moment en fit éclore même beaucoup davantage qu’il n’eût été nécessaire pour le parti.

Comme les barricades furent levées, j’allai chez Mme de Guémené, qui me dit qu’elle savait de science certaine que le Cardinal croyait que j’en avais été l’auteur. La Reine m’envoya quérir le lendemain au matin. Elle me traita avec toutes les marques possibles de bonté et même de confiance. Elle me dit que si elle m’avait cru, elle ne serait pas tombée dans l’inconvénient où elle était ; qu’il n’avait pas tenu au pauvre Monsieur le Cardinal de l’éviter ; qu’il lui avait toujours dit qu’il s’en fallait rapporter à mon jugement ; que Chavigny était l’unique cause de ce malheur par ses pernicieux conseils, auxquels elle avait plus déféré qu’à ceux de Monsieur le Cardinal : « Mais, mon Dieu ! ajouta-t-elle tout d’un coup, ne ferez-vous point donner de coups de bâton à ce coquin de Bautru qui vous a tant manqué au respect ? Je vis l’heure, avant-hier au soir, que le pauvre Monsieur le Cardinal lui en ferait donner. » Je reçus tout cela avec un peu moins de sincérité que de respect. Elle me commanda ensuite d’aller voir le pauvre Monsieur le Cardinal, et pour le consoler et pour aviser avec lui de ce qu’il y aurait à faire pour ramener les esprits.

Je n’en fis, comme vous pouvez croire, aucune difficulté. Il m’embrassa avec des tendresses que je ne vous puis exprimer. Il n’y avait que moi en France qui fût homme de bien ; tous les autres n’étaient que des flatteurs infâmes, et qui avaient emporté la Reine, malgré ses conseils et les miens. Il me déclara qu’il ne voulait plus rien faire que par mes avis. Il me communiqua les dépêches étrangères. Enfin il me dit tant de fadaises que le bonhomme Broussel, qu’il avait aussi mandé, et qui était entré dans sa chambre un peu après moi, s’éclata de rire en en sortant, tout simple qu’il était, et en vérité jusqu’à l’innocence, et qu’il me coula ces paroles dans l’oreille : « Ce n’est là qu’une pantalonade. »

Je revins chez moi très résolu, comme vous pouvez croire, de penser à la sûreté du public et à la mienne particulière. J’en examinai les moyens, et je n’en imaginai aucun qui ne me parût d’une exécution très difficile. Je connaissais le Parlement pour un corps qui pousserait trop sans mesure. Je voyais qu’au moment que j’y pensais, il délibérait sur les rentes de l’Hôtel de Ville, dont la cour avait fait un commerce honteux, ou plutôt un brigandage public. Je considérais que l’armée victorieuse à Lens reviendrait infailliblement prendre ses quartiers d’hiver aux environs de Paris, et que l’on pourrait très aisément investir et couper les vivres à la ville en un matin. Je ne pouvais pas ignorer que ce même Parlement, qui poussait la cour, ne fût très capable et de faire le procès à ceux qui le feraient eux-mêmes, et de prendre des précautions pour ne pas être opprimé. Je savais qu’il y avait très peu de gens dans cette compagnie qui ne s’effarouchassent seulement de la proposition, et peut-être y en avait-il aussi peu à qui il y eût sûreté de la confier. J’avais devant les yeux le grand exemple de l’instabilité des peuples, et beaucoup d’aversion naturelle aux moyens violents, qui sont souvent nécessaires pour le fixer.

Saint-Ibal, mon parent, homme d’esprit et de cœur, mais d’un grand travers, et qui n’estimait les hommes que selon qu’ils étaient mal à la cour, me pressa de prendre des mesures avec l’Espagne, avec laquelle il avait de grandes habitudes, par le canal du comte de Fuensaldagne, capitaine général aux Pays-Bas sous l’archiduc. Il m’en donna même une lettre pleine d’offres, que je ne reçus pourtant pas. J’y répondis par de simples honnêtetés, et après de grandes et profondes réflexions, je pris le parti de faire voir par Saint-Ibal aux Espagnols, sans m’engager pourtant avec eux, que j’étais fort résolu à ne pas souffrir l’oppression de Paris, de travailler avec mes amis à faire que le Parlement mesurât un peu plus ses démarches, et d’attendre le retour de Monsieur le Prince, avec qui j’étais très bien, et auquel j’espérais de pouvoir faire connaître et la grandeur du mal et la nécessité du remède. Ce qui me donnait le plus de lieu de croire que j’en pourrais avoir le temps était que les vacations du Parlement étaient fort proches ; et je me persuadais par cette raison que la Compagnie ne s’assemblant plus, et la cour, par conséquent, ne se trouvant plus pressée par les délibérations, l’on demeurerait de part et d’autre dans une espèce de repos, qui bien ménagé par Monsieur le Prince, que l’on attendait de semaine en semaine, pourrait fixer celui du public et la sûreté des particuliers.

L’impétuosité du Parlement rompit mes mesures ; car aussitôt qu’il eut achevé de faire le règlement pour le paiement des rentes de l’Hôtel de Ville, et des remontrances pour la décharge du quart entier des tailles, et du prêt à tous les officiers subalternes, il demanda, sous prétexte de la nécessité qu’il y avait de travailler au tarif, la continuation de ses assemblées, même dans le temps des vacations ; et la Reine la lui accorda pour quinze jours, parce qu’elle fut très bien avertie qu’il l’ordonnerait de lui-même si l’on la lui refusait. Je fis tous mes effort pour empêcher ce coup, et j’avais persuadé Longueil et Broussel ; mais Novion, Blancmesnil et Viole, chez qui nous nous étions trouvés à onze heures du soir, dirent que la Compagnie tiendrait pour des traîtres ceux qui lui feraient cette proposition ; et comme j’insistais, Novion entra en soupçon que je n’eusse moi-même du concert avec la cour. Je ne fis aucun semblant de l’avoir remarqué ; mais je me ressouvins du prédicant de Genève qui soupçonna l’amiral de Coligny, chef du parti huguenot, de s’être confessé à un cordelier de Niort. Je le dis en riant, au sortir de la conférence, au président Le Coigneux, père de celui que vous voyez aujourd’hui. Cet homme, qui était fou, mais qui avait beaucoup d’esprit, et qui ayant été en Flandres ministre de Monsieur, avait plus de connaissance du monde que les autres, me répondit : « Vous ne connaissez pas nos gens, vous en verrez bien d’autres ! Gagé que cet innocent (en me montrant Blancmesnil) croit avoir été au sabbat, parce qu’il s’est trouvé ici à onze heures du soir ! » Il eût gagné, si j’eusse gagé contre lui, car Blancmesnil, avant que de sortir, nous déclara qu’il ne voulait plus de conférences particulières, qu’elles sentaient sa faction et son complot, et qu’il fallait qu’un magistrat dît son avis sur les fleurs de lis sans en avoir communiqué avec personne, que les ordonnances l’y obligeaient.

Voilà le canevas sur lequel il borda maintes et maintes impertinences de cette nature, que j’ai dû toucher en passant pour vous faire connaître que l’on a plus de peine, dans les partis, à vivre avec ceux qui en sont qu’à agir contre ceux qui y sont opposés.

C’est tout vous dire, qu’ils firent si bien par leurs journées, que la Reine, qui avait cru que les vacations pourraient diminuer quelque degré de la chaleur des esprits, et qui, par cette considération, venait d’assurer le prévôt des marchands que le bruit que l’on avait fait courir qu’elle voulait faire sortir le Roi de Paris était faux, que la Reine, dis-je, s’impatienta et emmena le Roi à Rueil. Je ne doutai point qu’elle n’eût pris le dessein de surprendre Paris, qui parut effectivement étonné de la sortie du Roi ; et je trouvai même, le lendemain au matin, de la consternation dans les esprits les plus échauffés du Parlement. Mais ce qui l’augmenta fut que l’on eut avis, en même temps, que Erlach avait passé la Somme avec quatre mille Allemands, et comme dans les émotions populaires une mauvaise nouvelle n’est jamais seule, l’on en publia cinq ou six de même nature, qui me firent connaître que j’aurais encore plus de peine à soutenir les esprits que je n’en avais eu à les retenir.

Je ne me suis guère trouvé, dans tout le cours de ma vie, plus embarrassé que dans cette occasion. Je voyais le péril dans toute son étendue, et je n’y voyais rien qui ne me parût affreux. Les plus grands dangers ont leurs charmes pour peu que l’on aperçoive de gloire dans la perspective des mauvais succès ; les médiocres n’ont que des horreurs quand la perte de la réputation est attachée à la mauvaise fortune. Je n’avais rien oublié pour faire que le Parlement ne désespérât pas la cour, au moins jusqu’à ce que l’on eût pensé aux expédients de se défendre de ses insultes. Qui ne l’eût cru, si elle eût bien su prendre son temps, ou plutôt si le retour de Monsieur le Prince ne l’eût empêchée de le prendre ? Comme on le croyait retardé au moins pour quelque temps, et justement lorsque le Roi sortit de Paris, je ne crus pas avoir celui de l’attendre, comme je me l’étais proposé ; et ainsi je me résolus à un parti qui me fit beaucoup de peine, mais qui était bon, parce qu’il était l’unique.

Les extrêmes sont toujours fâcheux ; mais ce sont des moyens sages quand ils sont nécessaires. Ce qu’ils ont de consolant est qu’ils ne sont jamais médiocres et qu’ils sont décisifs quand ils sont bons. La fortune favorisa mon projet. La Reine fit arrêter Chavigny, et elle l’envoya au Havre-de-Grâce. Je me servis de cet instant pour animer Viole, son ami intime, par sa propre timidité, qui était grande. Je lui fis voir qu’il était perdu lui-même, que Chavigny ne l’était que parce que l’on s’était imaginé qu’il l’avait poussé, lui Viole, à ce qu’il avait fait ; qu’il était visible que le Roi n’était sorti de Paris que pour l’attaque ; qu’il voyait comme moi l’abattement des esprits ; que si l’on les laissait tout à fait tomber, ils ne se relèveraient plus ; qu’il les fallait soutenir ; que j’agissais avec succès dans le peuple ; que je m’adressais à lui comme à celui en qui j’avais le plus de confiance et que j’estimais le plus, afin qu’il agît de concert dans le Parlement ; que mon sentiment était que la Compagnie ne devait point mollir dans ce moment, mais que comme il la connaissait, il savait qu’elle avait besoin d’être éveillée dans une conjoncture où il semblait que la sortie du Roi eût un peu trop frappé et endormi ses sens ; qu’une parole portée à propos ferait infailliblement ce bon effet.

Ces raisons, jointes aux instances de Longueil, qui s’était joint à moi, emportèrent, après de grandes contestations, le président Viole, et l’obligèrent à faire, par le seul principe de la peur, qui lui était très naturelle, une des plus hardies actions dont on ait peut-être jamais ouï parler. Il prit le temps où le président de Mesmes présenta au Parlement sa commission pour la Chambre de justice, pour dire ce dont nous étions convenus, qui était qu’il y avait des affaires sans comparaison plus pressantes que celle de la Chambre de justice ; que le bruit courait que l’on voulait assiéger Paris, que l’on faisait marcher des troupes, que l’on mettait en prison les meilleurs serviteurs du feu Roi, que l’on jugeait devoir être contraires à ce pernicieux dessein ; qu’il ne pouvait s’empêcher de représenter à la Compagnie la nécessité qu’il croyait qu’il y avait à supplier très humblement la Reine de ramener le Roi à Paris ; et d’autant que l’on ne pouvait ignorer qui était l’auteur de tous ces maux, de prier M. le duc d’Orléans et les officiers de la couronne de se trouver au Parlement, pour y délibérer sur l’arrêt donné en 1617, à l’occasion du maréchal d’Ancre, par lequel était défendu aux étrangers de s’immiscer dans le gouvernement du royaume. Cette corde nous avait paru à nous-mêmes bien grosse à toucher ; mais il ne la fallait pas moindre pour éveiller, ou plutôt pour tenir éveillés des gens que la peur eût très facilement jetés dans l’assoupissement. Cette passion ne fait pas, pour l’ordinaire, cet effet sur les particuliers ; j’ai observé qu’elle le fait sur les compagnies très souvent. Il y a même raison pour cela ; mais il ne serait pas juste d’interrompre, pour la déduire, le fil de l’histoire.

Le mouvement que la proposition de Viole fit dans les esprits est inconcevable : elle fit peur d’abord ; elle réjouit ensuite ; elle anima après. L’on n’envisagea plus le Roi hors de Paris que pour l’y ramener ; l’on ne regarda plus les troupes que pour les prévenir. Blancmesnil, qui m’avait paru le matin comme un homme mort, nomma en propre terme le Cardinal, qui n’avait été jusque-là désigné que sous le titre de ministre. Le président de Novion éclata contre lui avec des injures atroces ; et le Parlement donna, même avec gaieté, arrêt par lequel il était ordonné que très humbles remontrances seraient faites à la Reine pour la supplier de ramener le Roi à Paris et de faire retirer les gens de guerre du voisinage ; que l’on prierait les princes, ducs et pairs d’entrer au Parlement pour y délibérer sur les affaires nécessaires au bien de l’État, et que le prévôt des marchands et les échevins seraient mandés pour recevoir les ordres touchant la sûreté de la ville.

Le premier président, qui parlait presque toujours avec vigueur pour les intérêts de sa compagnie, mais qui était dans le fond dans ceux de la cour, me dit un moment après qu’il fut sorti du Palais : « N’admirez-vous pas ces gens-ci ? Ils viennent de donner un arrêt qui peut très bien produire la guerre civile ; et parce qu’ils n’y ont pas nommé le Cardinal, comme Novion, Viole et Blancmesnil le voulaient, ils croient que la Reine leur en doit de reste. » Je vous rends compte de ces minuties, parce qu’elles vous font mieux connaître l’état et le génie de cette compagnie que des circonstances plus importantes.

Le président Le Coigneux, que je trouvai chez le premier président, me dit tout bas : « Je n’ai espérance qu’en vous ; nous serons tous perdus, si vous n’agissez sous terre. » J’y agissais effectivement, car j’avais travaillé toute la nuit avec Saint-Ibar à une instruction avec laquelle je faisais état de l’envoyer à Bruxelles pour traiter avec le comte de Fuensaldagne, et l’obliger à marcher à notre secours, en cas de besoin, avec l’armée d’Espagne. Je ne pouvais pas l’assurer du Parlement ; mais je m’engageais, en cas que Paris fût attaqué et que le Parlement pliât, de me déclarer et de faire déclarer le peuple. Le premier coup était sûr ; mais il eût été très difficile à soutenir sans le Parlement. Je le voyais bien ; mais je voyais encore mieux qu’il y a des conjonctures où la prudence même ordonne de ne consulter que le chapitre des accidents.

Saint-Ibar était botté pour partir, quand M. de Châtillon arriva chez moi, qui me dit en entrant que Monsieur le Prince, qu’il venait de quitter, devait être à Rueil le lendemain. Il ne me fut pas difficile de le faire parler, parce qu’il était mon parent et mon ami ; il haïssait de plus extrêmement le Cardinal. Il me dit que Monsieur le Prince était enragé contre lui ; qu’il était persuadé qu’il perdrait l’État si l’on le laissait faire ; qu’il avait en son particulier, de très grands sujets de se plaindre de lui ; qu’il avait découvert à l’armée que le Cardinal lui avait débauché le marquis de Noirmoutier, avec lequel il avait un commerce de chiffre pour être averti de tout à son préjudice. Enfin, je connus par tout ce que me dit Châtillon que Monsieur le Prince n’avait nulle mesure particulière avec la cour. Je ne balançai pas, comme vous pouvez imaginer : je fis débotter Saint-Ibar, qui faillit à enrager, et quoique j’eusse résolu de contrefaire le malade pour n’être point obligé d’aller à Rueil, où je ne croyais pas de sûreté pour moi, je pris le parti de m’y rendre un moment après que Monsieur le Prince y serait arrivé. Je n’appréhendai plus d’y être arrêté, et parce que Châtillon m’avait assuré qu’il était fort éloigné de toutes les pensées d’extrémité, et parce que j’avais tout sujet de prendre confiance en l’honneur de son amitié. Il m’avait sensiblement obligé, comme vous avez vu ; à propos du drap de pied de Notre-Dame, et je l’avais servi auparavant, avec chaleur, dans le démêlé qu’il eut avec Monsieur, touchant le chapeau de cardinal prétendu par monsieur son frère. La Rivière eut l’insolence de s’en plaindre, et le Cardinal eut la faiblesse d’y balancer. J’offris à Monsieur le Prince l’intervention en corps de l’Église de Paris. Je vous marque cette circonstance, que j’avais oubliée dans ce récit, pour vous faire voir que je pouvais judicieusement aller à la cour.

La Reine m’y traita admirablement bien ; elle faisait collation auprès de la grotte. Elle affecta de ne donner qu’à Madame la Princesse la mère, à Monsieur le Prince et à moi des poncires d’Espagne que l’on lui avait apportés. Le Cardinal me fit des honnêtetés extraordinaires ; mais je remarquai qu’il observait avec application la manière dont Monsieur le Prince me traiterait. Il ne fit que m’embrasser en passant dans le jardin, et, à un autre tour d’allée, il me dit fort bas : « Je serai demain à sept heures chez vous ; il y aura trop de monde à l’hôtel de Condé. »

Il n’y manqua pas, et aussitôt qu’il fut dans le jardin de l’archevêché, il m’ordonna de lui exposer au vrai l’état des choses et toutes mes pensées. Je vous puis et dois dire, pour la vérité, que j’aurais lieu de souhaiter que le discours que je lui fis, et que je lui fis beaucoup plus de cœur que de bouche, fût imprimé et soumis au jugement des trois États assemblés : l’on trouverait beaucoup de défauts dans mes expressions ; mais j’ose vous assurer que l’on n’en condamnerait pas les sentiments. Nous convînmes que je continuerais à faire pousser le Cardinal par le Parlement, que je mènerais la nuit, dans un carrosse inconnu, Monsieur le Prince chez Longueil et Broussel, pour les assurer qu’ils ne seraient pas abandonnés au besoin ; que Monsieur le Prince donnerait à la Reine toutes les marques de complaisance et d’attachement, et qu’il réparerait même avec soin celles qu’il avait laissées paraître de son mécontentement du Cardinal, afin de s’insinuer dans l’esprit de la Reine et de la disposer insensiblement à recevoir et à suivre ses conseils ; qu’il feindrait, au commencement de donner en tout dans son sens, et que, peu à peu, il essayerait de l’accoutumer à écouter les vérités auxquelles elle avait toujours fermé l’oreille ; que l’animosité des peuples augmentant et les délibérations du Parlement continuant, il ferait semblant de s’affaiblir contre sa propre inclination et par la pure nécessité ; et qu’en laissant ainsi couler le Cardinal plutôt que tomber, il se trouverait maître du cabinet par l’esprit de la Reine, et arbitre du public par l’état des choses et par le canal des serviteurs qu’il y avait.

Il est constant que, dans l’agitation où l’on était, il n’y avait que ce remède pour rétablir les affaires, et il n’était pas moins facile que nécessaire. Il ne plut pas à la providence de Dieu de le bénir, quoiqu’elle lui eût donné la plus belle ouverture qu’ait jamais pu avoir aucun projet. Vous en verrez la suite après que je vous aurai dit un mot de ce qui se passa immédiatement auparavant.

Comme la Reine n’était sortie de Paris que pour se donner lieu d’attendre, avec plus de liberté, le retour des troupes avec lesquelles elle avait dessein d’insulter ou d’affamer la ville (il est certain qu’elle pensa à l’un et à l’autre), comme, dis-je, la Reine n’était sortie qu’avec cette pensée, elle ne ménagea pas beaucoup le Parlement à l’égard du dernier arrêt dont je vous ai parlé ci-dessus, et par lequel elle était suppliée de ramener le Roi à Paris. Elle répondit aux députés qui étaient allés faire les remontrances qu’elle en était fort surprise et fort étonnée, que le Roi avait accoutumé, tous les ans, de prendre l’air en cette saison, et que sa santé lui était plus chère qu’une vaine frayeur du peuple. Monsieur le Prince, qui arriva justement dans ce moment, et qui ne donna pas dans la pensée que l’on avait à la cour d’attaquer Paris, crut qu’il la fallait au moins satisfaire par les autres marques qu’il pouvait donner à la Reine de son attachement à ses volontés. Il dit au président et aux deux conseillers, qui l’invitaient à venir prendre sa place, selon la teneur de l’arrêt, qu’il ne s’y trouverait pas, et qu’il obéirait à la Reine, en dût-il périr. L’impétuosité de son humeur l’emporta, dans la chaleur du discours, plus loin qu’il n’eût été par réflexion, comme vous le jugez aisément par ce que je viens de vous dire de la disposition où il était, même avant que je lui eusse parlé. M. le duc d’Orléans répondit qu’il n’irait point, et que l’on avait fait dans la Compagnie des propositions trop hardies et insoutenables. M. le prince de Conti parla du même sens.

Le lendemain, les gens du Roi apportèrent au Parlement un arrêt du Conseil, qui portait cassation de celui du Parlement et défenses de délibérer sur la proposition de 1617 contre le ministère des étrangers. La Compagnie opina avec une chaleur inconcevable, ordonna des remontrances par écrit, manda le prévôt des marchands pour pourvoir à la sûreté de la ville ; commanda à tous les gouverneurs de laisser tous les passages libres, et que le lendemain, toute affaire cessante, on délibérerait sur la proposition de 1617. Je fis l’impossible toute la nuit pour rompre ce coup, parce que j’avais lieu de craindre qu’il ne précipitât les choses au point d’engager Monsieur le Prince, malgré lui-même, dans les intérêts de la cour. Longueil courut de son côté pour le même effet. Broussel lui promit d’ouvrir l’avis modéré ; les autres ou m’en assurèrent ou me le firent espérer.

Ce ne fut plus cela le lendemain au matin. Ils s’échauffèrent les uns les autres devant que de s’asseoir. Le maudit esprit de classe dont je vous ai déjà parlé les saisit ; et ces mêmes gens qui deux jours devant tremblaient de frayeur, et que j’avais eu tant de peine à rassurer, passèrent tout d’un coup, et sans savoir pourquoi, à l’aveugle fureur, et telle qu’ils ne firent pas seulement de réflexion que le général de cette même armée, dont le nom seul leur avait fait peur, et qu’ils devaient plus appréhender que son armée, parce qu’ils avaient sujet de le croire mal intentionné pour eux, comme ayant toujours été très attaché à la cour, ils ne firent pas, dis-je, seulement réflexion que ce général venait d’y arriver ; et ils donnèrent cet arrêt que je vous ai marqué ci-dessus, qui obligea la Reine de faire sortir de Paris M. d’Anjou, tout rouge encore de sa petite vérole, et Mme la duchesse d’Orléans même, malade ; et qui eût commencé la guerre civile dès le lendemain, si Monsieur le Prince, avec lequel j’eus sur ce sujet une seconde conférence de trois heures, n’eût pris le parti du monde le plus sain et le plus sage. Quoiqu’il fût très mal persuadé du Cardinal, et à l’égard du public et au sien particulier, et quoiqu’il ne fût guère plus satisfait de la conduite du Parlement, avec lequel l’on ne pouvait prendre aucune mesure en corps, ni de bien sûres avec les particuliers, il ne balança pas un moment à prendre la résolution qu’il crut la plus utile au bien de l’État. Il marcha, sans hésiter, d’un pas égal entre le cabinet et le public, entre la faction et la cour, et il me dit ces propres paroles, qui me sont toujours demeurées dans l’esprit, même dans la plus grande chaleur de nos démêlés : « Le Mazarin ne sait ce qu’il fait ; il perdrait l’État, si l’on n’y prenait garde. Le Parlement va trop vite : vous me l’aviez bien dit, et je le vois. Si il se ménageait, comme nous l’avions concerté, nous ferions nos affaires ensemble et celles du public. Il se précipite ; et si je me précipitais avec lui, je ferais peut-être mes affaires mieux que lui ; mais je m’appelle Louis de Bourbon, et je ne veux pas ébranler la couronne. Ces diables de bonnets carrés sont-ils enragés de m’engager ou à faire demain la guerre civile, ou à les étrangler eux-mêmes, et à mettre sur leurs têtes et sur la mienne un gredin de Sicile, qui nous perdra tous à la fin ? »

Monsieur le Prince avait raison dans la vérité d’être embarrassé et fâché ; car vous remarquerez que ce même Broussel, avec lequel il avait pris lui-même des mesures, et qui m’avait positivement promis d’être modéré dans cette délibération, fut celui qui ouvrit l’avis de l’arrêt, et qui ne m’en donna d’autres excuses que l’emportement général qu’il avait vu dans tous les esprits. Enfin la conclusion de notre conférence fut qu’il partirait au même moment pour Rueil ; qu’il s’opposerait, comme il avait déjà commencé, au projet, déjà concerté et résolu d’attaquer Paris, et qu’il proposerait à la Reine que M. le duc d’Orléans et lui écrivissent au Parlement, et le priassent d’envoyer des députés pour conférer et pour essayer de remédier aux nécessités de l’État.

Je suis obligé de dire, pour la vérité, que ce fut lui qui me proposa cet expédient, qui ne m’était point venu dans l’esprit. Il est vrai qu’il me charma et qu’il me toucha à un tel point, que Monsieur le Prince s’aperçut de mon transport et qu’il me dit avec tendresse : « Que vous êtes éloigné des pensées que l’on vous croit à la cour ! Plût à Dieu que tous ces coquins de ministres eussent d’aussi bonnes intentions que vous ! »

J’avais fort assuré Monsieur le Prince que le Parlement ne pouvait qu’agréer extrêmement l’honneur que Monsieur d’Orléans et lui lui feraient de lui écrire ; mais j’avais ajouté que je doutais que, vu l’aigreur des esprits, il voulût conférer avec le Cardinal ; que j’étais persuadé que si lui, Monsieur le Prince, pouvait faire en sorte d’obliger la cour à ne point se faire une affaire ni une condition de la présence de ce ministre, il se donnerait à lui-même un avantage très considérable, et en ce que tout l’honneur de l’accommodement, où Monsieur à son ordinaire ne servirait que de figure, lui reviendrait, et en ce que l’exclusion du Cardinal décréditerait au dernier point son ministère, et serait un préalable très utile aux coups que Monsieur le Prince faisait état de lui donner dans le cabinet. Il comprit très bien son intérêt ; et le Parlement ayant répondu à Choisy, chancelier de Monsieur, et au chevalier de La Rivière, gentilhomme de la chambre de Monsieur le Prince, qui y avaient porté les lettres de leurs maîtres, que le lendemain ses députés iraient à Saint-Germain, pour conférer avec Messieurs les Princes seulement, Monsieur le Prince se servit très habilement de cette parole pour faire croire au Cardinal qu’il ne se devait pas commettre, et qu’il était de sa prudence de se faire honneur de la nécessité. Cette atteinte fut cruelle à la personne d’un cardinal reconnu, depuis la mort du feu Roi, pour premier ministre ; et la suite ne lui en fut pas moins honteuse. Le président Viole, qui avait ouvert l’avis au Parlement de renouveler l’arrêt de 1617 conte les étrangers, vint à Saint-Germain, où le Roi était allé de Rueil, sous la parole de Monsieur le Prince, et il fut admis sans contestation à la conférence qui fut tenue chez M. le duc d’Orléans, accompagné de Monsieur le Prince, de M. le prince de Conti et de M. de Longueville.

L’on y traita presque tous les articles qui avaient été proposés à la Chambre de Saint-Louis, et Messieurs les Princes en accordèrent beaucoup avec facilité. Le premier président, s’étant plaint de l’emprisonnement de M. de Chavigny, donna lieu à une contestation considérable, parce que sur la réponse que l’on lui fit que Chavigny n’étant pas du corps du Parlement, cette action ne regardait en rien la Compagnie, il répondit que les ordonnances obligeaient à ne laisser personne en prison plus de vingt-quatre heures sans l’interroger. Monsieur s’éleva avec chaleur à ce mot, qu’il prétendait donner des bornes trop étroites à l’autorité royale. Viole le soutint avec vigueur ; les députés, tous d’une voix, y demeurèrent fermes, et en ayant fait le lendemain leur rapport au Parlement, ils en furent loués ; et la chose fut poussée avec tant de force et soutenue avec tant de fermeté, que la Reine fut obligée de consentir que la déclaration portât que l’on ne pourrait plus tenir aucun, même particulier du royaume en prison plus de trois jours sans l’interroger. Cette clause obligea la cour de donner aussitôt après la liberté à Chavigny, qu’il n’y avait pas lieu d’interroger en forme.

Cette question, que l’on appelait celle de la sûreté publique, fut presque la seule qui reçut beaucoup de contradiction. Le ministère ne pouvait se résoudre à s’astreindre à une condition aussi contraire à sa pratique, et le Parlement n’eut pas moins de peine à se relâcher d’une ancienne ordonnance accordée par nos rois, à la réquisition des États. Les vingt-trois autres propositions de la Chambre de Saint-Louis passèrent avec plus de chaleur entre les particuliers que de contestation pour leur substance. Il y eut cinq conférences à Saint-Germain. Il n’entra dans la première que messieurs les princes. Le chancelier et le maréchal de La Meilleraye, qui avait été fait surintendant en la place d’Emery, furent admis dans les quatre autres. Le premier y eut de grandes prises avec le premier président, qui avait un mépris pour lui qui allait jusqu’à la brutalité. Le lendemain de chaque conférence, l’on opinait, sur le rapport des députés, au Parlement. Il serait infini et ennuyeux de vous rendre compte de toutes les scènes qui y furent données au public, et je me contenterai de vous dire, en général, que le Parlement, ayant obtenu ou plutôt emporté sans exception tout ce qu’il demandait, c’est-à-dire le rétablissement des anciennes ordonnances par une déclaration conçue sous le nom du Roi, mais dressée et dictée par la Compagnie, crut encore qu’il se relâchait beaucoup en promettant qu’il ne continuerait plus ses assemblées. Vous verrez cette déclaration tout d’une vue, s’il vous plaît de vous ressouvenir des propositions que je vous ai marquées de temps en temps, dans la suite de cette histoire, comme ayant été faites dans le Parlement et dans la Chambre de Saint-Louis.

Le lendemain qu’elle fut publiée et enregistrée, qui fut le 24 d’octobre 1648, le Parlement prit ses vacations, et la Reine revint avec le Roi à Paris bientôt après. J’en rapporterai les suites, après que je vous aurai rendu compte de deux ou trois incidents qui survinrent dans le temps de ces conférences.

Mme de Vendôme présenta requête au Parlement, pour lui demander la justification de monsieur son fils, qui s’était sauvé, le jour de la Pentecôte précédente, de la prison du bois de Vincennes, avec résolution et bonheur. Je n’oubliai rien pour la servir en cette occasion ; et Mme de Nemours, sa fille, avoua que je n’étais pas méconnaissant.

Je ne me conduisis pas si raisonnablement dans une autre rencontre qui m’arriva. Le Cardinal, qui eût souhaité avec passion de me perdre dans le public, avait engagé le maréchal de La Meilleraye, surintendant des finances et mon ami, à m’apporter chez moi quarante mille écus que la Reine m’envoyait pour le paiement de mes dettes, en reconnaissance, disait-elle, des services que j’avais essayé de lui rendre le jour des barricades. Observez, je vous supplie, que lui, qui m’avait donné les avis les plus particuliers des sentiments de la cour sur ce sujet, les croyait de la meilleure foi du monde changés pour moi, parce que le Cardinal lui avait témoigné une douleur sensible de l’injustice qu’il m’avait faite, et qu’il avait reconnue clairement depuis. Je ne vous marque cette circonstance que parce qu’elle sert à faire connaître que les gens qui sont naturellement faibles à la cour ne peuvent jamais s’empêcher de croire tout ce qu’elle prend la peine de leur vouloir faire croire. Je l’ai observé mille et mille fois, et que, quand ils ne sont pas dupes, ce n’est que la faute des ministres. Comme la faiblesse à la cour n’était pas mon défaut, je ne me laissai pas persuader par le maréchal de La Meilleraye, comme lui-même s’était laissé persuader par le Mazarin ; et je refusai les offres de la Reine avec toutes les paroles requises en cette occasion, mais sincères à proportion de la sincérité avec laquelle elles m’étaient faites.

Mais voici le point où je donnai dans le panneau. Le maréchal d’Estrées traitait du gouvernement de Paris avec M. de Montbazon. Le Cardinal l’obligea à faire semblant d’en avoir perdu la pensée, et d’essayer de me l’inspirer comme une chose qui me convenait fort, et dans laquelle je donnerais d’autant plus facilement que le prince de Guémené, à qui cet emploi n’était pas propre, en ayant la survivance, et devant par conséquent toucher une partie du prix, les intérêts de la princesse, que l’on savait ne m’être pas indifférents, s’y trouveraient. Si j’eusse eu bien du bon sens, je n’aurais pas seulement écouté une proposition de cette nature, laquelle m’eût jeté, si elle eût réussi, dans la nécessité de me servir de la qualité de gouverneur de Paris contre les intérêts de la cour, ce qui n’eût pas été assurément de la bienséance, ou de préférer les devoirs d’un gouverneur à ceux d’un archevêque, ce qui était réellement contre mon intérêt et contre ma réputation. Voilà ce que j’eusse prévu si j’eusse eu du bon sens ; mais si j’en eusse eu un grain en cette occasion, je n’aurais pas au moins fait voir que j’avais de la pente à en recevoir l’ouverture, que je n’y eusse vu moi-même plus de jour. Je m’éblouis d’abord à la vue du bâton, qui me parut devoir être d’une figure plus agréable, quand il serait croisé avec la crosse ; et le Cardinal, ayant fait son effet, qui était de m’entamer dans le public sur l’intérêt particulier, sur lequel il n’avait pu jusque-là prendre sur moi le moindre avantage, rompit l’affaire par le moyen des difficultés que le maréchal d’Estrées, de concert avec lui, y fit naître.

Je fis, à ce moment, une seconde faute, presque aussi grande que la première ; car au lieu d’en profiter, comme je le pouvais, en deux ou trois manières, je m’emportai, et je dis tout ce que la rage me fit dire, contre le ministre, à Brancas, neveu du maréchal, et dont le défaut n’était pas, dès ce temps-là, de taire aux plus forts ce que les plus faibles disaient d’eux. Je ne pourrais pas vous dire encore, à l’heure qu’il est, les raisons, ou plutôt les déraisons, qui me purent obliger à une aussi méchante conduite. Je cherche dans les replis de mon cœur le principe qui fait que je trouve une satisfaction plus sensible à vous faire une confession sincère de mes fautes, que je n’en trouverais assurément dans le plus juste panégyrique. Je reviens aux affaires publiques.

La déclaration, à la publication de laquelle j’étais demeuré, et le retour du Roi à Paris, joints à l’inaction du Parlement, qui était en vacation, apaisèrent pour un moment le peuple, qui était si échauffé, que deux ou trois jours avant que l’on eût enregistré la déclaration, il avait été sur le point de massacrer le premier président et le président de Nesmond, parce que la Compagnie ne délibérait pas aussi vite que les marchands le prétendaient sur un impôt établi sur l’entrée du vin. Cette chaleur revint avec la Saint-Martin. Il sembla que tous les esprits étaient surpris et enivrés de la fumée des vendanges ; et vous allez voir des scènes au prix desquelles les passées n’ont été que des verdures et des pastourelles.

Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef-d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. Si on le manque surtout dans la révolution des États, on court fortune ou de ne le pas retrouver, ou de ne le pas apercevoir. Il y en a mille et mille exemples. Les six ou sept semaines qui coulèrent depuis la publication de la déclaration jusqu’à la Saint-Martin de l’année 1648 nous en présentent un qui ne nous a été que trop sensible. Chacun trouvait son compte dans la déclaration, c’est-à-dire chacun l’y eût trouvé si chacun l’eût bien entendue. Le Parlement avait l’honneur du rétablissement de l’ordre. Les princes le partageaient, et en avaient le premier fruit, qui était la considération et la sûreté. Le peuple, déchargé de plus de soixante millions, y trouvait un soulagement considérable ; et si le cardinal Mazarin eût été de génie propre à se faire honneur de la nécessité, qui est une des qualités des plus nécessaires à un ministre, il se fût, par un avantage qui est toujours inséparable de la faveur, il se fût, dis-je, approprié dans la suite la plus grande partie du mérite des choses même auxquelles il s’était le plus opposé.

Voilà des avantages signalés pour tout le monde ; et tout le monde manqua ces avantages signalés par des considérations si légères, qu’elles n’eussent pas dû, dans les véritables règles du bon sens, en faire même perdre de médiocres. Le peuple, qui s’était animé par les assemblées du Parlement, s’effaroucha dès qu’il les vit cesser sur l’approche de quelques troupes, desquelles, dans la vérité, il était ridicule de prendre ombrage, et par la considération de leur petit nombre, et par beaucoup d’autres circonstances. Le Parlement prit à son retour toutes les bagatelles qui sentaient le moins du monde l’inexécution de la déclaration, avec la même rigueur et avec les mêmes formalités qu’il aurait traité ou un défaut ou une forclusion. M. le duc d’Orléans vit tout le bien qu’il pouvait faire et une partie du mal qu’il pouvait empêcher ; mais comme l’endroit par lequel il fut touché de l’un et de l’autre ne fut pas celui de la peur, qui était sa passion dominante, il ne sentit pas assez le coup pour en être ému.

Monsieur le Prince connut le mal dans toute son étendue ; mais comme son courage était sa vertu la plus naturelle, il ne le craignit pas assez ; il voulut le bien, mais il ne le voulut qu’à sa mode : son âge, son humeur et ses victoires ne lui permirent pas de joindre la patience à l’activité ; et il ne conçut pas d’assez bonne heure cette maxime si nécessaire aux princes, de ne considérer les petits incidents que comme des victimes que l’on doit toujours sacrifier aux grandes affaires. Le Cardinal, qui ne connaissait en façon du monde nos manières, confondait journellement les plus importantes avec les plus légères ; et dès le lendemain que la déclaration fut publiée, cette déclaration, qui passait, dans cette chaleur des esprits, pour une loi fondamentale de l’État, dès le lendemain, dis-je, qu’elle fut publiée, elle fut entamée et altérée sur des articles de rien, que le Cardinal devait même observer avec ostentation, pour colorer les contraventions qu’il pouvait être obligé de faire aux plus considérables ; et ce qui lui arriva de cette conduite fut que le Parlement, aussitôt après son ouverture, recommença à s’assembler, et que la Chambre des comptes et la Cour des aides même, auxquelles on porta, dans ce même mois de novembre, la déclaration à vérifier, prirent la liberté d’y ajouter encore plus de modifications et de clauses que le Parlement.

La Cour des aides, entre autres, fit défense, sur peine de la vie, de mettre les tailles en parti. Comme elle eut été mandée pour ce sujet au Palais-Royal, et qu’elle se fut relâchée en quelque façon, de ce premier arrêt, en permettant de faire des prêts sur les tailles pour six mois, le Parlement le trouva très mauvais, et s’assembla le 30 de décembre, tant sur ce fait que sur ce que l’on savait qu’il y avait une autre déclaration à la Chambre des comptes, qui autorisait pour toujours les mêmes prêts. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que, dès le 16 du même mois de décembre, M. le duc d’Orléans et Monsieur le Prince avaient été au Parlement pour empêcher les assemblées, et pour obliger la Compagnie à travailler, seulement par députés, à la recherche des articles de la déclaration auxquels on prétendait que le ministère avait contrevenu : ce qui leur fut accordé, mais après une contestation fort aigre. Monsieur le Prince parla avec beaucoup de colère, et l’on prétendit même qu’il avait fait un signe du petit doigt par lequel il parut menacer. Il m’a dit souvent depuis qu’il n’en avait pas eu la pensée. Ce qui est constant est que la plupart des conseillers, le crurent, que le murmure s’éleva, et que si l’heure n’eût sonné, les choses se fussent encore plus aigries.

Elles parurent le lendemain plus douces, parce que la Compagnie se relâcha, comme je vous ai déjà dit ci-dessus, à examiner les contraventions faites à la déclaration, par députés seulement, et chez Monsieur le Premier Président ; mais cette apparence de calme ne dura guère.

Le Parlement résolut, le 2 de janvier, de s’assembler pour pourvoir à l’exécution de la déclaration, que l’on prétendait avoir été blessée, particulièrement dans les huit ou dix derniers jours, en tous ses articles ; et la Reine prit le parti de faire sortir le Roi de Paris, à quatre heures du matin, le jour des Rois, avec toute la cour. Les ressorts particuliers de ce grand mouvement sont assez curieux, quoiqu’ils soient fort simples.

Vous jugez suffisamment, par ce que je vous ai déjà dit, quels motifs faisaient agir la Reine, conduite par le Cardinal, et M. d’Orléans, gouverné par La Rivière, qui était l’esprit le plus bas et le plus intéressé de son siècle. Voici ce qui m’a paru des motifs de Monsieur le Prince.

Les contretemps du Parlement, desquels je vous ai déjà parlé, commencèrent à le dégoûter presque aussitôt après qu’il eut pris des mesures avec Broussel et avec Longueil ; et ce dégoût, joint aux caresses que la Reine lui fit à son retour, aux soumissions apparentes du Cardinal, et à la pente naturelle, qu’il tenait de père et de mère, de n’aimer pas à se brouiller avec la cour, affaiblirent avec assez de facilité, dans son esprit, les raisons que son grand cœur y avait fait naître. Je m’aperçus d’abord du changement ; je m’en affligeai pour moi, je m’en affligeai pour le public ; mais je m’en affligeai, en vérité, beaucoup plus pour lui-même. Je l’aimais autant que je l’honorais, et je vis d’un coup d’œil le précipice. Je vous ennuierais si je vous rendais compte de toutes les conversations que j’eus avec lui sur cette matière. Vous jugerez, s’il vous plaît, des autres par celle dont je vous vais rapporter le détail. Elle se passa justement l’après-dînée du jour où l’on prétendit qu’il avait menacé le Parlement.

Je trouvai, dans ce moment, que le dégoût que j’avais remarqué déjà dans son esprit était changé en colère et même en indignation. Il me dit, en jurant, qu’il n’y avait plus moyen de souffrir l’insolence et l’impertinence de ces bourgeois, qui en voulaient à l’autorité royale ; que tant qu’il avait cru qu’ils n’avaient eu pour but que le Mazarin, il avait été pour eux ; que je lui avais moi-même confessé, plus de trente fois, qu’il n’y avait aucune mesure bien sûre à prendre avec des gens qui ne peuvent jamais se répondre d’eux-mêmes d’un quart d’heure à l’autre, parce qu’ils ne peuvent jamais se répondre un instant de leur compagnie ; qu’il ne se pouvait résoudre à devenir le général d’une armée de fous, n’y ayant pas un homme sage qui pût s’engager dans une cohue de cette nature ; qu’il était prince du sang ; qu’il ne voulait pas ébranler l’État ; que si le Parlement eût pris la conduite dont on était demeuré d’accord, l’on l’eût redressé ; mais qu’agissant comme il faisait, il prenait le chemin de le renverser. Monsieur le Prince ajouta à cela tout ce que vous vous pouvez figurer de réflexions publiques et particulières. Voici en propres paroles ce que je lui répondis :

« Je conviens, monsieur, de toutes les maximes générales ; permettez-moi, s’il vous plaît, de les appliquer au fait particulier. Si le Parlement travaille à la ruine de l’État, ce n’est pas qu’il ait intention de le ruiner : nul n’a plus d’intérêt au maintien de l’autorité royale que les officiers, et tout le monde en convient. Il faut donc reconnaître de bonne foi que lorsque les compagnies souveraines font du mal, ce n’est que parce qu’elles ne savent pas bien faire le bien même qu’elles veulent. La capacité d’un ministre qui sait ménager les particuliers et les corps les tient dans l’équilibre où elles doivent être naturellement et dans lequel elles réussissent, par un mouvement qui, balance ce qui est de l’autorité des princes et de l’obéissance des peuples… L’ignorance de celui qui gouverne aujourd’hui ne lui laisse ni assez de vue ni assez de force pour régler les poids de cette horloge. Les ressorts en sont mêlés. Ce qui n’était que pour modérer le mouvement veut le faire, et je conviens qu’il le fait mal, parce qu’il n’est pas lui-même fait pour cela : voilà où gît le défaut de notre machine. Votre Altesse la veut redresser, et avec d’autant plus de raison qu’il n’y a qu’Elle qui en soit capable ; mais pour la redresser, faut-il se joindre à ceux qui la veulent rompre ? Vous convenez des disparates du Cardinal ; vous convenez qu’il ne pense qu’à établir en France l’autorité qu’il n’a jamais connue qu’en Italie. Si il y pouvait réussir, serait-ce le compte de l’État, selon ses bonnes et véritables maximes ? Serait-ce celui des princes du sang en tout sens ? Mais, de plus, est-il en état d’y réussir ? N’est-il pas accablé de la haine et du mépris public ? Le Parlement n’est-il pas l’idole des peuples ? Je sais que vous les comptez pour rien, parce que la cour est armée ; mais je vous supplie de me permettre de vous dire que l’on les doit compter pour beaucoup, toutes les fois qu’ils se comptent eux-mêmes pour tout. Ils en sont là : ils commencent eux-mêmes à compter vos armées pour rien, et le malheur est que leur force consiste dans leur imagination ; et l’on peut dire avec vérité qu’à la différence de toutes les autres sortes de puissance, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu’ils croient pouvoir.

« Votre Altesse me disait dernièrement, Monsieur, que cette disposition du peuple n’était qu’une fumée ; mais cette fumée si noire et si épaisse est entretenue par un feu qui est bien vif et bien allumé. Le Parlement le souffle, et ce Parlement, avec les meilleures et même les plus simples intentions du monde, est très capable de l’enflammer à un point qui l’embrasera et qui le consumera lui-même, mais qui hasardera, dans les intervalles, plus d’une fois l’État. Les corps poussent toujours avec trop de vigueur les fautes des ministres quand ils ont tant fait que de s’y acharner, et ils ne ménagent presque jamais leurs imprudences, ce qui est, en de certaines occasions, capable de perdre un royaume. Si le Parlement eût répondu, quelque temps avant que vous revinssiez de l’armée, à la ridicule et pernicieuse proposition que le Cardinal lui fit de déclarer si il prétendait mettre des bornes à l’autorité royale, si, dis-je, les plus sages du corps n’eussent éludé la réponse, la France, à mon opinion, courait fortune, parce que la Compagnie se déclarant pour l’affirmative, comme elle fut sur le point de le faire, elle déchirait le voile qui couvre le mystère de l’État. Chaque monarchie a le sien. Celui de la France consiste dans cet espèce de silence religieux et sacré dans lequel on ensevelit, en obéissant presque toujours aveuglément aux rois, le droit que l’on ne veut croire avoir de s’en dispenser que dans les occasions où il ne serait pas même de leur service de plaire à leurs rois. Ce fut un miracle que le Parlement ne levât pas dernièrement ce voile, et ne le levât pas en forme et par arrêt, ce qui serait bien d’une conséquence plus dangereuse et plus funeste que la liberté que les peuples ont prise, depuis quelque temps, de voir à travers. Si cette liberté, qui est déjà dans la salle du Palais, était passée jusque dans la Grande Chambre, elle ferait des lois révérées de ce qui n’est encore que question problématique, et de ce qui n’était il n’y pas longtemps qu’un secret, ou inconnu, ou du moins respecté.

« Votre Altesse n’empêchera pas, par la force des armes, les suites du malheureux état que je vous marque et dont nous ne sommes peut-être que trop proches. Elle voit que le Parlement même a peine à retenir les peuples qu’il a éveillés ; elle voit que la contagion se glisse dans les provinces ; et la Guyenne et la Provence donnent déjà très dangereusement l’exemple qu’elles ont reçu de Paris. Tout branle, et Votre Altesse seule est capable de fixer ce mouvement par l’éclat de sa naissance, par celui de sa réputation, et par la persuasion générale où l’on est qu’il n’y a qu’Elle qui y puisse remédier. L’on peut dire que la Reine partage la haine que l’on a pour le Cardinal, et que Monsieur partage le mépris que l’on a pour La Rivière. Si vous entrez, par complaisance, dans leurs pensées, vous entrerez en part de la haine publique. Vous êtes au-dessus du mépris ; mais la crainte que l’on aura de vous prendra sa place, et cette crainte empoisonnera si cruellement et la haine que l’on aura pour vous et le mépris que l’on a déjà pour les autres, que ce qui n’est présentement qu’une plaie dangereuse à l’État lui deviendra peut-être mortelle, et pourra mêler dans la suite de la révolution le désespoir du retour, qui est toujours, en ces matières, le dernier et le plus dangereux symptôme de la maladie.

« Je n’ignore pas les justes raisons qu’a Votre Altesse d’appréhender les manières d’un corps composé de plus de deux cents têtes, et qui n’est capable ni de gouverner ni d’être gouverné. Cet embarras est grand ; mais j’ose soutenir qu’il n’est pas insurmontable, et qu’il n’est pas même difficile à démêler, dans la conjoncture présente, par des circonstances particulières. Quand le parti serait formé, quand vous seriez à la tête de l’armée, quand les manifestes auraient été publiés, quand enfin vous seriez déclaré général d’un parti dans lequel le Parlement serait entré, auriez-vous, Monsieur, plus de peine à soutenir ce poids que messieurs votre aïeul et bisaïeul n’en ont eu à s’accommoder aux caprices des ministres de La Rochelle et des maires de Nîmes et de Montauban ? Et Votre Altesse trouverait-Elle plus de difficulté à ménager le parlement de Paris que M. de Mayenne n’y en a trouvé dans le temps de la Ligue, c’est-à-dire dans le temps de la faction du monde la plus opposée à toutes les maximes du Parlement ? Votre naissance et votre mérite vous élèvent autant au-dessus de ce dernier exemple que la cause dont il s’agit est au-dessus de celle de la Ligue ; et les manières n’en sont pas moins différentes. La Ligue fit une guerre où le chef du parti commença sa déclaration par une jonction ouverte et publique avec Espagne, contre la couronne et la personne d’un des plus braves et des meilleurs rois que la France ait jamais eu ; et ce chef de parti, sorti d’une maison étrangère et suspecte, ne laissa pas de maintenir très longtemps dans ses intérêts ce même Parlement, dont la seule idée vous fait peine, dans une occasion où vous êtes si éloigné de le vouloir porter à la guerre, que vous n’y entrez que pour lui procurer la sûreté et la paix.

« Vous ne vous êtes ouvert qu’à deux hommes de tout le Parlement, et encore vous ne vous y êtes ouvert que sous la parole qu’ils vous ont donnée ; l’un et l’autre, de ne laisser pénétrer à personne du monde, sans exception, vos intentions : Comme est-il possible que Votre Altesse puisse prétendre que ces deux hommes puissent, par le moyen de cette connaissance intérieure et cachée, régler les mouvements de leur corps ? J’ose, Monsieur, vous répondre que si vous voulez vous déclarer publiquement comme protecteur du public et des compagnies souveraines, vous en disposerez, au moins pour très longtemps, absolument et presque souverainement. Mais ce n’est pas votre vue : vous ne vous voulez pas vous brouiller à la cour, vous aimez mieux le cabinet que la faction : ne trouvez donc pas mauvais que des gens qui ne vous voient que dans ce jour ne mesurent pas toutes leurs démarches selon ce qui vous conviendrait. C’est à vous à mesurer les vôtres avec les leurs, parce qu’elles sont publiques ; et vous le pouvez, parce que le Cardinal, accablé par la haine publique, est trop faible pour vous obliger malgré vous à l’éclat et aux ruptures prématurées. La Rivière, qui gouverne Monsieur, est l’homme du monde le plus timide. Continuez à témoigner que vous cherchez à adoucir les choses, et laissez-les agir selon votre premier plan : un peu plus ; un peu moins de chaleur dans le Parlement doit-il être capable de vous le faire changer ? De quoi y va-t-il, enfin, en ce plus et en ce moins ? Le pis est que la Reine croie que vous n’embrassez pas avec assez de chaleur ses intérêts. N’y a-t-il pas des moyens pour suppléer à cet inconvénient ? n’y a-t-il pas des apparences à donner ? n’y a-t-il pas même de l’effectif ? Enfin, Monsieur, je supplie très humblement Votre Altesse de me permettre de Lui dire que jamais projet n’a été si beau, si innocent, si saint, si nécessaire que celui qu’Elle a fait, et que jamais raisons n’ont été, au moins à mon opinion, si faibles que celles qui l’empêchent de l’exécuter. La moins forte de celles qui vous y portent, ou plutôt qui vous y devraient porter, est que si le cardinal Mazarin ne réussit pas dans les siens, il vous peut entraîner dans sa ruine, et que si il y réussit, il se servira, pour vous perdre, de tout ce que vous aurez fait pour l’élever. »

Vous voyez, par le peu d’arrangement de ce discours, qu’il fut fait sans méditation et sur-le-champ. Je le dictai à Laigues étant revenu chez moi de chez Monsieur le Prince ; et Laigues me le fit voir à mon dernier voyage de Paris. Il ne persuada point Monsieur le Prince, qui était déjà préoccupé ; il ne répondit à mes raisons particulières que par les générales, ce qui est assez de son caractère. Les héros ont leurs défauts ; celui de Monsieur le Prince est de n’avoir pas assez de suite dans un des plus beaux esprits du monde. Ceux qui ont voulu croire qu’il avait tâché dans le commencement d’aigrir les affaires par Longueil, par Broussel et par moi, pour se rendre plus nécessaire à la cour et dans la vue de faire pour le Cardinal ce qu’il fit depuis, font autant d’injustice et à sa vertu et à la vérité, qu’ils prétendent faire d’honneur à son habileté. Ceux qui croient que les petits intérêts, c’est-à-dire les intérêts de pension, de gouvernement, d’établissement, furent l’unique cause de son changement ne se trompent guère moins. La vue d’être l’arbitre du cabinet y entra assurément, mais elle ne l’eût pas emporté sur les autres considérations ; et le véritable principe fut qu’ayant tout vu d’abord également, il ne sentit pas tout également. La gloire de restaurateur du public fut sa première idée ; celle de conservateur de l’autorité royale fut la seconde. Voilà le caractère de tous ceux qui ont dans l’esprit le défaut que je vous ai marqué ci-dessus. Quoiqu’ils voient très bien les inconvénients et les avantages des deux partis sur lesquels ils balancent à prendre leur résolution, et quoiqu’ils les voient même ensemble, ils ne les pèsent pas ensemble. Ainsi ce qui leur paraît aujourd’hui plus léger leur paraît demain plus pesant. Voilà justement ce qui fit le changement de Monsieur le Prince, sur lequel il faut confesser que ce qui n’a pas honoré sa vue, ou plutôt sa résolution, a bien justifié son intention. L’on ne peut nier que si il eût conduit aussi prudemment la bonne intention qu’il avait, certainement il n’eût redressé l’État, et peut-être pour des siècles ; mais l’on doit convenir que si il l’eût eue mauvaise, il eût pu aller à tout dans un temps où l’enfance du Roi, l’opiniâtreté de la Reine, la faiblesse de Monsieur, l’incapacité du ministre, la licence du peuple, la chaleur du parlement, ouvraient à un jeune prince, plein de mérite et couvert de lauriers, une carrière plus belle et plus vaste que celle que MM. de Guise avaient courue.

Dans la conversation que j’eus avec Monsieur le Prince, il me dit deux ou trois fois, avec colère, qu’il ferait bien voir au Parlement, si il continuait à agir comme il avait accoutumé, qu’il n’en était pas où il pensait, et que ce ne serait pas une affaire que de le mettre à la raison. Pour vous dire le vrai, je ne fus pas fâché de trouver cette ouverture à en tirer ce que je pourrais des pensées de la cour ; il ne s’en expliqua pas toutefois ouvertement ; mais j’en compris assez pour me confirmer dans celle que j’avais, qu’elle commençait à reprendre ses premiers projets d’attaquer Paris. Pour m’en éclaircir encore davantage, je dis à Monsieur le Prince que le Cardinal se pourrait fort facilement tromper dans ses mesures, et que Paris serait un morceau de dure digestion : à quoi il me répondit de colère : « On ne le prendra pas comme Dunkerque, par des mines et par des attaques, mais si le pain de Gonesse leur manquait huit jours… » Je me le tins pour dit, et je lui repartis, beaucoup moins pour en savoir davantage que pour avoir lieu de me dégager d’avec lui, que l’entreprise de fermer les passages du pain de Gonesse pourrait recevoir des difficultés. « Quelles ? reprit-il brusquement ; les bourgeois sortiront-ils pour donner bataille ? – Elle ne serait pas rude, Monsieur, si il n’y avait qu’eux, lui répondis-je. – Qui sera avec eux ? reprit-il ; y serez-vous, vous qui parlez ? – Ce serait mauvais signe, lui dis-je : cela sentirait fort la procession de la Ligue. » Il pensa un peu, et puis il me dit : « Ne raillons point ; seriez-vous assez fou pour vous embarquer avec ces gens-là ? – Je ne le suis que trop, lui répondis-je ; vous le savez, Monsieur, et que je suis de plus coadjuteur de Paris, et par conséquent engagé et par honneur et par intérêt à sa conservation. Je servirai toute ma vie Votre Altesse en tout ce qui ne regardera pas ce point. » Je vis bien que Monsieur le Prince s’émut à cette déclaration ; mais il se contint, et il me dit ces propres mots : « Quand vous vous engagerez dans une mauvaise affaire, je vous plaindrai ; mais je n’aurai pas sujet de me plaindre de vous. Ne vous plaignez pas aussi de moi, et rendez-moi le témoignage que vous me devez, qui est que je n’ai rien promis à Longueil et à Broussel dont le Parlement ne m’ait dispensé par sa conduite. » Il me fit ensuite beaucoup d’honnêtetés personnelles. Il m’offrit de me raccommoder avec la cour. Je l’assurai de mes obéissances et de mon zèle en tout ce qui ne serait pas contraire aux engagements qu’il savait que j’avais pris. Je le fis convenir de l’impossibilité d’en sortir, et je sortis moi-même de l’hôtel de Condé, avec toute l’agitation d’esprit que vous vous pouvez imaginer.

Montrésor et Saint-Ibar arrivèrent chez moi justement dans le temps que j’achevais de dicter à Laigues la conversation que j’avais eue avec Monsieur le Prince, et ils n’oublièrent rien pour m’obliger à envoyer, dès le moment, à Bruxelles. Quoique je sentisse dans moi-même beaucoup de peine à être le premier qui eût mis dans nos affaires le grain de catholicon d’Espagne, je m’y résolus par la nécessité, et je commençai à en dresser l’instruction, qui devait contenir plusieurs chefs, et dont la conclusion fut remise, par cette raison, au lendemain matin.

La fortune me présenta, l’après-dînée, un moyen plus agréable et plus innocent. J’allai, par un pur hasard, chez Mme de Longueville, que je voyais fort peu parce que j’étais extrêmement ami de monsieur son mari, qui n’était pas l’homme de la cour le mieux avec elle. Je la trouvai seule ; elle tomba, dans la conversation, sur les affaires publiques, qui étaient à la mode. Elle me parut enragée contre la cour. Je savais par le bruit public qu’elle l’était au dernier point contre Monsieur le Prince. Je joignis ce que l’on en disait dans le monde à ce que j’en tirais de certains mots qu’elle laissait échapper. Je n’ignorais pas que M. le prince de Conti était absolument en ses mains. Toutes ces idées me frappèrent tout d’un coup l’imagination, et y firent naître celle dont je vous rendrai compte, après que je vous aurai un peu éclairci le détail de ce que je viens de vous toucher.

Mlle de Bourbon avait eu l’amitié du monde la plus tendre pour monsieur son frère aîné ; et Mme de Longueville, quelque temps après son mariage, prit une rage et une fureur contre lui, qui passa jusqu’à un excès incroyable. Vous croyez aisément qu’il n’en fallait pas davantage dans le monde pour faire faire des commentaires fâcheux sur une histoire de laquelle l’on ne voyait pas les motifs. Je ne les ai jamais pu pénétrer ; mais j’ai toujours été persuadé que ce qui s’en disait dans la cour n’était pas véritable, parce que si il eût été vrai qu’il y eût eu de la passion dans leur amitié, Monsieur le Prince n’aurait pas conservé pour elle la tendresse qu’il y conserva toujours dans la chaleur même de l’affaire de Coligny. J’ai observé qu’ils ne se brouillèrent qu’après sa mort, et je sais, de science certaine, que Monsieur le Prince savait que madame sa sœur aimait véritablement Coligny. L’amour passionné du prince de Conti pour elle donna à cette maison un certain air d’inceste, quoique fort injustement, que la raison au contraire que je viens de vous alléguer, quoique, à mon sens, décisive, ne put dissiper.

Je vous ai marqué ci-dessus que la disposition où je trouvai Mme de Longueville me donna lieu à préparer une défense pour Paris plus proche, plus naturelle et moins odieuse que celle d’Espagne. Je connaissais bien la faiblesse de M. le prince de Conti, presque encore enfant ; mais je savais, en même temps, que cet enfant était prince du sang. Je ne voulais qu’un nom pour animer ce qui, sans un nom, n’était qu’un fantôme. Je me répondais de M. de Longueville, qui était l’homme du monde qui aimait le mieux le commencement de toutes les affaires. J’étais fort assuré que le maréchal de La Mothe, enragé contre la cour, ne se détacherait point de M. de Longueville, à qui il avait été attaché vingt ans durant, par une pension, qu’il avait voulu lui-même retenir, par reconnaissance, encore qu’il eut été fait maréchal de France. Je voyais M. de Bouillon très mécontent et presque réduit à la nécessité par le mauvais état de ses affaires domestiques et par les injustices que la cour lui faisait. J’avais considéré tous ces gens-là, mais je ne les avais considérés que dans une perspective éloignée, parce qu’il n’y en avait aucun de tous ceux-là qui fût capable d’ouvrir la scène. M. de Longueville n’était bon que pour le second acte. Le maréchal de La Mothe, bon soldat, mais de très petit sens, ne pouvait jamais jouer le premier personnage. M. de Bouillon l’eût pu soutenir ; mais sa probité était plus problématique que son talent ; et j’étais bien averti, de plus, que madame sa femme, qui avait un pouvoir absolu sur son esprit, n’agissait en quoi que ce soit que par les mouvements d’Espagne. Vous ne vous étonnez pas, sans doute, de ce que je n’avais pas fixé des vues aussi vagues et aussi brouillées que celles-là, et de ce que je les réunis pour ainsi dire en la personne de M. le prince de Conti, prince du sang, et qui par sa qualité conciliait et approchait, pour ainsi parler, tout ce qui paraissait le plus éloigné à l’égard des uns et des autres.

Dès que j’eus ouvert à Mme de Longueville le moindre jour du poste qu’elle pourrait tenir, en l’état où les affaires allaient tomber, elle y entra avec des emportements de joie que je ne vous puis exprimer. Je ménageai avec soin ces dispositions ; j’échauffai M. de Longueville, et par moi-même et par Varicarville, qui était son pensionnaire, et auquel il avait, avec raison, une parfaite confiance, et je me résolus de ne lier aucun commerce avec Espagne et d’attendre que les occasions, que je jugeais bien n’être que trop proche, donnassent lieu à une conjoncture où celui que nous y prendrions infailliblement parût plutôt venir des autres que de moi. Ce parti, quoique très fortement contredit par Saint-Ibar et par Montrésor, fut le plus judicieux ; et vous verrez par les suites que je jugeai sainement en jugeant qu’il n’y avait plus lieu de précipiter ce remède, qui est doublement dangereux quand il est le premier appliqué. Il a toujours besoin de lénitifs qui y préparent.

Pour ce qui regarde Mme de Longueville, la petite vérole lui avait ôté la première fleur de sa beauté ; mais elle lui en avait laissé presque tout l’éclat ; et cet éclat, joint à sa qualité, à son esprit et à sa langueur ; qui avait en elle un charme particulier, la rendait une des plus aimables personnes de France. J’avais le cœur du monde le plus propre pour l’y placer entre Mmes de Guémené et de Pommereux. Je ne vous dirai pas qu’elle l’eût agréé ; mais je vous dirai bien que ce ne fut pas la vue de l’impossibilité qui m’en fit rejeter la pensée, qui fut même assez vive dans les commencements. Le bénéfice n’était pas vacant ; mais il n’était pas desservi. M. de La Rochefoucauld était en possession ; mais il était en Poitou. J’écrivais tous les jours trois ou quatre billets, et j’en recevais bien autant. Je me trouvais très souvent à l’heure du réveil, pour parler plus librement d’affaire. J’y concevais beaucoup d’avantage, parce que je n’ignorais pas que c’était l’unique moyen de m’assurer de M. le prince de Conti pour les suites. Je crus, pour ne vous rien celer, y entrevoir de la possibilité. La seule vue de l’amitié étroite que je professais avec le mari l’emporta sur le plaisir et sur la politique.

Je ne laissai pas de prendre une grande liaison d’affaire avec Mme de Longueville, et par elle un commerce avec M. de La Rochefoucauld, qui revint trois semaines ou un mois après cet engagement. Il faisait croire à M. le prince de Conti qu’il le servait dans la passion qu’il avait pour madame sa sœur ; et lui et elle, de concert, l’avaient tellement aveuglé, que plus de quatre ans après il ne se doutait encore de quoi que ce soit.

Comme M. de La Rochefoucauld n’avait pas eu trop bon bruit dans l’affaire des Importants, dans laquelle on l’avait accusé de s’être raccommodé à la cour à leurs dépens (ce que j’ai su toutefois depuis, de science certaine, n’être pas vrai), je n’étais pas trop content de le trouver en cette société. Il fallut pourtant s’en accommoder. Nous prîmes toutes nos mesures. M. le prince de Conti, Mme de Longueville, monsieur son mari et le maréchal de La Mothe s’engagèrent de demeurer à Paris et de se déclarer si l’on attaquait. Broussel, Longueil et Viole promirent tout au nom du Parlement, qui n’en savait rien. M. de Retz fit les allées et venues entre eux et Mme de Longueville, qui prenait des eaux à Noisy avec M. le prince de Conti. Il n’y eut que M. de Bouillon qui ne voulut être nommé à personne sans exception : il s’engagea avec moi uniquement. Je le voyais assez souvent la nuit, et Mme de Bouillon y était toujours présente : si cette femme eût eu autant de sincérité que d’esprit, de beauté, de douceur et de vertu, elle eût été une merveille accomplie. J’en fus très piqué ; mais je n’y trouvai pas la moindre ouverture ; et comme la piqûre ne me fit pas mal fort longtemps, je crois que j’eusse parlé plus proprement si j’eusse dit que je crus en être piqué.

Après que j’eus préparé assez à mon gré la défensive, je pris la pensée de faire, si il était possible, en sorte que la cour ne portât pas les affaires à l’extrémité. Vous concevez facilement l’utilité de ce dessein, et vous en avouerez la possibilité, quand je vous dirai que l’exécution n’en tint qu’à l’opiniâtreté qu’eut le ministre de ne pas agréer une proposition, qui m’avait été suggérée par Launay-Gravé, et qui, de l’agrément même du Parlement, eût suppléé, au moins pour beaucoup, aux retranchements faits par cette compagnie. Cette proposition, dont le détail serait trop long et trop ennuyeux, fut agitée chez Viole, où Le Coigneux et beaucoup d’autres gens du Parlement se trouvèrent. Elle fut approuvée ; et si le ministre eût été assez sage pour la recevoir de bonne foi, je suis persuadé que l’État eût soutenu la dépense nécessaire et qu’il n’y aurait point eu de guerre civile.

Quand je vis que la cour ne voulait même son bien qu’à sa mode, qui n’était jamais bonne, je ne songeai plus qu’à lui faire du mal, et ce ne fut que dans ce moment que je pris l’entière et pleine résolution d’attaquer personnellement le Mazarin, parce que je crus que ne pouvant l’empêcher de nous attaquer, nous ferions sagement de l’attaquer nous-mêmes, par des préalables qui donneraient dans le public un mauvais air à son attaque.

On peut dire avec fondement que les ennemis de ce ministre avaient un avantage contre lui très rare, et que l’on n’a presque jamais contre les gens qui sont dans sa place. Leur pouvoir fait, pour l’ordinaire, qu’ils ne sont pas susceptibles de la teinture du ridicule ; elle prévalait sur le Cardinal, parce qu’il disait des sottises, ce qui n’est pas même ordinaire à ceux qui en font dans ces sortes de postes. Je lui détachai Marigny, qui revenait tout à propos de Suède, et qui s’était comme donné à moi. Le Cardinal avait demandé à Bouqueval, député du Grand Conseil, si il ne croirait pas être obligé d’obéir au Roi, en cas que le Roi lui commandât de ne point porter de glands à son collet ; et il s’était servi de cette comparaison assez sottement, comme vous voyez, pour prouver l’obéissance aux députés d’une compagnie souveraine. Marigny paraphrasa ce mot, en prose et en vers, un mois ou cinq semaines avant que le Roi sortît de Paris ; et l’effet que fit cette paraphrase est inconcevable. Je pris cet instant pour mettre l’abomination dans le ridicule, ce qui fait le plus dangereux et le plus irrémédiable de tous les composés.

Vous avez vu ci-dessus que la cour avait entrepris d’autoriser les prêts par des déclarations, c’est-à-dire, à proprement parler, qu’elle avait entrepris d’autoriser les usures par une loi vérifiée au Parlement, parce que ces prêts qui se faisaient au Roi, par exemple sur les tailles, n’étaient jamais qu’avec des usures immenses. Ma dignité m’obligeait à ne pas souffrir un mal et un scandale aussi général et aussi public. Je remplis très exactement et très pleinement mon devoir. Je fis une assemblée fameuse de curés, de chanoines, de docteurs, de religieux ; et sans avoir seulement prononcé le nom du Cardinal dans toutes ces conférences, où je faisais au contraire toujours semblant de l’épargner, je le fis passer, en huit jours, pour le Juif le plus convaincu qui fût en Europe.

Le Roi sortit de Paris justement à ce moment, et je l’appris, à cinq heures du matin, par l’argentier de la Reine, qui me fit éveiller, et qui me donna une lettre écrite de sa main, par laquelle elle me commandait, en des termes fort honnêtes, de me rendre dans le jour à Saint-Germain. L’argentier ajouta de bouche que le Roi venait de monter en carrosse pour y aller, et que toute l’armée était commandée pour s’avancer. Je lui répondis simplement que je ne manquerais pas d’obéir. Vous me faites bien la justice d’être persuadée que je n’en eus pas la pensée.

Blancmesnil entra dans ma chambre, pâle comme un mort. Il me dit que le Roi marchait au Palais avec huit mille chevaux. Je l’assurai qu’il était sorti de la ville avec deux cents. Voilà la moindre des impertinences qui me furent dites depuis les cinq heures du matin jusqu’à dix. J’eus toujours une procession de gens effarés, qui se croyaient perdus. Mais j’y prenais bien plus de divertissement que d’inquiétude, parce que j’étais averti, de moment à autre, par les officiers de la colonelle, qui étaient à moi, que le premier mouvement du peuple, à la première nouvelle, n’avait été que de fureur, à laquelle la peur ne succède jamais que par degrés ; et je croyais avoir de quoi couper, avant qu’il fût nuit, ces degrés ; car quoique Monsieur le Prince, qui se défiait de monsieur son frère, l’eût été prendre dans son lit et l’eût emmené avec lui à Saint-Germain, je ne doutais point, Mme de Longueville étant demeurée à Paris, que nous ne le revissions bientôt ; et d’autant plus que je savais que Monsieur le Prince, qui ne le craignait ni ne l’estimait, ne pousserait pas sa défiance jusqu’à l’arrêter. J’avais de plus reçu, la veille, une lettre de M. de Longueville, datée de Rouen, par laquelle il m’assurait qu’il arrivait le soir de ce jour-là à Paris.

Aussitôt que le Roi fut sorti, les bourgeois, d’eux-mêmes et sans ordre, se saisirent de la porte Saint-Honoré ; et dès que l’argentier de la Reine fut sorti de chez moi, je mandai à Brigalier d’occuper, avec sa compagnie, celle de la Conférence. Le Parlement s’assembla, au même temps, avec un tumulte de consternation, et je ne sais ce qu’ils eussent fait, tant ils étaient effarés, si l’on n’eût trouvé le moyen de les animer par leur propre peur. Je l’ai observé mille fois : il y a des espèces de frayeurs qui ne se dissipent que par des frayeurs d’un plus haut degré. Je priai Vedeau, conseiller, que je fis appeler dans le parquet des huissiers, d’avertir la Compagnie qu’il y avait à l’Hôtel de Ville une lettre du Roi, par laquelle il donnait part au prévôt des marchands et aux échevins des raisons qui l’avaient obligé à sortir de sa bonne ville de Paris, qui étaient en substance : que quelques officiers de son Parlement avaient intelligence avec les ennemis de l’État, et qu’ils avaient même conspiré de se saisir de sa personne. Cette lettre, jointe à la connaissance que l’on avait que le président Le Féron, prévôt des marchands, était tout à fait dépendant de la cour, émut toute la Compagnie au point qu’elle se la fit apporter sur l’heure même, et qu’elle donna arrêt par lequel il fut ordonné que le bourgeois prendrait les armes ; que l’on garderait les portes de la ville ; que le prévôt des marchands et le lieutenant civil pourvoiraient au passage des vivres, et que l’on délibérerait, le lendemain au matin, sur la lettre du Roi. Vous jugez, par la teneur de cet arrêt bien interlocutoire, que la terreur du Parlement n’était pas encore bien dissipée. Je ne fus pas touché de son irrésolution, parce que j’étais persuadé que j’aurais dans peu de quoi le fortifier.

Comme je croyais que la bonne conduite voulait que le premier pas, au moins public, de désobéissance vînt de ce corps, pour justifier celle des particuliers, je jugeai à propos de chercher une couleur au peu de soumission que je témoignais à la Reine en n’allant pas à Saint-Germain. Je fis mettre mes chevaux au carrosse, je reçus les adieux de tout le monde, je rejetai avec une fermeté admirable toutes les instances que l’on me fit pour m’obliger à demeurer ; et, par un bonheur signalé, je trouvai, au bout de la rue Notre-Dame Du Buisson, marchand de bois, et qui avait beaucoup de crédit sur les ponts. Il était absolument à moi ; mais il se mit ce jour-là de fort mauvaise humeur. Il battit mon postillon ; il menaça mon cocher. Le peuple accourut en foule, renversa mon carrosse ; et les femmes du Marché-Neuf firent d’un étau une machine sur laquelle elles me rapportèrent, pleurant et hurlant, à mon logis. Vous ne doutez pas de la manière dont cet effet de mon obéissance fut reçu à Saint-Germain. J’écrivis à la Reine et à Monsieur le Prince, en leur témoignant la douleur que j’avais d’avoir si mal réussi dans ma tentative. La Reine répondit au chevalier de Sévigné, qui lui porta ma lettre, avec hauteur et mépris ; le second ne put s’empêcher, en me plaignant, de témoigner de la colère. La Rivière éclata contre moi par des railleries, et le chevalier de Sévigné vit clairement que les uns et les autres étaient persuadés qu’ils nous auraient dès le lendemain la corde au cou.

Je ne fus pas beaucoup ému de leurs menaces ; mais je fus très touché d’une nouvelle que j’appris le même jour, qui était que M. de Longueville, comme je vous l’ai dit, revenant de Rouen, où il avait fait un voyage de dix ou douze jours, ayant appris la sortie du Roi à cinq heures de Paris, avait tourné tout court à Saint-Germain. Mme de Longueville ne douta point que Monsieur le Prince ne l’eût gagné, et qu’ainsi M. le prince de Conti ne fût infailliblement arrêté. Le maréchal de La Mothe lui déclara, en ma présence, qu’il ferait sans exception tout ce que M. de Longueville voudrait, et contre et pour la cour. M. de Bouillon se prenait à moi de ce que des gens dont je l’avais toujours assuré prenaient une conduite aussi contraire à ce que je lui en avais dit mille fois. Jugez, je vous prie, de mon embarras, qui était d’autant plus grand que Mme de Longueville me protestait qu’elle n’avait eu, de tout le jour, aucune nouvelle de M. de La Rochefoucauld, qui était toutefois parti deux heures après le Roi, pour fortifier et pour ramener M. le prince de Conti.

Saint-Ibal revint encore à la charge pour m’obliger à l’envoyer, sans différer, au comte de Fuensaldagne. Je ne fus pas de son opinion, et je pris le parti de faire partir pour Saint-Germain le marquis de Noirmoutier, qui s’était lié avec moi depuis quelque temps, pour savoir, par son moyen, ce que l’on pouvait attendre de M. le prince de Conti et de M. de Longueville. Mme de Longueville fut de ce sentiment, et Noirmoutier partit sur les six heures du soir.

Le lendemain au matin, qui fut le lendemain de la fête des Rois, c’est-à-dire le 7 janvier, La Sourdière, lieutenant des gardes du corps, entra dans le parquet des gens du Roi, et leur donna une lettre de cachet, adressée à eux, par laquelle le Roi leur ordonnait de dire à la Compagnie qu’il lui commandait de se transporter à Montargis et d’y attendre ses ordres. Il y avait aussi entre les mains de La Sourdière un paquet fermé pour le Parlement, et une lettre pour le premier président. Comme l’on n’avait pas lieu de douter du contenu, que l’on devinait assez par celui de la lettre écrite aux gens du Roi, l’on crut qu’il serait plus respectueux de ne point ouvrir un paquet auquel on était déterminé par avance de ne pas obéir. On le rendit donc tout fermé à La Sourdière, et l’on arrêta d’envoyer les gens du Roi à Saint-Germain pour assurer la Reine de l’obéissance du Parlement, et pour la supplier de lui permettre de se justifier de la calomnie qui lui avait été faite dans cette lettre écrite la veille au prévôt des marchands.

Pour soutenir un peu la dignité, l’on ajouta dans l’arrêt que la Reine serait très humblement suppliée de vouloir nommer les calomniateurs, pour être procédé contre eux selon la rigueur des ordonnances. La vérité est que l’on eut bien de la peine à y faire insérer cette clause, que toute la Compagnie était fort consternée, même au point que Broussel, Charton, Viole, Loisel, Amelot et cinq autres, des noms desquels je ne me souviens pas, qui ouvrirent l’avis de demander en forme l’éloignement du cardinal Mazarin, ne furent suivis de personne, et furent même traités d’emportés. Vous observerez, s’il vous plaît, qu’il n’y avait que la vigueur, dans cette conjoncture, où l’on pût trouver apparence de sûreté. Je n’en ai jamais vu où j’aie trouvé tant de faiblesse. Je courus toute la nuit, et je ne gagnai que ce que je vous viens de dire.

La Chambre des comptes eut, le même jour, une lettre de cachet, par laquelle il lui était ordonné d’aller à Orléans, et le Grand Conseil reçut commandement d’aller à Mantes. La Chambre dépêcha pour faire des remontrances ; le Conseil offrit d’obéir, mais la Ville lui refusa des passeports. Il est aisé de concevoir l’état où je fus tout ce jour-là, qui effectivement me parut le plus affreux de tous ceux que j’eusse passés jusque-là dans ma vie. Je dis jusque-là, car j’en ai eu depuis de plus fâcheux. Je voyais le Parlement sur le point de mollir, et je me voyais, par conséquent, dans la nécessité ou de subir avec lui le joug du monde le plus honteux et même le plus dangereux pour mon particulier, ou de m’ériger purement et simplement en tribun du peuple, qui est le parti de tous le moins sûr et même le plus bas, toutes les fois qu’il n’est pas revêtu de force.

La faiblesse de M. le prince de Conti, qui s’était laissé emmener comme un enfant par monsieur son frère, celle de M. de Longueville, qui au lieu de venir rassurer ceux avec lesquels il était engagé, avait été offrir à la Reine ses services ; et la déclaration de MM. de Bouillon et de La Mothe avaient fort dégarni ce tribunat. L’imprudence du Mazarin le releva. Il fit refuser par la Reine audience aux gens du Roi ; ils revinrent dès le soir à Paris, convaincus que la cour voulait pousser toutes choses à l’extrémité.

Je vis mes amis toute la nuit ; je leur montrai les avis que j’avais reçus de Saint-Germain, qui étaient que Monsieur le Prince avait assuré la Reine qu’il prendrait Paris en quinze jours, et que M. Le Tellier, qui avait été procureur du Roi au Châtelet, et qui, par cette raison, devait avoir connaissance de la police, répondait que la cessation de deux marchés affamerait la ville. Je jetai par là dans les esprits l’opinion de l’impossibilité de l’accommodement, qui n’était dans la vérité que trop effective.

Les gens du Roi firent, le lendemain au matin, leur rapport du refus de l’audience ; le désespoir s’empara de tous les esprits ; et l’on donna tout d’une voix, à la réserve de celle de Bernay, plus cuisinier que conseiller, ce fameux arrêt du 8 janvier 1649, par lequel le cardinal Mazarin fut déclaré ennemi du Roi et de l’État, perturbateur du repos public, et enjoint à tous les sujets du Roi de lui courir sus.

L’après-dînée, l’on tint la police générale par les députés du Parlement, de la Chambre des comptes, de la Cour des aides, M. de Montbazon, gouverneur de Paris, le prévôt des marchands, les échevins, et les communautés des six corps des marchands. Il fut arrêté que le prévôt des marchands et les échevins donneraient des commissions pour lever quatre mille chevaux et dix mille hommes de pied. Le même jour, la Chambre des comptes et la Cour des aides députèrent vers la Reine, pour la supplier de ramener le Roi à Paris. La Ville députa aussi au même effet. Comme la cour était encore persuadée que le Parlement faiblirait, parce qu’elle n’avait pas encore reçu la nouvelle de l’arrêt, elle répondit très fièrement à ces députations. Monsieur le Prince s’emporta même beaucoup contre le Parlement, devant la Reine, en parlant à Amelot, premier président de la Cour des aides, et la Reine répondit à tous ces corps qu’elle ne rentrerait jamais à Paris, ni le Roi ni elle, que le Parlement n’en fût dehors.

Le lendemain au matin, qui fut le 9 de janvier, la Ville reçut une lettre du Roi, par laquelle il lui était commandé de faire obéir le Parlement et de l’obliger à se rendre à Montargis. M. de Montbazon, assisté de Fournier, premier échevin, et de quatre conseillers de Ville, apportèrent la lettre au Parlement ; et ils lui protestèrent, en même temps, de ne recevoir d’autres ordres que ceux de la Compagnie, qui fit, ce même matin-là, le fonds nécessaire pour la levée des troupes.

L’après-dînée, on tint la police générale, dans laquelle tous les corps de la Ville et tous les colonels et capitaines de quartiers jurèrent une union pour la défense commune. Vous avez sujet de croire que j’en avais moi-même d’être satisfait de l’état des choses, qui ne me permettait plus de craindre d’être abandonné ; et vous en serez encore bien plus persuadée, quand je vous aurai dit que le marquis de Noirmoutier m’assura, dès le lendemain qu’il fut arrivé à Saint-Germain, que M. le prince de Conti et M. de Longueville étaient très bien disposés, et qu’ils eussent été déjà à Paris, si ils n’eussent cru assurer mieux leur sortie de la cour en s’y montrant quelques jours durant. M. de La Rochefoucauld écrivait au même sens à Mme de Longueville.

Vous croyez sans doute toute cette affaire en bon état : vous allez toutefois avouer que cette même étoile qui a semé de pierres tous les chemins par où j’ai passé me fit trouver dans celui qui paraissait si ouvert et si aplani, un des plus grands obstacles et un des plus grands embarras que j’aie rencontrés dans tout le cours de ma vie.

L’après-dînée du jour que je vous viens de marquer, qui fut le 9 janvier ; M. de Brissac, qui avait épousé ma cousine, mais avec qui j’avais fort peu d’habitude, entra chez moi, et il me dit en riant : « Nous sommes de même parti ; je viens servir le Parlement. » Je crus que M. de Longueville, de qui il était parent proche à cause de sa femme, pouvait l’avoir engagé, et pour m’en éclaircir j’essayai de le faire parler, sans m’ouvrir toutefois à lui. Je trouvai qu’il ne savait quoi que soit ni de M. de Longueville ni de M. le prince de Conti, qu’étant peu satisfait du Cardinal et moins encore du maréchal de La Meilleraye, son beau-frère, il venait chercher son aventure dans un parti où il crut que notre alliance pourrait ne lui être pas inutile. Après une conversation d’un demi-quart d’heure, il vit par la fenêtre que l’on mettait les chevaux à mon carrosse. « Ah ! mon Dieu ! dit-il, ne sortez pas ; voilà M. d’Elbeuf qui sera ici dans un moment. – Et que faire ? lui répondis-je ; n’est-il pas à Saint-Germain ? – Il y était, reprit froidement M. de Brissac ; mais comme il n’y a pas trouvé à dîner, il vient voir si il trouvera à souper à Paris. Il m’a juré plus de dix fois, depuis le pont de Neuilly, où je l’ai rencontré, jusqu’à la Croix-du-Tiroir, où je l’ai laissé, qu’il ferait bien mieux que monsieur son cousin de Mayenne ne fit à la Ligue. »

Jugez, s’il vous plaît, de ma peine. Je n’osais m’ouvrir à qui que ce soit que j’attendais M. le prince de Conti et M. de Longueville, de peur de les faire arrêter à Saint-Germain. Je voyais un prince de la maison de Lorraine, dont le nom est toujours agréable à Paris, prêt à se déclarer et à être déclaré certainement général des troupes, qui n’en avaient point, et qui en avaient un besoin pressant. Je savais que le maréchal de La Mothe, qui se défiait toujours de l’irrésolution naturelle à M. de Longueville, ne ferait pas un pas qu’il ne le vît ; et je ne pouvais douter que M. de Bouillon n’ajoutât encore la présence de M. d’Elbeuf, très suspecte à tous ceux qui le connaissaient sur le chapitre de la probité, aux motifs qu’il trouvait pour ne point agir dans l’absence de M. le prince de Conti. De remède, je n’en voyais point. Le prévôt des marchands était, dans le fond du cœur, passionné pour la cour, et je ne le pouvais ignorer. Le premier président n’en était pas esclave comme l’autre, mais l’intention certainement y était ; et de plus, quand j’eusse été aussi assuré d’eux que de moi-même, que leur eussé-je pu proposer dans une conjoncture où les peuples enragés ne pouvaient pas ne pas s’attacher au premier objet, et où ils eussent pris pour mensonge et pour trahison tout ce que l’on leur eût dit, au moins publiquement, contre un prince qui n’avait rien du grand de ses prédécesseurs que les manières de l’affabilité, ce qui était justement ce que j’avais à craindre à ce moment ? Sur le tout, je n’osais me promettre tout à fait que M. le prince de Conti et M. de Longueville vinssent sitôt qu’ils me l’assuraient.

J’avais écrit, la veille, au second, comme par un pressentiment, que je le suppliais de considérer que les moindres instants étaient précieux, et que le délai, même fondé, dans le commencement des grandes affaires est toujours dangereux. Mais je connaissais son irrésolution. Supposé même qu’ils arrivassent dans un demi-quart d’heure ; ils arrivaient toujours après un homme qui avait l’esprit du monde le plus artificieux, et qui ne manquerait pas de donner toutes les couleurs qui pourraient jeter dans l’esprit des peuples la défiance, assez aisée à prendre dans les circonstances d’un frère et d’un beau-frère de Monsieur le Prince. Véritablement, pour me consoler, j’avais pour prendre mon parti sur ces réflexions peut-être deux moments, peut-être un quart d’heure pour le plus. Il n’était pas encore passé, quand M. d’Elbeuf entra, qui me dit tout ce que la cajolerie de la maison de Guise lui put suggérer. Je vis ses trois enfants derrière lui, qui ne furent pas tout à fait si éloquents, mais qui me parurent avoir été bien sifflés. Je répondis à leur honnêteté avec beaucoup de respect et avec toutes les manières qui pouvaient couvrir mon jeu. M. d’Elbeuf me dit qu’il allait de ce pas à l’Hôtel de Ville lui offrir son service : à quoi lui ayant répondu que je croyais qu’il serait plus obligeant pour le Parlement qu’il s’adressât, le lendemain, directement aux chambres assemblées, il demeura ferme dans sa première résolution, quoiqu’il me vînt d’assurer qu’il voulait en tout suivre mes conseils.

Aussitôt qu’il fut monté en carrosse, j’écrivis un mot à Fournier, premier échevin, qui était de mes amis, qu’il prît garde que l’Hôtel de Ville renvoyât M. d’Elbeuf au Parlement. Je mandai à ceux des curés qui étaient le plus intimement à moi de jeter la défiance, par leurs ecclésiastiques, dans l’esprit des peuples, de l’union qui avait paru entre M. d’Elbeuf et l’abbé de La Rivière. Je courus toute la nuit, à pied et déguisé, pour faire connaître à ceux du Parlement auxquels je n’osais m’ouvrir touchant M. le prince de Conti et M. de Longueville, qu’ils ne se devaient pas abandonner à la conduite d’un homme aussi décrié sur le chapitre de la bonne foi, et qui leur faisait bien connaître les intentions qu’il avait pour leur compagnie, puisqu’il s’était adressé à l’Hôtel de Ville d’abord, sans doute en vue de la diviser du Parlement. Comme j’avais eu celle de gagner du temps, en lui conseillant d’attendre jusqu’au lendemain pour lui offrir son service avant que de se présenter à la Ville, je me résolus, dès que je vis qu’il ne prenait pas mon conseil, de me servir contre lui-même de celui qu’il suivait ; et je trouvai effectivement que je faisais effet dans beaucoup d’esprits. Mais comme je ne pouvais voir que peu de gens dans le peu de temps que j’avais, et que, de plus, la nécessité d’un chef qui commandât les troupes ne souffrait presque point de délai, je m’apercevais que mes raisons touchaient beaucoup plus les esprits que les cœurs, et pour vous dire le vrai, j’étais fort embarrassé, et d’autant plus que j’étais bien averti que M. d’Elbeuf ne s’oubliait pas.

Le président Le Coigneux, avec qui il avait été fort brouillé lorsqu’ils étaient tous deux avec Monsieur à Bruxelles, et avec qui il se croyait raccommodé, me fit voir un billet qu’il lui avait écrit de la porte Saint-Honoré, en entrant dans la ville, où étaient ces propres mots : « Il faut aller faire hommage au coadjuteur ; dans trois jours il me rendra ses devoirs. » Le billet était signé : L’AMI DU COEUR. Je n’avais pas besoin de cette preuve pour savoir qu’il ne m’aimait pas. J’avais été autrefois brouillé avec lui, et je l’avais prié un peu brusquement de se taire dans un bal chez Mme Perrochel, dans lequel il me semblait qu’il voulût faire une raillerie de Monsieur le Comte, qu’il haïssait fort, parce qu’ils étaient tous deux, en ce temps-là, amoureux de Mme de Montbazon.

Après avoir couru la ville jusqu’à deux heures, je revins chez moi presque résolu de me déclarer publiquement contre M. d’Elbeuf, de l’accuser d’intelligence avec la cour, de faire prendre les armes, et de le prendre lui-même, ou de l’obliger à sortir de Paris. Je me sentais assez de crédit dans le peuple pour le pouvoir entreprendre judicieusement ; mais il faut avouer que l’extrémité était grande, par une infinité de circonstances, et particulièrement par celle d’un mouvement, qui ne pouvait pas être médiocre dans une ville investie, et investie par un roi.

Comme je roulais toutes ces différentes pensées dans ma tête, qui n’était pas, comme vous vous pouvez imaginer, peu agitée, l’on me vint dire que le chevalier de La Chaise, qui était à M. de Longueville, était à la porte de ma chambre. Il me cria en entrant : « Levez-vous, Monsieur ; M. le prince de Conti et M. de Longueville sont à la porte Saint-Honoré ; et le peuple, qui crie et qui dit qu’ils viennent trahir la ville, ne les veut pas laisser entrer. » Je m’habillai en diligence, j’allai prendre le bonhomme Broussel, je fis allumer huit ou dix flambeaux, et nous allâmes, en cet équipage, à la porte Saint-Honoré. Nous trouvâmes déjà tant de monde dans la rue, que nous eûmes peine à percer la foule ; et il était grand jour quand nous fîmes ouvrir la porte, parce que nous employâmes beaucoup de temps à rassurer les esprits, qui étaient dans une défiance inimaginable. Nous haranguâmes le peuple, et nous amenâmes à l’hôtel de Longueville M. le prince de Conti et monsieur son beau-frère.

J’allai en même temps chez M. d’Elbeuf lui faire une manière de compliment, qui sans doute ne lui eut pas plu ; car ce fut pour lui proposer de ne pas aller au Palais, ou au moins de n’y aller qu’avec les autres et après avoir conféré ensemble de ce qu’il y aurait à faire pour le bien du parti. La défiance générale que l’on avait de tout ce qui avait le moins du monde de rapport à Monsieur le Prince nous obligeait à ménager avec bien de la douceur ces premiers moments. Ce qui eût peut-être été facile la veille eût été impossible et même ruineux le matin du jour suivant ; et ce M. d’Elbeuf, que je croyais pouvoir chasser de Paris le 9, m’en eût chassé apparemment le 10, si il eût su prendre son parti, tant le nom de Condé était suspect au peuple.

Dès que je vis qu’il avait manqué le moment dans lequel nous fîmes entrer M. le prince de Conti, je ne doutai point que comme le fond des cœurs était pour nous, je ne les amenasse, avec un peu de temps, où il me plairait ; mais il fallait ce peu de temps, et c’est pourquoi mon avis fut, et il n’y en avait point d’autre, de ménager M. d’Elbeuf, et de lui faire voir qu’il pourrait trouver sa place et son compte en s’unissant avec M. le prince de Conti et avec M. de Longueville. Ce qui me fait croire que cette proposition ne lui aurait pas plu, comme je vous le disais tout à l’heure, est qu’au lieu de m’attendre chez lui, comme je l’en avais envoyé prier, il alla au Palais. Le premier président, qui ne voulait pas que le Parlement allât à Montargis, mais qui ne voulait point non plus de guerre civile, reçut M. d’Elbeuf à bras ouverts, précipita l’assemblée des chambres, et quoi que pussent dire Broussel, Longueil, Viole, Blancmesnil, Novion, Le Coigneux, fit déclarer général M. d’Elbeuf, dans la vue, à ce que m’a depuis avoué le président de Mesmes, qui se faisait l’auteur de ce conseil, de faire une division dans le parti, qui n’eût pas été, à son compte, capable d’empêcher la cour de s’adoucir, et qui l’eût été toutefois d’affaiblir assez la faction pour la rendre moins dangereuse et moins durable. Cette pensée m’a toujours paru une de ces visions dont la spéculation est belle et la pratique impossible : la méprise en ces matières est toujours très périlleuse.

Comme je ne trouvai point M. d’Elbeuf, que ceux à qui j’avais donné ordre de l’observer me rapportèrent qu’il avait pris le chemin du Palais, et que j’eus appris que l’assemblée des chambres avait été avancée, je me le tins pour dit : je ne doutai point de la vérité, et je revins en diligence à l’hôtel de Longueville, pour obliger M. le prince de Conti et M. de Longueville d’aller, sur l’heure même, au Parlement. Le second n’avait jamais hâte, et le premier, fatigué de sa mauvaise nuit, s’était mis au lit. J’eus toutes les peines du monde à le persuader de se relever. Il se trouvait mal, et il tarda tant que l’on nous vint dire que le Parlement était levé et que M. d’Elbeuf marchait à l’Hôtel de Ville, pour y prêter le serment et prendre le soin de toutes les commissions qui s’y délivraient. Vous concevez aisément l’amertume de cette nouvelle. Elle eût été plus grande, si la première occasion que M. d’Elbeuf avait manquée ne m’eût donné lieu d’espérer qu’il ne se servirait pas mieux de la seconde. Comme j’appréhendai toutefois que le bon succès de cette matinée ne lui élevât le cœur, je crus qu’il ne lui fallait pas laisser trop de temps de se reconnaître, et je proposai à M. le prince de Conti de venir au Parlement l’après-dînée, de s’offrir à la Compagnie, et d’en demeurer simplement et précisément dans les termes qui se pourraient expliquer plus et moins favorablement, selon qu’il trouverait l’air du bureau dans la Grande Chambre, mais encore plus selon que je le trouverais moi-même dans la salle, où, sous le prétexte que je n’avais pas encore de place au Parlement, je faisais état de demeurer pour avoir l’œil sur le peuple.

M. le prince de Conti se mit dans mon carrosse, sans aucune suite de livrée que la mienne, qui était fort grande, et qui me faisait, par conséquent, reconnaître de fort loin : ce qui était assez à propos en cette occasion, et qui n’empêchait pourtant pas que M. le prince de Conti ne fît voir aux bourgeois qu’il prenait confiance en eux, ce qui n’y était pas moins nécessaire. Il n’y a rien où il faille plus de précautions qu’en tout ce qui regarde les peuples, parce qu’il n’y a rien de plus déréglé ; il n’y a rien où il les faille plus cacher, parce qu’il n’y a rien de plus défiant. Nous arrivâmes au Palais avant M. d’Elbeuf ; l’on cria sur les degrés de la salle : « Vive le coadjuteur ! » mais à la réserve des gens que j’y avais fait trouver, personne ne cria : « Vive Conti ! » Et comme Paris fournit un monde plutôt qu’un nombre dans les émotions, quoique j’y eusse beaucoup de gens apostés, il me fut aisé de juger que le gros du peuple n’était pas guéri de la défiance ; et je vous confesse que je fus bien aise quand j’eus tiré ce prince de la salle, et que je l’eus mis dans la Grande Chambre.

M. d’Elbeuf arriva un moment après, suivi de tous les gardes de la ville, qui l’accompagnaient depuis le matin comme général. Le peuple éclatait de toutes parts, criant : « Vive Son Altesse M. d’Elbeuf ! » et comme on criait en même temps : « Vive le coadjuteur ! », je l’abordai avec un visage riant, et je lui dis : « Voici un écho, Monsieur, qui m’est bien glorieux. – Vous êtes trop honnête », me répondit-il, et, en se tournant aux gardes, il leur dit : « Demeurez à la porte de la Grande Chambre. » Je pris cet ordre pour moi, et j’y demeurai pareillement avec ce que j’avais de gens le plus à moi, qui étaient en bon nombre. Comme le Parlement fut assis, M. le prince de Conti prit la parole et dit qu’ayant connu à Saint-Germain les pernicieux conseils que l’on donnait à la Reine, il avait cru qu’il était obligé, par sa qualité de prince du sang, de s’y opposer. Vous voyez assez la suite de ce discours. M. d’Elbeuf, qui, selon le caractère de tous les faibles, était rogue et fier, parce qu’il se croyait le plus fort, dit qu’il savait le respect qu’il devait à M. le prince de Conti, mais qu’il ne pouvait s’empêcher de dire que c’était lui qui avait rompu la glace, qui s’était offert le premier à la Compagnie, et qu’elle lui ayant fait l’honneur de lui confier le bâton de général, il ne le quitterait jamais qu’avec la vie. La cohue du Parlement, qui était, comme le peuple, en défiance de M. le prince de Conti, applaudit à cette déclaration, qui fut ornée de mille périphrases très naturelles au style de M. d’Elbeuf. Toucheprest, capitaine de ses gardes, homme d’esprit et de cœur, les commenta dans la salle. Le Parlement se leva après avoir donné arrêt par lequel il enjoignait, sous peine de crime de lèse-majesté, aux troupes de n’approcher Paris de vingt lieues, et je vis bien que je devais me contenter, pour ce jour-là, de ramener M. le prince de Conti sain et sauf à l’hôtel de Longueville. Comme la foule était grande, il fallut que je le prisse presque entre mes bras au sortir de la Grande Chambre. M. d’Elbeuf qui croyait être maître de tout, me dit d’un ton de raillerie, en entendant les cris du peuple, qui, par reprises, nommaient son nom et le mien ensemble : « Voilà, Monsieur, un écho qui m’est bien glorieux. » À quoi je lui répondis : « Vous êtes trop honnête » ; mais d’un ton un peu plus gai qu’il ne me l’avait dit ; car quoiqu’il crût ses affaires en fort bon état, je jugeai, sans balancer, que les miennes seraient bientôt dans une meilleure condition que les siennes, dès que je vis qu’il avait encore manqué cette seconde occasion. Le crédit parmi les peuples, cultivé et nourri de longue main, ne manque jamais à étouffer, pour peu qu’il ait de temps pour germer, ces fleurs minces et naissantes de la bienveillance publique, que le pur hasard fait quelquefois pousser. Je ne me trompai pas dans ma pensée, comme vous allez voir.

Je trouvai, en arrivant à l’hôtel de Longueville, Vincerot, capitaine de Navarre, et qui avait été nourri page du marquis de Ragny, père de Mme de Lesdiguières. Elle me l’envoyait de Saint-Germain, où elle était, sous prétexte de répéter quelques prisonniers ; mais, dans le vrai, pour m’avertir que M. d’Elbeuf, une heure après avoir appris l’arrivée de M. le prince de Conti et de M. de Longueville à Paris, avait écrit à La Rivière ces propres mots : « Dites à la Reine et à Monsieur que ce diable de coadjuteur perd tout ici ; que dans deux jours je n’y aurai aucun pouvoir ; mais que si ils veulent me faire un bon parti, je leur témoignerai que je ne suis pas venu à Paris avec une aussi mauvaise intention qu’ils se le persuadent. » La Rivière montra ce billet au Cardinal, qui s’en moqua, et qui le fit voir au maréchal de Villeroy. Je me servis très utilement de cet avis. Sachant que tout ce qui a façon de mystère est bien mieux reçu dans les peuples, j’en fis un secret à quatre cents ou cinq cents personnes. Les curés de Saint-Eustache, de Saint-Roch, de Saint-Merri et de Saint-Jean me mandèrent, sur les neuf heures du soir, que la confiance que M. le prince de Conti avait témoignée au peuple, d’aller tout seul et sans suite dans mon carrosse se mettre entre les mains de ceux mêmes qui criaient contre lui, avait fait un effet merveilleux.

Les officiers des quartiers, sur les dix heures, me firent tenir plus de cinquante billets, pour m’avertir que leur travail avait réussi, et que les dispositions étaient sensiblement et visiblement changées. Je mis Marigny en œuvre, entre dix et onze, et il fit ce fameux couplet, l’original de tous les triolets : « M. d’Elbeuf et ses enfants », que vous avez tant ouï chanter à Caumartin. Nous allâmes, entre minuit et une heure, M. de Longueville, le maréchal de La Mothe et moi, chez M. de Bouillon, qui était au lit avec la goutte, et qui, dans l’incertitude des choses, faisait grande difficulté de se déclarer. Nous lui fîmes voir notre plan et la facilité de l’exécution. Il le comprit, il y entra. Nous prîmes toutes nos mesures ; je donnai moi-même les ordres aux colonels et aux capitaines qui étaient de mes amis.

Vous concevrez mieux notre projet par le récit de son exécution, sur laquelle je m’étendrai, après que j’aurai encore fait cette remarque, que le coup le plus dangereux que je portai à M. d’Elbeuf ; dans tout ce mouvement, fut l’impression que je donnai, par les habitués des paroisses, qui le croyaient eux-mêmes, que je donnai, dis-je, au peuple, qu’il avait intelligence avec les troupes du Roi, qui, le soir du 9, s’étaient saisies du poste de Charenton. Je le trouvai, au moment que ce bruit se répandait, sur les degrés de l’Hôtel de Ville, et il me dit : « Que diriez-vous qu’il y ait des gens assez méchants pour dire que j’ai fait prendre Charenton ? » Et je lui répondis : « Que diriez-vous qu’il y ait des gens assez scélérats pour dire que M. le prince de Conti est venu ici de concert avec Monsieur le Prince ? »

Je reviens à l’exécution du projet que j’ai déjà touché ci-dessus. Comme je vis l’esprit des peuples assez disposé et assez revenu de la défiance pour ne pas s’intéresser pour M. d’Elbeuf, je crus qu’il n’y avait plus de mesures à garder, et que l’ostentation serait aussi à propos ce jour-là que la modestie avait été de saison la veille.

M. le prince de Conti et M. de Longueville prirent un grand et magnifique carrosse de Mme de Longueville, suivis d’une grande quantité de livrées. Je me mis auprès du premier à la portière, et l’on marcha ainsi au Palais en pompe et au petit pas. M. de Longueville n’y était pas venu la veille, et parce que je croyais qu’en cas d’émotion l’on aurait plus de respect et pour la tendre jeunesse et pour la qualité de prince du sang de M. le prince de Conti que pour la personne de M. de Longueville, qui était proprement la bête de M. d’Elbeuf, et parce que M. de Longueville, n’étant point pair, n’avait point de séance au Parlement, et qu’ainsi il avait été de nécessité de convenir, au préalable, de sa place, qu’on lui donna au-dessus du doyen, de l’autre côté des ducs et pairs.

Il offrit d’abord à la Compagnie ses services, Rouen, Caen, Dieppe et toute la Normandie, et il la supplia de trouver bon que, pour engagement de sa parole, il fît loger à l’Hôtel de Ville madame sa femme, monsieur son fils et mademoiselle sa fille. Jugez, s’il vous plaît, de l’effet que fit cette proposition. Elle fut soutenue fortement et agréablement par M. de Bouillon, qui entra appuyé, à cause de sa goutte, sur deux gentilshommes. Il prit place au-dessous de M. de Longueville, et il coula, selon que nous l’avions concerté la nuit, dans son discours qu’il servirait le Parlement avec beaucoup de joie sous les ordres d’un aussi grand prince que M. le prince de Conti. M. d’Elbeuf s’échauffa à ce mot, et il répéta ce qu’il avait dit la veille, qu’il ne quitterait qu’avec la vie le bâton de général. Le murmure s’éleva sur ce commencement de contestation, dans lequel M. d’Elbeuf fit voir qu’il avait plus d’esprit que de jugement. Il ne parla pas à propos : il n’était plus temps de contester, il fallait plier. Mais j’ai observé que les gens faibles ne plient jamais quand ils le doivent.

Nous lui donnâmes, à cet instant, le troisième relais, qui fut l’apparition du maréchal de La Mothe, qui se mit au-dessous de M. de Bouillon, et qui fit à la Compagnie le même compliment que lui. Nous avions concerté de ne faire paraître sur le théâtre ces personnages que l’un après l’autre, parce que nous avions considéré que rien ne touche et n’émeut tant les peuples, et même les compagnies, qui tiennent beaucoup du peuple, que la variété des spectacles. Nous ne nous y trompâmes pas, et ces trois apparitions qui se suivirent firent un effet sans comparaison plus prompt et plus grand qu’elles ne l’eussent fait si elles se fussent unies. M. de Bouillon, qui n’avait pas été de ce sentiment, me l’avoua le lendemain, avant même que de sortir du Palais.

Monsieur le Premier Président, qui était tout d’une pièce, demeura dans sa pensée de se servir de cette brouillerie pour affaiblir la faction, et proposa de laisser la chose indécise jusqu’à l’après-dînée, pour donner temps à ces messieurs de s’accommoder. Le président de Mesmes, qui était pour le moins aussi bien intentionné pour la cour que lui, mais qui avait plus de vues et plus de jointures, lui répondit à l’oreille, et je l’entendis : « Vous vous moquez, Monsieur ; ils s’accommoderaient peut-être aux dépens de notre autorité, mais nous en sommes plus loin : ne voyez-vous pas que M. d’Elbeuf est pris pour dupe et que ces gens ici sont les maîtres ? » Le président Le Coigneux, à qui je m’étais ouvert la nuit, éleva sa voix et dit : « Il faut finir avant que de dîner, dussions-nous dîner à minuit. Parlons en particulier à ces messieurs. » Il pria en même temps M. le prince de Conti et M. de Longueville d’entrer dans la quatrième chambre des Enquêtes, dans laquelle l’on entre de la Grande Chambre ; et MM. de Novion et de Bellièvre, qui étaient de notre correspondance, menèrent M. d’Elbeuf, qui se faisait encore tenir à quatre, dans la seconde.

Comme je vis les affaires en pourparler, et la salle du Palais en état de n’en rien appréhender, j’allai, en diligence, prendre Mme de Longueville, mademoiselle sa belle-fille, et Mme de Bouillon, avec leurs enfants, et je les menai avec un espèce de triomphe à l’Hôtel de Ville. La petite vérole avait laissé à Mme de Longueville, comme je vous l’ai déjà dit en un autre lieu, tout l’éclat de sa beauté, quoiqu’elle l’eût un peu diminué ; et celle de Mme de Bouillon bien qu’un peu effacée, était toujours très brillante. Imaginez-vous, je vous prie, ces deux personnes sur le perron de l’Hôtel de Ville, plus belles en ce qu’elles paraissaient négligées, quoiqu’elles ne le fussent pas. Elles tenaient chacune entre leurs bras un de leurs enfants, beau comme leur mère. La Grève était pleine de peuple jusqu’au-dessus des toits ; tous les hommes jetaient des cris de joie ; toutes les femmes pleuraient de tendresse. Je jetai cinq cents pistoles par les fenêtres de l’Hôtel de Ville ; et après avoir laissé Noirmoutier et Miron auprès des dames, je retournai au Palais, et j’y arrivai avec une foule innombrable de gens armés et non armés.

Toucheprest, capitaine des gardes de M. d’Elbeuf, dont il me semble vous avoir déjà parlé, et qui m’avait fait suivre, était entré un peu avant que je fusse dans la cour du Palais, était entré, dis-je, dans la seconde pour avertir son maître, qui y était toujours demeuré, qu’il était perdu si il ne s’accommodait : ce qui fut cause que je le trouvai fort embarrassé et même fort abattu. Il le fut bien davantage quand M. de Bellièvre, qui l’avait amusé à dessein, dit qu’est-ce que c’était que des tambours qui battaient, je lui répondis qu’il en allait bien entendre d’autres, et que les gens de bien étaient las de la division que l’on essayait de faire dans la ville. Je connus à cet instant que l’esprit dans les grandes affaires n’est rien sans le cœur. M. d’Elbeuf ne garda plus même les apparences. Il expliqua ridiculement tout ce qu’il avait dit ; il se rendit à plus que l’on ne voulut ; et il n’y eut que l’honnêteté et le bon sens de M. de Bouillon qui lui conservât la qualité de général, et le premier rang avec MM. de Bouillon et de La Mothe, également généraux avec lui, sous l’autorité de M. le prince de Conti, déclaré dès le même instant généralissime des armes du Roi, sous les ordres du Parlement.

Voilà ce qui se passa le matin du 11 janvier. L’après-dînée, M. d’Elbeuf, à qui l’on avait donné cette commission pour le consoler, somma la Bastille, et le soir il y eut une scène à l’Hôtel de Ville, de laquelle il est à propos de vous rendre compte, parce qu’elle eut beaucoup plus de suite qu’elle ne méritait. Noirmoutier, qui avait été fait la veille lieutenant général, sortit avec cinq cents chevaux de Paris pour pousser des escarmoucheurs des troupes que nous appelions des mazarins, qui venaient faire le coup de pistolet dans les faubourgs. Comme il revint descendre à l’Hôtel de Ville, il entra avec Matha, Laigues et La Boulaye, encore tout cuirassé, dans la chambre de Mme de Longueville, qui était toute pleine de dames. Ce mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons, qui étaient dans la salle, de trompettes qui étaient dans la place, donnait un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu’ailleurs. Noirmoutier, qui était grand amateur de L’Astrée, me dit : « Je m’imagine que nous sommes assiégés dans Marcilly. – Vous avez raison, lui répondis-je : Mme de Longueville est aussi belle que Galathée ; mais Marcillac (M. de La Rochefoucauld le père n’était pas encore mort) n’est pas si honnête homme que Lindamor. » Je m’aperçus, en me retournant, que le petit Courtin, qui était dans une croisée, pouvait m’avoir entendu : c’est ce que je n’ai jamais su au vrai ; mais je n’ai pu aussi jamais deviner d’autres causes de la première haine que M. de La Rochefoucauld a eue pour moi.

Je sais que vous aimez les portraits, et j’ai été fâché, par cette raison, de n’avoir pu vous en faire voir jusqu’ici presque aucun qui n’ait été de profil et qui n’ait été par conséquent fort imparfait. Il me semblait que je n’avais pas assez de grand jour dans ce vestibule dont vous venez de sortir, et où vous n’avez vu que les peintures légères des préalables de la guerre civile. Voici la galerie où les figures vous paraîtront dans leur étendue, et où je vous présenterai les tableaux des personnages que vous verrez plus avant dans l’action. Vous jugerez, par les traits particuliers que vous pourrez remarquer dans la suite, si j’en ai bien pris l’idée. Voici le portrait de la Reine, par lequel il est juste de commencer :

La Reine avait, plus que personne que j’aie jamais vu, de cette sorte d’esprit qui lui était nécessaire pour ne pas paraître sotte à ceux qui ne la connaissaient pas. Elle avait plus d’aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manières que de fond, plus d’inapplication à l’argent que de libéralité, plus de libéralité que d’intérêt, plus d’intérêt que de désintéressement, plus d’attachement que de passion, plus de dureté que de fierté, plus de mémoire des injures que des bienfaits, plus d’intention de piété que de piété, plus d’opiniâtreté que de fermeté, et plus d’incapacité que de tout ce que j’ai dit ci-dessus.

M. le duc d’Orléans avait, à l’exception du courage, tout ce qui était nécessaire à un honnête homme ; mais comme il n’avait rien, sans exception, de tout ce qui peut distinguer un grand homme, il ne trouvait rien dans lui-même qui pût ni suppléer ni même soutenir sa faiblesse. Comme elle régnait dans son cœur par la frayeur, et dans son esprit par l’irrésolution, elle salit tout le cours de sa vie. Il entra dans toutes les affaires, parce qu’il n’avait pas la force de résister à ceux qui l’y entraînaient pour leurs intérêts ; il n’en sortit jamais qu’avec honte, parce qu’il n’avait pas le courage de les soutenir. Cet ombrage amortit, dès sa jeunesse, en lui les couleurs même les plus vives et les plus gaies, qui devaient briller naturellement dans un esprit beau et éclairé, dans un enjouement aimable, dans une intention très bonne, dans un désintéressement complet et dans une facilité de mœurs incroyable.

Monsieur le Prince est né capitaine, ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui, à César et à Spinola. Il a égalé le premier ; il a passé le second. L’intrépidité est l’un des moindres traits de son caractère. La nature lui avait fait l’esprit aussi grand que le cœur. La fortune, en le donnant à un siècle de guerre, a laissé au second toute son étendue ; la naissance, ou plutôt l’éducation, dans une maison attachée et soumise au cabinet, a donné des bornes trop étroites au premier. L’on ne lui a pas inspiré d’assez bonne heure les grandes et générales maximes, qui sont celles qui font et qui forment ce que l’on appelle l’esprit de suite. Il n’a pas eu le temps de les prendre par lui-même, parce qu’il a été prévenu, dès sa jeunesse, par la chute imprévue des grandes affaires et par l’habitude au bonheur. Ce défaut a fait qu’avec l’âme du monde la moins méchante, il a fait des injustices ; qu’avec le cœur d’Alexandre, il n’a pas été exempt, non plus que lui, de faiblesse ; qu’avec un esprit merveilleux, il est tombé dans des imprudences ; qu’ayant toutes les qualités de François de Guise, il n’a pas servi l’État, en de certaines occasions, aussi bien qu’il le devait ; et qu’ayant toutes celles de Henri du même nom, il n’a pas poussé la faction où il le pouvait. Il n’a pu remplir son mérite, c’est un défaut ; mais il est rare, mais il est beau.

M. de Longueville avait, avec le beau nom d’Orléans, de la vivacité, de l’agrément, de la dépense, de la libéralité, de la justice, de la valeur, de la grandeur, et il ne fut jamais qu’un homme médiocre, parce qu’il eut toujours des idées qui furent infiniment au-dessus de sa capacité. Avec la grande qualité et les grands desseins, l’on n’est jamais compté pour rien ; quand l’on ne les soutient pas, l’on n’est pas compté pour beaucoup ; et c’est ce qui fait le médiocre.

M. de Beaufort n’en était pas jusqu’à l’idée des grandes affaires : il n’en avait que l’intention. Il en avait ouï parler aux Importants ; il en avait un peu retenu du jargon. Cela, mêlé avec les expressions qu’il avait tirées très fidèlement de Mme de Vendôme, formait une langue qui eût déparé le bon sens de Caton. Le sien était court et lourd, et d’autant plus qu’il était obscurci par la présomption. Il se croyait habile, et c’est ce qui le faisait paraître artificieux, parce que l’on connaissait d’abord qu’il n’avait pas assez d’esprit pour cette fin. Il était brave de sa personne, et plus qu’il n’appartenait à un fanfaron : il l’était en tout sans exception ; et jamais plus faussement qu’en galanterie. Il parlait et il pensait comme le peuple, dont il fut l’idole quelque temps : vous en verrez les raisons.

M. d’Elbeuf n’avait du cœur que parce qu’il est impossible qu’un prince de la maison de Lorraine n’en ait point. Il avait tout l’esprit qu’un homme qui a beaucoup plus d’art que de bon sens peut avoir. C’était le galimatias du monde le plus fleuri. Il a été le premier prince que la pauvreté ait avili ; et peut-être jamais homme n’a eu moins que lui l’art de se faire plaindre dans sa misère. La commodité ne le releva pas ; et s’il fût parvenu jusqu’à la richesse, l’on l’eût envié comme un partisan, tant la gueuserie lui paraissait propre et faite pour lui.

M. de Bouillon était d’une valeur éprouvée et d’un sens profond. Je suis persuadé, par ce que j’ai vu de sa conduite, que l’on a fait tort à sa réputation quand on l’a décriée. Je ne sais si l’on n’a point fait quelque faveur à son mérite, en le croyant capable de toutes les grandes choses qu’il n’a point faites.

M. de Turenne a eu, dès sa jeunesse, toutes les bonnes qualités, et il a acquis les grandes d’assez bonne heure. Il ne lui en a manqué aucune que celles dont il ne s’est pas avisé. Il avait presque toutes les vertus comme naturelles ; il n’a jamais eu le brillant d’aucune. L’on l’a cru plus capable d’être à la tête d’une armée que d’un parti, et je le crois aussi, parce qu’il n’était pas naturellement entreprenant. Mais toutefois qui le sait ? Il a toujours eu en tout, comme en son parler, de certaines obscurités qui ne se sont développées que dans les occasions, mais qui ne s’y sont jamais développées qu’à sa gloire.

Le maréchal de La Mothe avait beaucoup de cœur. Il était capitaine de la seconde classe ; il n’était pas homme de beaucoup de sens. Il avait assez de douceur et de facilité dans la vie civile. Il était très utile dans un parti, parce qu’il y était très commode.

J’oubliais presque M. le prince de Conti, ce qui est un bon signe pour un chef de parti. Je ne crois pas vous le pouvoir mieux dépeindre, qu’en vous disant que ce chef de parti était un zéro, qui ne multipliait que parce qu’il était prince du sang. Voilà pour le public. Pour ce qui était du particulier, la méchanceté faisait en lui ce que la faiblesse faisait en M. le duc d’Orléans. Elle inondait toutes les autres qualités, qui n’étaient d’ailleurs que médiocres et toutes semées de faiblesses.

Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d’intrigue, dès son enfance, et dans un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n’ont jamais été son faible ; et où il ne connaissait pas les grands, qui, d’un autre sens, n’ont pas été son fort. Il n’a jamais été capable d’aucune affaire, et je ne sais pourquoi ; car il avait des qualités qui eussent suppléé, en tout autre, celles qu’il n’avait pas. Sa vue n’était pas assez étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée ; mais son bon sens, très bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de mœurs, qui est admirable, devait récompenser plus qu’il n’a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle ; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n’a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n’est rien moins que vive. Je ne la puis donner à la stérilité de son jugement ; car, quoiqu’il ne l’ait pas exquis dans l’action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n’en connaissions pas la cause. Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat. Il n’a jamais été, par lui-même, bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être. Il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile s’était tourné, dans les affaires, en air d’apologie. Il croyait toujours en avoir besoin, ce qui joint à ses Maximes, qui ne marquent pas assez de foi en la vertu, et à sa pratique, qui a toujours été de chercher à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y était entré, me fait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l’eût pu, pour le courtisan le plus poli et pour le plus honnête homme à l’égard de la vie commune qui eût paru dans son siècle.

Mme de Longueville a naturellement bien du fonds d’esprit, mais elle en a encore plus le fin et le tour. Sa capacité, qui n’a pas été aidée par sa paresse, n’est pas allée jusqu’aux affaires, dans lesquelles la haine contre Monsieur le Prince l’a portée, et dans lesquelles la galanterie l’a maintenue. Elle avait une langueur dans les manières, qui touchait plus que le brillant de celles mêmes qui étaient plus belles. Elle en avait une, même dans l’esprit, qui avait ses charmes, parce qu’elle avait des réveils lumineux et surprenants. Elle eût eu peu de défauts, si la galanterie ne lui en eût donné beaucoup. Comme sa passion l’obligea à ne mettre la politique qu’en second dans sa conduite, d’héroïne d’un grand parti elle en devint l’aventurière. La grâce a rétabli ce que le monde ne lui pouvait rendre.

Mme de Chevreuse n’avait plus même de restes de beauté quand je l’ai connue. Je n’ai jamais vu qu’elle en qui la vivacité suppléât le jugement. Elle lui donnait même assez souvent des ouvertures si brillantes, qu’elles paraissaient comme des éclairs ; et si sages, qu’elles eussent pas été désavouées par les plus grands hommes de tous les siècles. Ce mérite toutefois ne fut que d’occasion. Si elle fût venue dans un siècle où il n’y eût point eu d’affaires, elle n’eût pas seulement imaginé qu’il y en pût avoir. Si le prieur des chartreux lui eût plu, elle eût été solitaire de bonne foi. M. de Lorraine, qui s’y attacha, la jeta dans les affaires ; le duc de Buckingham et le comte de Holland l’y entretinrent ; M. de Châteauneuf l’y amusa. Elle s’y abandonna, parce qu’elle s’abandonnait à tout ce qui plaisait à celui qu’elle aimait. Elle aimait sans choix, et purement parce qu’il fallait qu’elle aimât quelqu’un. Il n’était pas même difficile de lui donner, de partie faite, un amant ; mais dès qu’elle l’avait pris, elle l’aimait uniquement et fidèlement. Elle nous a avoué, à Mme de Rhodes et à moi, que par un caprice, ce disait-elle, de la fortune, elle n’avait jamais aimé le mieux ce qu’elle avait estimé le plus, à la réserve toutefois, ajouta-t-elle, du pauvre Buckingham. Son dévouement à sa passion, que l’on pouvait dire éternelle quoiqu’elle changeât d’objet, n’empêchait pas qu’une mouche ne lui donnât quelquefois des distractions ; mais elle en revenait toujours avec des emportements qui les faisaient trouver agréables. Jamais personne n’a fait moins d’attention sur les périls, et jamais femme n’a eu plus de mépris pour les scrupules et pour les devoirs : elle ne reconnaissait que celui de plaire à son amant.

Mlle de Chevreuse, qui avait plus de beauté que d’agrément, était sotte jusqu’au ridicule par son naturel. La passion lui donnait de l’esprit et même du sérieux et de l’agréable, uniquement pour celui qu’elle aimait ; mais elle le traitait bientôt comme ses jupes : elle les mettait dans son lit quand elles lui plaisaient ; elle les brûlait, par une pure aversion, deux jours après.

Madame la princesse Palatine estimait autant la galanterie qu’elle en aimait le solide. Je ne crois pas que la reine Elisabeth d’Angleterre ait eu plus de capacité pour conduire un État. Je l’ai vue dans la faction, je l’ai vue dans le cabinet, et je lui ai trouvé partout également de la sincérité.

Mme de Montbazon était d’une très grande beauté. La modestie manquait à son air. Sa morgue et son jargon eussent suppléé, dans un temps calme, à son peu d’esprit. Elle eut peu de foi dans la galanterie, nulle dans les affaires. Elle n’aimait rien que son plaisir et, au-dessus de son plaisir, son intérêt. Je n’ai jamais vu personne qui eût conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu.

Si ce n’était pas un espèce de blasphème de dire qu’il y a quelqu’un, dans notre siècle, plus intrépide que le grand Gustave et Monsieur le Prince, je dirais que ç’a été M. Molé, premier président. Il s’en est fallu beaucoup que son esprit n’ait été si grand que son cœur. Il ne laissait pas d’y avoir quelque rapport, par une ressemblance qui n’y était toutefois qu’en laid. Je vous ai déjà dit qu’il n’était pas congru dans sa langue, et il est vrai ; mais il avait une sorte d’éloquence qui, en choquant l’oreille, saisissait l’imagination. Il voulait le bien de l’État préférablement à toutes choses, même à celui de sa famille, quoiqu’il parût l’aimer trop pour un magistrat ; mais il n’eut pas le génie assez élevé pour connaître d’assez bonne heure le bien qu’il eût pu faire. Il présuma trop de son pouvoir ; il s’imagina qu’il modèrerait la cour et sa compagnie : il ne réussit ni à l’un ni à l’autre. Il se rendit suspect à tous les deux, et ainsi il fit du mal avec de bonnes intentions. La préoccupation y contribua beaucoup. Il était extrême en tout ; et j’ai même observé qu’il jugeait toujours des actions par les hommes et presque jamais des hommes par les actions. Comme il avait été nourri dans les formes du Palais, tout ce qui était extraordinaire lui était suspect. Il n’y a guère de disposition plus dangereuse en ceux qui se rencontrent dans les affaires où les règles ordinaires n’ont plus de lieu.

Le peu de part que j’ai eu dans celles dont il s’agit en ce lieu me pourrait peut-être donner la liberté d’ajouter ici mon portrait ; mais outre que l’on ne se connaît jamais assez bien pour se peindre naturellement soi-même, je vous confesse que je trouve une satisfaction si sensible à vous soumettre uniquement et absolument le jugement de tout ce qui me regarde, que je ne puis seulement me résoudre à m’en former, dans le plus intérieur de mon esprit, la moindre idée. Je reprends le fil de mon histoire.

Le commandement des armes ayant été réglé, comme je vous l’ai dit ci-dessus, l’on continua à travailler aux fonds nécessaires pour la levée et pour la subsistance des troupes. Toutes les compagnies et tous les corps s’unirent, et Paris enfanta, sans douleur, une armée complète, en huit jours. La Bastille se rendit, après avoir enduré, pour la forme, cinq ou six coups de canon. Ce fut un assez plaisant spectacle de voir les femmes à ce fameux siège, porter leurs chaises dans le jardin de l’Arsenal, où était la batterie, comme elles les portent au sermon.

M. de Beaufort, qui, depuis qu’il s’était sauvé du bois de Vincennes, s’était caché dans le Vendômois de maison en maison, arriva ce jour-là à Paris, et il vint descendre chez Prudhomme. Montrésor, qu’il avait envoyé quérir dès la porte de la ville, vint me trouver en même temps, pour me faire compliment de sa part et pour me dire qu’il serait, dans un quart d’heure, à mon logis. Je le prévins, j’allai chez Prudhomme ; et je ne trouvai pas que sa prison lui eût donné plus de sens. Il est toutefois vrai qu’elle lui avait donné plus de réputation. Il l’avait soutenue avec fermeté, il en était sorti avec courage ; ce lui était même un mérite que de n’avoir pas quitté les bords de Loire dans un temps où il est vrai qu’il fallait et de l’adresse et de la fermeté pour s’y tenir.

Il n’est pas difficile de faire valoir, dans le commencement d’une guerre civile, le mérite de tous ceux qui font mal à la cour. C’en est un grand que de n’y être pas bien. Comme il y avait déjà quelque temps qu’il m’avait fait assurer par Montrésor qu’il serait très aise de prendre liaison avec moi, et que je prévoyais bien l’usage auquel je le pourrais mettre, j’avais jeté, par intervalles et sans affectation, dans l’esprit du peuple, des bruits avantageux pour lui. J’avais orné de mille et mille couleurs une entreprise que le Cardinal avait fait faire sur lui par Du Hamel. Montrésor, qui l’informait avec exactitude des obligations qu’il m’avait, avait mis toutes les dispositions nécessaires pour une grande union entre nous. Vous croyez aisément qu’elle ne lui était pas désavantageuse en l’état où j’étais dans le parti ; et elle m’était comme nécessaire, parce que ma profession pouvant m’embarrasser en mille rencontres, j’avais besoin d’un homme que je pusse, dans les conjonctures, mettre devant moi. Le maréchal de La Mothe était si dépendant de M. de Longueville, que je ne m’en pouvais pas répondre. M. de Bouillon n’était pas un sujet à être gouverné. Il me fallait un fantôme, mais il ne me fallait qu’un fantôme ; et par bonheur pour moi, il se trouva que ce fantôme fut petit-fils d’Henri le Grand ; qu’il parla comme on parle aux Halles, ce qui n’est pas ordinaire aux enfants d’Henri le Grand, et qu’il eut de grands cheveux bien longs et bien blonds. Vous ne pouvez vous imaginer le poids de ces circonstances, vous ne pouvez concevoir l’effet qu’elles firent dans le peuple.

Nous sortîmes ensemble de chez Prudhomme, pour aller voir M. le prince de Conti. Nous nous mîmes en même portière. Nous nous arrêtâmes dans la rue Saint-Denis et dans la rue Saint-Martin. Je nommai, je louai et je montrai M. de Beaufort. Le feu prit en moins d’un instant. Tous les hommes crièrent : « Vive Beaufort ! » Toutes les femmes le baisèrent ; et nous eûmes, sans exagération, à cause de la foule, peine de passer jusqu’à l’Hôtel de Ville. Il présenta, le lendemain, requête au Parlement, par laquelle il demandait à être reçu à se justifier de l’accusation intentée contre lui, d’avoir entrepris contre la personne du Cardinal : ce qui fut accordé et exécuté le jour d’après.

MM. de Luynes et de Vitry arrivèrent dans le même temps à Paris, pour entrer dans le parti ; et le Parlement donna ce fameux arrêt par lequel il ordonna que tous les deniers royaux étant dans toutes les recettes générales et particulières du royaume seraient saisis et employés à la défense commune.

Monsieur le Prince établit de sa part ses quartiers. Il posta le maréchal du Plessis à Saint-Denis, le maréchal de Gramont à Saint-Cloud, et Palluau, qui a été depuis le maréchal de Clérembault, à Sèvres. L’activité naturelle à Monsieur le Prince fut encore merveilleusement allumée par la colère qu’il eut de la déclaration de M. le prince de Conti et de M. de Longueville, qui avait jeté la cour dans une défiance si grande de ses intentions, que le Cardinal, ne doutant point d’abord qu’il ne fût de concert avec eux, fut sur le point de quitter la cour, et ne se rassura point qu’il ne l’eût vu de retour à Saint-Germain des quartiers où il était allé donner les ordres. En arrivant, il y éclata avec fureur contre Mme de Longueville particulièrement, à qui Mme la Princesse la mère, qui était aussi à Saint-Germain, en écrivit le lendemain tout le détail. Je lus ces mots, qui étaient dans la même lettre : « L’on est ici si déchaîné contre le coadjuteur, qu’il faut que j’en parle comme les autres. Je ne puis toutefois m’empêcher de le remercier de ce qu’il a fait pour la pauvre reine d’Angleterre. »

Cette circonstance est curieuse pour la rareté du fait. Cinq ou six jours avant que le Roi sortît de Paris, j’allai chez la reine d’Angleterre, que je trouvai dans la chambre de madame sa fille, qui a été depuis Mme d’Orléans. Elle me dit d’abord : « Vous voyez, je viens tenir compagnie à Henriette. La pauvre enfant n’a pu se lever aujourd’hui faute de feu. » Le vrai était qu’il y avait six mois que le Cardinal n’avait fait payer la reine de sa pension ; que les marchands ne voulaient plus fournir, et qu’il n’y avait pas un morceau de bois dans la maison. Vous me faites bien la justice d’être persuadée que Madame d’Angleterre ne demeura pas, le lendemain, au lit, faute d’un fagot ; mais vous croyez bien aussi que ce n’était pas ce que Madame la Princesse voulait dire dans son billet. Je m’en ressouvins au bout de quelques jours. J’exagérai la honte de cet abandonnement, et le Parlement envoya quarante mille livres à la reine d’Angleterre. La postérité aura peine à croire qu’une fille d’Angleterre, et petite-fille de Henri le Grand, ait manqué d’un fagot pour se lever au mois de janvier dans le Louvre et sous les yeux d’une cour de France. Nous avons horreur, en lisant les histoires, de lâchetés moins monstrueuses que celle-là ; et le peu de sentiment que je trouvai dans la plupart des esprits sur ce fait m’a obligé de faire, je crois, plus de mille fois cette réflexion, que les exemples du passé touchent sans comparaison plus les hommes que ceux de leur siècle. Nous nous accoutumons à tout ce que nous voyons ; et je vous ai dit quelquefois que je ne sais si le consulat du cheval de Caligula nous aurait autant surpris que nous nous l’imaginons.

Le parti ayant pris sa forme, il n’y manquait plus que l’établissement du cartel, qui se fit sans négociation. Un cornette de mon régiment ayant été pris prisonnier par un parti de celui de La Villette, fut mené à Saint-Germain, et la Reine commanda sur l’heure que l’on lui tranchât la tête. Le grand prévôt, qui ne douta point de la conséquence, et qui était assez de mes amis, m’en avertit, et j’envoyai, en même temps, un trompette à Palluau, qui commandait dans le quartier de Sèvres, avec une lettre très ecclésiastique, mais qui faisait entendre les inconvénients de la suite, d’autant plus proche que nous avions aussi des prisonniers, entre autres M. d’Olonne qui avait été arrêté comme il voulait se sauver habillé en laquais. Palluau alla sur l’heure à Saint-Germain, où il représenta les conséquences de cette exécution. L’on obtint de la Reine, à toute peine, qu’elle fût différée jusqu’au lendemain ; l’on lui fit comprendre, après, l’importance de la chose ; l’on échangea mon cornette, et ainsi le quartier s’établit insensiblement.

Je ne m’étendrai pas à vous rendre compte du détail de ce qui se passa dans le siège de Paris, qui commença le 9 janvier 1649 et qui fut levé le premier avril de la même année, et je me contenterai de vous en dater seulement les journées les plus considérables. Mais avant que de descendre à ce particulier, je crois qu’il est à propos de faire deux ou trois remarques qui méritent de la réflexion.

La première est qu’il n’y eut jamais ombre de mouvement dans la ville, quoique tous les passages des rivières fussent fermés et occupés par les ennemis, et que leurs partis courussent continuellement du côté de la terre. L’on peut dire même que l’on n’y reçut presque aucune incommodité ; et l’on doit ajouter qu’il ne parut pas que l’on en eût seulement peur, que le 23 janvier, et le 9 et 10 mars, où l’on vit dans les marchés une petite étincelle d’émotion, plutôt causée par la malice et par l’intérêt des boulangers que par le manquement de pain.

La seconde est qu’aussitôt que Paris se fut déclaré, tout le royaume s’ébranla. Le parlement d’Aix, qui arrêta le comte d’Alais, gouverneur de Provence, s’unit à celui de Paris. Celui de Rouen, où M. de Longueville était allé dès le 20 janvier, fit la même chose. Celui de Toulouse fut sur le penchant, et ne fut retenu que par la nouvelle de la conférence de Rueil, dont je vous parlerai dans la suite. Le prince d’Harcourt, qui est M. le duc d’Elbeuf d’aujourd’hui, se jeta dans Montreuil, dont il était gouverneur, et prit le parti du Parlement. Reims, Tours et Poitiers prirent les armes en sa faveur. Le duc de La Trémoille fit publiquement des levées pour lui ; le duc de Retz lui offrit ses services et Belle-Île. Le Mans chassa son évêque et toute la maison de Lavardin, qui était attachée à la cour ; et Bordeaux n’attendait pour se déclarer que les lettres que le parlement de Paris avait écrit à toutes les compagnies souveraines et à toutes les villes du royaume, pour les exhorter à s’unir avec lui contre l’ennemi commun. Ces lettres furent interceptées du côté de Bordeaux.

La troisième remarque est que dans le cours de ces trois mois de blocus, pendant lesquels le Parlement s’assemblait réglément tous les matins et quelquefois même les après-dînées, l’on n’y traita, au moins pour l’ordinaire, que de matières si légères et si frivoles, qu’elles eussent pu être terminées par deux commissaires, en un quart d’heure à chaque matin. Les plus ordinaires étaient des avis que l’on recevait, à tous les instants, des meubles ou de l’argent que l’on prétendait être cachés chez les partisans et chez les gens de la cour. De mille, il ne s’en trouva pas dix de fondés ; et cet entêtement, joint à l’acharnement que l’on avait à ne se point départir des formes, en des affaires qui y étaient directement opposées, me fit connaître de très bonne heure que les compagnies qui sont établies pour le repos ne peuvent jamais être propres au mouvement. Je reviens au détail.

Le 18 janvier, je fus reçu conseiller au Parlement, pour y avoir place et voix délibérative en l’absence de mon oncle ; et l’après-dînée, nous signâmes, chez M. de Bouillon, un engagement que les principales personnes du parti prirent ensemble. En voici les noms : MM. de Beaufort, de Bouillon, de La Mothe, de Noirmoutier, de Vitry, de Brissac, de Maure, de Matha, de Cugnac, de Barrière, de Sillery, de La Rochefoucauld, de Laigues, de Béthune, de Luynes, de Chaumont, de Saint-Germain, d’Achon et de Fiesque.

Le 21 du même mois, l’on lut, l’on examina et l’on publia ensuite les remontrances par écrit que le Parlement avait ordonné, en donnant l’arrêt contre le cardinal Mazarin, devoir être faites au Roi. Elles étaient sanglantes contre le ministre, et elles ne servirent proprement que de manifeste, parce que l’on ne les voulut pas recevoir à la cour, où l’on prétendait que le Parlement, que l’on y avait supprimé, par une déclaration, comme rebelle, ne pouvait plus parler en corps.

Le 24, MM. de Beaufort et de La Mothe sortirent pour une entreprise qu’ils avaient formée sur Corbeil. Elle fut prévenue par Monsieur le Prince, qui y jeta des troupes.

Le 25, l’on saisit tout ce qui se trouva dans la maison du Cardinal.

Le 29, M. de Vitry, étant sorti avec un parti de cavalerie pour amener madame sa femme, qui venait de Coubert à Paris, trouva dans la vallée de Fescan les Allemands du bois de Vincennes, qu’il poussa jusque dans les barrières du château. Tancrède, le prétendu fils de M. de Rohan, qui s’était déclaré pour nous la veille, fut tué malheureusement en cette petite occasion.

Le premier février, M. d’Elbeuf mit garnison dans Brie-Comte-Robert, pour favoriser le passage des vivres qui venaient de la Brie.

Le 8 du même mois, Talon, l’un des avocats généraux ; proposa au Parlement de faire quelque pas de respect et de soumission vers la Reine, et sa proposition fut appuyée par Monsieur le Premier Président et par M. le président de Mesmes. Mais elle fut rejetée de toute la Compagnie, même avec un fort grand bruit, parce que l’on la crut avoir été faite de concert avec la cour. Je ne le crois pas ; mais j’avoue que le temps de la faire n’était pas pris dans les règles de la bienséance. Aucun des généraux n’y était présent, et je m’y opposai fortement par cette raison.

Le soir du même jour, Clanleu, que nous avions mis dans Charenton avec trois mille hommes, eut avis que M. d’Orléans et Monsieur le Prince marchaient à lui avec sept mille hommes de pied et quatre mille chevaux et du canon. Je reçus en même temps un billet de Saint-Germain, qui portait la même nouvelle.

M. de Bouillon, qui était au lit attaqué de la goutte, ne croyant pas la place tenable, fut d’avis d’en retirer les troupes et de garder seulement le milieu du pont. M. d’Elbeuf, qui aimait Clanleu et qui croyait qu’il lui ferait acquérir de l’honneur à bon marché, parce qu’il ne se persuadait pas que l’avis fût véritable, ne fut pas du même sentiment. M. de Beaufort se piqua de bravoure. Le maréchal de La Mothe crut, à ce qu’il m’a avoué depuis, que Monsieur le Prince ne hasarderait pas cette attaque à la vue de nos troupes, qui se pouvaient poster trop avantageusement. M. le prince de Conti se laissa aller au plus grand bruit, comme tous les hommes faibles ont accoutumé de faire. L’on manda à Clanleu de tenir, et l’on lui promit d’être à lui à la pointe du jour ; mais l’on ne lui tint pas parole. Il fallut un temps infini pour faire sortir des troupes hors de Paris. L’on ne fut en bataille sur la hauteur de Fescan qu’à sept heures du matin, quoique l’on eût commencé à défiler dès les onze heures du soir. Monsieur le Prince attaqua Charenton à la pointe du jour ; il l’emporta, après y avoir perdu M. de Châtillon, qui était lieutenant général dans son armée. Clanleu se fit tuer, ayant refusé quartier ; nous y perdîmes quatre-vingts officiers ; il n’y en eut que douze ou quinze de tués de l’armée de Monsieur le Prince. Comme notre armée commençait à marcher, elle vit la sienne, sur deux lignes, sur l’autre côté de la hauteur. Aucun des partis ne se pouvait attaquer, parce qu’aucun ne se voulait exposer à l’autre, à la descente du vallon. L’on se regarda et l’on s’escarmoucha tout le jour, et Noirmoutier, à la faveur de ces escarmouches, fit un détachement de mille chevaux, sans que Monsieur le Prince s’en aperçût, et il alla du côté d’Étampes pour escorter un fort grand convoi de toute sorte de bétail qui s’y était assemblé. Il est à remarquer que toutes les provinces accouraient à Paris, et parce que l’argent y était en abondance et parce que tous les peuples étaient presque également passionnés pour sa défense.

Le 10, M. de Beaufort et M. de La Mothe sortirent pour favoriser le retour de Noirmoutier, et ils trouvèrent le maréchal de Gramont dans la plaine de Villejuif, qui avait deux mille hommes de pied des gardes suisses et françaises, et deux mille chevaux. Nerlieu, cadet de Beauvau, bon officier, qui commandait la cavalerie de Mazarin, étant venu avec beaucoup de vigueur à la charge, fut tué par les gardes de M. de Beaufort dans la porte de Vitry. Brionne, père de celui que vous connaissez, arracha l’épée à M. de Beaufort. Les ennemis plièrent, leur infanterie même s’étonna, et il est constant que les piques des bataillons des gardes commençaient à se toucher à faire un cliquetis qui est toujours marque de confusion, quand le maréchal de La Mothe fit faire halte et ne voulut pas exposer le convoi, qui commençait à paraître, à l’incertitude d’un combat. Le maréchal de Gramont se retira, et le convoi entra dans Paris, accompagné, je crois, de plus de cent mille hommes, qui étaient sortis en armes au premier bruit qui avait couru que M. de Beaufort était engagé.

Le 11, Brillac, conseiller des Enquêtes et homme de réputation dans le Parlement, dit, en pleine assemblée des chambres, qu’il fallait penser à la paix ; que le bourgeois se lassait de fournir à la subsistance des troupes, et que tout retomberait à la fin sur la Compagnie ; qu’il savait de science certaine que la proposition d’un accommodement serait très agréée par la cour. Aubry, président de la Chambre des comptes, avait parlé la veille au même sens dans le conseil de l’Hôtel de Ville ; et vous allez voir que l’on se servait, à Saint-Germain, de la crédulité de ces deux hommes, dont le premier n’avait de capacité que pour le Palais et le second n’en avait pour rien : vous allez-voir, dis-je, que l’on s’en servait à Saint-Germain pour couvrir une entreprise que l’on y avait formée sur Paris. Le Parlement s’échauffa beaucoup touchant la proposition. L’on contesta de part et d’autre assez longtemps ; et il fut enfin résolu que l’on en délibèrerait le lendemain matin.

Le lendemain, qui fut le 12 février, Michel, qui commandait la garde de la porte Saint-Honoré, vint avertir le Parlement qu’il s’y était présenté un héraut revêtu de sa cotte d’armes et accompagné de deux trompettes, qui demandait de parler à la Compagnie, et qui avait trois paquets, l’un pour elle, l’autre pour M. le prince de Conti, et l’autre pour l’Hôtel de Ville. Cette nouvelle arriva justement dans le moment que l’on était encore devant le feu de la Grande Chambre, et que l’on était sur le point de s’asseoir ; tout le monde s’y entretenait de ce qui était arrivé la veille, à onze heures du soir, dans les Halles, où le chevalier de La Valette avait été pris, semant des billets très injurieux pour le Parlement et encore plus pour moi. Il fut amené à l’Hôtel de Ville, où je le trouvai sur les degrés comme je descendais de la chambre de Mme de Longueville. Comme je le connaissais extrêmement, je lui fis civilité, et je fis même retirer une foule de peuple qui le maltraitait. Mais je fus bien surpris quand je vis qu’au lieu de répondre à mes honnêtetés, il me dit d’un ton fier : « Je ne crains rien ; je sers mon Roi. » Je fus moins étonné de sa manière d’agir quand l’on me fit voir ces placards, qui ne se fussent pas à la vérité accordés avec des compliments. Les bourgeois m’en mirent entre les mains cinq ou six cents copies, trouvées dans son carrosse. Il continua à me parler hautement. Je ne changeai pas pour cela de ton avec lui. Je lui témoignai la douleur que j’avais de le voir dans le malheur, et le prévôt des marchands l’envoya prisonnier à la Conciergerie.

Cette aventure, qui n’avait pas déjà beaucoup de rapport avec les bonnes dispositions de la cour à la paix, dont Brillac et le président Aubry s’étaient vantés d’être si bien informés, cette aventure, dis-je, jointe à l’apparition d’un héraut, qui paraissait comme sorti d’une machine, à point nommé, ne marquait que trop visiblement un dessein formé. Tout le Parlement le voyait comme tout le reste du monde ; mais tout ce Parlement était tout propre à s’aveugler dans la pratique, parce qu’il est si accoutumé, par les règles de la justice ordinaire, à s’attacher aux formalités, que dans les extraordinaires il ne les peut jamais démêler de la substance. « Il faut prendre garde à ce héraut ; il ne vient pas pour rien ; voilà trop de circonstances ensemble ; l’on amuse par des propositions, l’on envoie des semeurs de billets pour soulever le peuple ; un héraut paraît le lendemain : il y a du mystère. » Voilà ce que toute la Compagnie disait, qui ajoutait : « Mais que faire ? Un parlement refuser d’entendre un héraut de son roi ! un héraut que l’on ne refuse même jamais de la part d’un ennemi ! » Tous parlaient sur ce ton, et il n’y avait de différence que le plus haut et le plus bas. Ceux qui étaient dévoués à la cour éclataient ; ceux qui étaient bien intentionnés pour le parti ne prononçaient pas si fermement les dernières syllabes. L’on envoya prier M. le prince de Conti et messieurs les généraux de venir prendre leur place ; et pendant que l’on attendait, les uns dans la Grande Chambre, les autres dans la seconde, les autres dans la quatrième, je pris le bonhomme Broussel à part, et je lui ouvris un expédient qui ne me vint dans l’esprit qu’un quart d’heure devant que l’on eût pris séance.

Ma première vue, quand je connus que le Parlement se disposait à donner entrée au héraut, fut de faire prendre les armes à toutes les troupes, de le faire passer dans les files en grande cérémonie, et de l’environner tellement, sous prétexte d’honneur, qu’il ne fût presque point vu et nullement entendu du peuple. La seconde fut meilleure : je proposai à Broussel, qui, comme des plus anciens de la Grande Chambre, opinait des premiers, de dire qu’il ne concevait pas l’embarras où l’on témoignait être dans cette rencontre ; qu’il n’y avait qu’un parti, qui était de refuser toute audience et même toute entrée au héraut, sur ce que ces sortes de gens n’étaient jamais envoyés qu’à des ennemis ou à des égaux ; que cet envoi n’était qu’un artifice très grossier du cardinal Mazarin, qui s’imaginait qu’il aveuglerait assez et le Parlement et la Ville pour les obliger à faire le pas du monde le plus irrespectueux et le plus criminel, sous prétexte d’obéissance. Le bonhomme Broussel, qui demeura persuadé de la force de ce raisonnement, quoiqu’il n’eût assurément qu’une apparence très légère, le poussa jusqu’aux larmes. Toute la Compagnie s’en émut. L’on comprit que cette réponse était la naturelle. Le président de Mesmes, qui voulut alléguer des exemples de vingt-cinq ou trente hérauts envoyés par des rois à leurs sujets, fut repoussé et sifflé comme si il eût dit la chose la plus extravagante ; l’on ne voulut presque pas écouter ceux qui opinèrent au contraire, et il passa à refuser l’entrée de la ville au héraut, et de charger messieurs les gens du Roi d’aller à Saint-Germain rendre raison à la Reine de ce refus.

M. le prince de Conti et l’Hôtel de Ville se servirent du même prétexte pour ne pas entendre le héraut et pour ne pas recevoir les paquets, qu’il laissa, le lendemain, sur la barrière de la porte Saint-Honoré. Cet incident, joint à la prise du chevalier de La Valette, fit que l’on ne se ressouvint pas seulement de la résolution que l’on avait faite, la veille, de délibérer sur la proposition de Brillac. L’on n’eut que de l’horreur et de la défiance pour ces fausses lueurs d’accommodement ; et l’on s’aigrit bien davantage, quelques jours après, dans lesquels on apprit le détail de l’entreprise. Le chevalier de La Valette, esprit noir, mais déterminé, et d’une valeur propre et portée à entreprendre, ce qui n’a pas été ordinaire à celle de notre siècle, avait formé le dessein de nous tuer, M. de Beaufort et moi, sur les degrés du Palais, et de se servir pour cet effet du trouble et de la confusion qu’il espérait qu’un spectacle aussi extraordinaire que celui de ce héraut jetterait dans la ville. La cour a toujours nié ce complot à l’égard de notre assassinat ; mais elle avoua et respecta même le chevalier de La Valette à l’égard des placards. Ce que je sais, de science certaine, est que Cohon, évêque de Dol, dit l’avant-veille à l’évêque d’Aire que M. de Beaufort et moi ne serions pas en vie dans trois jours, et il lui parla, dans la même conversation, de Monsieur le Prince comme d’un homme qui n’était pas assez décisif, et auquel on ne pouvait pas dire toute chose. Cela m’a fait juger que Monsieur le Prince ne savait pas le fond du dessein du chevalier de La Valette. J’ai toujours oublié de lui en parler.

Le 19, M. le prince de Conti dit au Parlement qu’il y avait au parquet des huissiers un gentilhomme envoyé de M. l’archiduc Léopold, gouverneur des Pays-Bas pour le roi d’Espagne, et que ce gentilhomme demandait audience à la Compagnie. Les gens du Roi entrèrent, au dernier mot du discours de M. le prince de Conti, pour rendre compte de ce qu’ils avaient fait à Saint-Germain, où ils avaient été reçus admirablement. La Reine avait extrêmement agréé les raisons pour lesquelles la Compagnie avait refusé l’entrée au héraut ; et elle avait assuré les gens du Roi que bien qu’en l’état où étaient les choses, elle ne pût pas reconnaître les délibérations du Parlement pour des arrêts d’une compagnie souveraine, elle ne laissait pas de recevoir avec joie les assurances que la compagnie lui donnait de son respect et de sa soumission ; et que pour peu que le Parlement donnât d’effet à ses assurances, elle lui donnerait toutes les marques de sa bonté, et en général et en particulier. Talon, avocat général, et qui parlait toujours avec dignité et avec force, fit ce rapport avec tous les ornements qu’il lui put donner, et il conclut par une assurance qu’il donna lui-même, en termes fort pathétiques, à la Compagnie, que si elle voulait faire une députation à Saint-Germain, elle y serait très bien reçue et pourrait être d’un grand acheminement à la paix. Le premier président lui ayant dit ensuite qu’il y avait à la porte de la Grande Chambre un envoyé de l’archiduc, Talon, qui était habile, en prit sujet de fortifier son opinion. Il marqua que la Providence faisait naître, ce lui semblait, cette occasion pour avoir plus de lieu de témoigner encore davantage au Roi la fidélité du Parlement en ne donnant point d’audience à l’envoyé, et en rendant simplement compte à la Reine du respect que l’on conservait pour elle en la refusant. Comme cette apparition d’un député d’Espagne dans le parlement de Paris fait une scène qui n’est pas fort ordinaire dans notre histoire, reprenons-la d’un peu de plus loin.

Vous avez déjà vu que Saint-Ibal, qui avait correspondance avec le comte de Fuensaldagne, m’avait pressé, de temps en temps, de lier un commerce avec lui, et je vous ai aussi rendu compte des raisons qui m’en avaient empêché. Comme je vis que nous étions assiégés, que le Cardinal envoyait Vautorte en Flandres pour commencer quelques négociations avec les Espagnols, et que je connus que notre parti était assez formé pour n’être pas chargé en mon particulier de l’union avec les ennemis de l’État, je ne fus plus si scrupuleux, et je fis écrire à Saint-Ibal, qui n’était plus en France, et qui était tantôt à La Haye et tantôt à Bruxelles, qu’en l’état où étaient les affaires, je croyais pouvoir écouter avec honneur les propositions que l’on me pourrait faire pour le secours de Paris ; que je le priais toutefois de faire en sorte que l’on ne s’adressât pas à moi directement et que je ne parusse en rien de ce qui serait public. Ce qui m’engagea d’écrire, en ce sens, à Saint-Ibal, fut qu’il m’avait fait dire lui-même par Montrésor que les Espagnols, qui savaient qu’il n’y avait que moi à Paris qui fût proprement maître du peuple, et qui voyaient que je ne leur faisais point parler, commençaient à s’imaginer que je pouvais avoir quelques mesures à la cour qui m’en empêchaient ; et qu’ainsi ne comptant rien, à l’égard de Paris, sur les autres généraux, ils pourraient bien donner dans les offres immenses que le Cardinal leur faisait faire tous les jours. Je connus, par un mot que Mme de Bouillon laissa échapper, qu’elle en savait autant que Saint-Ibal ; et de concert avec monsieur son mari et avec elle, je fis le pas dont je viens de vous rendre compte, et j’insinuai, du même concert, que l’on nous ferait plaisir de faire ouvrir la scène par M. d’Elbeuf. Comme il avait été, dans le temps du cardinal de Richelieu, douze ou quinze ans en Flandres, à la pension d’Espagne, la voie paraissait toute naturelle. Elle fut prise aussitôt qu’elle fut proposée. Le comte de Fuensaldagne fit partir, dès le lendemain, Arnolfini, moine bernardin, qu’il fit habiller en cavalier, sous le nom de don Joseph de Illescas. Il arriva chez M. d’Elbeuf, à deux heures après minuit, et il lui donna un petit billet de créance ; il la lui expliqua telle que vous vous la pouvez imaginer.

M. d’Elbeuf se crut le plus considérable homme du parti ; et le lendemain, au sortir du Palais, il nous mena tous dîner chez lui, c’est-à-dire tous ceux qui étaient les plus considérables, en nous disant qu’il avait une affaire importante à nous communiquer. M. le prince de Conti, MM. de Beaufort et de La Mothe, et les présidents Le Coigneux, de Bellièvre, de Nesmond, de Novion et Viole s’y trouvèrent. M. d’Elbeuf, qui était grand saltimbanque de son naturel, commença la comédie par la tendresse qu’il avait pour le nom français, qui ne lui avait pas permis d’ouvrir seulement un petit billet qu’il avait reçu d’un lieu suspect. Ce lieu ne fut nommé qu’après deux ou trois circonlocutions toutes pleines de scrupules et de mystères, et le président de Nesmond, qui, avec le feu d’un esprit gascon, était l’homme du monde le plus simple, remplit la seconde scène d’aussi bonne foi qu’il y avait eu d’art à la première. Il regarda ce billet que M. d’Elbeuf avait jeté sur la table, très proprement recacheté, comme l’holocauste du sabbat. Il dit que M. d’Elbeuf avait grand tort d’appeler des membres du Parlement à une action de cette nature. Enfin le président Le Coigneux, qui s’impatienta de toutes ces niaiseries, prit le billet, qui avait effectivement bien plus l’air d’un poulet que d’une lettre de négociation ; il l’ouvrit, et après avoir lu ce qu’il contenait, qui n’était qu’une simple créance, et avoir entendu de la bouche de M. d’Elbeuf ce que le porteur de la créance lui avait dit, nous fit une pantalonnade digne des premières scènes de la pièce. Il tourna en ridicule toutes les façons qui venaient d’être faites ; il alla au-devant de celles qui s’allaient faire ; et l’on conclut, d’une commune voix, à ne pas rejeter le secours d’Espagne. La difficulté fut en la manière de le recevoir : elle n’était pas, dans la vérité, médiocre, pour beaucoup de circonstances particulières.

Mme de Bouillon, qui s’était ouverte avec moi, la veille, du commerce qu’elle avait avec Espagne, m’avait expliqué les intentions de Fuensaldagne, qui étaient de s’engager avec nous, pourvu qu’il fût assuré, de son côté, que nous nous engagerions avec lui. Cet engagement ne se pouvait prendre de notre part que par le Parlement ou par moi. Il doutait fort du Parlement, dont il voyait les deux principaux chefs, le premier président et le président de Mesmes, incapables d’aucune proposition. Le peu d’ouverture que je lui avais donné jusque-là à négocier avec moi, faisait qu’il ne se fondait guère davantage sur ma conduite. Il n’ignorait pas ni le peu de pouvoir ni le peu de sûreté de M. d’Elbeuf ; il savait que M. de Beaufort était entre mes mains, et de plus que son crédit, à cause de son incapacité, n’était qu’une fumée. Les incertitudes perpétuelles de M. de Longueville et le peu de sens du maréchal de La Mothe ne l’accommodaient pas. Il se fût fié en M. de Bouillon ; mais M. de Bouillon ne lui pouvait pas répondre de Paris : il n’y avait aucun pouvoir ; et, même la goutte, qui l’empêchait d’agir, avait donné lieu aux gens de la cour à jeter des soupçons contre lui dans les esprits du peuple. Toutes ces considérations, qui embarrassaient Fuensaldagne, et qui le pouvaient fort aisément obliger à chercher ses avantages du côté de Saint-Germain, où l’on appréhendait avec raison sa jonction avec nous : toutes ces considérations, dis-je, ne se pouvaient rectifier pour le bien du parti que par un traité du Parlement avec Espagne, qui était impossible, ou par un engagement que je prisse moi-même, tout à fait positif.

Saint-Ibal, qui se ressouvenait qu’il avait autrefois écrit sous moi une instruction par laquelle je proposais cet engagement positif, ne doutait pas que je ne fusse encore dans la même disposition, puisque je m’étais résolu à écouter ; et quoique Fuensaldagne ne fût pas de son avis, par la raison que je vous ai tantôt marquée, il ne laissa pas de charger l’envoyé de le tenter et de me témoigner même qu’il ne ferait aucun pas pour nous sans ce préalable. Cet envoyé, qui, avant que de voir M. d’Elbeuf, avait eu deux jours de conférence avec M. et Mme de Bouillon, s’en était clairement expliqué avec eux, et c’est ce qui avait obligé la dernière à s’expliquer encore davantage avec moi, sur ce détail, qu’elle n’avait fait jusque-là. Ce que la nécessité d’un secours prompt et pressant m’avait fait résoudre autrefois de proposer, par l’instruction dont je viens de vous parler, n’était plus mon compte. Il ne pouvait plus y avoir de secret dans le traité, qui, de nécessité, devait être en commun avec des généraux dont les uns m’étaient suspects et les autres m’étaient redoutables. J’apercevais que M. de La Rochefoucauld avait fort altéré les bons sentiments de Mme de Longueville et la force du maréchal de La Mothe, et que par conséquent je ne pouvais pas compter sur M. le prince de Conti. Je n’ai rien à vous dire de M. d’Elbeuf. Je considérais M. de Bouillon, soutenu par l’Espagne, avec laquelle il avait, à cause de Sedan, les intérêts du monde les plus naturels, comme un nouveau duc de Mayenne qui en aurait mille autres, au premier jour, tout à fait séparés de ceux de Paris, et qui pourrait bien avec le temps, assisté de l’intrigue et de l’argent de Castille, chasser le coadjuteur de Paris, comme le vieux M. de Mayenne en avait chassé à la Ligue le cardinal de Gondi, son grand-oncle. Dans la conférence que j’eus avec M. et Mme de Bouillon touchant l’envoyé, je ne leur cachai rien de mes raisons, sans en excepter même la dernière, que j’assaisonnai, comme vous pouvez juger, de toute la raillerie la plus douce et la plus honnête qui me fut possible. Mme de Bouillon, qui ne faisait, ou plutôt qui ne disait jamais de galanterie que de concert avec son mari, n’oublia rien de toute celle qui l’eût rendue l’une des plus aimables personnes du monde, quand même elle eût été aussi laide qu’elle était belle, pour me persuader que je ne devais point balancer à traiter ; et que monsieur son mari et moi, joints ensemble, emporterions toujours si fort la balance, que les autres ne nous pourraient faire aucune peine.

M. de Bouillon, qui connaissait très bien ce que je pensais et que je parlais selon mes véritables intérêts, revint tout d’un coup à mon avis, par une manière qui devrait être très commune et qui est cependant très rare. Je n’ai jamais vu que lui qui ne contestât jamais ce qu’il ne croyait pas pouvoir obtenir. Il entra même obligeamment dans mes sentiments. Il dit à Mme de Bouillon que je jouais le droit du jeu, au poste où j’étais ; que la guerre civile pourrait s’éteindre le lendemain ; que j’étais archevêque de Paris pour toute ma vie ; que j’avais plus d’intérêt que personne à sauver la ville ; mais que je n’en avais pas un moindre à ne m’en point détacher pour les suites ; et qu’il convenait, après ce que je venais de lui dire, que tout se pouvait concilier. Il me fit pour cela une ouverture qui ne m’était point venue dans l’esprit, que je n’approuvai pas d’abord, parce qu’elle me parut impraticable, et à laquelle je me rendis à mon tour après l’avoir examinée : ce fut d’obliger le Parlement à entendre l’envoyé, ce qui ferait presque tous les effets que nous pourrions souhaiter. Les Espagnols, qui ne s’y attendaient point, seraient surpris fort agréablement ; le Parlement s’engagerait sans le croire ; les généraux auraient lieu de traiter après ce pas, qui pourrait être interprété, dans les suites, pour une approbation tacite que le corps aurait donnée aux démarches des particuliers. M. de Bouillon n’aurait pas de peine à faire concevoir à l’envoyé l’avantage que ce lui serait, en son particulier, de pouvoir mander, par son premier courrier, à Monsieur l’Archiduc que le Parlement des pairs de France avait reçu une lettre et un député d’un général du roi d’Espagne dans les Pays-Bas. On ferait comprendre au comte de Fuensaldagne qu’il était de la bonne conduite de laisser quelqu’un dans le parti, qui, de concert même avec lui, parût n’entrer en rien avec l’Espagne, et qui, par cette conduite, pût parer, à tout événement, aux inconvénients qu’une liaison avec les ennemis de l’État emportait nécessairement avec soi, dans un parti où la considération du Parlement faisait qu’il fallait garder des mesures sans comparaison plus justes sur ce point que sur tout autre ; que ce personnage me convenait préférablement, et par ma dignité et par ma profession, et qu’il se trouvait par bonheur autant de l’intérêt commun que du mien propre. La difficulté était de persuader au Parlement de donner audience au député de l’archiduc, et cette audience était toutefois la seule circonstance qui pouvait suppléer, dans l’esprit de ce député, le défaut de ma signature, sans laquelle il protestait qu’il avait ordre de ne rien faire. Nous nous abandonnâmes en cette occasion, M. de Bouillon et moi, à la fortune ; et l’exemple que nous avions tout récent du héraut exclu, sous le prétexte du monde le plus frivole, nous fit espérer que l’on ne refuserait pas à l’envoyé l’entrée pour laquelle l’on ne manquerait pas de raisons très solides.

Notre bernardin, qui trouvait beaucoup son compte à cette entrée, que l’on n’avait pas seulement imaginée à Bruxelles, fut plus que satisfait de notre proposition. Il fit sa dépêche à l’archiduc telle que nous la pouvions souhaiter ; et il nous promit de faire, par avance et sans en attendre la réponse, tout ce que nous lui ordonnerions. Il usa de ces termes, et il avait raison ; car j’ai su depuis que son ordre portait de suivre en tout et partout, sans exception, les sentiments de M. et de Mme de Bouillon.

Voilà où nous en étions quand M. d’Elbeuf nous montra, comme une grande nouveauté, le billet que le comte de Fuensaldagne lui avait écrit ; et vous jugez facilement que je ne balançai pas à opiner qu’il fallait que l’envoyé présentât la lettre de Monsieur l’Archiduc au Parlement. La proposition en fut reçue d’abord comme une hérésie ; et, sans exagération, elle fut un peu moins que sifflée par toute la compagnie. Je persistai dans mon avis ; j’en alléguai les raisons, qui ne persuadèrent personne. Le vieux président Le Coigneux, qui avait l’esprit plus vif et qui prit garde que je parlais de temps en temps d’une lettre de l’archiduc, de laquelle il ne s’était rien dit, revint tout d’un coup à mon avis, sans m’en dire toutefois la véritable raison, qui était qu’il ne douta point que je n’eusse vu le dessous de quelque carte qui m’eût obligé à prendre cet avis. Et comme la conversation se passait avec assez de confusion, et que l’on allait, en disputant tout debout, des uns aux autres, il me dit : « Que ne parlez-vous à vos amis ? L’on ferait ce que vous voudriez ; je vois bien que vous savez plus de nouvelles que celui qui croit nous les avoir apprises. » Je fus, pour vous dire le vrai, terriblement honteux de ma bêtise ; car je vis bien qu’il ne me pouvait parler ainsi que sur ce que j’avais dit de la lettre de l’archiduc au Parlement, qui, dans le vrai, n’était qu’un blanc-signé, que nous avions rempli chez M. de Bouillon. Je serrai la main au président Le Coigneux ; je fis signe à MM. de Beaufort et de La Mothe ; les présidents de Novion et de Bellièvre se rendirent à mon sentiment, qui était fondé uniquement sur ce que le secours d’Espagne, que nous étions obligés de recevoir comme un remède à nos maux, mais comme un remède que nous convenions être dangereux et empirique, serait infailliblement mortel à tous les particuliers, si il n’était au moins passé par l’alambic du Parlement. Nous priâmes tous M. d’Elbeuf de faire trouver bon au bernardin de conférer avec nous sur la forme seulement dont il aurait à se conduire. Nous le vîmes la même nuit chez lui, Le Coigneux et moi. Nous lui dîmes, en présence de M. d’Elbeuf, en grand secret, tout ce que nous voulions bien qui fût su ; et nous avions concerté dès la veille, chez M. de Bouillon, tout ce qu’il devait dire au Parlement. Il s’en acquitta en homme d’entendement. Je vous ferai un précis du discours qu’il y fit, après que je vous aurai rendu compte de ce qui se passa lorsqu’il demanda audience, ou plutôt lorsque M. le prince de Conti la demanda pour lui.

Le président de Mesmes, homme de très grande capacité dans sa profession, et oncle de celui que vous voyez aujourd’hui, mais attaché jusqu’à la servitude à la cour, et par l’ambition qui le dévorait et par sa timidité, qui était excessive : le président de Mesmes, dis-je, fit une exclamation au seul nom de l’envoyé de l’archiduc, éloquente et pathétique au-dessus de tout ce que j’ai lu en ce genre dans l’antiquité ; et en se tournant vers M. le prince de Conti : « Est-il possible, monsieur, s’écria-t-il, qu’un prince du sang de France propose de donner séance sur les fleurs de lis à un député du plus cruel ennemi des fleurs de lis ? »

Comme nous avions prévu cette tempête, il n’avait pas tenu à nous d’exposer M. d’Elbeuf à ces premiers coups ; mais il s’en était tiré assez adroitement, en disant que la même raison qui l’avait obligé à rendre compte à son général de la lettre qu’il avait reçue, ne lui permettait pas d’en porter la parole en sa présence. Il fallait pourtant, de nécessité, quelqu’un qui préparât les voies et qui jetât dans une compagnie où les premières impressions ont un merveilleux pouvoir les premières idées de la paix particulière et générale que cet envoyé venait annoncer. La manière dont son nom frapperait d’abord l’imagination des Enquêtes, décidait du refus ou de l’acceptation de son audience : et tout bien pesé et considéré de part et d’autre, l’on jugea qu’il y avait moins d’inconvénient à laisser croire un peu de concert avec l’Espagne, qu’à ne pas préparer, par un canal ordinaire, non odieux et favorable, les drogues que l’envoyé d’Espagne nous allait débiter. Ce n’est pas que la moindre ombre de concert, dans ces compagnies que l’on appelle réglées, ne soit très capable d’y empoisonner les choses même et les plus justes et les plus nécessaires ; et cet inconvénient était plus à craindre en cette occasion qu’en toute autre. J’y admirai le discernement de M. de Bouillon, chez qui la résolution se prit de faire faire l’ouverture par M. le prince de Conti. Il ne balança pas un moment ; et rien ne marque tant le jugement solide d’un homme, que de savoir choisir entre les grands inconvénients. Je reviens au président de Mesmes, qui s’attacha à M. le prince de Conti, et qui se tourna ensuite vers moi, en me disant ces propres paroles : « Quoi, monsieur ? vous refusez l’entrée au héraut de votre Roi, sous le prétexte du monde le plus frivole ? » Comme je ne doutai point de la seconde partie de l’apostrophe, je la voulus prévenir, et je lui répondis : « Vous me permettrez, monsieur, de ne pas traiter de frivoles des motifs qui ont été consacrés par un arrêt. »

La cohue du Parlement s’éleva à ce mot, releva celui du président de Mesmes, qui était effectivement très imprudent, et il est constant qu’il servit fort contre son intention, comme vous pouvez croire, à faciliter l’audience à l’envoyé. Comme je vis que la Compagnie s’échauffait et s’ameutait contre le président de Mesmes, je sortis, sous je ne sais quel prétexte, et je dis à Quatresous, jeune conseiller des Enquêtes et le plus impétueux esprit qui fût dans le corps, d’entretenir l’escarmouche, parce que j’avais éprouvé plusieurs fois que le moyen le plus propre pour faire passer une affaire extraordinaire dans les compagnies est d’échauffer la jeunesse contre les vieux. Quatresous s’acquitta dignement de cette commission ; il s’arrêta au président de Mesmes et au premier président sur le sujet d’un certain La Rablière, partisan fameux qu’il faisait entrer dans tous ses avis, sur quelque matière où il pût opiner. Les Enquêtes s’échauffèrent pour la défense de Quatresous ; les présidents à la fin s’impatientèrent de ces impertinences. Il fallut délibérer sur le sujet de l’envoyé ; et, malgré les conclusions des gens du Roi et les exclamations des deux présidents et de beaucoup d’autres, il passa à l’entendre.

On le fit entrer sur l’heure même ; l’on lui donna place au bout du bureau ; l’on le fit asseoir et couvrir. Il présenta la lettre de l’archiduc au Parlement, qui n’était que de créance, et il l’expliqua en disant : « Que Son Altesse Impériale, son maître, lui avait donné charge de faire part à la Compagnie d’une négociation que le cardinal Mazarin avait essayé de lier avec lui depuis le blocus de Paris ; que le Roi Catholique n’avait pas estimé qu’il fût sûr ni honnête d’accepter ses offres dans une saison où, d’un côté, l’on voyait bien qu’il ne les faisait que pour pouvoir plus aisément opprimer le Parlement, qui était en vénération à toutes les nations du monde, et où, de l’autre, tous les traités que l’on pourrait faire avec un ministre condamné seraient nuls de droit, d’autant plus qu’ils seraient faits sans le concours du Parlement, à qui seul il appartient de d’enregistrer et de vérifier les traités de paix pour les rendre sûrs et authentiques ; que le Roi Catholique, qui ne voulait tirer aucun avantage des occasions présentes, avait commandé à Monsieur l’Archiduc d’assurer messieurs du Parlement, qu’il savait être attachés aux véritables intérêts de Sa Majesté Très Chrétienne, qu’il les reconnaissait de très bon cœur pour arbitres de la paix ; qu’il se soumettait à leur jugement, et que si ils acceptaient d’en être les juges, il laissait à leur choix de députer de leur corps en tel lieu qu’ils voudraient, sans en excepter même Paris ; et que le Roi Catholique y envoierait incessamment ses députés seulement pour y représenter ses raisons ; qu’il avait fait avancer, en attendant leur réponse, dix-huit mille hommes sur la frontière, pour les secourir en cas qu’ils en eussent besoin, avec ordre toutefois de ne rien entreprendre sur les places du Roi Très Chrétien, quoiqu’elles fussent la plupart comme abandonnées ; qu’il n’y avait pas six cents hommes dans Péronne, dans Saint-Quentin et dans Le Catelet ; mais qu’il voulait témoigner, en cette rencontre, la sincérité de ses intentions pour le bien de la paix, et qu’il donnait sa parole que, dans le temps qu’elle se traiterait, il ne donnerait aucun mouvement à ses armes ; que si elles pouvaient être, en attendant, de quelque utilité au Parlement, il n’avait qu’à en disposer, qu’à les faire même commander par des officiers français, si il le jugeait à propos, et qu’à prendre toutes les précautions qu’il croirait nécessaires pour lever les ombrages que l’on peut toujours prendre, avec raison, de la conduite des étrangers. »

Avant que l’envoyé fût entré, ou plutôt avant que l’on eût délibéré sur son entrée, il y avait eu beaucoup de contestation tumultuaire dans la Compagnie ; et le président de Mesmes n’avait rien oublié pour jeter sur moi toute l’envie de la collusion avec les ennemis de l’État, qu’il relevait de toutes les couleurs qu’il trouvait assez vives et assez apparentes dans l’opposition du héraut de France et du député d’Espagne. Il est vrai que la conjoncture était très fâcheuse ; et quand il en arrive quelqu’une de cette nature, il n’y a de remède qu’à planir, dans les moments où ce que l’on vous objecte peut faire plus d’impression que ce que vous pouvez répondre, et à se relever dans ceux où ce que vous pouvez répondre peut faire plus d’impression que ce que l’on vous objecte. Je suivis fort justement cette règle en cette rencontre, qui était délicate pour moi ; car quoique le président de Mesmes me désignât avec application et avec adresse, je ne pris rien pour moi, tant que je n’eus rien pour lui faire tête que ce que M. le prince de Conti avait dit en général de la paix générale, dont il avait été résolu qu’il parlerait en demandant audience pour le député, comme vous avez vu ci-dessus ; mais qu’il parlerait peu pour ne pas trop marquer de concert avec l’Espagne.

Quand l’envoyé s’en fut expliqué lui-même aussi obligeamment pour le Parlement qu’il le fit, et quand je vis que la Compagnie était chatouillée du discours qu’il venait de lui tenir, je pris mon temps pour rembarrer le président de Mesmes, et je lui dis : « Que le respect que j’avais pour la Compagnie m’avait obligé à dissimuler et à souffrir toutes ses picoteries ; que je les avais fort bien entendues ; mais que je ne les avais pas voulu entendre, et que je demeurerais encore dans la même disposition, si l’arrêt, qu’il n’est jamais permis de prévenir, mais qu’il est toujours ordonné de suivre, ne m’ouvrait la bouche ; que cet arrêt avait réglé contre son sentiment l’entrée de l’envoyé d’Espagne, aussi bien que le précédent, qui n’avait pas été non plus selon son avis, avait porté l’exclusion du héraut ; que je ne me pouvais imaginer qu’il voulût assujettir la Compagnie à ne suivre jamais que ses sentiments ; que nul ne les honorait et ne les estimait plus que moi, mais que la liberté ne laissait pas de se conserver dans l’estime même et dans le respect ; que je suppliais Messieurs de me permettre de lui donner une marque de celui que j’avais pour lui, en lui rendant un compte, qui peut-être le surprendrait, de mes pensées sur les deux arrêts du héraut et de l’envoyé, sur lesquels il m’avait donné tant d’attaques : que pour le premier, je confessais que j’avais été assez innocent pour avoir failli à donner dans le panneau ; et que si M. de Broussel n’eût ouvert l’avis auquel il avait passé, je tombais, par un excès de bonne intention, dans une imprudence qui eût peut-être causé la perte de la ville, et dans un crime assez convaincu par l’approbation si solennelle que la Reine venait de donner à la conduite contraire ; que pour ce qui était de l’envoyé, j’avouais que je n’avais été d’avis de lui donner audience que parce que j’avais bien connu, à l’air du bureau, que le plus de voix de la Compagnie allait à lui donner ; et que, quoique ce ne fût pas mon sentiment particulier, j’avais cru que je ferais mieux de me conformer par avance à celui des autres, et de faire paraître, au moins dans les choses où l’on voyait bien que la contestation serait inutile, de l’union et de l’uniformité dans le corps. »

Cette manière humble et modeste de répondre à cent mots aigres et piquants que j’avais essuyés depuis douze ou quinze jours et ce matin-là encore, et du premier président et du président de Mesmes, fit un effet que je ne vous puis exprimer, et elle effaça pour assez longtemps l’impression que l’un et l’autre avaient commencé de jeter dans la Compagnie, que je prétendais de la gouverner par mes cabales. Rien n’est si dangereux en toute sorte de communautés ; et si la passion du président de Mesmes ne m’eût donné lieu de déguiser un peu le manège qui s’était fait dans ces deux scènes assez extraordinaires du héraut et de l’envoyé, je ne sais si la plupart de ceux qui avaient donné à la réception de l’un et à l’exclusion de l’autre, ne se fussent pas repentis d’avoir été d’un sentiment qu’ils eussent cru leur avoir été inspiré par un autre. Le président de Mesmes voulut repartir à ce que j’avais dit ; mais il fut presque étouffé par la clameur qui s’éleva dans les Enquêtes. Cinq heures sonnèrent ; personne n’avait dîné, beaucoup n’avaient pas déjeuné, et messieurs les présidents eurent le dernier : ce qui n’est pas avantageux en cette matière.

L’arrêt qui avait donné l’entrée au député d’Espagne portait que l’on lui demanderait copie, signée de lui, de ce qu’il aurait dit au Parlement, qu’on la mettrait dans le registre, et que l’on l’envoierait par une députation solennelle à la Reine, en l’assurant de la fidélité du Parlement et en la suppliant de donner la paix à ses peuples et de retirer les troupes du Roi des environs de Paris. Le premier président fit tous les efforts imaginables pour faire insérer dans l’arrêt que la feuille même, c’est-à-dire l’original du registre du Parlement, serait envoyée à la Reine. Comme il était fort tard et que l’on avait bon appétit, ce qui influe plus que l’on ne se peut imaginer dans les délibérations, l’on fut sur le point d’y laisser mettre cette clause sans y prendre garde. Le président Le Coigneux, qui était naturellement vif et pénétrant, s’aperçut le premier de la conséquence, et il dit, en se tournant vers un assez grand nombre de conseillers, qui commençaient à se lever : « J’ai, Messieurs, à parler à la Compagnie ; je vous supplie de reprendre vos places ; il y va du tout pour toute l’Europe. » Tout le monde s’étant remis, il prononça d’un air froid et majestueux, qui n’était pas ordinaire à maître Gonin (l’on lui avait donné ce sobriquet), ces paroles pleines de bon sens : « Le roi d’Espagne nous prend pour arbitres de la paix générale : peut-être qu’il se moque de nous ; mais il nous fait toujours honneur de nous le dire. Il nous offre ses troupes pour les faire marcher à notre secours, et il est sûr que sur cet article il ne se moque pas de nous, et qu’il nous fait beaucoup de plaisir. Nous avons entendu son envoyé ; et vu la nécessité où nous sommes, nous n’avons pas eu tort. Nous avons résolu d’en rendre compte au Roi, et nous avons eu raison. L’on se veut imaginer que pour rendre ce compte, il faut que nous envoyions la feuille de l’arrêté. Voilà le piège. Je vous déclare, Monsieur, dit-il en se tournant vers le premier président, que la Compagnie ne l’a pas entendu ainsi, et que ce qu’elle a arrêté est purement que l’on porte la copie et que l’original demeure au greffe. J’aurais souhaité que l’on n’eût pas obligé les gens à s’expliquer, parce qu’il y a des matières sur lesquelles il est sage de ne parler qu’à demi ; mais puisque l’on y force, je dirai, sans balancer, que si nous portons la feuille, les Espagnols croiront que nous soumettons au caprice du Mazarin les propositions qu’ils nous font pour la paix générale, et même pour ce qui regarde notre secours : au lieu qu’en ne portant que la copie et en ajoutant, en même temps, comme la Compagnie l’a très sagement ordonné, de très humbles remontrances pour faire lever le siège, toute l’Europe connaîtra que nous nous tenons en état de faire ce que le véritable service du Roi et le bien solide de l’État demandera de notre ministère, si le Cardinal est assez aveugle pour ne se pas servir de cette conjoncture, comme il le doit. »

Ce discours fut reçu avec une approbation générale ; l’on cria de toutes parts que c’était ainsi que la Compagnie l’entendait. Messieurs des Enquêtes donnèrent à leur ordinaire maintes bourrades à messieurs les présidents. Martineau, conseiller des Enquêtes, dit publiquement que le retentum de l’arrêt était que l’on ferait fort bonne chère à l’envoyé d’Espagne, en attendant la réponse de Saint-Germain, qui ne pouvait être que quelque méchante ruse du Mazarin. Charton pria tout haut M. le prince de Conti de suppléer à ce que les formalités du Parlement ne permettaient pas à la Compagnie de faire. Pontcarré dit qu’un Espagnol ne lui faisait pas tant peur qu’un mazarin. Enfin il est certain que les généraux en virent assez pour ne pas appréhender que le Parlement se fâchât des démarches qu’ils pourraient faire vers l’Espagne ; et que M. de Bouillon et moi n’en eûmes que trop pour satisfaire pleinement l’envoyé de l’archiduc, à qui nous fîmes valoir jusqu’aux moindres circonstances. Il en fut content au-delà de ses espérances, et il dépêcha, dès la nuit, un second courrier à Bruxelles, que nous fîmes escorter jusqu’à dix lieues de Paris par cinq cents chevaux. Ce courrier portait la relation de tout ce qui s’était passé au Parlement ; les conditions que M. le prince de Conti et les autres généraux demandaient pour faire un traité avec le roi d’Espagne, et ce que je pouvais donner en mon particulier d’engagement. Je vous rendrai compte de ce détail et de sa suite après que je vous aurai raconté ce qui se passa le même jour, qui fut le 19 février.

Pendant que toute cette pièce de l’envoyé d’Espagne se jouait au Palais, Noirmoutier sortit avec deux mille chevaux pour amener à Paris un convoi de cinq cents charrettes de farines, qui était à Brie-Comte-Robert, où nous avions garnison. Comme il eut avis que le comte, depuis maréchal de Grancey, venait du côté de Lagny pour s’y opposer, il détacha M. de La Rochefoucauld, avec sept escadrons, pour occuper un défilé par où les ennemis étaient obligés de passer. M. de la Rochefoucauld, qui avait plus de cœur que d’expérience, s’emporta de chaleur : il n’en demeura pas à son ordre, il sortit de son poste, et chargea les ennemis. Comme il avait affaire à de vieilles troupes, il fut bientôt renversé. Il y fut blessé d’un fort grand coup de pistolet dans la gorge. Il y perdit Rauzan, frère de Duras ; le marquis de Sillery, son beau-frère, y fut pris prisonnier ; Rachecour, premier capitaine de mon régiment de cavalerie, y fut fort blessé ; et le convoi était infailliblement perdu, si Noirmoutier ne fût arrivé avec le reste des troupes. Il fit filer les charrettes du côté de Villeneuve-Saint-Georges ; il marcha avec ses troupes en bon ordre par le grand chemin du côté de Gros-Bois, à la vue de Grancey, qui ne crut pas devoir hasarder de passer le pont qui se rencontra sur le grand chemin devant lui. Il rejoignit son convoi dans la plaine de Créteil, et il l’amena, sans avoir perdu une charrette, à Paris, où il ne rentra qu’à onze heures du soir.

Je vous ai déjà dit que M. de Bouillon et moi, de concert avec les autres généraux, fîmes dépêcher, par l’envoyé de l’archiduc, un courrier à Bruxelles, qui partit à minuit. Nous nous mîmes à table pour souper chez M. de Bouillon, un moment après, lui, madame sa femme et moi. Comme elle était fort gaie dans le particulier, et que de plus le succès de cette journée lui avait encore donné de la joie, elle nous dit qu’elle voulait faire débauche. Elle fit retirer tous ceux qui servaient, et elle ne retint que Riquemont, capitaine des gardes de monsieur son mari, en qui l’un et l’autre avait confiance. La vérité est qu’elle voulait parler en liberté de l’état des choses, qu’elle croyait bon. Je ne la détrompai pas tant que l’on fut à table, pour ne point interrompre son souper ni celui de M. de Bouillon, qui était assez mal de la goutte. Comme on fut sorti de table, je leur représentai qu’il n’y avait rien de plus délicat que le poste où nous nous trouvions, que si nous étions dans un parti ordinaire, qui eût la disposition de tous les peuples du royaume aussi favorable que nous l’avions, nous serions incontestablement maîtres des affaires ; mais que le Parlement, qui faisait, d’un sens, notre principale force, faisait, en deux ou trois manières, notre principale faiblesse ; que bien qu’il parût de la chaleur dans cette compagnie, il y avait toujours un fond d’esprit de retour, qui revivait à toute occasion ; que, dans la délibération même du jour où nous parlions, nous avions eu besoin de tout notre savoir-faire pour faire que le Parlement ne se mît pas à lui-même la corde au cou ; que je convenais que ce que nous en avions tiré était utile pour faire croire aux Espagnols qu’il n’était pas si inabordable pour eux qu’ils se l’étaient figuré ; mais qu’il fallait convenir, en même temps, que si la cour se conduisait bien, elle en tirerait elle-même un fort grand avantage, parce qu’elle se servirait de la déférence, au moins apparente, de la Compagnie, qui lui rendait compte de l’envoi du député, comme d’un motif capable de la porter à revenir avec bienséance de sa première hauteur ; et de la députation solennelle que le Parlement avait résolu de lui faire, comme d’un moyen pour entrer en négociation ; que je ne douterais point que le mauvais effet que le refus d’audience aux gens du Roi envoyés à Saint-Germain, le lendemain de la sortie du Roi, avait produit contre les intérêts de la cour, ne fût un exemple assez instructif pour elle, pour l’obliger à ne pas manquer l’occasion qui se présentait, quand je n’en serais pas persuadé par celui que nous avions de la manière si bonne et si douce dont elle avait reçu les excuses que nous lui avions faites de l’exclusion du héraut, qu’elle ne pouvait pas ignorer toutefois n’avoir pour fondement que le prétexte le plus mince ; que le premier président et le président de Mesmes, qui seraient chefs de la députation, n’oublieraient rien pour faire connaître au Mazarin ses intérêts véritables dans cette conjoncture ; que ces deux hommes n’avaient dans la tête que ceux du Parlement ; que pourvu qu’ils le tirassent d’affaire, ils auraient même de la joie de nous laisser, en faisant un accommodement qui supposerait notre sûreté sans nous la donner, et qui, en terminant la guerre civile, établirait la servitude.

Mme de Bouillon m’interrompit à ce mot, et me dit : « Voilà des inconvénients qu’il fallait prévoir, ce me semble, avant l’audience de l’envoyé d’Espagne, puisque c’est elle qui les fait naître. » Monsieur son mari lui repartit brusquement : « Avez-vous perdu la mémoire de ce que nous dîmes dernièrement sur cela, en cette même place, et ne prévîmes-nous pas, en général, ces inconvénients ? Mais après les avoir balancés avec la nécessité que nous trouvâmes à mêler, de quelque façon que ce pût être, l’envoyé et le Parlement, nous prîmes celui qui nous parut le moindre, et je vois bien que Monsieur le Coadjuteur pense, à l’heure qu’il est, remédier même à ce moindre. – Il est vrai, Monsieur, lui répondis-je, et je vous proposerai le remède que je m’imagine, quand j’aurai achevé de vous expliquer tous les inconvénients que je vois. Vous avez remarqué ces jours passés que Brillac, dans le Parlement, et le président Aubry dans le conseil de l’Hôtel de Ville, firent des propositions de paix auxquelles le Parlement faillit à donner presque à l’aveugle ; et il crut beaucoup faire que de se résoudre à ne point délibérer sans les généraux. Vous voyez qu’il y a beaucoup de gens dans les compagnies qui commencent à ne plus payer leurs taxes, et beaucoup d’autres qui affectent de laisser couler du désordre dans la police. Le gros du peuple, qui est ferme, fait que l’on ne s’aperçoit pas encore de ce démanchement des parties, qui s’affaibliraient et se désuniraient en fort peu de temps si l’on ne travaillait avec application à les lier et à les consolider ensemble. La chaleur des esprits suffit pour faire cet effet au commencement. Quand elle se ralentit, il faut que la force y supplée : quand je parle de la force, j’entends celle que l’on tire de la considération où l’on demeure auprès de ceux de la part desquels vous peut venir le mal auquel vous cherchez le remède.

« Ce que vous faites présentement avec l’Espagne commence à faire entrevoir au Parlement qu’il ne se doit pas compter pour tout. Ce que nous pouvons, M. de Beaufort et moi, dans le peuple, lui doit faire connaître qu’il nous y doit compter pour quelque chose. Mais ces deux vues ont leur inconvénient comme leur utilité. L’union des généraux avec l’Espagne n’est pas assez publique pour jeter dans les esprits toute l’impression qui y serait, d’un sens, nécessaire, et qui, de l’autre, si elle était plus déclarée, serait pernicieuse. Cette même union n’est pas assez secrète pour ne pas donner lieu à cette même compagnie d’en prendre avantage contre nous dans les occasions, qu’elle prendrait toutefois, encore plus tôt, si elle nous croyait sans protection.

Pour ce qui est du crédit que M. de Beaufort et moi avons dans les peuples, il est plus propre à faire du mal au Parlement qu’à l’empêcher de nous en faire. Si nous étions de la lie du peuple, nous pourrions peut-être avoir la pensée de faire ce que Bussy Le Clerc fit au temps de la Ligue, c’est-à-dire d’emprisonner, de saccager le Parlement. Nous pourrions avoir en vue de faire ce que firent les Seize quand ils pendirent le président Brisson, si nous voulions être aussi dépendants de l’Espagne que les Seize l’étaient. M. de Beaufort est petit-fils d’Henri le Grand, et je suis coadjuteur de Paris. Ce n’est ni notre honneur ni notre compte, et cependant il nous serait plus aisé d’exécuter et ce que fit Bussy Le Clerc et ce que firent les Seize, que de faire que le Parlement connaisse ce que nous pourrions faire contre lui, assez distinctement pour s’empêcher de faire contre nous ce qu’il croira toujours facile, jusqu’à ce que nous l’en ayons empêché ; et voilà le destin et le malheur des pouvoirs populaires. Ils ne se font croire que quand ils se font sentir, et il est très souvent de l’intérêt et même de l’honneur de ceux entre les mains de qui ils sont, de les faire moins sentir que croire. Nous sommes en cet état. Le Parlement penche vers une paix et très peu sûre et très incertaine. Nous soulèverions demain le peuple si nous voulions ; le devons-nous ? Et si nous ôtions l’autorité au Parlement, en quel abîme ne nous jetterions-nous pas dans les suites ? Tournons le feuillet. Si nous ne le soulevons pas, le Parlement croira-t-il que nous le puissions soulever ? S’empêchera-t-il de faire des pas vers la cour qui le perdront peut-être, mais qui nous perdront infailliblement avant lui ?

Vous direz bien, Madame, que je marque beaucoup d’inconvénients et peu de remèdes : à quoi je réponds que je vous ai parlé de ceux qui se trouvent déjà naturellement dans le traité que vous projetez avec l’Espagne, et dans l’application que nous avons, M. de Beaufort et moi, à nous maintenir dans l’esprit des peuples ; mais que comme je reconnais dans tous les deux de certaines qualités qui en affaiblissent la force et la vérité, j’ai cru être obligé, Monsieur, de rechercher dans votre capacité et dans votre expérience ce qui y pourrait suppléer ; et c’est ce qui m’a fait prendre la liberté de vous rendre compte, Monsieur, d’un détail que vous auriez vu d’un coup d’œil, bien plus distinctement que moi, si votre mal vous avait permis d’assister seulement une fois ou deux aux assemblées du Parlement ou à un conseil de l’Hôtel de Ville. »

M. de Bouillon, qui ne croyait nullement les affaires en cet état, me pria de lui mettre par écrit tout ce que j’avais commencé et tout ce que j’avais encore à lui dire. Je le fis sur l’heure même et il m’en rendit, le lendemain, une copie que j’ai encore, écrite de la main de son secrétaire, et sur laquelle je viens de copier ce que vous en voyez ici. On ne peut être plus étonné ni plus affligé que le furent M. et Mme de Bouillon de ce que je venais de leur marquer de la disposition où étaient les affaires, et je n’en avais pas été moins surpris qu’eux. Il ne s’est jamais rien vu de si subit. La réponse douce et honnête que la Reine fit aux gens du Roi touchant le héraut, la protestation de pardonner sincèrement à tout le monde, les couleurs dont Talon, avocat général, embellit cette réponse, tournèrent en un instant presque tous les esprits. Il y eut des moments, comme je vous l’ai déjà dit, où ils revinrent à leur emportement, ou par les accidents qui survinrent, ou par l’art de ceux qui les y ramenèrent ; mais le fond pour le retour y demeura toujours. Je le remarquai en tout et je fus bien aise de m’en ouvrir avec M. de Bouillon, qui était le seul homme de tête de sa profession qui fût dans ce parti, pour voir avec lui la conduite que nous aurions à y prendre. Je fis bonne mine avec tous les autres ; je leur fis valoir les moindres circonstances presque avec autant de soin qu’à l’envoyé de l’archiduc. Le président de Mesmes, qui à travers toutes les bourrades qu’il venait de recevoir dans les deux dernières délibérations, avait connu que le feu qui s’y était allumé n’était que de paille, dit au président de Bellièvre que, pour le coup, j’étais la dupe et que j’avais pris le frivole pour la substance. Le président de Bellièvre, à qui je m’étais ouvert, m’eût pu justifier si il l’eût jugé à propos ; mais il fit lui-même la dupe, et il railla le président de Mesmes, comme un homme qui prenait plaisir à se flatter lui-même.

M. de Bouillon ayant examiné, tout le reste de la nuit jusqu’à cinq heures du matin, le papier que je lui avais laissé à deux, m’écrivit le lendemain un billet par lequel il me priait de me trouver chez lui à trois heures après-midi. Je ne manquai pas de m’y rendre, et j’y trouvai Mme de Bouillon, pénétrée de douleur, parce que monsieur son mari l’avait assurée et que ce que je marquais dans mon écrit n’était que trop bien fondé, supposé les faits dont il ne pouvait pas croire que je ne fusse très bien informé, et qu’il n’y avait à tout cela qu’un remède, que non pas seulement je ne prendrais pas, mais auquel même je m’opposerais. Ce remède était de laisser agir le Parlement pleinement à sa mode, de contribuer même, sous main, à lui faire faire des pas odieux au peuple, de commencer, dès cet instant, à le décréditer dans le peuple, de jouer le même personnage à l’égard de l’Hôtel de Ville, dont le chef, qui était le président Le Féron, prévôt des marchands, était déjà très suspect, et de se servir ensuite de la première occasion que l’on jugerait la plus favorable pour s’assurer, ou par l’exil ou par la prison, des personnes de ceux dont nous ne nous pourrions pas nous répondre à nous-mêmes.

Voilà ce que M. de Bouillon nous proposa sans balancer, en ajoutant que Longueil, qui connaissait mieux le Parlement qu’homme du royaume, et qui l’avait été voir sur le midi, lui avait confirmé tout ce que je lui avais dit la veille de la pente que ce corps prenait, sans s’en apercevoir soi-même, et que le même Longueil était convenu avec lui que l’unique remède efficace était de penser de bonne heure à le purger. Ce fut son mot, et je l’eusse reconnu à ce mot. Il n’y a jamais eu d’esprit si décisif ni si violent ; mais il n’y en a jamais eu un qui ait pallié ses décisions et ses violences par des termes plus doux. Quoique le même expédient que M. de Bouillon me proposait me fût déjà venu dans l’esprit, et peut-être avec plus de raison qu’à lui, parce que j’en connaissais la possibilité plus que lui, je ne lui laissai aucun lieu de croire que j’y eusse seulement fait la moindre réflexion, parce que je savais qu’il avait le faible d’aimer à avoir imaginé le premier ; et c’est l’unique défaut que je lui aie connu dans la négociation. Après qu’il m’eut bien expliqué sa pensée, je le suppliai d’agréer que je lui misse la mienne par écrit, ce que je fis sur-le-champ ainsi :

« Je conviens de la possibilité de l’exécution ; mais je la tiens pernicieuse dans les suites, et pour le public et pour les particuliers, parce que ce même peuple dont vous vous serez servi pour abattre l’autorité des magistrats ne reconnaîtra plus la vôtre dès que vous serez obligé de leur demander ce que les magistrats en exigent. Ce peuple a adoré le Parlement jusqu’à la guerre : il veut encore la guerre et il commence à n’avoir plus tant d’amitié pour le Parlement. Il s’imagine lui-même que cette diminution ne regarde que quelques membres de ce corps qui sont mazarins : il se trompe, elle va à toute la Compagnie ; mais elle y va comme insensiblement et par degrés. Les peuples sont las quelque temps avant que de s’apercevoir qu’ils le sont. La haine contre le Mazarin soutient et couvre cette lassitude. Nous égayons les esprits par nos satires, par nos vers, par nos chansons ; le bruit des trompettes, des tambours et des timbales, la vue des étendards et des drapeaux réjouit les boutiques ; mais au fond paie-t-on les taxes avec la ponctualité avec laquelle l’on les a payées les premières semaines ? Y a-t-il beaucoup de gens qui nous aient imités, vous, M. de Beaufort et moi, quand nous avons envoyé notre vaisselle à la monnaie ? N’observez-vous pas que quelques-uns de ceux qui se croient encore très bien intentionnés pour la cause commune commencent à excuser, dans les faits particuliers, ceux qui le sont le moins ? Voilà les marques infaillibles d’une lassitude qui est d’autant plus considérable, qu’il n’y a pas encore six semaines que l’on a commencé à courir : jugez de celle qui sera causée par de plus longs voyages. Le peuple ne sent presque pas encore la sienne ; il est au moins très certain qu’il ne la connaît pas. Ceux qui sont fatigués s’imaginent qu’ils ne sont qu’en colère, et cette colère est contre le Parlement, c’est-à-dire contre un corps qui était, il n’y a qu’un mois, l’idole du public, et pour la défense duquel il a pris les armes.

Quand nous nous serons mis à la place de ce Parlement, quand nous aurons ruiné son autorité dans les esprits de la populace, quand nous aurons établi la nôtre, nous tomberons infailliblement dans les mêmes inconvénients, parce que nous serons obligés de faire les mêmes choses que fait aujourd’hui le Parlement. Nous ordonnerons des taxes, nous lèverons de l’argent, et il n’y aura qu’une différence, qui sera que la haine et l’envie que nous contracterons dans le tiers de Paris, c’est-à-dire dans le plus gros des bourgeois, attachés, en je ne sais combien de manières différentes, à cette compagnie, dès que nous l’aurons attaquée, diminuée ou abattue : que cette haine, dis-je, et cette envie produiront et achèveront contre nous, dans les deux autres tiers, en huit jours, ce que six semaines n’ont encore que commencé contre le Parlement. Nous avons dans la Ligue un exemple fameux de ce que je vous viens de dire. M. de Mayenne, trouvant dans le Parlement cet esprit que vous lui voyez, qui va toujours à unir les contradictoires et à faire la guerre civile selon les conclusions des gens du Roi, se lassa bientôt de ce pédantisme. Il se servit, quoique ouvertement, des Seize, qui étaient les quarteniers de la Ville, pour abattre cette compagnie. Il fut obligé, dans la suite, de faire pendre quatre de ces Seize, qui étaient trop attachés à l’Espagne. Ce qu’il fit en cette occasion pour se rendre moins dépendant de cette couronne, fit qu’il en eut plus de besoin pour se soutenir contre le Parlement, dont les restes commençaient à se relever. Qu’arriva-t-il de tous ces inconvénients ? M. de Mayenne fut obligé de faire un traité qui a fait dire à toute la postérité qu’il n’avait su faire ni la paix ni la guerre. Voilà le sort de M. de Mayenne, chef d’un parti formé pour la défense de la religion, cimenté par le sang de MM. de Guise, tenus universellement pour les Maccabées de leurs temps : d’un parti déjà répandu dans les provinces. En sommes-nous là ? La cour ne nous peut-elle pas ôter demain le prétexte de la guerre civile, et par la levée du siège de Paris et par l’expulsion du Mazarin ? Les provinces commencent à branler ; mais enfin le feu n’y est pas encore assez allumé pour ne pas continuer avec plus d’application que jamais à faire de Paris notre capitale. Et ces fondements supposés, est-il sage de songer à faire dans notre parti une diversion qui a ruiné celui de la Ligue, plus formé, plus établi et plus considérable que le nôtre ? Mme de Bouillon dira encore que je prône toujours les inconvénients sans en marquer les remèdes ; les voici :

Je ne parlerai point du traité que vous projetez avec l’Espagne, ni du ménagement du peuple : j’en suppose la nécessité. Il y en a un qui m’est venu dans l’esprit, qui est très capable, à mon opinion, de nous donner dans le Parlement toute la considération qui nous y est nécessaire. Nous avons une armée dans Paris, qui, tant qu’elle sera dans l’enclos des murailles, n’y sera considérée que comme peuple. Il n’y a pas un conseiller dans les Enquêtes qui ne s’en croie le maître pour le moins autant que les généraux. Je vous disais, hier soir, que le pouvoir que les premiers prennent quelquefois dans les peuples n’y est jamais cru que par les effets, parce que ceux qui l’y doivent avoir naturellement par leur caractère en conservent toujours le plus longtemps qu’ils peuvent l’imagination, après qu’ils en ont perdu l’effectif. Faites réflexion sur ce que vous avez vu dans la cour sur ce sujet. Y a-t-il un ministre ni un courtisan qui jusqu’au jour des barricades n’ait tourné en ridicule tout ce que l’on lui disait de la disposition des peuples pour le Parlement ? Et il est pourtant vrai qu’il n’y avait pas un seul courtisan, ni un seul ministre, qui n’eût déjà vu des signes infaillibles de la révolution. Il faut avouer que les barricades les devaient convaincre : l’ont-elles fait ? Les ont-elles empêchés d’assiéger Paris, sur le fondement que le caprice du peuple, qui l’avait porté à l’émotion, ne le pourrait pas pousser jusqu’à la guerre ? Ce que nous faisons aujourd’hui, ce que nous faisons tous les jours, les pourrait détromper de cette illusion : en sont-ils guéris ? Ne dit-on pas tous les jours à la Reine que le gros bourgeois est à elle, et qu’il n’y a dans Paris que la canaille achetée à prix d’argent qui soit au Parlement ? Je vous ai marqué la raison pour laquelle les hommes ne manquent jamais de se flatter et de se tromper eux-mêmes en ces matières. Ce qui est arrivé à la cour arrive présentement au Parlement. Il a dans ce mouvement tout le caractère de l’autorité ; il en perdra bientôt la substance. Il le devrait prévoir, et par les murmures qui commencent à s’élever contre lui et par le redoublement de la manie du peuple pour M. de Beaufort et pour moi. Nullement : il ne le connaîtra jamais que par une violence actuelle et positive que l’on lui fera, que par un coup qui l’abattra. Tout ce qu’il verra de moins lui paraîtra une tentative que nous aurons faite contre lui, et dans laquelle nous n’aurons pu réussir. Il en prendra du courage, il nous poussera effectivement si nous plions, et il nous obligera par là à le perdre. Ce n’est pas là notre compte, et au contraire notre intérêt est de ne lui point faire de mal, pour ne point mettre de division dans notre parti, et d’agir toutefois d’une manière qui lui fasse voir qu’il ne peut faire son bien qu’avec nous.

Il n’y a point de moyen plus efficace, à mon avis, pour cela, que de tirer notre armée de Paris, de la poster en quelque lieu où elle puisse être hors de l’insulte des ennemis, et d’où elle puisse toutefois favoriser nos convois ; et de se faire demander cette sortie par le Parlement même, afin qu’il n’en prenne point d’ombrage, ou, au moins, afin qu’il n’en prenne que quand il sera bon pour nous qu’il en ait. Cette précaution, jointe aux autres que vous avez déjà résolues, fera que cette compagnie se trouvera, presque sans s’en être aperçue, dans la nécessité d’agir de concert avec nous ; et la faveur des peuples, par laquelle seule nous la pouvons véritablement retenir, ne lui paraîtra plus une fumée, dès qu’elle la verra animée et comme épaissie par une armée qu’elle ne croira plus entre ses mains. »

Voilà ce que j’écrivis, avec précipitation, sur la table du cabinet de Mme de Bouillon. Je leur lus aussitôt après, et je remarquai qu’à l’endroit où je proposais de faire sortir l’armée de Paris, elle fit un signe à monsieur son mari, qui, à l’instant que j’eus achevé ma lecture, la tira à part. Il lui parla près d’un demi-quart d’heure : après quoi il me dit : « Vous avez une si grande connaissance de l’état de Paris, et j’en ai si peu, que vous me devez excuser si je n’en parle pas juste. L’on ne peut répondre à vos raisons ; mais je les vais fortifier par un secret que nous vous allons dire, pourvu que vous nous promettiez, sur votre salut, de nous le garder pour tout le monde sans exception, et particulièrement à l’égard de Mlle de Bouillon. » Il continua en ces termes : « M. de Turenne nous écrit qu’il est sur le point de se déclarer pour le parti ; qu’il n’y a plus que deux colonels dans son armée qui lui fassent peine ; qu’il s’en assurera d’une façon ou d’autre, avant qu’il soit huit jours, et qu’à l’instant il marchera à nous. Il nous a demandé le secret pour tout le monde sans exception, hors pour vous. – Mais sa gouvernante, ajouta avec colère Mme de Bouillon, nous l’a commandé pour vous comme pour les autres. » La gouvernante dont elle voulait parler était la vieille Mlle de Bouillon, sa sœur, en qui il avait une confiance abandonnée, et que Mme de Bouillon haïssait de tout son cœur.

M. de Bouillon reprit la parole et il me dit : « Qu’en dites-vous ? ne sommes-nous pas les maîtres et de la cour et du Parlement ? – Je ne serai pas ingrat, répondis-je à M. de Bouillon ; je paierai votre secret d’un autre, qui n’est pas si important, mais qui n’est pas peu considérable. Je viens de voir un billet d’Hocquincourt à Mme de Montbazon, où il n’y a que ces mots : « Péronne est à la belle des belles » ; et j’en ai reçu un ce matin de Bussy-Lamet, qui m’assure de Mézières. »

Mme de Bouillon se jeta à mon cou : nous ne doutâmes plus de rien, et nous conclûmes, en un quart d’heure, le détail de toutes les précautions dont vous avez vu les propositions ci-dessus. Je ne puis omettre, à ce propos, une parole de M. de Bouillon. Comme nous examinions les moyens de tirer l’armée hors des murailles sans donner de la défiance au Parlement, Mme de Bouillon, qui était transportée de joie de tant de bonnes nouvelles, ne faisait plus aucune réflexion sur ce que nous disions. Monsieur son mari se tourna vers moi, et il me dit, presque en colère, parce qu’il prit garde que ce qu’il me venait d’apprendre de M. de Turenne m’avait touché et distrait : « Je le pardonne à ma femme, mais je ne vous le pardonne pas. Le vieux prince d’Orange disait que le moment où l’on recevait les plus grandes et les plus heureuses nouvelles était celui où il fallait redoubler son attention pour les petites. »

Le 24 de ce mois de février, les députés du Parlement, qui avaient reçu leurs passeports la veille, partirent pour aller à Saint-Germain rendre compte à la Reine de l’audience accordée à l’envoyé de l’archiduc. La cour ne manqua pas de se servir de cette occasion pour entrer en traité. Quoiqu’elle ne traitât pas dans ses passeports les députés de présidents et de conseillers, elle ne les traita pas aussi de gens qui l’eussent été et qui en fussent déchus, les nommant simplement par leur nom ordinaire. La Reine dit aux députés qu’il eût été plus avantageux pour l’État et plus honorable pour leur compagnie de ne point entendre l’envoyé ; mais que c’était une chose faite ; qu’il fallait songer à une bonne paix ; qu’elle y était très disposée ; et que Monsieur le Chancelier étant malade depuis quelques jours, elle donnerait, dès le lendemain, une réponse plus ample par écrit. M. d’Orléans et Monsieur le Prince s’expliquèrent encore plus positivement, et promirent au premier président et au président de Mesmes, qui eurent avec eux des conférences très longues, de déboucher tous les passages aussitôt que le Parlement aurait nommé des députés pour traiter.

Le même jour, nous eûmes avis que Monsieur le Prince avait fait dessein de jeter dans la rivière toutes les farines de Gonesse et des environs, parce que les paysans en apportaient en fort grande quantité dans la ville. Nous le prévînmes. L’on sortit avec toutes les troupes, entre neuf et dix du soir. L’on passa toute la nuit en bataille devant Saint-Denis, pour empêcher le maréchal Du Plessis, qui y était avec huit cents chevaux, composés de la gendarmerie, d’incommoder notre convoi. L’on prit tout ce qu’il y avait de chariots, de charrettes et de chevaux dans Paris. Le maréchal de La Mothe se détacha avec mille chevaux ; il enleva tout ce qu’il trouva dans Gonesse et dans le pays, et il rentra dans la ville sans avoir perdu un seul homme, ni un seul cheval. Les gendarmes de la Reine donnèrent sur la queue du convoi ; mais ils furent repoussés par Saint-Germain d’Achon jusque dans la rivière de Saint-Denis.

Le même jour, Flammarens arriva à Paris pour faire un compliment, de la part de M. le duc d’Orléans, à la reine d’Angleterre, sur la mort du Roi son mari, que l’on n’avait apprise que trois ou quatre jours auparavant. Ce fut là le prétexte du voyage de Flammarens ; en voici la cause. La Rivière, de qui il était intime et dépendant, se mit dans l’esprit de lier un commerce, par son moyen, avec M. de La Rochefoucauld, avec lequel Flammarens avait aussi beaucoup d’habitude. Je savais, de moment à autre, tout ce qui se passait entre eux, parce que Flammarens, qui était amoureux de Mme de Pommereux, lui en rendait un compte très fidèle. Comme M. le cardinal Mazarin faisait croire à La Rivière que le seul obstacle qu’il trouvait au cardinalat était M. le prince de Conti, Flammarens crut ne pouvoir rendre un service plus considérable à son ami que de faire une négociation qui pût les disposer à quelque union. Il vit pour cet effet M. de La Rochefoucauld, et il n’eut pas beaucoup de peine à le persuader. Il le trouva au lit, très incommodé de sa blessure et très fatigué de la guerre civile. Il dit à Flammarens qu’il n’y était entré que malgré lui, et que si il fût revenu de Poitou deux mois devant le siège de Paris, il eût assurément empêché Mme de Longueville d’entrer dans cette méchante affaire ; mais que je m’étais servi de son absence pour l’y embarquer, et elle et M. le prince de Conti ; qu’il avait trouvé les engagements trop avancés pour les pouvoir rompre ; que sa blessure était encore un nouvel obstacle à ses desseins, qui étaient et qui seraient toujours de réunir la maison royale ; que ce diable de coadjuteur ne voulait point de paix ; qu’il était toujours pendu aux oreilles de M. le prince de Conti et de Mme de Longueville pour en fermer toutes les voies ; que son mal l’empêchait d’agir auprès d’eux comme il eût fait. Il prit ensuite avec Flammarens toutes les mesures qui obligèrent depuis, au moins à ce que l’on a cru, M. le prince de Conti à céder sa nomination au cardinalat à La Rivière.

Je fus informé de tous ces pas par Mme de Pommereux, aussitôt qu’ils furent faits. J’en tirai toutes les lumières qui me furent nécessaires, et je fis dire après, par le prévôt des marchands, à Flammarens de sortir de Paris, parce qu’il y avait déjà quelques jours que le temps de son passeport était expiré.

Le 26, il y eut de la chaleur dans le Parlement, sur ce que y ayant eu nouvelle que Grancey avait assiégé Brie-Comte-Robert, avec cinq mille hommes de pied et trois mille chevaux, la plupart des conseillers voulaient ridiculement que l’on s’exposât à une bataille pour la secourir. Messieurs les généraux eurent toutes les peines imaginables à leur faire entendre raison. La place ne valait rien ; elle était inutile par deux ou trois considérations ; et M. de Bouillon, qui, à cause de sa goutte, ne pouvait venir au Palais, les envoya par écrit à la Compagnie, qui se montra plus peuple, en cette occasion qu’on ne le peut croire. Bourgogne, qui était dans la place, se rendit ce jour-là même. S’il eût tenu plus longtemps, je ne sais si l’on eût pu s’empêcher de faire, contre toutes les règles de la guerre, quelques tentatives bizarres pour étouffer les criailleries de ces impertinents. Je m’en servis pour leur faire désirer à eux-mêmes que notre armée sortît de Paris. J’apostai le comte de Malauze, pour dire au président Charton qu’il savait de science certaine que la véritable raison pour laquelle l’on n’avait pas secouru Brie-Comte-Robert était l’impossibilité que l’on avait trouvée à faire sortir, assez à temps, les troupes de la ville, et que ç’avait déjà été l’unique cause de la perte de Charenton. Je fis dire au président de Mesmes que l’on savait de bon lieu que j’étais extrêmement embarrassé, parce que, d’un côté, je voyais que la perte de ces deux places était imputée par le public à l’opiniâtreté que nous avions de tenir nos troupes resserrées dans l’enclos de nos murailles, et que, de l’autre, je ne me pouvais résoudre à éloigner seulement de deux pas de ma personne tous ces gens de guerre, qui étaient autant de crieurs à gages pour moi dans les rues et dans la salle du Palais.

Je ne vous puis exprimer à quel point toute cette poudre prit feu. Le président Charton ne parla plus que de campements ; le président de Mesmes finissait tous ses avis par la nécessité de ne pas laisser les troupes inutiles. Les généraux témoignèrent être embarrassés de cette proposition. Je fis semblant de la contrarier. Nous nous fîmes prier huit ou dix jours, après lesquels nous fîmes, comme vous verrez, ce que nous souhaitions bien plus fortement encore que ceux qui nous en pressaient.

Noirmoutier, sorti de Paris avec quinze cents chevaux, y amena, ce jour-là, de Dammartin et des environs, une quantité immense de grains et de farine. Monsieur le Prince ne pouvait être partout : il n’avait pas assez de cavalerie pour occuper toute la campagne, et toute la campagne favorisait Paris. L’on y apporta plus de blé qu’il n’en eût fallu pour le maintenir six semaines. La police y manqua, par la friponnerie des boulangers et par le peu de soin des officiers.

Le 27, le premier président fit la relation au Parlement de ce qui s’était passé à Saint-Germain, dont je vous ai déjà rendu compte, et l’on y résolut de prier messieurs les généraux de se trouver au Palais dès l’après-dînée, pour délibérer sur les offres de la cour. Nous eûmes grande peine, M. de Beaufort et moi, à retenir le peuple, qui voulait entrer dans la Grande Chambre, et qui menaçait les députés de les jeter dans la rivière, en criant qu’ils le trahissaient et qu’ils avaient eu des conférences avec le Mazarin. Nous eûmes besoin de tout notre crédit pour l’apaiser ; et le bon est que le Parlement croyait que nous le soulevions. Le pouvoir dans les peuples est fâcheux en ce point, qu’il nous rend responsable même de ce qu’ils font malgré nous. L’expérience que nous en fîmes ce matin-là nous obligea de prier M. le prince de Conti de mander au Parlement qu’il n’y pourrait pas aller l’après-dînée, et qu’il le priait de différer sa délibération jusqu’au lendemain matin ; et nous crûmes qu’il serait à propos que nous nous trouvassions le soir chez M. de Bouillon, pour aviser plus particulièrement à ce que nous avions à dire et à faire, dans une conjoncture où nous nous trouvions entre un peuple qui criait la guerre, un Parlement qui voulait la paix, et les Espagnols, qui pouvaient vouloir l’une et l’autre à nos dépens, selon leur intérêt.

Nous ne fûmes guère moins embarrassés dans notre assemblée chez M. de Bouillon, que nous avions appréhendé de l’être dans celle du Parlement. M. le prince de Conti, instruit par M. de La Rochefoucauld, y parla comme un homme qui voulait la guerre et y agit comme un homme qui voulait la paix. Le personnage, qu’il joua pitoyablement, joint à ce que je savais de Flammarens, ne me laissa aucun lieu de douter qu’il n’attendît quelque réponse de Saint-Germain. La moins forte proposition de M. d’Elbeuf fut de mettre tout le Parlement en corps à la Bastille. M. de Bouillon n’avait encore rien dire de M. de Turenne, parce qu’il ne s’était pas encore déclaré publiquement. Je n’osais m’expliquer des raisons qui me faisaient juger qu’il était nécessaire de couler sur tout généralement, jusqu’à ce que notre camp formé hors des murailles, l’armée d’Allemagne en marche, celle d’Espagne sur la frontière, nous missent en état de faire agir à notre gré le Parlement. M. de Beaufort, à qui l’on ne se pouvait ouvrir d’aucun secret important, à cause de Mme de Montbazon, qui n’avait point de fidélité, ne comprenait pas pourquoi nous ne nous servions pas de tout le crédit que lui et moi avions parmi le peuple. M. de Bouillon, parce qu’en son particulier il eût pu trouver mieux que personne ses intérêts dans le bouleversement, ne m’aidait qu’autant que la bienséance le forçait à faire prendre le parti de la modération, c’est-à-dire à faire résoudre que nous ne troublassions la délibération que l’on devait faire le lendemain au Parlement par aucune émotion populaire. Comme l’on ne doutait point que la Compagnie n’embrassât, même avec précipitation, l’offre que la cour lui faisait de traiter, l’on n’avait presque rien à répondre à ceux qui disaient que l’unique moyen de l’en empêcher était d’aller au-devant de la délibération par une émotion populaire. M. de Beaufort, qui allait toujours à ce qui paraissait le plus haut, y donnait à pleines voiles. M. d’Elbeuf, qui venait de recevoir une lettre de La Rivière, pleine de mépris, faisait le capitan. Je me trouvai dans l’embarras dont vous pouvez juger, en faisant réflexion sur les inconvénients qu’il y avait pour moi, ou à ne pas prévenir une émotion qui me serait infailliblement imputée, et qui serait toutefois ma ruine dans les suites, ou à la combattre dans l’esprit de gens à qui je ne pouvais dire les raisons les plus solides que j’avais pour ne la pas approuver.

Le premier parti que je pris fut d’appuyer les incertitudes et les ambiguïtés de M. le prince de Conti. Mais comme je vis que cette manière de galimatias pourrait bien empêcher que l’on ne prît la résolution de faire l’émotion, mais qu’elle ne serait pas capable de faire que l’on prît celle de s’y opposer, ce qui était pourtant absolument nécessaire, vu la disposition où était le peuple, qu’un mot du moins accrédité d’entre nous pouvait enflammer, je crus qu’il n’y avait point à balancer. Je me déclarai publiquement : j’exposai à toute la compagnie ce que vous avez vu ci-dessus que j’avais dit à M. de Bouillon. J’insistai que l’on n’innovât rien jusqu’à ce que nous sussions positivement, par la réponse de Fuensaldagne, ce que nous pouvions attendre des Espagnols. Je suppléai, autant qu’il me fut possible, par cette raison, aux autres que je n’osais dire, et que j’eusse tirées encore plus naturellement et plus aisément et du secours de M. de Turenne, et du camp que nous avions projeté auprès de Paris.

J’éprouvai, en cette occasion, que l’une des plus grandes incommodités des guerres civiles est qu’il faut encore plus d’application à ce que l’on ne doit pas dire à ses amis qu’à ce que l’on doit faire contre ses ennemis. Je fus assez heureux pour les persuader, parce que M. de Bouillon, qui dans le commencement avait balancé, revint à mon avis, convaincu, à ce qu’il m’avoua le soir même, qu’une confusion, telle qu’elle eût été dans la conjoncture, fût retombée, avec un peu de temps, sur ses auteurs. Mais ce qu’il me dit sur ce sujet, après que tout le monde s’en fut allé, me convainquit à mon tour, qu’aussitôt que nos troupes seraient hors de Paris, que notre traité avec l’Espagne serait conclu, et que M. de Turenne serait déclaré, il était très résolu à s’affranchir de la tyrannie ou plutôt du pédantisme du Parlement. Je lui répondis qu’avec la déclaration de M. de Turenne, je lui promettais de me joindre à lui pour ce sujet ; mais qu’il jugeait bien que jusque-là je ne me pouvais séparer du Parlement, quand j’y verrais clairement ma ruine, parce que j’étais au moins assuré de conserver mon honneur en demeurant uni à ce corps, avec lequel il semble que les particuliers ne peuvent faillir : au lieu que si je contribuais à le perdre, sans avoir de quoi le suppléer par un parti dont le fonds fût français et non odieux, je pourrais être réduit fort aisément à devenir dans Bruxelles une copie des exilés de la Ligue ; que pour lui M. de Bouillon, il y trouverait mieux son compte que moi, par sa capacité dans la guerre et par les établissements que l’Espagne lui pourrait donner ; mais qu’il devait toutefois se ressouvenir de M. d’Aumale, qui était tombé à rien dès qu’il n’avait eu que la protection d’Espagne ; qu’il était nécessaire, à mon opinion, et pour lui et pour moi, de faire un fonds certain au dedans du royaume, devant que de songer à se détacher du Parlement, et se résoudre même à en souffrir, jusqu’à ce que nous eussions vu tout à fait clair à la marche de l’armée d’Espagne, au campement de nos troupes, que nous avions projeté, et à la déclaration de M. de Turenne, qui était la pièce importante et décisive en ce qu’elle donnait au parti un corps indépendant des étrangers, ou plutôt parce qu’elle formait elle-même un parti purement français et capable de soutenir les affaires par son propre poids.

Ce fut, à mon avis, cette dernière considération qui emporta Mme de Bouillon, qui était rentrée dans la chambre de monsieur son mari aussitôt que les généraux en furent sortis, et qui ne s’était jamais pu rendre à l’avis de laisser agir le Parlement. Elle s’irrita bien fort, quand elle sut que la compagnie s’était séparée sans résoudre de se rendre maître du Parlement, et elle dit à M. de Bouillon : « Je vous l’avais bien dit, que vous vous laisseriez aller à Monsieur le Coadjuteur. » Il lui répondit ces propres mots : « Voulez-vous, Madame, que Monsieur le Coadjuteur hasarde pour nos intérêts de devenir l’aumônier de Fuensaldagne ? Et est-il possible que vous n’ayez pas compris ce qu’il vous prêche depuis trois jours ? » Je pris la parole sans émotion, en disant à Mme de Bouillon : « Ne convenez-vous pas, Madame, que nous prendrons des mesures plus certaines quand nos troupes seront hors de Paris, quand nous aurons la réponse de l’archiduc et quand la déclaration de M. de Turenne sera publique ? – Oui, me repartit-elle ; mais le Parlement fera demain des pas qui rendront tous ces préalables que vous attendez fort inutiles. – Non, Madame, lui répondis-je : je conviens que le Parlement fera demain des pas, même très imprudents, pour son propre compte vers la cour ; mais je soutiens que quelques pas qu’il fasse, nous demeurons en état, pourvu que ces préalables réussissent, de nous moquer du Parlement. – Me le promettez-vous ? reprit-elle. – Je m’y engage de plus, lui dis-je, et je vais vous le signer de mon sang. – Vous l’en signerez tout à l’heure », s’écria-t-elle. Elle me lia le pouce avec de la soie, quoi que son mari lui pût dire ; elle m’en tira du sang avec le bout d’une aiguille, et elle m’en fit signer un billet de cette teneur : « Je promets à Mme la duchesse de Bouillon de demeurer uni avec monsieur son mari contre le Parlement, en cas que M. de Turenne s’approche, avec l’armée qu’il commande, à vingt lieues de Paris, et qu’il se déclare pour la ville. » M. de Bouillon jeta cette belle promesse dans le feu, mais il se joignit avec moi pour faire connaître à sa femme, à qui dans le fond il ne se pouvait résoudre de déplaire, que si nos préalables réussissaient, nous demeurerions sur nos pieds, quoi que pût faire le Parlement ; et que si ils ne réussissaient pas, nous aurions joie, par l’événement, de n’avoir pas causé une confusion où la honte et la ruine m’étaient infaillibles, et où l’avantage de la maison de Bouillon était fort problématique. Comme la conversation finissait, je reçus un billet du vicaire de Saint-Paul qui me donnait avis que Toucheprest, capitaine des gardes de M. d’Elbeuf, avait jeté quelque argent parmi les garçons de boutique de la rue Saint-Antoine, pour aller crier, le lendemain, contre la paix dans la salle du Palais ; et M. de Bouillon, de concert avec moi, écrivit sur l’heure à M. d’Elbeuf, avec lequel il avait toujours vécu assez honnêtement, ces quatre ou cinq mots sur le dos d’une carte, pour lui faire voir qu’il avait été lui-même bien pressé : « Il n’y a point de sûreté pour vous demain au Palais. »

M. d’Elbeuf vint, en même temps, à l’hôtel de Bouillon pour apprendre ce que ce billet voulait dire ; et M. de Bouillon lui dit qu’il venait d’avoir avis que le peuple s’était mis dans l’esprit que M. d’Elbeuf et lui avaient intelligence avec le Mazarin, et qu’il ne croyait pas qu’il fût judicieux de se trouver dans la foule que l’attente de la délibération attirerait infailliblement le lendemain dans la salle du Palais.

M. d’Elbeuf, qui savait bien qu’il n’avait pas la voix publique, et qui ne se tenait pas plus en sûreté chez lui qu’ailleurs, témoigna qu’il appréhendait que son absence, dans une journée de cette nature, ne fût mal interprétée. Et M. de Bouillon, qui ne la lui avait proposée que pour lui faire craindre l’émotion, prit ouverture de la difficulté qu’il lui en fit pour s’assurer encore plus de lui par une autre voie, en lui disant qu’il était persuadé effectivement, par la raison qu’il lui venait d’alléguer, qu’il ferait mieux d’aller au Palais, mais qu’il n’y devait pourtant pas aller comme une dupe ; qu’il fallait qu’il y vînt avec moi ; qu’il le laissât faire et qu’il en trouverait un expédient qui serait naturel et comme imperceptible à moi-même.

Le lendemain 28 février, j’allai au Palais avec M. d’Elbeuf, et je trouvai dans la salle une foule innombrable de peuple qui criait : « Vive le coadjuteur ! Point de paix et point de Mazarin ! » Comme M. de Beaufort entra en même temps par le grand degré, les échos de nos noms qui se répondaient, faisaient croire aux gens que ce qui ne se rencontrait que par un pur hasard avait été concerté pour troubler la délibération du Parlement ; et comme, en matière de sédition, tout ce qui la fait croire l’augmente, nous faillîmes à faire en un moment ce que nous travaillions depuis huit jours, avec une application incroyable, à empêcher. Je vous ai déjà dit que le plus grand malheur des guerres civiles est que l’on y est responsable même du mal que l’on ne fait pas.

Le premier président et le président de Mesmes, qui avaient supprimé, de concert avec les autres députés, la réponse par écrit que la Reine leur avait faite, pour ne point aigrir les esprits par des expressions, un peu trop fortes à leur gré, qui y étaient contenues, ornèrent de toutes les couleurs qu’ils purent les termes obligeants avec lesquels elle leur avait parlé. L’on opina ensuite ; et après quelques contestations sur le plus ou moins de pouvoir que l’on donnerait aux députés, l’on résolut de le leur donner plein et entier, de prendre pour la conférence tel lieu qu’il plairait à la Reine de choisir ; de nommer pour députés quatre présidents, deux conseillers de la Grande Chambre, un de chaque chambre des Enquêtes, un des Requêtes, un ou deux de messieurs les généraux, deux de chacune des compagnies souveraines et le prévôt des marchands ; d’en donner avis à M. de Longueville et aux députés des parlements de Rouen et d’Aix ; et d’envoyer, dès le lendemain, les gens du Roi demander l’ouverture des passages, conformément à ce qui avait été promis par la Reine. Le président de Mesmes, surpris de ne trouver aucune opposition, ni de la part des généraux ni de la mienne, à tout ce qui avait été arrêté, dit au premier président, à ce que le président de Bellièvre, qui assurait l’avoir ouï, me dit après : « Voilà un grand concert, et j’appréhende les suites de cette fausse modération. »

Je crois qu’il fut encore plus étonné, quand les huissiers vinrent dire que le peuple menaçait de tuer tous ceux qui seraient d’avis d’une conférence avant que Mazarin fût hors du royaume, nous sortîmes, M. de Beaufort et moi ; nous fîmes retirer les séditieux, et la Compagnie sortit sans aucun péril et même sans aucun bruit. Je fus surpris moi-même, au dernier point, de la facilité que nous y trouvâmes. Elle donna une audace au Parlement qui faillit à le perdre. Vous le verrez dans la suite.

Le 2 mars, Champlâtreux, fils du premier président, apporta au Parlement, de la part de son père, qui s’était trouvé un peu mal, une lettre de M. le duc d’Orléans et une autre de Monsieur le Prince, par lesquelles ils témoignaient tous deux la joie qu’ils avaient du pas que le Parlement avait fait ; mais par lesquelles, en même temps, ils niaient que la Reine eût promis l’ouverture des passages. Je ne puis exprimer la fureur qui parut dans le corps et dans les particuliers à cette nouvelle. Le premier président même, qui en avait porté parole à la Compagnie, fut piqué au dernier point de ce procédé. Il s’en expliqua avec beaucoup d’aigreur au président de Nesmond, que le Parlement lui avait envoyé pour le prier d’en écrire à Messieurs les Princes. On manda aux gens du Roi, qui étaient partis le matin pour aller demander à Saint-Germain les passeports nécessaires aux députés, de déclarer que l’on ne voulait entrer en aucune conférence que la parole donnée au premier président ne fût exécutée. Je crus qu’il serait à propos de prendre ce moment pour faire faire à la Compagnie quelque pas qui marquât à la cour que toute sa vigueur n’était pas éteinte. Je sortis de ma place sous prétexte d’aller à la cheminée. Je priai Pelletier, frère de La Houssaye, que vous avez connu, de dire au bonhomme Broussel, de ma part, de proposer, dans le peu de bonne foi que l’on voyait dans la conduite de la cour, de continuer les levées et de donner de nouvelles commissions. La proposition fut reçue avec applaudissement. M. le prince de Conti fut prié de les délivrer, et l’on nomma même six conseillers pour y travailler sous lui.

Le 3 mars, l’on s’appliqua avec ardeur pour faire payer les taxes, auxquelles personne ne voulait plus satisfaire, dans l’espérance que la conférence donnerait la paix. M. de Beaufort ayant pris ce temps, de concert avec M. de Bouillon, avec le maréchal de La Mothe et avec moi, pour essayer d’animer le Parlement, parla, à sa mode, contre la contravention, et il ajouta qu’il répondait, au nom de ses collègues et au sien, de déboucher dans quinze jours les passages, si il plaisait à la Compagnie de prendre une ferme résolution de ne se plus laisser amuser par des propositions trompeuses, qui ne servaient qu’à suspendre le mouvement de tout le royaume, qui, sans ces bruits de négociations et de conférences, se serait déjà entièrement déclaré pour la capitale. Il est inconcevable ce que ces vingt ou trente paroles produisirent dans les esprits. Il n’y eut personne qui n’eût jugé que le traité allait être rompu. Ce ne fut plus cela un moment après.

Les gens du Roi revinrent de Saint-Germain ; ils rapportèrent des passeports pour les députés, et un galimatias, à proprement parler, pour la subsistance de Paris ; car au lieu de l’ouverture des passages, on accorda de laisser passer cent muids de blé par jour pour la ville ; encore affecta-t-on d’omettre, dans le premier passeport qui en fut expédié, le mot de par jour pour s’en pouvoir expliquer selon les concurrences. Ce galimatias ne laissa pas de passer pour bon dans le Parlement ; l’on ne s’y ressouvint plus de tout ce qui s’y était dit et fait un instant auparavant, et l’on se prépara pour aller, dès le lendemain, à la conférence que la Reine avait assignée à Rueil.

Nous nous assemblâmes, dès le soir même, chez M. de Bouillon : M. le prince de Conti, M. de Beaufort, M. d’Elbeuf, M. le maréchal de La Mothe, M. de Brissac, le président de Bellièvre, et moi, pour résoudre si il était à propos que les généraux députassent. M. d’Elbeuf, qui avait une très grande envie d’en avoir la commission, insista beaucoup pour l’affirmative. Il fut tout seul de son sentiment, parce que nous jugeâmes qu’il serait sans comparaison plus sage de demeurer pleinement dans la liberté de le faire ou de ne le pas faire, selon les diverses occasions que nous en aurions ; et de plus, y eût-il rien eu de plus malhonnête et même de moins judicieux que d’envoyer à la conférence de Rueil, dans le temps que nous étions sur le point de conclure un traité avec l’Espagne, et que nous disions, à tout moment à l’envoyé de l’archiduc que nous ne souffrions cette conférence que parce que nous étions très assurés que nous la romprions par le moyen du peuple, quand il nous plairait ? M. de Bouillon, qui commençait depuis un jour ou deux à sortir, et qui était allé, ce jour-là même, reconnaître le poste où il avait pris le dessein de former un camp, nous en fit ensuite la proposition comme d’une chose qui ne lui était venue dans l’esprit que du matin. M. le prince de Conti n’eut pas la force d’y consentir, parce qu’il n’avait pas consulté son oracle ; il n’eut pas la force d’y résister, parce qu’il n’osait pas contester à M. de Bouillon une proposition de guerre. MM. de Beaufort, de La Mothe, de Brissac et de Bellièvre, que nous avions avertis et qui savaient le dessous des cartes, y donnèrent avec approbation. M. d’Elbeuf s’y opposa par les plus méchantes raisons du monde. Je me joignis à lui pour mieux couvrir notre jeu, en représentant à la compagnie que le Parlement se pourrait plaindre de ce que l’on ferait un mouvement de cette sorte sans sa participation. M. de Bouillon me répondit, d’un ton de colère, qu’il y avait plus de trois semaines que le Parlement se plaignait au contraire de ce que les généraux ni les troupes n’osaient montrer le nez hors des portes ; qu’il ne s’était pas ému de leurs crieries tant qu’il avait cru qu’il y aurait du péril à les exposer à la campagne ; mais qu’ayant reconnu, par hasard plutôt que par réflexion, un poste où elles seraient autant en sûreté qu’à Paris, et d’où elles pourraient agir encore plus utilement, il était raisonnable de satisfaire le public.

Le lendemain 4 mars, les députés sortirent pour Rueil, et notre armée sortit pour le camp formé entre Marne et Seine. L’infanterie fut postée à Villejuif et à Bicêtre, la cavalerie à Vitry et à Ivry. L’on fit un pont de bateaux sur la rivière, au Port-à-l’Anglais, défendu par des redoutes où il y avait du canon. L’on ne se peut imaginer la joie qui parut dans le Parlement de la sortie de l’armée, ceux qui étaient bien intentionnés pour le parti se persuadant qu’elle allait agir avec beaucoup plus de vigueur, et ceux qui étaient à la cour se figurant que le peuple, qui ne serait plus échauffé par les gens de guerre, en serait bien plus souple et plus adouci. Saint-Germain même donna dans ce panneau ; et le président de Mesmes y fit extrêmement valoir tout ce qu’il avait dit en sa place à messieurs les généraux, pour les obliger à prendre la campagne avec leurs troupes. Senneterre, qui était sans contredit le plus habile homme de la cour, ne les laissa pas longtemps dans cette erreur. Il pénétra, par son bon sens, notre dessein. Il dit au premier président et au président de Mesmes qu’ils étaient dupés, et qu’ils s’en apercevraient au premier jour. Je dois à la vérité le témoignage d’une parole qui marque la capacité de cet homme. Le premier président, qui était tout d’une pièce et qui ne voyait jamais deux choses à la fois, s’étant écrié sur le camp de Villejuif, avec un transport de joie, que le coadjuteur n’aurait plus tant de crieurs à gages dans la salle du Palais, et le président de Mesmes ayant ajouté : « ni tant de coupe-jarrets », Senneterre repartit à l’un et à l’autre : « L’intérêt du coadjuteur n’est pas de vous tuer, Messieurs, mais de vous assujettir. Le peuple lui suffirait pour le premier ; le camp lui est admirable pour le second. S’il n’est pas plus homme de bien qu’on le croit ici, nous avons pour longtemps la guerre civile. »

Le Cardinal avoua, dès le lendemain, que Senneterre avait vu clair ; car Monsieur le Prince convint d’un part, que nos troupes, qui ne se pouvaient attaquer au poste qu’elles avaient pris, lui feraient plus de peine que si elles étaient demeurées dans la ville ; et nous commençâmes, de l’autre, à parler plus haut dans le Parlement que nous n’avions accoutumé.

L’après-dînée du 4 nous en fournit une occasion assez importante. Les députés, étant arrivés sur les quatre heures du soir à Rueil, apprirent que M. le cardinal Mazarin était un des nommés par la Reine pour assister à la conférence. Ceux du Parlement prétendirent qu’ayant été condamné par la Compagnie, ils ne pouvaient conférer avec lui. M. Le Tellier leur dit, de la part de M. le duc d’Orléans, que la Reine trouvait fort étrange que le Parlement ne se contentât pas de traiter comme d’égal avec son Roi mais qu’il voulût encore borner son autorité jusqu’à se donner la licence d’exclure même ses députés. Le premier président demeurant ferme, et la cour persistant de son côté, l’on fut sur le point de rompre ; et le président Le Coigneux et Longueil, avec lesquels nous avions un commerce secret, nous ayant donné avis de ce qui se passait, nous leur mandâmes de ne se point rendre et de faire voir, même comme en confidence, au président de Mesmes et à Ménardeau qui étaient tous deux très dépendants de la cour, un bout de lettre de moi à Longueil, dans lequel j’avais écrit, comme par apostille, ces paroles : « Nous avons pris nos mesures ; nous sommes en état de parler plus décisivement que nous n’avons cru le devoir jusqu’ici ; et je viens encore, depuis ma lettre écrite, d’apprendre une nouvelle qui m’oblige à vous avertir que le Parlement se perdra si il ne se conduit très sagement ». Cela, joint aux discours que nous fîmes, le 5 au matin, devant le feu de la Grande Chambre, obligea les députés à ne se point relâcher sur la présence du Cardinal à la conférence, qui était un article si odieux au peuple, que nous eussions perdu tout crédit auprès de lui, si nous l’eussions souffert ; et il est constant que si les députés eussent suivi sur cela leur inclination, nous eussions été forcés par cette considération de leur fermer les portes à leur retour. Vous avez vu ci-dessus les raisons pour lesquelles nous évitions, par toutes les voies possibles, d’être obligés à ces extrémités.

Comme la cour vit que le premier président et ses collègues avaient demandé escorte pour revenir à Paris, elle se radoucit. M. le duc d’Orléans envoya quérir le premier président et le président de Mesmes. L’on chercha des expédients, et l’on trouva celui de donner deux députés de la part du Roi et deux de la part de l’assemblée, qui conféreraient, dans une des chambres de M. le duc d’Orléans, sur les propositions qui seraient faites de part et d’autre, et qui en feraient après le rapport aux autres députés et du Roi et des compagnies. Ce tempérament, qui, comme vous voyez, ne sauvait pas au Cardinal le chagrin de n’avoir pu conférer avec le Parlement et qui l’obligea effectivement de quitter Rueil et de s’en retourner à Saint-Germain, fut accepté avec joie et ouvrit la scène de la conférence très désagréablement pour le ministre.

Je craindrais de vous ennuyer si je vous rendais un compte exact de ce qui se passa dans le cours de cette conférence, qui fut pleine de contestations et de difficultés. Je me contenterai de vous en marquer les principales délibérations, que je mêlerai, par l’ordre des jours, dans la suite de celles du Parlement, et des autres incidents qui se trouveront avoir du rapport aux unes ou aux autres.

Ce même jour 5 mars, don Francisco Pizarro, second envoyé de l’archiduc, arriva à Paris, avec les réponses que lui et le comte de Fuensaldagne faisaient aux premièrs députés de don Joseph de Illescas, avec un plein pouvoir de traiter avec tout le monde, avec une instruction de quatorze pages de petite lettre pour M. de Bouillon, outre une lettre de l’archiduc fort obligeante pour M. le prince de Conti, et un billet pour moi, très galant, mais très substantiel, du comte de Fuensaldagne. Il portait que « le Roi, son maître, me déclarait qu’il ne se voulait point fier à ma parole, mais qu’il prendrait toute confiance en celle que je donnerais à Mme de Bouillon ». L’instruction me la témoignait tout entière, et je connus la main de M. et Mme de Bouillon dans le caractère de Fuensaldagne.

Nous nous assemblâmes, deux heures après l’arrivée de l’envoyé, dans la chambre de M. le prince de Conti, à l’Hôtel de Ville, pour y prendre notre résolution, et la scène y fut assez curieuse. M. le prince de Conti et Mme de Longueville, inspirés par M. de La Rochefoucauld, voulaient se lier presque sans restriction avec l’Espagne, parce que les mesures qu’ils avaient cru prendre avec la cour, par le canal de Flammarens, ayant manqué, ils se jetaient à corps perdu à l’autre extrémité, ce qui est le caractère de tous les hommes qui sont faibles. M. d’Elbeuf, qui ne cherchait que de l’argent, topait à tout ce qui lui en montrait. M. de Beaufort, persuadé par Mme de Montbazon, qui le voulait vendre cher aux Espagnols, faisait du scrupule de s’engager par un traité signé avec les ennemis de l’État. Le maréchal de La Mothe déclara, en cette occasion comme en toute autre, qu’il ne pouvait rien résoudre sans M. de Longueville, et Mme de Longueville doutait beaucoup que monsieur son mari y voulût entrer. C’étaient les mêmes personnes qui avaient conclu tout d’une voix, quinze jours auparavant, de demander à l’archiduc un plein pouvoir pour traiter avec lui. M. de Bouillon leur dit qu’il ne pouvait concevoir que l’on pût seulement balancer à traiter avec l’Espagne, après les pas que l’on avait faits vers l’archiduc ; qu’il les priait de se ressouvenir qu’ils avaient tous dit à son envoyé qu’ils n’attendaient que ce pouvoir et ses propositions pour conclure avec lui ; qu’il les envoyait en la forme du monde la plus honnête et la plus obligeante ; qu’il faisait plus, qu’il faisait marcher ses troupes sans attendre leur engagement ; qu’il marchait lui-même, et qu’il était déjà sorti de Bruxelles ; qu’il les suppliait de considérer que le moindre pas en arrière, après des avances de cette nature, pourrait faire prendre aux Espagnols des mesures aussi contraires à notre sûreté qu’à notre honneur ; que les démarches si peu concertées du Parlement nous donnaient tous les jours de justes appréhensions d’en être abandonnés ; que j’avais, ces jours passés, avancé et justifié que le crédit que M. de Beaufort et moi avions dans le peuple était bien plus propre à faire du mal qu’il n’était pas de notre intérêt de faire, qu’à nous donner la considération dont nous avions besoin ; qu’il confessait que nous en tirerions dorénavant de nos troupes davantage que nous n’en avions tiré jusqu’ici ; mais que les troupes n’étaient pas encore assez fortes pour nous en donner à proportion de ce que nous en avions besoin, si elles n’étaient elles-mêmes soutenues par une protection puissante, particulièrement dans le commencement ; qu’ainsi il fallait traiter et même conclure avec l’archiduc ; mais non à toute condition ; que ses envoyés nous portaient la carte blanche, mais que nous devions aviser à ce dont nous la devions remplir ; qu’ils nous promettaient tout, parce que, dans les traités, le plus fort peu tout promettre, mais que le plus faible s’y doit conduire avec beaucoup plus de réserve, parce qu’il ne peut jamais tout tenir ; qu’il connaissait les Espagnols ; qu’il avait déjà eu des affaires avec eux ; que c’étaient les gens du monde avec lesquels il était le plus nécessaire de conserver, particulièrement à l’abord, de la réputation ; qu’il serait au désespoir que leurs envoyés eussent seulement la moindre lueur du balancement de MM. de Beaufort et de La Mothe, et de la facilité de MM. de Conti et d’Elbeuf ; qu’il les conjurait, les uns et les autres, de lui permettre de ménager, pour les premiers jours, les esprits de don Joseph de Illescas et de don Francisco Pizarro ; et que comme il n’était pas juste que M. le prince de Conti et les autres s’en rapportassent à lui seul, qui pouvait avoir en tout cela des intérêts particuliers, et pour sa personne et pour sa maison, il les priait de trouver bon qu’il n’y fît pas un pas que de concert avec le coadjuteur, qui avait déclaré publiquement, dès le premier jour de la guerre civile, qu’il n’en tirerait jamais quoi que ce soit pour lui, ni dans le mouvement, ni dans l’accommodement, et qui par cette raison ne pouvait être suspect à personne.

Ce discours de M. de Bouillon, qui était dans la vérité très sage et très judicieux, emporta tout le monde. L’on nous chargea, lui et moi, d’agiter les matières avec les envoyés d’Espagne, pour en rendre compte, le lendemain, à M. le prince de Conti et aux autres généraux.

J’allai, au sortir de chez M. le prince de Conti, chez M. de Bouillon, avec lui et avec madame sa femme, que nous ramenâmes aussi de l’Hôtel de Ville. Nous nous enfermâmes dans un cabinet, et nous consultâmes la manière dont nous devions agir avec les envoyés. Elle n’était pas sans embarras dans un parti dont le Parlement faisait le corps et dont la constitution présente était une conférence ouverte avec la cour. M. de Bouillon m’assurait que les Espagnols n’entreraient point dans le royaume que nous ne nous fussions engagés à ne poser les armes qu’avec eux, c’est-à-dire qu’en traitant la paix générale. Et quelle assurance de prendre cet engagement, dans une conjoncture où nous ne nous pouvions pas assurer que le Parlement ne fît la paix particulière d’un moment à l’autre ? Nous avions de quoi chicaner et retarder ses démarches ; mais comme nous n’avions point encore de second courrier de M. de Turenne, dont le dessein nous était bien plus connu que le succès qu’il pourrait avoir, et comme d’ailleurs nous étions bien avertis que Anctoville, qui commandait la compagnie de gendarmes de M. de Longueville, et qui était son négociateur en titre d’office, avait déjà fait un voyage secret à Saint-Germain, nous ne voyions pas de fondement assez bon et assez solide pour y appuyer, du côté de la France, le projet que nous aurions pu faire de nous soutenir sans le Parlement, ou plutôt contre le Parlement.

M. de Bouillon y eût pu trouver son compte, comme je vous l’ai déjà marqué en quelque autre lieu ; mais j’observai encore à cette occasion qu’il se faisait justice dans son intérêt, ce qui est une des qualités du monde des plus rares ; et il répondit à Mme de Bouillon, qui n’était pas sur cela si juste que lui : « Si je disposais, Madame, du peuple de Paris, et que je trouvasse mes intérêts dans une conduite qui perdît Monsieur le Coadjuteur et M. de Beaufort, ce que je pourrais faire pour leur service et ce que je devrais faire pour mon honneur serait d’accorder, autant qu’il me serait possible, ce qui serait de mon avantage avec ce qui pourrait empêcher leur ruine. Nous ne sommes pas en cet état-là. Je ne puis rien dans le peuple, ils y peuvent tout. Il y a quatre jours que l’on ne vous dit autre chose, si ce n’est que leur intérêt n’est pas de s’employer pour assujettir le Parlement ; et l’on vous le prouve, en vous disant que l’un ne veut pas se charger dans la postérité de la honte d’avoir mis Paris entre les mains du roi d’Espagne, pour devenir lui-même l’aumônier du comte de Fuensaldagne ; et que l’autre serait encore beaucoup plus idiot qu’il n’est, ce qui est beaucoup dire, si il se pouvait résoudre à se naturaliser espagnol, portant comme il le porte le nom de Bourbon. Voilà ce que Monsieur le Coadjuteur vous a répété dix fois depuis quatre jours, pour vous faire entendre que ni lui ni M. de Beaufort ne veulent point opprimer le Parlement par le peuple, parce qu’ils sont persuadés qu’ils ne le pourraient maintenir que par la protection d’Espagne, dont le premier soin, dans la suite, serait de les décréditer eux-mêmes dans le public. » « Ai-je bien compris votre sentiment ? » me dit M. de Bouillon, en se tournant vers moi. Et puis il me dit en continuant : « Ce qui nous convient, ce fondement posé, est d’empêcher que le Parlement ne nous mette dans la nécessité de faire ce qui n’est pas, par ces raisons, de notre intérêt. Nous avons pris pour cet effet des mesures, et nous avons lieu d’espérer qu’elles réussiront. Mais si nous nous trouvons trompés par l’événement, si le Parlement n’est pas assez sage pour craindre ce qui ne lui peut faire du mal, et pour ne pas appréhender ce qui lui en peut faire effectivement, en un mot, si il se porte malgré nous à une paix honteuse et dans laquelle nous ne rencontrions pas même notre sûreté, que ferons-nous ? je vous le demande, et je vous le demande d’autant plus instamment que cette résolution est le préalable de celle qu’il faut prendre, dans ce moment, sur la manière dont il est à propos de conclure avec les envoyés de l’archiduc. »

Je répondis à M. de Bouillon ces propres paroles, que je transcrivis, en ce lieu, sur ce que j’en écrivis un quart d’heure après les avoir dites, sur la table même du cabinet de Mme de Bouillon : « Si nous ne pouvions retenir le Parlement par les considérations et par les mesures que nous avons déjà tant rebattues depuis quelque temps, mon avis serait que, plutôt que de nous servir du peuple pour l’abattre, nous le devrions laisser agir, suivre sa pente et nous abandonner à la sincérité de nos intentions. Je sais que le monde, qui ne juge que par les événements, ne leur fera pas justice ; mais je sais aussi qu’il y a beaucoup de rencontres où il faut espérer uniquement de son devoir les bons événements. Je ne répéterai point ici les raisons qui marquent, ce me semble, si clairement les règles de notre devoir en cette conjoncture. La lettre y est grosse pour M. de Beaufort et pour moi ; il ne m’appartient pas d’y vouloir lire ce qui vous touche ; mais je ne laisserai pas de prendre la liberté de vous dire que j’ai observé qu’il y a des heures dans chaque jour où vous avez aussi peu de disposition que moi à vous faire espagnol. Il faut, d’autre part, se défendre, si il se peut, de la tyrannie que nous avons cruellement irritée. Voici mon avis : il faut, à mon sens, que messieurs les généraux signent un traité, dès demain, avec l’Espagne, par lequel elle s’engage de faire entrer incessamment son armée en France jusqu’à Pont-à-Vère, et de ne lui donner de mouvement, au moins en deçà de ce poste, que celui qui sera concerté avec nous. » Comme j’achevais de prononcer cette période, Riquemont entra, qui nous dit qu’il y avait dans la chambre un courrier de M. de Turenne, qui avait crié tout haut en entrant dans la cour : « Bonnes nouvelles ! » et qui ne s’était point voulu toutefois expliquer avec lui en montant les degrés. Le courrier, qui était un lieutenant du régiment de Turenne, voulut nous le dire avec apparat, et il s’en acquitta assez mal. La lettre de M. de Turenne à M. de Bouillon était très succincte ; un billet qu’il m’écrivait n’était pas plus ample, et un papier plié en mémoire pour Mlle de Bouillon, sa sœur, était en chiffre. Nous ne laissâmes pas d’être satisfaits, car nous en apprîmes assez pour ne pas douter qu’il ne fût déclaré ; que son armée, qui était la Weimarienne et sans contredit la meilleure qui fût en Europe, ne se fût engagée avec lui, et que Erlach, gouverneur de Brisach, qui avait fait tous ses efforts au contraire, n’eût été obligé de se retirer dans sa place avec mille ou douze cents hommes, qui était ce qu’il avait pu débaucher. Un quart d’heure après que le courrier fut entré, il se ressouvint qu’il avait dans sa poche une lettre du vicomte de Lamet, qui servait dans la même armée, mon parent proche et mon ami intime, qui me donnait, en son particulier, toutes les assurances imaginables, et qui ajoutait qu’il marchait avec deux mille chevaux droit à nous, et que M. de Turenne le devait suivre, un tel jour et en un tel lieu, avec le gros. C’est ce que M. de Turenne mandait en chiffre à Mlle de Bouillon.

Permettez-moi, je vous supplie, une petite digression en ce lieu, qui n’est pas indigne de votre curiosité. Vous êtes surprise, sans doute, de ce que M. de Turenne, qui en toute sa vie n’avait, je ne dis pas été de parti, mais qui n’avait jamais voulu ouïr parler d’intrigue, s’avise de se déclarer contre la cour étant général de l’armée du Roi, et de faire une action sur laquelle je suis persuadé que le Balafré et l’amiral de Coligny auraient balancé. Vous serez bien plus étonnée quand je vous aurai dit que je suis encore à deviner son motif, que monsieur son frère et madame sa belle-sœur m’ont juré, cent fois en leur vie, que tout ce qu’ils en savaient était que ce n’était point leur considération ; que je n’ai pu entendre quoi que ce soit à ce qu’il m’en a dit lui-même, quoiqu’il m’en ait parlé plus de trente fois ; et que Mlle de Bouillon, qui était son unique confidente, ou n’en a rien su, ou en a toujours fait un mystère. La manière dont il se conduisit dans cette déclaration, qu’il ne soutint que quatre ou cinq jours, est aussi surprenante. Je n’en ai jamais rien pu tirer de clair, ni de lui ni de ceux qui lui manquèrent. Il a fallu un mérite aussi éminent que le sien pour n’être pas obscurci par un événement de cette nature et cet exemple nous apprend que la malignité des âmes vulgaires n’est pas toujours assez forte pour empêcher le crédit que l’on doit faire, en beaucoup de rencontres, aux extraordinaires.

Je reprends le fil du discours que je faisais à M. et à Mme de Bouillon, quand le courrier de M. de Turenne nous interrompit, avec la joie pour nous que vous vous pouvez imaginer.

« Mon avis est que les Espagnols s’engageant à s’avancer jusqu’à Pont-à-Vère et à n’agir, au moins en deçà de ce poste, que de concert avec nous, nous ne fassions aucune difficulté de nous engager à ne poser les armes que lorsque la paix générale sera conclue, pourvu qu’ils demeurent aussi dans la parole qu’ils ont fait porter au Parlement, qu’ils s’en rapporteront à son arbitrage. Cette parole n’est qu’une chanson ; mais cette chanson nous est bonne, parce qu’il ne sera pas difficile d’en faire quelque chose de solide. Il n’y a qu’un quart d’heure que mon sentiment n’était pas que nous allassions si loin avec les Espagnols ; et quand le courrier de M. de Turenne est entré, j’étais sur le point de vous proposer un expédient qui les eût, à mon avis, satisfaits à beaucoup moins. Mais comme la nouvelle que nous venons de recevoir nous fait voir que M. de Turenne est assuré de ses troupes, et que la cour n’en a point qu’elle lui puisse opposer, que celles qui nous assiègent, je suis persuadé que non seulement nous leur pouvons accorder ce point, que vous dites qu’ils souhaitent, mais que nous devrions nous le faire demander si ils ne s’en étaient pas avisés. Nous avons deux avantages, et très grands et très rares, dans notre parti. Le premier est que les deux intérêts que nous y avons, qui sont le public et le particulier, s’y accordent fort bien ensemble ; ce qui n’est pas commun. Le second est que les chemins pour arriver aux uns et aux autres s’uniront et se retrouveront, même d’assez bonne heure, être les mêmes, ce qui est encore plus rare. L’intérêt véritable et solide du public est la paix générale ; l’intérêt des compagnies est le rétablissement de l’ordre ; de vous, Monsieur, des autres et de moi, est de contribuer à tous ceux que je vous viens de marquer, et d’y contribuer d’une telle sorte que nous en soyons et que nous en paraissions les auteurs. Tous les autres avantages sont attachés à celui-là ; et pour les avoir, il faut, à mon opinion, faire voir que l’on les méprise. Je n’aurai pas la peine de tromper personne sur ce sujet. Vous savez la profession publique que j’ai faite de ne vouloir jamais rien tirer de cette affaire en mon particulier ; je la tiendrai jusqu’au bout. Vous n’êtes pas en même condition. Vous voulez Sedan, et vous avez raison. M. de Beaufort veut l’amirauté, et il n’a pas tort. M. de Longueville a d’autres prétentions, à la bonne heure. M. le prince de Conti et Mme de Longueville ne veulent plus dépendre de Monsieur le Prince ; ils n’en dépendront plus. Pour venir à toutes ces fins, le premier préalable, à mon opinion, est de n’en avoir aucune, de songer uniquement à faire la paix générale ; de signer dès demain avec les ennemis, tous les engagement les plus positifs et les plus sacrés dont nous nous pourrons aviser ; de joindre, pour plaire encore plus au peuple, à l’article de la paix celui de l’exclusion du cardinal Mazarin comme de son ennemi mortel ; de faire avancer en diligence l’archiduc à Pont-à-Vère et M. de Turenne en Champagne ; d’aller, sans perdre un moment, proposer au Parlement ce que don Joseph de Illescas lui a déjà proposé touchant la paix générale ; de le faire opiner à notre mode, à quoi il ne manquera pas en l’état dans lequel il nous verra, et d’envoyer ordre aux députés de Rueil ou d’obtenir de la Reine un lieu pour la tenue de la conférence pour la paix générale, ou de revenir, dès le lendemain, reprendre leurs places au Parlement. Je ne désespère pas que la cour, qui se verra à la dernière extrémité, n’en prenne le parti : auquel cas n’est-il pas vrai qu’il ne peut rien y avoir de plus glorieux pour nous ? Et si elle s’y pouvait résoudre, je sais bien que le roi d’Espagne ne nous en fera pas les arbitres, comme il nous le fait dire ; mais je sais bien aussi que ce que je vous disais tantôt n’être qu’une chanson ne laisserait pas d’obliger les ministres à garder des égards, qui ne peuvent être que très avantageux à la France. Que si la cour est assez aveuglée pour refuser cette proposition, pourra-t-elle soutenir ce refus deux mois durant ? Toutes les provinces qui branlent déjà ne se déclareront-elles pas ? Et l’armée de Monsieur le Prince est-elle en état de tenir contre celle d’Espagne, contre celle de M. de Turenne et contre la nôtre ? Ces deux dernières jointes ensemble nous mettent au-dessus des appréhensions que nous avons eues et que nous avons dû avoir jusqu’ici des forces étrangères. Elles dépendront beaucoup plus de nous que ne dépendrons d’elles ; nous serons maîtres de Paris par nous-même, et d’autant plus sûrement que nous le serons par le Parlement, qui sera toujours le milieu par lequel nous tiendrons le peuple, dont l’on n’est jamais plus assuré que quand l’on ne le tient pas immédiatement, pour les raisons que je vous ai déjà dites deux ou trois fois.

La déclaration de M. de Turenne est l’unique voie qui nous peut conduire à ce que nous n’eussions pas seulement osé imaginer, qui est l’union de l’Espagne et du Parlement pour notre défense. Ce que la première propose pour la paix générale devient solide et réel par la déclaration de M. de Turenne. Elle met la possibilité à l’exécution ; elle nous donne lieu d’engager le Parlement, sans lequel nous ne pouvons rien faire qui soit solide, et avec lequel nous ne pouvons rien faire qui, au moins en un sens, ne soit bon ; mais il n’y a que ce moment où cet engagement soit possible et utile. Le premier président et le président de Mesmes sont absents, et nous ferons passer ce qu’il nous plaira dans la Compagnie, sans comparaison plus aisément que si ils étaient présents. Si ils exécutent fidèlement ce que, le Parlement leur aura commandé par l’arrêt que nous lui aurons fait donner, duquel je vous ai parlé ci-devant, nous aurons notre compte et nous réunirons le corps pour ce grand œuvre de la paix générale. Si la cour s’opiniâtre à rebuter notre proposition et que ceux des députés qui sont attachés à elle ne veuillent pas suivre notre mouvement, et refusent de courre notre fortune, comme il y en a qui s’en sont déjà expliqués, nous n’y trouverons pas moins notre avantage d’un autre sens : nous demeurerons avec le corps du Parlement, dont les autres seront les déserteurs ; nous en serons encore plus les maîtres. Voilà mon avis, que je m’offre de signer et de proposer au Parlement, pourvu que nous ne laissions pas échapper la conjoncture dans laquelle seule il est bon, car si il arrivait quelque changement du côté de M. de Turenne devant que je lui eusse porté, je combattrais ce sentiment avec autant d’ardeur que je le propose. »

Mme de Bouillon, qui m’avait trouvé jusque-là trop modéré à son gré, fut surprise au dernier point de cette proposition ; et elle lui parut bonne parce qu’elle lui parut grande. Monsieur son mari me dit : « Il n’y a rien de plus beau que ce que vous proposez ; je conviens même qu’il est possible ; mais je soutiens qu’il est pernicieux pour tous les particuliers, et je vous le prouve en peu de paroles. L’Espagne nous promettra tout, mais elle ne nous tiendra rien, dès que nous lui aurons promis de ne travailler avec la cour qu’à la paix générale. Cette paix est son unique vue, et elle nous abandonnera toutes les fois qu’elle la pourra avoir ; et si nous faisons tout d’un coup ce grand effet que vous proposez, elle la pourra avoir infailliblement en quinze jours, parce qu’il sera impossible à la France de ne la pas faire même avec précipitation : ce qui sera d’autant plus facile, que je sais de science certaine que les Espagnols la veulent en toute manière, et même avec des conditions si peu avantageuses pour eux, que vous en seriez étonné. Cela supposé, en quel état nous trouverons-nous le lendemain que nous aurons fait ou plutôt procuré la paix générale ? Nous aurons de l’honneur, je l’avoue ; mais cet honneur nous empêchera-t-il d’être les objets de la haine et de l’exécration de notre cour ? La maison d’Autriche reprendra-t-elle les armes quand l’on nous arrêtera, vous et moi, quatre mois après ? Vous me répondrez que nous pouvons stipuler des conditions avec l’Espagne, qui nous mettront à couvert de ces insultes ; mais je crois avoir prévenu cette objection en vous assurant, par avance, qu’elle est si pressée, dans le dedans, par ses nécessités domestiques, qu’elle ne balancera pas un moment à sacrifier à la paix toutes les promesses les plus solennelles qu’elle nous aurait pu faire ; et à cet inconvénient je ne trouve aucun remède, d’autant moins que je ne vois pas même la perte du Mazarin assurée, ou que je l’y vois d’une manière qui ne nous donne aucune sûreté. Si l’Espagne nous manque dans la parole qu’elle nous aura donnée de son exclusion, où en sommes-nous ? Et la gloire de la paix générale se comparera-t-elle dans l’esprit du peuple, à la conservation d’un ministre pour la perte duquel nous avons pris les armes ? Je veux que l’on nous tienne parole, et que l’on exclue du ministère le Cardinal ; n’est-il pas vrai que nous demeurons toujours exposés à la vengeance de la Reine, au ressentiment de Monsieur le Prince et à toutes les suites qu’une cour outragée peut donner à une action de cette nature ? Il n’y a de véritable gloire que celle qui peut durer ; la passagère n’est qu’une fumée : celle que nous tirerons de la paix est des plus légères, si nous ne la soutenons par des établissements qui joignent à la réputation de la bonne intention celle de la sagesse. Sur le tout, j’admire votre désintéressement, et vous savez que je l’estime comme je dois ; mais je suis assuré que vous n’approuveriez pas le mien, si il allait aussi loin que le vôtre. Votre maison est établie : considérez la mienne, et jetez les yeux sur l’état où est cette dame et sur celui où sont le père et les enfants. »

Je répondis à ces raisons par toutes celles que je crus trouver, en abondance, dans la considération que les Espagnols ne pourraient s’empêcher d’avoir pour nous, en nous voyant maîtres absolus de Paris, de huit mille hommes de pied et de trois mille chevaux à sa porte, et de l’armée de l’Europe la plus aguerrie, qui marchait à nous. Je n’oubliai rien pour le persuader de mes sentiments, dans lesquels je le suis encore moi-même que j’étais bien fondé. Il fit tout ce qu’il put pour me persuader des siens, qui étaient de faire toujours croire aux envoyés de l’archiduc que nous étions tout à fait résolus de nous engager avec eux pour la paix générale, mais de leur dire, en même temps, que nous croyions qu’il serait beaucoup mieux d’y engager aussi le Parlement, ce qui ne se pouvait faire que peu à peu et comme insensiblement ; d’amuser, par ce moyen, les envoyés en signant avec eux un traité, qui ne serait que comme un préalable de celui que l’on projetait avec le Parlement, lequel, par conséquent, ne nous obligerait encore à rien de proche ni de tout à fait positif à l’égard de la paix générale, et cependant cela les contenterait suffisamment pour faire avancer leurs troupes. « Celles de mon frère, ajouta M. de Bouillon, s’avanceront en même temps. La cour, étonnée et abattue, sera forcée de venir à un accommodement. Comme dans notre traité avec l’Espagne, nous nous laisserons toujours une porte de derrière ouverte, par la clause qui regardera le Parlement, nous nous en servirons, et pour l’avantage du public et pour le nôtre, si la cour ne se met à la raison. »

Ces considérations, quoique sages et même profondes, ne me convainquirent point, parce que la conduite que M. de Bouillon en inférait me paraissait impraticable : je concevais bien qu’il amuserait les envoyés de l’archiduc, qui avaient plus de confiance en lui qu’en tout ce que nous étions ; mais je ne me figurais pas comme il amuserait le Parlement, qui traitait actuellement avec la cour, qui avait déjà ses députés à Rueil, et qui, de toutes ses saillies, retombait toujours, même avec précipitation, à la paix. Je considérais qu’il n’y avait qu’une déclaration publique qui le pût retenir en la pente où il était ; que selon les principes de M. de Bouillon, cette déclaration ne se pouvait point faire, et que ne se faisant point, et le Parlement par conséquent allant son chemin, nous tomberions, si quelqu’une de nos cordes manquait, dans la nécessité de recourir au peuple, ce que je tenais le plus mortel de tous les inconvénients.

M. de Bouillon m’interrompit à ce mot : « si quelqu’une de nos cordes manquait », pour me demander ce que j’entendais par cette parole ; et je lui répondis : « Par exemple, Monsieur, si M. de Turenne mourait à l’heure qu’il est ; si son armée se révoltait, comme il n’a pas tenu à Erlach que cela fût, que deviendrions-nous si nous n’avions engagé le Parlement ? Des tribuns du peuple le premier jour ; et le second, les valets du comte de Fuensaldagne. C’est ma vieille chanson : tout avec le Parlement ; rien sans lui. » Nous disputâmes sur ce ton trois ou quatre heures pour le moins ; nous ne nous persuadâmes point, et nous convînmes d’agiter, le lendemain, la question chez M. le prince de Conti, en présence de MM. de Beaufort, d’Elbeuf, de La Mothe, de Brissac, de Noirmoutier et de Bellièvre.

Je sortis de chez lui fort embarrassé ; j’étais persuadé que son raisonnement, dans le fond, n’était pas solide, et je le suis encore. Je voyais que la conduite que ce raisonnement inspirait donnait ouverture à toute sorte de traités particuliers ; et sachant, comme je le savais, que les Espagnols avaient une très grande confiance en lui, je ne doutais point qu’il ne donnât à leurs envoyés toutes les lueurs et les jours qu’il lui plairait. J’eus encore bien plus d’appréhension en rentrant chez moi : j’y trouvai une lettre en chiffre de Mme de Lesdiguières, qui me faisait des offres immenses de la part de la Reine : le paiement de mes dettes, des abbayes, la nomination au cardinalat. Un petit billet séparé portait ces paroles : « La déclaration de l’armée d’Allemagne met tout le monde ici dans la consternation. » Je jugeai que l’on ne manquerait pas de faire des tentatives auprès des autres, comme l’on en faisait auprès de moi, et je crus que puisque M. de Bouillon, qui était sans contestation la meilleure tête du parti, commençait à songer aux petites portes, dans un temps où tout nous riait, les autres auraient peine à ne pas prendre les grandes, que je ne doutais plus, depuis la déclaration de M. de Turenne, que l’on ne leur ouvrît avec soin. Ce qui m’affligeait sans comparaison plus que tout le reste était que je ne voyais pas le fond de l’esprit et du dessein de M. de Bouillon. J’avais cru jusque-là l’un plus vaste et l’autre plus élevé qu’ils ne me paraissaient en cette occasion, qui était pourtant la décisive, puisqu’il y allait d’engager ou de ne pas engager le Parlement. Il m’avait pressé plus de vingt fois de faire ce que je lui offrais présentement. La raison qui me donnait lieu de lui offrir ce que j’avais toujours rejeté était la déclaration de monsieur son frère, qui, comme vous pouvez juger, lui donnait encore plus de force qu’à moi. Au lieu de la prendre, il s’affaiblit, parce qu’il croit que le Mazarin lui lâchera Sedan ; il s’attache, dans cette vue, à ce qui le lui peut donner purement : il préfère ce petit intérêt à celui qu’il pouvait trouver à donner la paix à l’Europe. Ce pas m’a obligé de vous dire que, quoiqu’il eût de très grandes parties, je doute qu’il ait été aussi capable que l’on l’a cru des grandes choses qu’il n’a jamais faites. Il n’y a point de qualités qui déparent tant un grand homme, que de n’être pas juste à prendre le moment décisif de sa réputation. L’on ne le manque presque jamais que pour mieux prendre celui de sa fortune ; et c’est en quoi l’on se trompe pour l’ordinaire soi-même doublement. Il ne fut pas, à mon avis, habile en cette occasion, parce qu’il y voulut être fin. Cela arrive assez souvent.

Nous nous trouvâmes, le lendemain, chez M. le prince de Conti, ainsi que nous l’avions résolu la veille. Mme de Longueville, qui était accouchée de monsieur son fils plus de six semaines auparavant, et dans la chambre de laquelle l’on avait parlé depuis plus de vingt fois d’affaire, ne se trouva point à ce conseil, et je crus du mystère à son absence. La matière y ayant été débattue par M. de Bouillon et par moi, sur les mêmes principes qui avaient été agités chez lui, M. le prince de Conti fut du sentiment de M. de Bouillon, et avec des circonstances que me firent juger qu’il y avait de la négociation. M. d’Elbeuf fut doux comme un agneau, et il me parut qu’il eût enchéri, s’il eût osé, sur l’avis de M. de Bouillon.

Le chevalier de Fruges, frère de la vieille Fiennes, scélérat, et qui ne servait dans notre parti que de double espion, sous le titre toutefois de commandant du régiment d’Elbeuf, m’avait averti, comme j’entrais dans l’Hôtel de Ville, qu’il croyait son maître accommodé. M. de Beaufort fit assez connaître, par ses manières, que Mme de Montbazon avait essayé de modérer ses emportements. Mais comme j’étais assuré que je l’emporterais toujours sur elle dans le fond de courre, l’irrésolution qu’il témoigna d’abord ne m’eût pas embarrassé, et en joignant sa voix à celle de MM. de Brissac, de La Mothe, de Noirmoutier et de Bellièvre, qui entrèrent tout à fait dans mon sentiment, j’eusse emporté de beaucoup la balance, si la considération de M. de Turenne, qui était dans ce moment la grosse corde du parti, et celle que M. de Bouillon avait avec les Espagnols par les anciennes mesures qu’il avait toujours conservées avec Fuensaldagne, ne m’eussent obligé de me faire honneur de ce qui n’était qu’un parti de nécessité. J’avais été la veille, au sortir de chez M. de Bouillon, chez les envoyés de l’archiduc, pour essayer de pénétrer si ils étaient toujours aussi attachés à traiter avec nous, sur le seul engagement que nous prendrions nous-mêmes sur la paix générale, qu’ils me l’avaient toujours dit et que M. et Mme de Bouillon me l’avaient prêché. Je les trouvai l’un et l’autre absolument changés, quoiqu’ils ne crussent pas l’être. Ils voulaient toujours un engagement pour la paix générale ; mais ils le voulaient à la mode de M. de Bouillon, c’est-à-dire à deux fois. Il leur avait mis dans l’esprit qu’il serait bien plus avantageux pour eux en cette manière, parce que nous y engagerions le Parlement. Enfin je reconnus la main de l’ouvrier, et je vis bien que ses raisons, jointes à l’ordre qu’ils avaient de se rapporter à lui de toutes choses, l’emporteraient de bien loin sur tout ce que je leur pourrais dire au contraire. Je ne m’ouvris point à eux par cette considération.

J’allai, entre minuit et une heure, chez le président de Bellièvre, pour le prendre et pour le mener chez Croissy pour être moins interrompu. Je leur exposai l’état des choses. Ils furent tous deux, sans hésiter, de mon sentiment ; ils crurent que le contraire nous perdrait infailliblement. Ils convinrent qu’il fallait toutefois s’y accommoder pour le présent, parce que nous dépendions absolument, particulièrement dans cet instant, et des Espagnols et de M. de Turenne, qui n’avaient encore de mouvement que ceux qui leur étaient inspirés par M. de Bouillon, et ils voulurent espérer ou que nous obligerions M. de Bouillon, dans le conseil qui se devait le lendemain tenir chez M. le prince de Conti, de revenir à notre sentiment, ou que nous le persuaderions nous-mêmes à M. de Turenne, quand il nous aurait joints. Je me flattai d’autant moins de cette espérance, que ce que je craignais le plus vivement de cette conduite pouvait très naturellement arriver avant que M. de Turenne pût être à nous. Croissy, qui avait un esprit d’expédients, me dit : « Vous avez raison ; mais voici une pensée qui me vient. Dans ce traité préliminaire que M. de Bouillon veut que l’on signe avec les envoyés de l’archiduc, y signerez-vous ? – Non, lui répondis-je. – Eh bien ! reprit-il, prenez cette occasion pour faire entendre à ces envoyés les raisons que vous avez de ne pas signer. Ces raisons sont celles-là même qui feraient voir à Fuensaldagne, si il était ici, que l’intérêt véritable de l’Espagne est la conduite que vous proposez. Peut-être que les envoyés y feront réflexion, peut-être qu’ils demanderont du temps pour en rendre compte à l’archiduc ; et en ce cas, j’ose répondre que Fuensaldagne approuvera votre sentiment, auquel il faudra par conséquent que M. de Bouillon se soumette. Il n’y a rien de plus naturel que ce que je vous propose ; et les envoyés même ne s’apercevront d’aucune division dans le parti, parce que vous ne paraîtrez alléguer vos raisons que pour vous empêcher de signer, et non pas pour combattre l’avis de M. le prince de Conti et de M. de Bouillon. » Comme cet expédient avait peu ou point d’inconvénient, je me résolus à tout hasard de le prendre, et je priai M. de Brissac, dès le lendemain au matin, d’aller dîner chez Mme de Bouillon et de lui dire, sans affectation, qu’il me voyait un peu ébranlé sur le sujet de la signature avec l’Espagne. Je ne doutai point que M. de Bouillon, qui m’avait toujours vu très éloigné de signer en mon particulier, jusqu’au jour que je lui proposai de le faire faire de gré ou de force au Parlement, ne fût ravi de me voir balancer à l’égard du traité particulier des généraux, qu’il ne m’en pressât et qu’il ne me donnât lieu de m’en expliquer en présence des envoyés.

Voilà la disposition où j’étais quand nous entrâmes en conférence chez M. le prince de Conti. Quand je connus que tout ce que nous disions, M. de Bellièvre et moi, ne persuadait point M. de Bouillon, je fis semblant de me rendre à ses raisons et à l’autorité de M. le prince de Conti, notre généralissime, et nous convînmes de traiter avec l’archiduc aux termes proposés par M. de Bouillon, qui étaient qu’il s’avancerait jusqu’à Pont-à-Vére et plus loin même, lorsque les généraux le souhaiteraient ; et qu’eux n’oublieraient rien, de leur part, pour obliger le Parlement à entrer dans le traité, ou plutôt à en faire un nouveau pour la paix générale, c’est-à-dire pour obliger le Roi à en traiter sous des conditions raisonnables, du détail desquelles le Roi Catholique se remettrait même à l’arbitrage du Parlement. M. de Bouillon se chargea de faire signer ce traité, aussi simple que vous le voyez, aux envoyés. Il ne me demanda pas seulement si je le signerais ou si je ne le signerais pas. Toute la compagnie fut très satisfaite d’avoir le secours d’Espagne à si bon marché et de demeurer dans la liberté de recevoir les propositions que la déclaration de M. de Turenne obligeait la cour de faire à tout le monde avec profusion, et l’on prit heure à minuit pour signer le traité dans la chambre de Monsieur le prince de Conti, à l’Hôtel de Ville. Les envoyés s’y trouvèrent à point nommé, et je pris garde qu’ils m’observèrent extraordinairement.

Croissy, qui tenait la plume pour dresser le traité, ayant commencé à l’écrire, le bernardin, se tournant vers moi, me demanda si je ne le signerais pas : à quoi lui ayant répondu que M. de Fuensaldagne me l’avait défendu de la part de Mme de Bouillon, il me dit d’un ton sérieux que c’était toutefois un préalable absolument nécessaire, et qu’il avait encore reçu, depuis deux jours, des ordres très exprès sur cela de Monsieur l’Archiduc. Je reconnus en cet endroit l’effet de ce que j’avais fait dire à Mme de Bouillon par M. de Brissac. Monsieur son mari me pressa au dernier point. Je ne manquai pas cette occasion de faire connaître aux envoyés d’Espagne leur intérêt solide, en leur prouvant que je trouvais si peu de sûreté, pour moi-même aussi bien que pour tout le reste du parti, en la conduite que l’on prenait, que je ne me pouvais résoudre à y entrer, au moins par une signature en mon particulier. Je leur répétai l’offre que j’avais faite, la veille, de m’engager à tout sans exception, si l’on voulait prendre une résolution finale et décisive. Je n’oubliai rien pour leur donner ombrage, sans paraître toutefois le marquer, des ouvertures que le chemin que l’on prenait donnait aux accommodements particuliers.

Quoique je ne disse toutes ces choses que par forme de récit, et sans témoigner avoir aucun dessein de combattre ce qui avait été résolu, elles ne laissèrent pas de faire une forte impression dans l’esprit du bernardin, et au point que M. de Bouillon m’en parut assez embarrassé ; et qu’il eût bien voulu, à ce qu’il m’a confessé depuis, n’avoir point attaché cette escarmouche. Don Francisco Pizarro, qui était un bon Castillan, assez fraîchement sorti de son pays, et qui avait encore apporté de nouveaux ordres de Bruxelles, de se conformer entièrement aux sentiments de M. de Bouillon, pressa son collègue de s’y rendre. Il y consentit sans beaucoup de résistance ; je l’y exhortai moi-même quand je vis qu’il y était résolu ; et j’ajoutai que pour lui lever tout le scrupule de la difficulté que je faisais de signer, je leur donnais ma parole, en présence de M. le prince de Conti et de messieurs les généraux, que si le Parlement s’accommodait, je leur donnerais, par des expédients que j’avais en main, tout le temps et tout le loisir nécessaire pour tirer leurs troupes.

Je leur fis cette offre pour deux raisons : l’une parce que j’étais très persuadé que Fuensaldagne, qui était très habile homme, ne serait nullement de l’avis de ses envoyés, et n’engagerait pas son armée dans le royaume, ayant aussi peu de généraux et rien de moi. L’autre raison fut que j’étais bien aise de faire voir, même à nos généraux, ce que j’étais si résolu à ne point souffrir, au moins en ce qui serait en moi, de perfidie, que je m’engageais publiquement à ne pas laisser accabler ni surprendre les Espagnols, en cas même d’accommodement du Parlement, quoique dans la même conférence j’eusse protesté plus de vingt fois que je ne me séparerais point de lui, et que cette résolution était l’unique cause pour laquelle je ne voulais pas signer un traité dont il n’était point.

M. d’Elbeuf, qui était malin, et qui était en colère de ce que j’avais parlé des traités particuliers, me dit tout haut, en présence même des envoyés : « Vous ne pouvez trouver que dans le peuple les expédients dont vous venez de parler à ces messieurs. – C’est où je ne les chercherai pas, lui répondis-je ; M. de Bouillon en répondra pour moi. » M. de Bouillon, qui eût souhaité, dans la vérité, que j’eusse voulu signer avec eux, prit la parole : « Je sais, dit-il, que ce n’est pas votre intention ; mais je suis persuadé que vous faites contre votre intention sans le croire, et que nous gardons, en signant, plus d’égard pour le Parlement que vous n’en gardez vous-même en ne signant pas : car… (il abaissa sa voix à cette dernière parole, afin que les envoyés n’en entendissent pas la suite) nous nous réservons une porte de derrière pour sortir d’affaire avec le Parlement. – Il ouvrira cette porte, lui répondis-je, quand vous ne le voudrez pas, comme il y paraît déjà ; et vous la voudrez fermer quand vous ne le pourrez pas : l’on ne se joue pas avec cette compagnie ; vous le verrez, Messieurs, par l’événement. » M. le prince de Conti nous appela à cet instant. L’on lut le traité et l’on le signa. Voilà ce qui nous en parut. Don Gabriel de Tolède, dont je vous parlerai incontinent, m’a dit depuis que les envoyés avaient donné deux mille pistoles à Mme de Montbazon et autant à M. d’Elbeuf.

Je revins chez moi chagrin de ce qui se venait de se passer ; et le président de Bellièvre et Montrésor, qui m’y attendaient, ne le furent pas moins que moi. Le premier, qui était homme de bon sens, me dit une parole que l’événement, qui l’a justifiée, rend digne de réflexion : « Nous avons manqué aujourd’hui d’engager le Parlement, moyennant quoi tout était sûr, tout était bon. Prions Dieu que tout aille bien ; car si une seule de nos cordes nous manque, nous sommes perdus. » Comme M. de Bellièvre achevait de parler, Noirmoutier entra dans ma chambre, qui nous dit que depuis j’étais sorti de l’Hôtel de Ville, un valet de chambre de Laigues y était arrivé qui me cherchait, et qui ne m’y ayant pas trouvé, était remonté à cheval, sans avoir voulu parler à personne. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que Laigues, qui avait une grande valeur, mais peu de sens et beaucoup de présomption, et qui s’était fort lié avec moi depuis qu’il avait vendu sa compagnie aux gardes, se mit en tête de négocier en Flandres aussitôt que le bernardin nous fut venu trouver. Il crut que cet emploi le rendrait considérable dans le parti : il me le demanda ; il m’en fit presser par Montrésor, qui le destina, dès cet instant, à la charge d’amant de Mme de Chevreuse, qui était à Bruxelles. Il me représenta qu’elle pourrait ne m’être pas inutile dans les suites, que la place était vide, qu’elle se pouvait remplir par un autre qui ne dépendrait pas de moi. Enfin, quoique j’eusse assez de répugnance à laisser aller à Bruxelles un homme qui avait mon caractère, je me laissai aller à ses prières et à celles de Montrésor, et nous lui donnâmes la commission de résider auprès de Monsieur l’Archiduc. Ce valet de chambre qu’il m’envoyait m’apportait une dépêche de lui, qui me fit pitié. Elle ne parlait que des bonnes intentions de Monsieur l’Archiduc, de la sincérité de Fuensaldagne, de la confiance que nous devions prendre en eux, enfin, pour vous abréger, je n’ai jamais rien vu de si sot ; il croyait déjà gouverner Fuensaldagne.

Quel plaisir il y a d’avoir un négociateur de cette espèce, dans une cour où nous devions avoir plus d’une affaire ! Noirmoutier, qui était son ami intime, avoua que sa lettre était fort impertinente ; mais il ne s’avisa pas qu’elle le rendrait lui-même fort impertinent ; car il se mit dans la fantaisie d’aller aussi à Bruxelles, en disant qu’il confessait qu’il y avait de l’inconvénient d’y laisser Laigues ; mais qu’il y aurait de la malhonnêteté à le révoquer et même à lui envoyer un collègue qui ne fût pas et son ami particulier et d’un grade tout à fait supérieur au sien. Voilà ce qu’il disait ; voici ce qu’il pensait. Il espérait qu’il se distinguerait beaucoup par cet emploi, qui le mettrait dans la négociation sans le tirer de la guerre, qui lui donnerait toute la confiance du parti à l’égard de l’Espagne, et qui lui donnerait, en même temps, toute la considération de l’Espagne à l’égard du parti. Nous fîmes tous nos efforts pour lui ôter cette pensée. Il le voulut absolument, et il le fallut : il portait le beau nom de La Trémoille, il était lieutenant général, il brillait dans le parti, il y était entré avec moi et par moi. Voilà le malheur des guerres civiles : l’on y fait souvent des fautes par bonne conduite.

Ce que je vous viens de raconter de nos conférences chez M. de Bouillon et à l’Hôtel de Ville, se passa le 5, le 6 et le 7 mars. Il est nécessaire que je vous rende compte de ce qui se passa ces jours-là et au Parlement et à la conférence de Rueil.

Celle-ci commença aussi mal qu’il se pouvait. Les députés prétendirent, et avec raison, que l’on ne tenait point la parole que l’on leur avait donnée, de déboucher les passages, et que l’on ne laissait pas même passer librement les cent muids de blé. La cour soutint qu’elle n’avait point promis l’ouverture des passages, et qu’il ne tenait pas à elle que les cent muids ne passassent. La Reine demanda, pour conditions préalables à la levée du siège, que le Parlement s’engageât à aller tenir sa séance à Saint-Germain, tant qu’il plairait au Roi, et qu’il promît de ne s’assembler de trois ans. Les députés refusèrent tous d’une voix ces deux propositions, sur lesquelles la cour se modéra dès l’après-dînée même. M. le duc d’Orléans ayant dit aux députés que la Reine se relâchait de la translation du Parlement, qu’elle se contenterait que, lorsque l’on serait d’accord de tous les articles, il allât tenir un lit de justice à Saint-Germain, pour y vérifier la déclaration qui contiendrait ces articles, et qu’elle modérait aussi les trois années de défenses de s’assembler, à deux : les députés ne s’opiniâtrèrent pas le premier ; mais ils ne se rendirent pas sur le second, en soutenant que le privilège de s’assembler était essentiel au Parlement.

Ces contestations, jointes à plusieurs autres, irritèrent si fort les esprits, lorsque l’on les sut à Paris, que l’on ne parlait de rien moins, au feu de la Grande Chambre, que de révoquer le pouvoir des députés ; et messieurs les généraux, qui se voyant recherchés par la cour, qui n’en avait pas fait beaucoup de cas jusqu’à la déclaration de M. de Turenne, ne doutaient point qu’ils ne fissent encore leurs conditions beaucoup meilleures lorsqu’elle serait plus embarrassée, n’oublièrent rien pour faire crier le Parlement et le peuple, et pour faire connaître au Cardinal que tout ne dépendait pas de la conférence de Rueil. J’y contribuais de mon côté, dans la vue de régler ou plutôt de modérer un peu la précipitation avec laquelle le premier président et le président de Mesmes courraient à tout ce qui paraissait accommodement ; et ainsi, comme nous conspirions tous sur ce point à une même fin, quoique par différents principes, nous faisions, sans concert, les mêmes démarches.

Celle du 8 de mars fut très considérable. M. le prince de Conti dit au Parlement que M. de Bouillon, que la goutte avait repris avec violence, l’avait prié de dire à la Compagnie que M. de Turenne lui offrait sa personne et ses troupes contre le cardinal Mazarin, l’ennemi de l’État. J’ajoutai que, comme je venais d’être averti que l’on avait dressé la veille une déclaration, à Saint-Germain, par laquelle M. de Turenne était déclaré criminel de lèse-majesté, je croyais qu’il était nécessaire de casser cette déclaration ; d’autoriser ses armes par un arrêt solennel ; d’enjoindre à tous les sujets du Roi de lui donner passage et subsistance ; et de travailler, en diligence, à lui faire un fonds pour le paiement de ses troupes et pour prévenir le mauvais effet que huit cent mille livres, que la cour venait d’envoyer à Erlach pour les débaucher, y pourraient produire. Cette proposition passa toute d’une voix. La joie qui parut dans les yeux et dans les avis de tout le monde ne se peut exprimer. L’on donna ensuite un arrêt sanglant contre Courcelles, Lavardin et Amilly, qui faisaient des troupes pour le Roi dans le pays du Maine. L’on permit aux communes de s’assembler au son du tocsin, et de courir sus à tous ceux qui en feraient des assemblées sans ordre du Parlement.

Ce ne fut pas tout. Le président de Bellièvre ayant dit à la Compagnie qu’il avait reçu une lettre du premier président, par laquelle il l’assurait que ni lui ni les autres députés ne feraient rien qui fût indigne de la confiance qu’elle leur avait témoignée, il s’éleva un cri, plutôt qu’une voix publique, qui ordonna au président de Bellièvre d’envoyer dire expressément au premier président de n’entendre à aucune proposition nouvelle, ni même de ne résoudre quoi que ce soit sur les anciennes, jusqu’à ce que tous les arrérages du blé promis eussent été entièrement fournis et délivrés, que tous les passages eussent été débouchés et que tous les chemins eussent été ouverts aussi bien pour les courriers que pour les vivres. Le 9. L’on passa plus outre. L’on donna arrêt de faire surseoir à la conférence jusqu’à l’entière exécution des promesses, et jusqu’à l’ouverture toute libre d’un passage, non pas seulement pour le blé, mais même pour toute sorte de victuailles ; et les plus modérés eurent grande peine à obtenir que l’on ajoutât cette clause à l’arrêt ; que l’on attendrait, pour le publier, que l’on eût su de Monsieur le Premier Président si les passeports pour les blés n’avaient point été expédiés depuis la dernière nouvelle que l’on avait eue de lui.

M. le prince de Conti ayant dit, le même jour, au Parlement que M. de Longueville l’avait prié de l’assurer qu’il partirait de Rouen, sans remise, le 15 du mois, avec sept mille hommes de pied et trois mille chevaux, et qu’il marcherait droit à Saint-Germain, la Compagnie en témoigna une joie incroyable, et pria M. le prince de Conti d’en presser encore plus M. de Longueville.

Le 10, Miron, député du parlement de Normandie, entra au Parlement et dit que M. de Longueville lui avait donné charge de dire à la Compagnie que le parlement de Rouen avait reçu, avec une extrême joie, la lettre et l’arrêt de celui de Paris, et qu’il n’attendait que M. de La Trémoille pour donner celui de jonction contre l’ennemi commun : Miron, dis-je, après avoir fait ce discours et ajouté que Le Mans, qui s’était aussi déclaré pour le parti, avait des envoyés auprès de M. de Longueville, fut remercié de toute la Compagnie, comme lui ayant apporté des nouvelles extrêmement agréables. Le 11, un envoyé de M. de La Trémoille demanda audience au Parlement, à qui il offrit, de la part de son maître, huit mille hommes de pied et deux mille chevaux, qu’il prétendait être en état de marcher en deux jours, pourvu qu’il plût à la Compagnie de permettre à M. de La Trémoille de se saisir des deniers royaux, dans les recettes générales de Poitiers, de Niort et d’autres lieux dont il était déjà assuré. Le Parlement lui fit de grands remerciements, lui donna arrêt d’union, lui donna plein pouvoir sur les recettes générales, et le pria d’avancer ses levées avec diligence. L’envoyé n’était pas sorti du Palais, que le président de Bellièvre ayant dit à la Compagnie que le premier président la suppliait de lui envoyer un nouveau pouvoir d’agir à la conférence parce que l’arrêt du jour précédent lui avait ordonné, et à lui, et aux autres députés, de surseoir : le président de Bellièvre n’eut autre réponse, sinon qu’on leur donnerait ce pouvoir quand la quantité du blé qui avait été promise aurait été reçue.

Un instant après, Roland, bourgeois de Reims, qui avait maltraité personnellement et chassé de la ville M. de La Vieuville, lieutenant de Roi dans la province, parce qu’il s’était déclaré pour Saint-Germain, présenta requête au Parlement contre les officiers qui l’avaient déféré à la cour pour cette action. Il en fut loué de toute la Compagnie, et on lui promit toute protection.

Voilà bien de la chaleur dans le parti ; et vous croyez apparemment qu’il faudra au moins un peu de temps pour l’évaporer, avant que la paix se puisse faire. Nullement : elle est faite et signée le même jour à la conférence de Rueil, et elle est faite et signée le 11 mars par les députés, qui avaient demandé, le 10, un nouveau pouvoir, parce que l’ancien était révoqué, et par ces mêmes députés auxquels l’on avait refusé ce nouveau pouvoir. Voici le dénouement de ce contretemps, que la postérité aura peine à croire et auquel l’on s’accoutuma en quatre jours.

Aussitôt que M. de Turenne se fut déclaré, la cour travailla à gagner les généraux, avec beaucoup plus d’application qu’elle n’avait fait jusque-là ; mais elle n’y réussit pas, au moins à son gré. Mme de Montbazon, pressée par Vineuil en plus d’un sens, promettait M. de Beaufort à la Reine ; mais la Reine voyait bien qu’elle aurait beaucoup de peine à le livrer tant que je ne serais pas du marché. La Rivière ne témoignait plus de mépris pour M. d’Elbeuf. Le maréchal de La Mothe n’était accessible que par M. de Longueville, duquel la cour ne s’assurait pas beaucoup davantage, par la négociation d’Anctoville, que nous nous en assurions par la correspondance de Varicarville. M. de Bouillon faisait paraître, depuis l’éclat de monsieur son frère, plus de pente à s’accommoder avec la cour, et Vassé, qui commandait, ce me semble, son régiment de cavalerie, l’avait insinué par des canaux différents à Saint-Germain ; mais les conditions paraissaient bien hautes. Il en fallait de grandes pour les deux frères, qui, au poste où ils se trouvaient, n’étaient pas d’humeur à se contenter de peu de chose. Les incertitudes de M. de La Rochefoucauld ne plaisaient pas à La Rivière, qui d’ailleurs considérait, à ce que Flammarens disait à Mme de Pommereux, que le compte que l’on ferait avec M. le prince de Conti ne serait jamais bien sûr pour les suites, si il n’était aussi arrêté par Monsieur le Prince, qui, sur l’article du cardinalat de monsieur son frère, n’était pas de trop facile composition. Ce que j’avais répondu aux offres que j’avais reçues par le canal de Mme de Lesdiguières ne donnait pas de lieu à la cour de croire que je fusse aisé à ébranler.

Enfin M. le cardinal Mazarin trouvait toutes les portes de la négociation, qu’il aimait passionnément, ou fermées ou embarrassées. Ce désespoir de réussir, pour ainsi dire, fut par l’événement plus utile à la cour que la négociation la plus fine lui eût pu être ; car il ne l’empêcha pas de négocier, le Cardinal ne s’en pouvant jamais empêcher par son naturel ; et il fit toutefois que, contre son ordinaire, il ne se fia pas à sa négociation ; et ainsi il amusa nos généraux, cependant qu’il envoyait huit cent mille livres, qui enlevèrent à M. de Turenne son armée, et qu’il obligeait les députés de Rueil à signer une paix contre les ordres de leur corps. Monsieur le Prince m’a dit que ce fut lui qui fit envoyer les huit cent mille livres, et je ne sais même si il n’ajouta pas qu’il les avait avancées ; je ne m’en ressouviens pas précisément.

Pour ce qui est de la conclusion de la paix de Rueil, le président de Mesmes m’a assuré plusieurs fois depuis qu’elle fut purement l’effet d’un concert qui fut pris, la nuit d’entre le 8 et le 9 mars, entre le Cardinal et lui ; et que le Cardinal lui ayant dit qu’il connaissait clairement que M. de Bouillon ne voulait négocier que quand M. de Turenne serait à la portée de Paris et des Espagnols, c’est-à-dire en état de se faire donner la moitié du royaume, lui, président de Mesmes, lui avait répondu : « Il n’y a de salut que de faire le coadjuteur cardinal » ; que le Cardinal lui ayant reparti : « Il est pis que l’autre ; car l’on voit au moins un temps où l’autre négociera ; mais celui-là ne traitera jamais que pour le général », lui, président de Mesmes, lui avait dit : « Puisque les choses sont en cet état, il faut que nous payions de nos personnes pour sauver l’État ; il faut que nous signions la paix ; car après ce que le Parlement a fait aujourd’hui, il n’y a plus de mesure, et peut-être qu’il nous révoquera demain. Nous hasardons tout si nous sommes désavoués : l’on nous fermera les portes de Paris ; l’on nous fera notre procès ; l’on nous traitera de prévaricateurs et de traîtres ; c’est à vous de nous donner des conditions qui nous donnent lieu de justifier notre procédé. Il y va de votre intérêt, parce que si elles sont raisonnables, nous les saurons bien faire valoir contre les factieux ; mais faites-les telles qu’il vous plaira, je les signerai toutes, et je vais de ce pas dire au premier président que c’est mon sentiment, et que c’est l’unique expédient pour sauver le royaume. Si il nous réussit, nous avons la paix ; si nous sommes désavoués, nous affaiblissons toujours la faction et le mal n’en tombera que sur nous. » Le président de Mesmes, en me contant ce que je viens de vous dire, ajoutait que la commotion où le Parlement avait été, le 8, jointe à la déclaration de M. de Turenne, et à ce que le Cardinal lui avait dit de la disposition de M. de Bouillon et de la mienne, lui avait inspiré cette pensée ; que l’arrêt donné le 9, qui ordonnait aux députés de surseoir à la conférence jusqu’à ce que les blés promis eussent été fournis, la lui confirmait ; que la chaleur qui avait paru dans le peuple le 10 l’y avait fortifié ; qu’il avait persuadé, quoiqu’avec peine, le premier président de faire cette démarche. Il accompagnait ce récit de tant de circonstances, que je crois qu’il disait vrai. Feu M. le duc d’Orléans et Monsieur le Prince, auxquels je l’ai demandé, m’ont dit que l’opiniâtreté avec laquelle, et le 8, et le 9, et le 10, le premier président et le président de Mesmes défendirent quelques articles n’avait guère de rapport à cette résolution que le président de Mesmes disait avoir prise dès le 8. Longueil, qui était un des députés, était persuadé de la vérité de ce que disait le président de Mesmes, et il tirait même vanité de ce qu’il s’en était aperçu des premiers ; et M. le cardinal Mazarin, à qui j’en parlai depuis la guerre, me le confirma, en se donnant pourtant la gloire d’avoir rectifié cet avis, « qui était, ajouta-t-il, de soi-même trop dangereux, si je n’eusse pénétré les intentions de M. de Bouillon et les vôtres. Je savais que vous ne vouliez pas perdre le Parlement par le peuple, et que M. de Bouillon voulait, préférablement à toutes choses, attendre son frère. »

La paix fut donc signée, après beaucoup de contestations, trop longues et ennuyeuses à rapporter, le 11 mars 1649, et les députés consentirent, avec beaucoup de difficulté, que M. le cardinal Mazarin y signât avec M. le duc d’Orléans, Monsieur le Prince, qui étaient les députés nommés par le Roi. Voici les articles :

 

I. Le Parlement se rendra à Saint-Germain, où sera tenu un lit de justice, où la déclaration contenant les articles de la paix sera publiée : après quoi, il retournera faire ses fonctions ordinaires à Paris ;

II. Ne sera faite aucune assemblée de chambre pour toute l’année 1649, excepté pour la réception des officiers et pour les mercuriales ;

III. Tous les arrêts rendus par le Parlement, depuis le 6 janvier, seront nuls, à la réserve de ceux qui auront été rendus entre particuliers, sur faits concernant la justice ordinaire ;

IV. Toutes les lettres de cachet, déclarations et arrêts du Conseil, rendus au sujet des mouvements présents, seront nuls et comme non avenus ;

V. Les gens de guerre levés pour la défense de Paris seront licenciés aussitôt après l’accommodement signé, et Sa Majesté fera aussi, en même temps, retirer ses troupes des environs de ladite ville ;

VI. Les habitants poseront les armes, et ne les pourront reprendre que par ordre du Roi ;

VII. Le député de l’archiduc sera renvoyé incessamment sans réponse ;

VIII. Tous les papiers et meubles qui ont été pris aux particuliers et qui se trouveront en nature seront rendus ;

IX. M. le prince de Conti, princes, ducs, et tous ceux sans exception qui ont pris les armes, n’en pourront être recherchés, sous quelque prétexte que ce puisse être, étant déclaré par les dessus dits, dans quatre jours à compter de celui auquel les passages seront ouverts, et par M. de Longueville, en dix, qu’ils veulent bien être compris dans le présent traité ;

X. Le Roi donnera une décharge générale pour tous les deniers royaux qui ont été pris, pour tous les meubles qui ont été vendus, pour toutes les armes et munitions qui ont été enlevées tant à l’Arsenal qu’ailleurs ;

XI. Le Roi fera expédier des lettres pour la révocation du semestre du parlement d’Aix, conformément aux articles accordés entre les députés de Sa Majesté et ceux du parlement et pays de Provence, du 21 février ;

XII. La Bastille sera remise entre les mains du Roi.

 

Il y eut encore quelques autres articles qui ne méritent pas d’être rapportés.

Je crois que vous ne doutez pas de la surprise de M. de Bouillon, lorsqu’il apprit que la paix était signée. Je le lui appris en lui faisant lire un billet que j’avais reçu de Longueil, au cinq ou sixième mot duquel Mme de Bouillon, qui fit réflexion à ce que je lui avais dit cinquante fois, des inconvénients qu’il y avait à ne pas engager pleinement et entièrement le Parlement, s’écria en se jetant sur le lit de monsieur son mari : « Ah ! qui l’eût dit ? Y avez-vous seulement jamais pensé ? – Non, Madame, lui répondis-je, je n’ai pas cru que le Parlement pût faire la paix aujourd’hui ; mais j’ai cru, comme vous savez, qu’il la ferait très mal si nous le laissions faire : il ne m’a trompé qu’au temps. » M. de Bouillon prit la parole : « Il ne l’a que trop dit, il ne nous l’a que trop prédit ; nous avons fait la faute tout entière. » Je vous confesse que ce mot de M. de Bouillon m’inspira une nouvelle espèce de respect pour lui ; car il est, à mon sens, d’un plus grand homme de savoir avouer sa faute que de savoir ne la pas faire. Comme nous consultions ce qu’il y avait à faire, M. le prince de Conti, M. d’Elbeuf, M. de Beaufort et M. le maréchal de La Mothe entrèrent dans la chambre, qui ne savaient rien de la nouvelle, et qui ne venaient chez M. de Bouillon que pour lui communiquer une entreprise que Saint-Germain d’Achon avait formée sur Lagny, où il avait quelque intelligence. Ils furent surpris, au-delà de ce que vous vous pouvez imaginer, de la signature de la paix ; et d’autant plus que tous leurs négociateurs, selon le style ordinaire de ces sortes d’agents, leur avaient fait voir, depuis deux ou trois jours, que la cour était persuadée que le Parlement n’était qu’une représentation, et qu’au fond il fallait compter avec les généraux. M. de Bouillon m’a avoué plusieurs fois depuis, que Vassé l’en avait fort assuré ; Mme de Montbazon avait reçu cinq ou six billets de la cour qui portaient la même chose. Il faut avouer que M. le cardinal Mazarin joua et couvrit très bien son jeu en cette occasion ; et qu’il en est d’autant plus à estimer, qu’il avait à se défendre de l’imprudence de La Rivière, qui était grande, et de l’impétuosité de Monsieur le Prince, qui, en ce temps-là, n’était pas médiocre : le propre jour que la paix fut signée, il s’emporta contre les députés d’une manière qui était très capable de rompre l’accommodement. Je reviens au conseil que nous tînmes chez M. de Bouillon.

L’un des plus grands défauts des hommes est qu’ils cherchent presque toujours, dans les malheurs qui leur arrivent par leurs fautes, des excuses avant que d’y chercher des remèdes ; ce qui fait qu’ils trouvent très souvent trop tard les remèdes, qu’ils n’y cherchent pas d’assez bonne heure. Voilà ce qui arriva chez M. de Bouillon. Je vous ai déjà dit qu’il ne balança pas un moment à reconnaître qu’il n’avait pas jugé sainement de l’état des choses. Il le dit publiquement, comme il me l’avait dit à moi seul. Il n’en fut pas ainsi des autres. Nous eûmes, lui et moi, le plaisir de remarquer qu’ils répondaient à leurs pensées plutôt qu’à ce que l’on leur disait : ce qui ne manque presque jamais en ceux qui savent que l’on leur peut reprocher quelque chose avec justice. Il ne tint pas à moi de les obliger à dire leur avis les premiers. Je suppliai M. le prince de Conti de considérer qu’il lui appartenait, par toute sorte de raisons, d’ouvrir et de fermer la scène. Il parla, et si obscurément que personne n’y entendit rien. M. d’Elbeuf s’étendit beaucoup, et il ne conclut à rien. M. de Beaufort employa son lieu commun, qui était d’assurer qu’il irait toujours son grand chemin. Les oraisons du maréchal de La Mothe n’étaient jamais que d’une demi-période ; et M. de Bouillon dit que n’y ayant que moi dans la compagnie qui connût bien le fond et de la ville et du Parlement, il croyait qu’il était nécessaire que j’agitasse la matière, sur laquelle il serait après plus facile de prendre une bonne résolution. Voici la substance de ce que je dis :

« Nous avons tous fait ce que nous avons cru devoir faire : il n’en faut point juger par les événements. La paix est signée par des députés qui n’ont plus de pouvoir : elle est nulle. Nous n’en savons point encore les articles, au moins parfaitement ; mais il n’est pas difficile de juger, par ceux qui ont été proposés ces jours passés, que ceux qui auront été arrêtés ne seront ni honnêtes ni sûrs. C’est, à mon avis, sur ce fondement qu’il faut opiner, et cela supposé, je ne balance point à croire que nous ne sommes pas obligés à tenir l’accommodement, et que nous sommes même obligés à ne le pas tenir par toutes les raisons et de l’honneur et du bon sens. Le président Viole me mande qu’il n’y est pas seulement fait mention de M. de Turenne, avec lequel il n’y a que trois jours que le Parlement a donné un arrêt d’union. Il ajoute que messieurs les généraux n’ont que quatre jours pour déclarer si ils veulent être compris dans la paix, et que M. de Longueville et le parlement de Rouen n’en ont que dix. Jugez, je vous supplie, si cette condition, qui ne donne le temps ni aux uns ni aux autres de songer seulement à leurs intérêts, n’est pas un pur abandonnement. L’on peut inférer de ces deux articles quels seront les autres et quelle infamie ce serait que de les recevoir. Venons aux moyens de les refuser, et de les refuser solidement et avantageusement pour le public et pour les particuliers. Ils seront rejetés, dès qu’ils paraîtront dans le public, universellement de tout le monde, et ils le seront même avec fureur. Mais cette fureur est ce qui nous perdra, si nous n’y prenons garde, parce qu’elle nous amusera. Le fond de l’esprit du Parlement est la paix, et vous pouvez avoir observé qu’il ne s’en éloigne jamais que par saillies. Celle que nous y verrons demain ou après-demain sera terrible ; si nous manquons de la prendre comme au bond, elle tombera comme les autres, et d’autant plus dangereusement que la chute en sera décisive. Jugez, s’il vous plaît, de l’avenir par le passé, et voyez à quoi se sont terminées toutes les émotions que vous avez vues jusqu’ici dans cette compagnie.

Je reviens à mon ancien avis, qui est de songer uniquement à la paix générale, de signer, dès cette nuit, un traité sur ce chef avec les envoyés de l’archiduc, de le porter demain au Parlement, d’y ignorer tout ce qui s’est passé aujourd’hui à la conférence, que nous pouvons très bien ne pas savoir, puisque le premier président n’en a point encore fait part à personne, et de faire donner un arrêt par lequel il soit ordonné aux députés de la Compagnie d’insister uniquement sur ce point et sur celui de l’exclusion du Mazarin ; et, en cas de refus, de revenir à Paris prendre leurs places. Le peu de satisfaction que l’on y a eue du procédé de la cour et de la conduite même des députés fait que ce que la déclaration de M. de Turenne toute seule rendait, à mon opinion, très possible sera très facile présentement, et si facile que nous n’avons pas besoin d’attendre, pour animer davantage la Compagnie, que l’on nous ait fait le rapport des articles qui l’aigriraient assurément. Ç’avait été ma première pensée ; et quand j’ai commencé à parler, j’avais fait dessein de vous proposer, Monsieur (dis-je à M. le prince de Conti), de vous servir du prétexte de ces articles pour échauffer le Parlement. Mais je viens de faire une réflexion qui me fait croire qu’il est plus à propos d’en prévenir le rapport pour deux raisons, dont la première est que le bruit que nous pouvons répandre, cette nuit, de l’abandonnement des généraux, fera encore plus d’effet et jettera plus d’indignation dans les esprits, que le rapport même, que les députés déguiseront au moins de quelques méchantes couleurs. La seconde est que nous ne pouvons avoir ce rapport en forme que par le retour des députés, que je suis persuadé que nous ne devons point souffrir. »

Comme j’en étais là, je reçus un paquet de Rueil, dans lequel je trouvai une seconde lettre de Viole, avec un brouillon du traité contenant les articles ci-dessus ; ils étaient si mal écrits que je ne les pus presque lire ; mais ils me furent expliqués par une autre lettre qui était dans le même paquet, de L’Écuyer, maître des comptes, et qui était un des députés. Il ajoutait, par un billet séparé, que le cardinal Mazarin avait signé. Toute la compagnie douta encore moins, depuis la lecture de ces lettres et de ces articles, de la facilité qu’il y aurait à animer et à enflammer le Parlement. « J’en conviens, leur dis-je, mais je ne change pas pour cela de sentiment ; et, au contraire, j’en suis encore plus persuadé qu’il ne faut, en façon du monde, souffrir le retour des députés, si l’on se résout à prendre le parti que je propose. En voici la raison. Si vous leur donnez le temps de revenir à Paris, avant que de vous déclarer pour la paix générale, il faut nécessairement que vous leur donniez aussi le temps de faire leur rapport, contre lequel vous ne vous pourrez pas vous empêcher de déclamer ; et j’ose vous assurer que si vous joignez la déclamation contre eux à ce grand éclat de la proposition de la paix générale dont vous allez éblouir toutes les imaginations, il ne sera pas en votre pouvoir d’empêcher que le peuple ne déchire, à vos yeux, et le premier président et le président de Mesmes. Vous passerez pour les auteurs de cette tragédie, quelques efforts que vous ayez pu faire pour l’empêcher ; vous serez formidables le premier jour, et odieux le second. »

M. de Beaufort, à qui Brillac venait de parler à l’oreille, m’interrompit à ce mot, et il me dit : « Il y a un bon remède ; il leur faut fermer les portes de la ville ; il y a plus de quatre jours que tout le peuple ne crie autre chose. – Ce n’est pas mon sentiment, lui répondis-je ; vous ne leur pouvez fermer les portes sans vous faire passer, dès demain, pour les tyrans du Parlement, dans l’esprit de ceux mêmes de ce corps qui auront été d’avis aujourd’hui que vous les leur fermiez. – Il est vrai, reprit M. de Bouillon ; le président de Bellièvre me le disait encore cette après-dînée, et qu’il est nécessaire, pour les suites, de faire en sorte que le premier président et le président de Mesmes paraissent les déserteurs et non pas les exilés du Parlement. – Il a raison, ajoutai-je ; car, en la première qualité, ils y seront abhorrés toute leur vie, et dans la seconde, ils y seraient plaints dans deux jours, et regrettés dans quatre. Mais l’on peut tout concilier, dit M. de Bouillon, laissons entrer les députés, laissons-les faire leur rapport sans nous emporter ; ainsi nous n’échaufferons pas le peuple, qui, par conséquent, n’ensanglantera pas la scène. Vous convenez que le Parlement ne recevra pas les conditions qu’ils apporteront : il n’y aura rien de si aisé que de les renvoyer pour essayer d’en obtenir de meilleures. En cette manière, nous ne précipiterons rien, nous nous donnerons du temps pour prendre nos mesures, nous demeurerons sur nos pieds et en état de revenir à ce que vous proposez avec d’autant plus d’avantage que les trois armées de Monsieur l’Archiduc, de M. de Longueville et de M. de Turenne seront plus avancées. »

Dès que M. de Bouillon commença à parler sur ce ton, je me le tins pour dit ; je ne doutai point qu’il ne fût retombé dans l’appréhension de voir tous les intérêts particuliers confondus et anéantis dans celui de la paix générale, et je me ressouvins d’une réflexion que j’avais déjà faite, il y avait quelque temps, sur une autre affaire : qu’il est plus ordinaire aux hommes de se repentir en spéculation d’une faute qui n’a pas eu un bon événement, que de revenir, dans la pratique, de l’impression qu’ils ne manquent jamais de recevoir du motif qui les a portés à la commettre. Je fis semblant de prendre pour bon tout ce qu’il lui plut de dire sur ce détail, quoique, à dire le vrai, je n’y entendisse rien ; et je me contentai d’insister sur le fond, en faisant voir les inconvénients qui étaient inséparables du délai : l’agitation du peuple, qui nous pouvait à tout moment précipiter à ce qui nous déshonorerait et nous perdrait ; l’instabilité du Parlement, qui recevrait peut-être dans quatre jours les articles qu’il déchirerait demain si nous le voulions ; la facilité que nous aurions de procurer à toute la chrétienté la paix générale, ayant quatre armées en campagne, dont trois étaient à nous et indépendantes de l’Espagne : à quoi j’ajoutai que cette dernière qualité détruisait, à mon opinion, ce que M. de Bouillon avait dit ces jours passés de la crainte qu’il avait qu’elle ne nous abandonnât aussitôt qu’elle aurait lieu de croire que nous aurions forcé le cardinal Mazarin à désirer sincèrement la paix avec elle.

Je m’étendis beaucoup sur ce point, parce que j’étais assuré que c’était celui-là seul et unique qui retenait M. de Bouillon, et je conclus mon discours par l’offre que je fis de sacrifier, de bon cœur, la coadjutorerie de Paris au ressentiment de la Reine et à la passion du Cardinal, si l’on voulait prendre le parti que je proposais. Je l’eusse fait avec beaucoup de joie, pour un aussi grand honneur qu’eût été celui de pouvoir contribuer en quelque chose à la paix générale. Je ne fus pas fâché, de plus, de faire un peu de honte aux gens touchant les intérêts particuliers, dans une conjoncture où il est vrai qu’ils arrêtaient la plus glorieuse, la plus utile et la plus éclatante action du monde. M. de Bouillon combattit mes raisons par toutes celles par lesquelles il les avait combattues la première fois, et il finit par cette protestation, qu’il fit, à mon opinion, de très bonne foi : « Je sais que la déclaration de mon frère peut faire croire que j’ai de grandes vues, et pour lui et pour moi, et pour toute ma maison ; et je n’ignore pas que ce que je viens de dire présentement de la nécessité que je crois qu’il y a de le laisser avancer avant que nous prenions un parti décisif doit confirmer tout le monde dans cette pensée. Je ne désavoue pas même que je ne l’aie et que je ne sois persuadé qu’il m’est permis de l’avoir ; mais je consens que vous me fassiez tous passer pour le plus lâche des hommes, si je m’accommode jamais avec la cour, en quelque considération que nous nous puissions trouver mon frère et moi, que vous ne m’ayez tous dit que vous êtes satisfaits ; et je prie Monsieur le Coadjuteur de me déshonorer si je ne demeure fidèlement dans cette parole. » Cette déclaration ne réussit pas à faire recevoir de toute la compagnie l’avis de M. de Bouillon, que vous avez vu ci-dessus dans la réponse qu’il fit au mien ; et qui agréa cependant à tout le monde avec d’autant plus de facilité, qu’en laissant le mien pour la ressource, il laissait la porte ouverte aux négociations que chacun avait ou espérait avoir en sa manière. La vue la plus commune des imprudences est celle que l’on a de la possibilité des ressources. J’eusse bien emporté, si j’eusse voulu, M. de Beaufort et M. le maréchal de La Mothe ; mais comme la considération de l’armée de M. de Turenne et celle de la confiance absolue que les Espagnols avaient en M. de Bouillon faisaient qu’il y eût eu de la folie à se figurer seulement que l’on pût faire quelque chose de considérable sans lui, je pris le parti de me rendre avec respect et à l’autorité de M. le prince de Conti et à la pluralité des voix ; et l’on résolut très prudemment, et l’on résolut très prudemment que l’on ne s’expliquerait point du détail, le lendemain au matin, au Parlement, et que M. le prince de Conti y dirait seulement, en général, que le bruit commun portant que la paix avait été signée à Rueil, il avait résolu d’y députer, pour ses intérêts et pour ceux de messieurs les généraux. M. de Bouillon jugea qu’il serait à propos de parler ainsi, pour ne pas témoigner au Parlement que l’on fût contraire à la paix en général, et pour se donner à soi-même plus de lieu de trouver à redire aux articles en détail ; que l’on satisferait le peuple par le dernier, que l’on contenterait par le premier le Parlement, dont la pente était à l’accommodement, même dans les temps où il n’en approuvait pas les conditions ; et qu’ainsi nous mitonnerions les choses, ce fut son mot, jusqu’à ce que nous vissions le moment propre à les décider.

Il se tourna vers moi, en finissant, pour me demander si je n’étais pas de son sentiment. « Il ne se peut rien de mieux, lui répondis-je, supposé ce que vous faites ; mais je crois toujours qu’il se pourrait quelque chose de mieux que ce que vous faites. – Non, reprit M. de Bouillon, vous ne pouvez être de cet avis, supposé que mon frère puisse être dans trois semaines à nous. – Il ne sert de rien de disputer, lui répliquai-je, il y a arrêt ; mais il n’y a que Dieu qui nous puisse assurer qu’il y soit de sa vie. » Je dis ce mot si à l’aventure, que je fis même réflexion, un moment après, sur quoi je pouvait l’avoir dit, parce qu’il n’y avait rien qui parût plus certain que la marche de M. de Turenne. Je ne laissais pas d’en avoir quelque sorte de doute dans l’esprit. Nous sortîmes à trois heures après minuit de chez M. de Bouillon, où nous étions entrés à onze heures, un moment après que j’eus reçu les nouvelles de la paix, qui ne fut signée qu’à neuf heures.

Le lendemain, 12 mars, M. le prince de Conti dit au Parlement, en douze ou quinze paroles, ce qui avait été résolu chez M. de Bouillon. M. d’Elbeuf les paraphrasa, et M. de Beaufort et moi, qui affectâmes de ne nous expliquer de rien, trouvâmes, à ce que les femmes nous crièrent des boutiques et dans les rues, que ce que j’avais prédit du mouvement du peuple n’était que trop bien fondé. Miron, que j’avais prié d’être alerte, eut peine à se contenir dans la rue Saint-Honoré, à l’entrée des députés, et je me repentis plus d’une fois d’avoir jeté dans le monde, comme j’avais fait dès le matin, les plus odieux des articles et les circonstances de la signature du cardinal Mazarin. Vous avez vu ci-dessus la raison pour laquelle nous avions jugé à propos de les faire savoir ; mais il faut avouer que la guerre civile est une de ces maladies compliquées dans lesquelles le remède que vous destinez pour la guérison d’un symptôme en aigrit quelquefois trois et quatre autres.

Le 13, les députés de Rueil étant entrés au Parlement, qui était extrêmement ému, M. d’Elbeuf, désespéré d’un paquet qu’il avait reçu à onze heures du soir de Saint-Germain, la veille, à ce que le chevalier de Fruges me dit depuis, leur demanda fort brusquement, contre ce qui avait été arrêté chez M. de Bouillon, si ils avaient traité de quelques intérêts des généraux. Et le premier président ayant voulu répondre par la lecture du procès-verbal de ce qui s’était passé à Rueil, il fut presque accablé par un bruit confus, mais uniforme, de toute la Compagnie, qui s’écria qu’il n’y avait point de paix ; que le pouvoir des députés avait été révoqué ; qu’ils avaient abandonné lâchement et les généraux et tous ceux auxquels la Compagnie avait accordé arrêt d’union. M. le prince de Conti dit assez doucement qu’il avait beaucoup de lieu de s’étonner que l’on eût conclu sans lui et sans messieurs les généraux : à quoi Monsieur le Premier Président ayant reparti qu’ils avaient toujours protesté qu’ils n’avaient point d’autres intérêts que ceux de la Compagnie, et que de plus il n’avait tenu qu’à eux d’y députer, M. de Bouillon, qui recommença de ce jour-là à sortir de son logis, parce que sa goutte l’avait quitté, dit que le cardinal Mazarin demeurant premier ministre, il demandait pour toute grâce au Parlement de lui obtenir un passeport pour pouvoir sortir en sûreté du royaume. Le premier président lui répondit que l’on avait eu soin de ses intérêts ; qu’il avait insisté de lui-même sur la récompense de Sedan, et qu’il en aurait satisfaction ; et mais M. de Bouillon lui témoigna que ce discours n’était qu’en l’air, et qu’il ne se séparerait jamais des autres généraux. Le bruit recommença avec une telle fureur que M. le président de Mesmes, que l’on chargeait d’opprobres, particulièrement sur la signature du Mazarin, en fut épouvanté, et au point qu’il tremblait comme la feuille. MM. de Beaufort et de La Mothe s’échauffèrent par le grand bruit, nonobstant toutes nos premières résolutions, et le premier dit en mettant la main sur la garde de son épée : « Vous avez beau faire, messieurs les députés, celle-ci ne tranchera jamais pour le Mazarin. » Vous voyez que j’avais raison quand je disais, chez M. de Bouillon, que dans le mouvement où seraient les esprits au retour des députés, nous ne pourrions pas répondre d’un quart d’heure à l’autre. Je devais ajouter que nous ne pourrions pas répondre de nous-mêmes.

Comme le président Le Coigneux commençait à proposer que le Parlement renvoyât les députés, pour traiter des intérêts de messieurs les généraux et pour faire réformer les articles qui ne plaisaient pas à la Compagnie, ce que M. de Bouillon lui avait inspiré, la veille, à onze heures du soir, l’on entendit un fort grand bruit dans la salle du Palais, qui fit peur à maître Gonin, et qui l’obligea de se taire ; le président de Bellièvre, qui était de ce qui avait été résolu chez M. de Bouillon, ayant voulu appuyer la proposition du Coigneux, fut interrompu par un second bruit encore plus grand que le premier. L’huissier, qui était à la porte de la Grande Chambre, entra et dit, avec une voix tremblante, que le peuple demandait M. de Beaufort. Il sortit ; il harangua à sa manière la populace, et il l’apaisa pour un moment.

Le fracas recommença aussitôt qu’il fut rentré ; et le président de Novion, étant sorti hors du parquet des huissiers pour voir ce que c’était, y trouva un certain Du Boile, méchant avocat et si peu connu que je ne l’avais jamais ouï nommer, qui, à la tête d’un nombre infini de peuple, dont la plus grande partie avait le poignard à la main, lui dit qu’il voulait que l’on lui donnât les articles de la paix, pour faire brûler par la main du bourreau et dans la Grève, la signature du Mazarin ; que si les députés avaient signé de leur gré, il les fallait pendre ; que si l’on les y avait forcés à Rueil, il fallait les désavouer. Le président de Novion, fort embarrassé, comme vous pouvez juger, représenta à Du Boile que l’on ne pouvait brûler la signature du Cardinal sans brûler celle de M. le duc d’Orléans ; mais que l’on était sur le point de renvoyer les députés pour faire réformer les articles à la satisfaction du public. L’on n’entendait cependant dans la salle, dans les galeries et dans la cour du Palais, que des voix confuses et effroyables : « Point de paix ! et point de Mazarin ! Il faut aller à Saint-Germain quérir notre bon Roi ; il faut jeter dans la rivière tous les mazarins. »

Monsieur le premier Président témoigna une intrépidité extraordinaire. Quoiqu’il se vît l’objet de la fureur et de l’exécration du peuple ; on ne vit pas un mouvement sur son visage, qui ne marquât une fermeté inébranlable et une présence d’esprit presque surnaturelle, qui est encore quelque chose de plus grand que la fermeté, quoiqu’elle en soit, au moins en partie, l’effet. Il prit les voix avec la même liberté d’esprit qu’il l’aurait fait dans les audiences ordinaires, et il prononça, de même ton et du même air, l’arrêt formé sur la proposition de MM. Le Coigneux et de Bellièvre, qui portait que les députés retourneraient à Rueil pour y traiter des prétentions et des intérêts de messieurs les généraux et de tous les autres qui étaient joints au parti, et pour obtenir que M. le cardinal Mazarin ne signât point dans le traité qui se ferait, tant sur ce chef que sur les autres qui se pourraient remettre en négociation.

Cette déclaration assez informe comme vous voyez, ne s’expliqua pas pour ce jour-là plus distinctement, parce qu’il était plus de cinq heures du soir quand elle fut achevée, quoique l’on fût au Palais dès les sept heures du matin, et parce que le peuple était si animé que l’on appréhendait, et avec fondement, qu’il n’enfonçât les portes de la Grande Chambre. L’on proposa même à Monsieur le Premier Président de sortir par les greffes, par lesquels il se pourrait retirer en son logis sans être vu, à quoi il répondit ces propres mots : « La Cour ne se cache jamais. Si j’étais assuré de périr, je ne commettrais pas cette lâcheté, qui, de plus, ne servirait qu’à donner de la hardiesse aux séditieux. Ils me trouveraient bien dans ma maison, si ils croyaient que je les eusse appréhendés ici. » Comme je le priais de ne se point exposer au moins que je n’eusse fait mes efforts pour adoucir le peuple, il se tourna vers moi d’un air moqueur, et il me dit cette mémorable parole, que je vous ai racontée plus d’une fois : « Ha ! mon bon seigneur, dites le bon mot. » Je vous confesse que, quoiqu’il me témoignât assez par là qu’il me croyait l’auteur de la sédition, en quoi il me faisait une horrible injustice, je ne me sentis touché d’aucun mouvement que de celui qui me fit admirer l’intrépidité de cet homme, que je laissai entre les mains de Caumartin, afin qu’il le retînt jusqu’à ce que je revinsse à lui.

Je priai M. de Beaufort de demeurer à la porte du parquet des huissiers pour empêcher le peuple d’entrer et le Parlement de sortir. Je fis le tour par les buvettes, et quand je fus dans la grande salle, je montai sur un banc de procureur, et ayant fait un signe de la main, tout le monde cria silence pour m’écouter. Je dis tout ce que je m’imaginai être le plus propre à calmer la sédition : et Du Boile s’avançant et me demandant avec audace si je lui répondais que l’on ne tiendrait pas la paix qui avait été signée à Rueil, je lui répondis que j’en étais très assuré, pourvu que l’on ne fît point d’émotion, laquelle continuant serait capable d’obliger les gens les mieux intentionnés pour le parti à chercher toutes les voies d’éviter de pareils inconvénients. Il me fallut jouer, en un quart d’heure, trente personnages différents. Je menaçai, je caressai, je commandai, je suppliai ; enfin, comme je crus me pouvoir assurer du moins de quelques instants, je revins dans la Grande Chambre, où je pris Monsieur le Premier Président que je mis devant moi en l’embrassant. M. de Beaufort en usa de la même manière avec M. le président de Mesmes, et nous sortîmes ainsi avec le Parlement en corps, les huissiers à la tête. Le peuple fit de grandes clameurs ; nous entendîmes mêmes quelques voix qui criaient : « République ! » Mais l’on n’attenta rien, et ainsi finit l’histoire. M. de Bouillon courut en cette journée plus de périls que personne, ayant été couché en joue par un misérable de la lie du peuple, qui s’était imaginé qu’il était mazarin.

Le 14, on arrêta, après de grandes contestations, à la vérité, qui durèrent jusqu’à trois heures après midi, l’on arrêta, dis-je, que l’on ferait, le lendemain au matin, lecture de ce même procès-verbal de la conférence de Rueil et de ces mêmes articles, dont l’on n’avait pas seulement voulu entendre parler la veille.

Le 15, ce procès-verbal et ces articles furent lus, ce qui ne se passa pas sans beaucoup de chaleur, mais beaucoup moindre toutefois que celle des deux premiers jours. L’on arrêta enfin, après une infinité de paroles de picoterie qui furent dites de part et d’autre, de concevoir l’arrêt en ces termes :

« La Cour a accepté l’accommodement et le traité, et a ordonné que les députés du Parlement retourneront à Saint-Germain pour faire instance et obtenir la réformation de quelques articles, savoir : de celui d’aller tenir un lit de justice à Saint-Germain ; de celui qui défend l’assemblée des chambres, que Sa Majesté sera très humblement suppliée de permettre en certains cas ; de celui qui permet les prêts, qui est le plus dangereux de tous pour le public, à cause des conséquences ; et les députés y traiteront aussi des intérêts de messieurs les généraux et de tous ceux qui se sont déclarés pour le parti, conjointement avec ceux qu’il leur plaira de nommer pour aller traiter particulièrement en leur nom. »

Le 16, comme on lisait cet arrêt, Machault, conseiller, remarqua qu’au lieu de mettre « faire instance et obtenir », l’on y avait écrit « faire instance d’obtenir », et il soutint que le sentiment de la Compagnie avait été « que les députés fissent instance et obtinssent », et non pas seulement « qu’ils fissent instance d’obtenir ». Le premier président et le président de Mesmes opiniâtrèrent le contraire. La chaleur fut grande dans les esprits, et comme l’on était sur le point de délibérer, Sainctot, lieutenant des cérémonies, demanda à parler au premier président en particulier, et lui rendit une lettre de M. Le Tellier, qui lui témoignait la satisfaction que le Roi avait de l’arrêté du jour précédent, et qui lui envoyait des passeports pour les députés des généraux. Cette petite pluie, qui parut douce, abattit le grand vent qui s’était élevé dans le commencement de l’assemblée. L’on ne parla plus de la question ; l’on ne se ressouvint plus seulement qu’il y eût différence entre « faire instance et obtenir », et « faire instance d’obtenir ». Miron, conseiller et député du parlement de Rouen, qui, dès le 13, s’était plaint en forme au Parlement de ce que l’on avait fait la paix sans appeler sa compagnie et qui y revint encore le 16, fut à peine écouté, et le premier président lui dit simplement que si il avait les mémoires concernant les intérêts de son corps, il pouvait aller à la conférence. L’on se leva ensuite, et les députés partirent, dès l’après-dînée, pour se rendre à Rueil.

Vous les y retrouverez, après que je vous aurai rendu compte de ce qui se passa à l’Hôtel de Ville le soir du 16. Le bruit qu’il y eut dans le Palais, le 13, obligea le Parlement à faire garder les portes du Palais par les compagnies des colonelles de la Ville qui étaient encore plus animées contre la paix mazarine (c’est ainsi qu’ils l’appelaient) que la canaille, mais que l’on ne redoutait pourtant pas si fort, parce que l’on savait qu’au moins les bourgeois, dont elles étaient composées, ne voulaient pas le pillage. Celles que l’on établit ce jour-là à la garde du Palais furent choisies du voisinage, comme les plus intéressées à l’empêcher, et il se trouva qu’elles étaient, en effet, très dépendantes de moi, parce que je les avais toujours ménagées avec un soin très particulier, comme étant fort proches de l’archevêché, et qu’elles s’étaient en apparence attachées à M. de Champlâtreux, fils de Monsieur le Premier Président, parce qu’il était leur colonel. Cette rencontre m’était très fâcheuse, parce que le pouvoir que l’on savait que j’y avais faisait que l’on avait lieu de m’attribuer le désordre dont elles menaçaient quelquefois, et que l’autorité que M. de Champlâtreux y eût dû avoir par sa charge lui pouvait donner, par l’événement, l’honneur de l’obstacle qu’elles faisaient au mal. Cet embarras est rare et cruel, et c’est peut-être un des plus grands où je me sois trouvé. Ces gardes si bien choisis furent dix fois sur le point de faire des insultes au Parlement, et ils en firent d’assez fâcheuses à des conseillers et à des présidents en particulier, jusqu’au point de menacer le président de Thoré sur le quai, proche de l’Horloge, de le jeter dans la rivière. Je ne dormais ni jour ni nuit, en ce temps-là, pour empêcher le désordre. Le premier président et ses adhérents prirent une telle audace de ce qu’il n’en arrivait point de mal, qu’ils en prirent même avantage contre nous et qu’ils picotèrent, pour ainsi dire, les généraux, et par des plaintes et par des reproches, dans des moments où, si les généraux eussent reparti assez haut pour se faire entendre du peuple, le peuple eût infailliblement déchiré, malgré eux, le Parlement. Le président de Mesmes les picota sur ce que les troupes n’avaient pas agi avec assez de vigueur ; et Payen, conseiller de la Grande Chambre, dit sur le même sujet des impertinences ridicules à M. de Bouillon, qui, par crainte de jeter les choses dans la confusion, les souffrit avec une modération merveilleuse ; mais elle ne l’empêcha pas d’y faire une sérieuse et profonde réflexion, de me dire, au sortir du Palais, que j’en connaissais mieux le terrain que lui. Il vint le soir à l’Hôtel de Ville, et y faire à M. le prince de Conti et aux autres généraux le discours dont voici la substance :

« J’avoue que je n’eusse jamais cru ce que je vois du Parlement. Il ne veut pas, le 13, ouïr seulement la paix de Rueil, et il la reçoit le 15, à quelques articles près. Ce n’est pas tout : il fait partir le 16, sans limiter ni régler leur pouvoir, ces mêmes députés qui ont signé la paix, contre ses ordres. Ce n’est pas assez : il nous charge de reproches et d’opprobres, parce que nous nous plaignons de ce qu’il a traité sans nous et parce qu’il a abandonné M. de Longueville et M. de Turenne. C’est peu : il ne tient qu’à nous de les laisser étrangler ; il faut qu’au hasard de nos vies nous sauvions la leur, et je conviens que la bonne conduite le veut. Ce n’est pas, Monsieur, dit-il en se tournant vers moi, pour blâmer ce que vous avez toujours dit sur ce sujet ; c’est pour condamner ce que nous avons toujours répondu. Je conviens, Monsieur (en s’adressant à M. le prince de Conti), qu’il n’y a qu’à périr avec cette compagnie, si on la laisse en l’état où elle est. Je me rends à l’avis que Monsieur le Coadjuteur ouvrit dernièrement chez moi, et je suis persuadé que si Votre Altesse diffère à l’exécuter, nous aurons dans deux jours une paix plus honteuse et moins sûre que la première. » Comme la cour, qui avait de moment à autre des nouvelles de toutes les démarches du Parlement, ne doutait presque plus qu’il ne se rendît bientôt, et que par cette raison elle se refroidissait beaucoup à l’égard des négociations particulières, le discours de M. de Bouillon les trouva dans une disposition assez propre à prendre feu. Ils entrèrent sans peine dans son sentiment, et l’on n’agita plus que la manière. L’on convint de tout ; et il fut résolu que, dès le lendemain, à trois heures, l’on se trouverait chez M. de Bouillon, où l’on serait plus en repos qu’à l’Hôtel de Ville, pour y concerter la forme dont nous porterions la chose au Parlement. Je me chargeai d’en conférer, dès le soir, avec le président de Bellièvre, qui avait toujours été, sur cet article, de mon sentiment.

Comme nous étions sur le point de nous séparer, M. d’Elbeuf reçut un billet de chez lui, qui portait que don Gabriel de Tolède y était arrivé. Nous ne doutâmes pas qu’il n’apportât la ratification du traité que messieurs les généraux avaient signé, et nous l’allâmes voir dans le carrosse de M. d’Elbeuf, M. de Bouillon et moi. Il apportait effectivement la ratification de Monsieur l’Archiduc ; mais il venait particulièrement pour essayer de renouer le traité pour la paix générale que j’avais proposé ; et comme il était de son naturel assez impétueux, il ne se put empêcher de témoigner, même un peu aigrement, à M. d’Elbeuf, que j’ai su depuis avoir touché de l’argent des envoyés, et assez sèchement à M. de Bouillon, que l’on n’était pas fort satisfait d’eux à Bruxelles. Il leur fut aisé de le contenter, en lui disant que l’on venait de prendre la résolution de revenir à ce traité, qu’il était venu tout à propos pour cela, et que, dès le lendemain, il en verrait des effets. Il vint souper avec Mme de Bouillon, qu’il avait fort connue autrefois, lorsqu’elle était dame du palais de l’infante, et il lui dit, en confidence, que l’archiduc lui serait fort obligé si elle pouvait faire en sorte que je reçusse dix mille pistoles que le roi d’Espagne l’avait chargé de me donner de sa part. Mme de Bouillon n’oublia rien pour me le persuader ; mais elle n’y réussit pas, et je m’en démêlai avec beaucoup de respect, mais d’une manière qui fit connaître aux Espagnols que je ne prendrais pas aisément de leur argent. Ce refus m’a coûté cher depuis, non pas par lui-même en cette occasion, mais par l’habitude qu’il me donna à prendre la même conduite dans des conjonctures où il eût été du bon sens de recevoir ce que l’on m’offrait, quand même je l’eusse dû jeter dans la rivière. Ce n’est pas toujours jeu sûr de refuser de plus grand que soi.

Comme nous étions en conversation, après souper, dans le cabinet de Mme de Bouillon, Riquemont, dont je vous ai déjà parlé, y entra avec un visage consterné. Il la tira à part et il ne lui dit qu’un mot à l’oreille. Elle fondit d’abord en pleurs, et en se tournant vers don Gabriel de Tolède et vers moi : « Hélas ! s’écria-t-elle, nous sommes perdus : M. de Turenne est abandonné. » Le courrier entra au même instant, qui nous conta succinctement la chose, qui était que tous les corps avaient été gagnés par l’argent de la cour, et que toutes les troupes lui avaient manqué, à la réserve de deux ou trois régiments ; que M. de Turenne avait fait beaucoup que de n’être pas arrêté, et qu’il s’était retiré, lui cinq ou sixième, chez Madame la landgrave de Hesse, sa parente et son amie.

M. de Bouillon fut atterré de cette nouvelle comme d’un coup de foudre, et j’en fus presque aussi touché que lui. Je ne sais si je me trompai, mais il me parut que don Gabriel de Tolède n’en fut pas trop affligé, soit qu’il crût que nous n’en serions que plus dépendants d’Espagne, soit que son humeur, qui était fort gaie et fort enjouée, l’emportât sur l’intérêt du parti. M. de Bouillon ne fut pas si fort abattu de cette nouvelle qu’il ne pensât, un demi-quart d’heure après l’avoir reçue, aux expédients de la réparer. Nous envoyâmes chercher le président de Bellièvre, qui venait de recevoir un billet de M. le maréchal de Villeroy qui lui mandait cette nouvelle ; et ce billet portait que le premier président et le président de Mesmes avaient dit à un homme de la cour, du nom duquel je ne me ressouviens pas et qu’ils avaient trouvé sur le chemin de Rueil, que si les affaires ne s’accommodaient pas, ils ne retourneraient plus à Paris. M. de Bouillon, qui ayant perdu sa principale considération dans la perte de l’armée de M. de Turenne, jugeait bien que les vastes espérances qu’il avait conçues d’être l’arbitre du parti n’étaient plus fondées, revint tout d’un coup à sa première disposition de porter les choses à l’extrémité, et il prit sujet de ce billet du maréchal de Villeroy pour nous dire, comme naturellement et sans affectation, que nous pouvions juger, par ce que le premier président et le président de Mesmes avaient dit, que ce que nous avions projeté la veille ne recevrait pas grande difficulté dans son exécution.

Je reconnais de bonne foi que je manquai beaucoup, en cet endroit, de la présence d’esprit qui y était nécessaire ; car au lieu de me tenir couvert devant don Gabriel de Tolède et de me réserver à m’ouvrir à M. de Bouillon, quand nous serions demeurés le président de Bellièvre et moi seuls avec lui, je lui répondis que les choses étaient bien changées, et que la désertion de l’armée de M. de Turenne faisait que ce qui la veille était facile dans le Parlement y serait le lendemain impossible et même ruineux. Je m’étendis sur cette matière ; et cette imprudence, de laquelle je ne m’aperçus que quand il ne fut plus temps d’y remédier, me jeta dans des embarras dont j’eus bien de la peine à démêler. Don Gabriel de Tolède, qui avait ordre, à ce que Mme de Bouillon m’a dit depuis, de s’ouvrir avec moi, s’en cacha, au contraire, avec soin dès qu’il me vit changé sur la nouvelle de M. de Turenne ; et il fit parmi les généraux des cabales qui me donnèrent beaucoup de peine. Je vous expliquerai ce détail, après que je vous aurai rendu compte de la suite de la conversation que nous eûmes, ce soir-là, chez M. de Bouillon.

Comme il se sentait et qu’il ne se pouvait pas nier à lui-même que ses délais n’eussent mis les affaires dans l’état où elles étaient, il coula, dans les commencements d’un discours qu’il adressait à don Gabriel, comme pour lui expliquer le passé, il coula, dis-je, que c’était au moins une espèce de bonheur que la nouvelle de la désertion des troupes de M. de Turenne fût arrivée avant que l’on eût exécuté ce que l’on avait résolu de proposer au Parlement, parce que, ajouta-t-il, le Parlement, voyant que le fondement sur lequel l’on eût engagé lui eût manqué, aurait tourné tout à coup contre nous, au lieu que nous sommes présentement en état de fonder de nouveau la proposition ; et c’est sur quoi nous avons, ce me semble, à délibérer.

Ce raisonnement, qui était très subtil et très spécieux, me parut, d’abord faux, parce qu’il supposait pour certain qu’il y eût une nouvelle proposition à faire, ce qui était pourtant le fond de la question. Je n’ai jamais vu homme qui entendît cette figure, comme M. de Bouillon. Il m’avait souvent dit que le comte Maurice avait accoutumé de reprocher à Barnevelt, à qui il fit depuis trancher la tête, qu’il renverserait la Hollande en donnant toujours le change aux États par la supposition certaine de ce qui faisait la question. J’en fis ressouvenir, en riant, M. de Bouillon, au moment dont il s’agit, et je lui soutins qu’il n’y avait plus rien qui pût empêcher le Parlement de faire la paix, que tous les efforts par lesquels l’on prétendait l’arrêter l’y précipiteraient, et que j’étais persuadé qu’il fallait délibérer sur ce principe. La contestation s’échauffant, M. de Bellièvre proposa d’écrire ce qui se dirait de part et d’autre. Voici ce que je lui dictai, et ce que j’avais encore de sa main, cinq ou six jours avant que je fusse arrêté. Il en eut quelque scrupule, il me le demanda, je le lui rendis, et ce fut un grand bonheur pour lui, car je ne sais si cette paperasse, qui eût pu être prise, ne lui eût point nui quand l’on le fit premier président. En voici le contenu :

« Je vous ai dit plusieurs fois que toute compagnie est peuple, et que tout, par conséquent, y dépend des instants ; vous l’avez éprouvé peut-être plus de cent fois depuis deux mois ; et si vous aviez assisté aux assemblées du Parlement, vous l’auriez observé plus de mille. Ce que j’y ai remarqué de plus est que les propositions n’y ont qu’une fleur, et que telle qui y plaît merveilleusement aujourd’hui y déplaît demain à proportion. Ces raisons m’ont obligé jusqu’ici de vous presser de ne pas manquer l’occasion de la déclaration de M. de Turenne, pour engager le Parlement et pour l’engager d’une manière qui le pût fixer. Rien ne pouvait produire cet effet que la proposition de la paix générale, qui est de soi-même le plus grand et le plus plausible de tous les biens, et qui nous donnait lieu de demeurer armés dans le temps de la négociation.

Quoique don Gabriel ne soit pas français, il sait assez nos manières pour ne pas ignorer qu’une proposition de cette nature, qui va à faire faire la paix à son roi malgré tout son consentement, demande de grands préalables dans un parlement, au moins quand on la veut porter jusqu’à l’effet. Lorsque l’on ne l’avance que pour amuser les auditeurs, ou pour donner un prétexte aux particuliers d’agir avec plus de liberté, comme nous le fîmes dernièrement quand don Joseph de Illescas eut son audience du Parlement, l’on la peut hasarder plus légèrement, parce que le pis est qu’elle ne fasse point son effet ; mais quand on pense à la faire effectivement réussir, et quand même on s’en veut servir, en attendant qu’elle réussisse, à fixer une compagnie que rien autre chose ne peut fixer, je mets en fait qu’il y a encore plus de perte à la manquer en la proposant légèrement, qu’il n’y a d’avantage à l’emporter en la proposant à propos. Le seul nom de l’armée de Weimar était capable d’éblouir le premier jour le Parlement. Je vous le dis ; vous eûtes vos raisons pour différer ; je m’y suis soumis. Le nom et l’armée de M. de Turenne l’eût encore apparemment emporté, il n’y que trois ou quatre jours. Je vous le représentai ; vous eûtes vos considérations pour attendre ; je les crois justes et je m’y suis rendu. Vous revîntes hier à mon sentiment, et je ne m’en départis pas, quoique je connusse très bien que la proposition dont il s’agissait avait déjà beaucoup perdu de sa fleur ; mais je crus, comme je le crois encore, que nous l’eussions fait réussir si l’armée de M. de Turenne ne lui eût pas manqué, non pas peut-être avec autant de facilité que les premiers jours, mais au moins avec la meilleure partie de l’effet qui nous était nécessaire. Cela n’est plus.

Qu’est-ce que nous avons pour appuyer dans le Parlement la proposition de la paix générale ? Nos troupes ? vous voyez ce qu’ils nous en ont dit eux-mêmes aujourd’hui dans la Grande Chambre. L’armée de M. de Longueville ? vous savez ce que c’est ; nous la disons de sept mille hommes de pied et de trois mille chevaux, et nous ne disons pas vrai de plus de moitié ; et vous n’ignorez pas que nous l’avons tant promise et que nous l’avons si peu tenue, que nous n’en oserions plus parler. À quoi nous servira donc de faire au Parlement la proposition de la paix générale, qu’à lui faire croire et dire que nous n’en parlons que pour rompre la particulière, ce qui sera le vrai moyen de la faire désirer à ceux qui n’en veulent point ? Voilà l’esprit des compagnies, et plus de celle-là, au moins à ce qui m’en a paru, que de toute autre, sans excepter celle de l’Université. Je tiens pour constant que si nous exécutons ce que nous avions résolu, nous n’aurons pas quarante voix qui aillent à ordonner aux députés de revenir à Paris, en cas que la cour refuse ce que nous lui proposerons ; tout le reste n’est que parole qui n’engagera à rien le Parlement, dont la cour sortira aussi par des paroles qui ne lui coûteront rien, et tout ce que nous ferons sera de faire croire à tout Paris et à tout Saint-Germain que nous avons un très grand et très particulier concert avec Espagne. »

M. de Bouillon, qui sortit du cabinet de madame sa femme, avec elle et avec don Gabriel, sous prétexte d’aller écrire ses pensées dans le sien, nous dit, au président de Bellièvre et à moi, lorsque nous eûmes fini notre écrit, dans lequel le président de Bellièvre avait mis beaucoup du sien, qu’il avait un si grand mal de tête qu’il avait été obligé de quitter la plume à la seconde ligne. La vérité était qu’il était demeuré en conférence avec don Gabriel, dont les ordres portaient de se conformer entièrement à ses sentiments. Je le sus en retournant chez moi, où je trouvai un valet de chambre de Laigues, qu’il m’envoyait de l’armée d’Espagne, qui s’était avancée, avec une dépêche de dix-sept pages de chiffre. Il n’y avait que deux ou trois lignes en lettre ordinaire, qui me marquait que quoique Fuensaldagne fût bien plus satisfait de l’avis dont j’avais été, à propos du traité des généraux, que de celui de M. de Bouillon, néanmoins la confiance que l’on avait à Bruxelles en madame sa femme faisait que l’on l’y croyait plus que moi. Je vous rendrai compte de la grande dépêche en chiffre, après que j’aurai achevé ce qui se passa chez M. de Bouillon.

M. le président de Bellièvre y ayant lu notre écrit en présence de M. et de Mme de Bouillon et de M. de Brissac, qui revenait du camp, nous nous aperçûmes, en moins d’un rien, que don Gabriel de Tolède, qui y était aussi présent, n’avait pas plus de connaissance de nos affaires que nous en pouvions avoir de celles de Tartarie. De l’esprit, de l’agrément, de l’enjouement, peut-être même de la capacité, qui avait au moins paru en quelque chose dont il se mêla, à l’égard de feu Monsieur le Comte ; mais je n’ai guère vu d’ignorance plus crasse, au moins par rapport aux matières dont il s’agissait. C’est une grande faute que d’envoyer de tels négociateurs. J’ai observé qu’elle est très commune. Il nous parut que M. de Bouillon ne contesta notre écrit qu’autant qu’il fut nécessaire pour faire voir à don Gabriel qu’il n’était pas de notre avis, « dont je ne suis pas en effet, me dit-il à l’oreille, mais dont il m’est important que cet homme ici ne me croie pas ; et, ajouta-t-il un moment après, je vous en dirai demain la raison. »

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